Ma mère au château de Versailles, contemplant la prise de la smala d’Abd el Kader…

Pourquoi il est important de connaître l’histoire…

Qui ne connaît pas l’histoire est destiné à en reproduire les errements. Depuis quelque temps, l’importance à accorder à l’histoire, à celle qu’on se raconte en tant que personne, peuple, nation, et comme membres du genre humain me paraît de plus en plus saillante. Face à l’impératif d’indignation perpétuelle, nourri par une immédiateté serinée à tout bout de champ par les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux, face aux injonctions de choisir son camp, de figer une fois pour toute le bien et le mal dans un affrontement manichéen, se replonger dans l’histoire, est l’un des remèdes qui apaisent, et incitent à plus de modestie dans les propos, les jugements et les comportements.

Le mois dernier, avec ma mère, nous avons suivi un parcours guidé dans le château de Versailles sur les commandes royales aux peintres de la famille Vernet (Joseph, Carle et Horace), dans le cadre de la rétrospective sur l’oeuvre du dernier. Cela faisait bien dix ans que je n’avais pas mis les pieds dans le château, et lors de mes visites précédentes, j’avais plutôt privilégié le Versailles de l’Ancien Régime.

J’avais oublié que Louis Philippe avait eu le projet de faire de ce palais alors grandiose et délaissé au début de son règne, le premier musée où le peuple français pourrait retrouver et admirer son histoire. Ce musée à “toutes les gloires de France” exigea de transformer nombre d’anciens appartements de la cour en galeries accueillant des peintures monumentales représentant différentes époques de l’histoire de France, de Clovis et Clotilde à sa majesté Louis Philippe, en passant par l’Empire. Pour ce projet gigantesque, un concours fut organisé, des centaines de toiles réalisées dans des galeries organisées à la fois par ordre chronologique, et par thème. Ainsi, il y a des galeries sur le Moyen Âge, des galeries sur les grandes batailles, et des salles africaines revenant sur la récente colonisation de ce continent avec notamment les exploits du Duc d’Aumalle, fils du roi, en Algérie.

Des peintures de Carle et Horace Vernet, assez habiles pour être bien en cour, quelle que soit l’époque, figurent bien sûr dans ce parcours de l’histoire. La peinture historique, vous ne l’ignorez pas, fut un genre en soi qui n’était second qu’à la peinture religieuse, les artistes européens ayant eu pour mission de glorifier les Dieux avant de glorifier les hommes. Nous sommes ressorties enchantées de ce parcours, nous n’y avons pas vu que des chefs d’oeuvre, loin s’en faut, mais le projet en lui même en impose, et il suscite une réflexion sur ce que c’est que l’histoire, comment on choisit de la représenter, qui sont les absents, quels messages persistent après la visite, etc.

Ainsi, la prise de la smala d’Abd el Kader, d’Horace Vernet, aux proportion gigantesques, puisqu’elle mesure 23 mètres de long (!) n’est pas, à proprement parler, un chef d’oeuvre. Il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour embrasser l’ensemble, le mélange de peinture de guerre, d’orientalisme, de grandiloquence, et la multitude de scènes dans la scène peut donner le tournis. Les futurs colonisés sont à la limite de la caricature, avec des visages grimaçants.Elle fait forte impression par ses proportions, devant lesquelles l’on se sent minuscule.

J’ai aimé voir cette toile et ces salles consacrées à la conquête de l’Afrique parce que sans ces faits historiques, notre histoire familiale aurait pu ne pas être. Ma mère, vietnamienne élevée au Sénégal, n’y serait pas née, et je n’aurais pas passé mon enfance sur ce continent qui m’a profondément marquée. De mes premières années en Algérie, il me reste très peu de souvenirs, hormis les tortues de la forêt de Courbet, qui a changé de nom depuis. Nombre de nos compatriotes ont, comme moi, des histoires familiales forgées par cette partie de l’histoire, bien moins glorieuse que ne l’envisageait ses commanditaires.

Aujourd’hui, alors que la colonisation fait désormais partie des passages les plus contestés de l’histoire de France, la peinture peut choquer par son anachronisme triomphant, infliger un camouflet aux bonnes âmes qui pourraient vouloir que l’on exile dans les bas-fonds des réserves du musée, voire que l’on brûle cette croûte représentant une des taches sur l’histoire de l’humanité.

On peut aussi sourire de la vanité que cette peinture représente, de la relativité des valeurs selon les époques. Et s’interroger. Que nous montrent ces tableaux, qui voulaient inculquer au peuple le sens et la fierté de l’histoire de France? Une vision stéréotypée des peuples à coloniser, et une glorification des vainqueurs. L’histoire telle qu’on la concevait alors, de Hastings au siège de Constantine, ce sont d’abord des conquêtes militaires, rarement des défaites.

Alors que notre guide nous entraînait dans les galeries des batailles, je fis remarquer à une visiteuse de notre groupe le fait qu’en dehors de Jeanne d’Arc, il n’y aurait sans doute aucune autre femme au centre des tableaux exposés. “C’est normal. Les femmes ne sont jamais des chefs de guerre” me répondit-elle, “elles préférent la paix”. Je lui rétorquai qu’à mon sens il n’y avait pas de pacifisme inhérent au sexe féminin, mais qu’historiquement, dans la division sexuelle du travail, les hommes faisaient la guerre, et les femmes fournissaient la chair à canon et en étaient de ce fait exemptées. C’est une façon bizarre d’envisager les choses me répondit-elle. Comme je la renvoyais à Vladimir Poutine et à sa récente politique pour stimuler la natalité en Russie. Elle me répondit sèchement : “écoutez, je suis militaire et d’origine russe!”. J’évitai ensuite de lui adresser la parole.

J’en pris pour mon grade. J’avais oublié que l’histoire est aussi une affaire de point de vue, et que les points de vue diffèrent forcément. En tant que quinquagénaire française, sociologue et féministe, l’absence criante de femmes était le trait qui me frappait le plus. En tant que militaire étrangère, le côté non mixte – si l’on exclut les cantinières et autres fournisseuses de confort, rarement dépeintes- des tableaux intéressait moins mon interlocutrice que les batailles dépeintes, dont les noms devaient résonner avec ce qu’elle avait lu dans des ouvrages d’histoire militaire. Sa vision était aussi légitime que la mienne. Et nous aurions sans doute pu engager un dialogue intéressant.

“Qu’importe de violer l’histoire, si on lui fait de beaux enfants” disait Alexandre Dumas. Ce musée des gloires de France est un parti-pris sur l’histoire, aussi sujet à caution que les romans de Dumas, ou La légende des siècles de Victor Hugo “Waterloo, morne plaine…” *. Le mérite de ce musée, comme de tous les musées à prétention historique, c’est d’offrir un condensé de la pensée d’une époque, et de la vision de son promoteur. Celle de Louis Philippe dans les années 1830 était celle d’une France qui se voyait conquérante, apportant la lumière de la civilisation qu’elle avait entretenue depuis le baptême de Clovis jusque dans ces terres d’Afrique dont elle ne comprenait pas les coutumes.

C’est cependant une vision sur laquelle s’est construit tout un imaginaire qu’on aurait tort d’ignorer. Elle a été amendée par la révolution de 1848, le second empire, la guerre de 1870, et toute l’histoire du vingtième siècle. De nouvelles visions se sont ajoutées aux précédentes, les manuels des écoliers ont vu varier les contours de la France, et le récit, le “roman national” qui y était attaché. N’est-ce pas en participant à cette conversation que nous pourrons répondre aux défis que nous pose le vingt-et-unième siècle, plutôt qu’en nous lançant des invectives sur les réseaux sociaux?

* déformé par Goscinny en “Waterzoï, morne plat” pour Astérix chez les belges

De brefs instants de splendeur…

Comme tous les ans, je sors in extremis de ma torpeur hivernale pour former des voeux pour 2024. Après une année 2023 éprouvante pour notre planète, que vous souhaiter de meilleur que de (re)mettre de la poésie, dans vos vies, dans vos coeurs et dans vos têtes?

Parmi mes lectures marquantes de 2023 figurent les ouvrages d’Ocean Vuong, ce jeune vietnamien vivant aux Etats-Unis, dont j’avais dévoré le beau mais terrible roman, inspiré partiellement de son histoire familiale “un bref instant de splendeur” auquel j’ai emprunté le titre de ce billet. Le titre original est “On Earth, we’re briefly gorgeous”, et je mesure la difficulté qu’a dû poser au traducteur ce titre poli comme un galet. Avec Vuong, j’ai redécouvert le pouvoir des mots, des phrases lumineuses, décochées comme des flèches, qui touchent juste. Ce qui fait la beauté de son écriture, c’est ce mélange d’éléments poétiques et d’éléments complètement triviaux, parfois crus et cruels. Il sait décrire aussi bien, les différentes nuances du ciel lorsque le soleil se couche, l’incursion inattendue du beau au milieu des situations les plus chaotiques. “Le ciel était bleu septembre, et les pigeons s’affairaient à picorer les miettes de pain répandues dans le bombardement de la boulangerie” (Ocean Vuong).

Le beau est partout, il se cache même, dans “Le temps est une mère” dans la lecture de la liste des achats par correspondance d’une employée vietnamienne d’une onglerie américaine s’acheminant inexorablement vers la mort (la mère du poète). Dans l’énumération de ses achats, se lit la progression de son cancer, probablement provoqué par ces produits qu’elle a respirés quotidiennement et dont elle continue à ne pas se passer, l’amour pour son fils, ses douleurs de plus en plus entêtantes qui augmentent la fréquence des commandes de paracétamol, et autres items de confort pour une mère qui se meurt…

Oui, notre monde de 2024 est tourmenté, malmené, désespérant, mais il regorge tout de même de ces instants de grâce, auxquels nous aurions tort de ne pas nous laisser aller. L’apparition d’un hippocampe au milieu d’une nuée de confettis en microplastique dans un lagon surchauffé, un air de Mozart sur un paysage ravagé, un recycleur d’ordures sud-africain qui utilise sa charrette pour surfer sur une rampe d’accès désertée par les voitures. Des caissières d’une supérette qui reprennent en coeur une bluette qui passent dans leur magasin. Il y a du beau, même dans l’horreur et dans l’absurde. Le merveilleux cohabite avec le prosaïque, la plus délicate des fleurs avec la fange glauque. Et puis il y a ces plaisirs simples, éternels, comme le komorebi , ce mot décrivant le jeu particulier de la lumière parmi les arbres prisé par les japonais, et qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue.

Je vous souhaite, tout au long de l’année 2024, de profiter de ces moments de poésie et d’émerveillement. Parce que l’émerveillement, c’est la jeunesse du corps, parce que le beau sauve, le beau soigne, le beau résiste.

“L’ espoir est la chose emplumée –

Qui perche dans l’âme-

Et chante la mélodie sans les paroles –

Et ne s’arrête – Jamais-“

Emily Dickinson

A quoi rêvent les jeunes filles?

Pour la journée internationale de la fille, un petit texte écrit en atelier d’écriture avec Marie-Agnès Valentini, et jouant avec la contrainte des mots d’Inktober!

Tu t’es perdue dans un rêve. Ce genre de rêve fumeux où tu arpentes des jungles lointaines, et que tu te trouves (toujours !) en face d’une araignée de taille monstrueuse qui te chavire le cœur. « Pourquoi toujours les serpents ? » s’exclame invariablement Indiana Jones. Toi ta némésis animale, le truc qui te fais toujours flipper, ce sont les araignées. La plus petite d’entre elle te fait l’effet d’une tarentule. Tu poursuis ton chemin dans une forêt humide et moite. Un être indéterminé, un singe hurleur peut-être, un tapir ou un fourmilier, s’esquive sur une piste latérale, une de ces pistes inscrites sur aucune carte, tracée par les pattes et les sabots de ces milliers d’êtres de l’ombre, furtifs, fuyants, guidés par des milliers d’années de sélection naturelle, de confrontation avec les éléments.

Tu te prends au jeu, admirant un papillon doré, une minuscule fourmi buvant dans le globe d’une goutte, un crapaud rebondissant sur une souche moussue. Quelle chance ! Tu continues ta promenade, reniflant l’air humide saturé de senteurs épicées. Tu volettes, tes pas impriment à peine leur marque sur la glaise moussue. Tu furettes dans les parages, tentes de te faire une idée de ces environs qui te paraissent familiers mais qui pourtant te sont totalement inconnus. Reconnais-tu cet arbre au tronc hérissé de piquants ?

Elève Poulard, faut-il que je hausse le ton ? sermonne madame Touré te faisant revenir d’un seul coup à la réalité. Adieu ton rêve, adieu la jungle, adieu les châteaux végétaux formés par les canopées magiques. Madame Touré et ses fadaises sur le carré de l’hypoténuse te font l’effet d’un coup de poignard. Toi qui es tapie au fond de la classe, près du radiateur, position stratégique d’où tu combats anges et démons, en selle sur la Rossinante de tes pensées vagabondes. Les épaules dodues de ta fidèle Bérénice te masquent d’habitude de l’insistante inquisition de madame Touré. De cette forteresse, tu supportes gel et givre, sur les sommets de la chaîne de montagnes où t’emmène une imagination fertile nourrie des récits d’un grand-oncle voyageur.

Plus te plait le séjour rugueux des petits hameaux des contreforts de l’Himalaya et les voûtes célestes piquetées d’étoiles, que la fréquentation de cette salle de classe qui sent le renfermé. Tu prendrais bien ton envol, par-delà les toits et les antennes-relais, tu gagnerais bien la couche superficielle de l’atmosphère, où une station spatiale d’où tu planerais tel un milan au-dessus du bocage, cherchant à repérer lapereaux, mulots et campagnols.

Elève Poulard ! Vous êtes sur une pente dangereuse ! s’énerve madame Touré. Revenez donc sur terre, enlevez-vous de la tête toutes ces fantaisies, et pensez à Pythagore. Ne vous faites pas plus bête que vous ne l’êtes !

Que t’importe de briller dans cet antre du savoir prémâché ? Le monde est immense, et toi tu es pressée. Toutes les madame Touré du monde n’y pourront rien. Tu as déjà le feu sacré, tu seras exploratrice !

Mémoires d’une libraire égyptienne

J’ai un faible pour les librairies. Comment résister à ces étagères croulant sous les livres et leurs tables promettant monts et merveilles? Lors de mon dernier raid chez Galignani, j’ai aperçu sur l’une des tables du fond ces “Chronicles of a Cairo bookseller” dont je me suis emparée.

Pendant dix ans, Nadia Wassef, sa soeur Hind et leur amie Nihal ont présidé aux destinées de la librairie cairote “Diwan”. Déçues de ne pas trouver en Egypte de librairie digne de ce nom, elles se sont lancées dans l’aventure en 2001, d’abord à Zamalek, un quartier bourgeois du Caire, puis en étendant le concept dans d’autres quartiers, avec des réussites diverses. Plus qu’un parcours d’entrepreneures, c’est un parcours parmi les différents départements de leur librairie que Nadia Wassef retrace dans ces chroniques. Elle y tisse des éléments de sa vie personnelle, des éléments sur la vie au Caire, et les défis professionnels auxquels les trois associées sont confrontées. Elles découvrent le monde du livre du côté de sa production, et de sa commercialisation. L’édition locale étant inexistante, pour cause de désintérêt des pouvoirs publics et des élites économiques, les libraires doivent batailler pour obtenir le droit d’importer des livres, de faire reconnaître/référencer localement la norme ISBN, et vont de surprise en surprise…

Le récit se lit comme un itinéraire explorant les lieux, puis, du rayon classique, poésie au rayon développement personnel, les questionnements qui assaillent Nadia Wassef, plus particulièrement chargée de la gestion (choix et approvisionnement) des livres en anglais, au fur et à mesure du développement de Diwan.

Diwan est dès l’abord une librairie internationale, proposant des ouvrage en arabe, anglais, français et allemand, sa clientèle est très internationale, elle comprend des expatriés ayant les moyens et l’habitude d’acheter des livres, et une grande bourgeoisie locale souvent éduquée dans des écoles internationales, et comptant ses dépenses en devises étrangères.

Que veut dire vendre des livres dans un pays où une grande partie de la population ne mange pas à sa faim et ne pourrait décemment s’offrir un des ouvrages, même basique, figurant sur les rayons de Diwan? Comment effectuer un assortiment pertinent? Qui référencer dans le rayon sur l’histoire de l’Egypte, sachant qu’une grande partie de la littérature sur l’Antiquité égyptienne a été trustée par une série d’égyptologues d’autant plus distingués qu’il n’étaient pas du pays? Pourquoi y-a-t”il y un grand fossé non documenté entre l’histoire égyptienne de l’Antiquité et celle de la république égyptienne? Faut-il vendre du Christian Jacques et du Mika Waltari à défaut d’une production locale non universitaire?

L’auteure se heurte également à la mauvaise volonté des autorités lorsqu’il faut aller dédouaner des caisses de livres provenant de l’étranger. Elle fait l’expérience des arcanes de l’administration sous Moubarak, repère de petits fonctionnaires soucieux de l’autorité, où elle doit se faire accompagner par son chauffeur/factotum pour gagner en crédibilité et évaluer la somme convenable à verser pour accélérer l’arrivée des nouveautés sur les rayons de la librairie. Un ouvrage de Jamie Olliver “The Naked chef” lui vaudra des aventures rocambolesques avec les douaniers soucieux de ne pas laisser passer d’ouvrages pornographiques risquant de corrompre les masses égyptiennes…

En parlant de pornographie, saviez-vous que Les Mille et Une Nuits, référencées dans les classiques arabes, sont différemment appréciées selon les interlocuteurs? Nadia Wassef avoue avoir dû batailler pour que la pudibonderie de certains employés ne les mènent à faire disparaître les exemplaires des rayonnages, pour ne pas déplaire aux autorités religieuses. Développer Diwan donne à l’auteure une perspective différente sur la vie égyptienne et le fossé qui existe entre les deux pôles de la population, celui qui ne parle qu’arabe et calcule en livre égyptienne, et celui composé d’une élite multilingue qui compte en devises. Elle touche aussi à la réalité de la corruption de la fin de l’ère Moubarak, ainsi qu’à la profonde inégalité entre les hommes et les femmes ancrée dans la mentalité égyptienne.

Competing realities existed side by side in competing Egypts – extreme conservatism and a liberalism devoid of roots, offensive poverty and even more offensive wealth. They always have,, and they always will. In my memories , as in Cairo’s streets, the present never fully overthrow the past, nor do the two coalesce. Like Bickering neighbors, they delight in existing side by side in a joint discord”.

Nadia Wassef

J’ai beaucoup aimé ce récit, et la lumière qu’il jette sur un aspect de cette société égyptienne trop vite entre-aperçue lors d’un voyage le long du Nil et des splendeurs antiques. La traversée du Caire, expérience hypnotique et déstabilisante, m’avait laissée sur ma faim. Le livre de Nadia Wassef, tout comme les classiques de Naguib Mafouz, les romans d’Ala el Aswany et ceux de Tobie Nathan, qui passa son enfance au Caire, offrent des entrées précieuses sur cette grande nation aux défis brûlants.

La première fois que j’ai entendu parler de Kundera…

J’étais en classe préparatoire. J’étais allée rendre visite à Maguy, une connaissance de Corse qui avait quinze ans de plus que moi. Elle m’avait dit de passer la voir dans l’appartement qu’elle partageait avec son compagnon de l’époque, dans la partie ouvrière de Boulogne, un appartement sombre dans un de ces immeubles en briques aux cours étroites. Je me souviens d’un couloir étroit, d’un salon petit et sombre, et d’une salle de bains avec baignoire antique sur pied se détachant sur le papier peint fleuri sur fond noir.

J’y étais allée parce que j’aimais la façon dont elle ne marquait pas notre différence d’âge, parlant à l’adolescente que j’étais comme à son égale. J’aimais sa voix discrète, sortant d’une silhouette à la Françoise Hardy, une maigreur de brindille, des traits anguleux et des pommettes fières, des yeux ultramarin brillant alternativement d’une mélancolie et d’une intensité particulière. Elle vivait de missions d’intérim, n’ayant pas su trouver sa place dans un monde professionnel qui ne l’intéressait guère.

Maguy était allée au Lycée Laetitia, à la fin des années 1960 et puis avait fait Langues O à Paris. Elle y avait étudié le chinois et le vietnamien. Elle parlait cette langue depuis son enfance, ayant passé sur la péninsule indochinoise, et notamment à Saïgon, ses plus belles années.

Nous nous connaissions par nos mères et nous étions croisées l’été d’avant, en Corse. Elle effectuait le remplacement de la secrétaire médicale d’un généraliste dont le cabinet se trouvait dans le même complexe commercial que la boutique où je vendais des fringues de plage pour gagner un peu d’argent. Elle arrivait en vélo de l’Isolella, et avant de réenfourcher sa monture, venait parfois échanger avec moi. Je lui avais dit un jour que j’aimerais bien apprendre le chinois. Elle m’avait fait la surprise, quelque temps plus tard de m’offrir son vieux manuel de première année, un petit livre à la couverture saumon, bleu clair et blanche, barrée de gros caractères mystérieux. Le “Manuel de Chinois fondamental” était en papier très fin, imprimé de nombreux caractères et de leur transcription en Pinyin. Maguy avait griffonné une gentille dédicace au stylo bille sur la première page.

Elle m’avait dit de passer la voir lorsque je serais installée à Paris. Ce que j’avais fait. De quoi avions nous parlé à ce moment-là? Je ne m’en souviens pas. Mais nous avions parlé lectures -Maguy aimait lire- et musique. C’est lors de cette visite que j’entendis parler pour la première fois de Kundera, que Maguy, avec son filet de voix prononçait Koun-dé-la, et que pour la première fois, j’entendis l’enregistrerment du Köln Concert de Keith Jarett. Maguy lisait “L’insoutenable légèreté de l’être” qui venait de paraître, dont elle me montra la couverture dans la collection blanche “du monde entier” de chez Gallimard. Elle me dit que je pourrais trouver en poche les précédents. Elle me recommanda “La vie est ailleurs” et “La valse aux adieux”. J’enregistrai l’information et m’empressais de me les procurer, et de les lire. Je ne savais rien de la vie derrière le Rideau de Fer, ne m’étais jamais intéressée à cette partie de l’Europe issue du démantèlement de l’empire austro-hongrois après la première guerre mondiale, passée, suite aux accords de Yalta, sous la coupe soviétique.

Mais j’ai tout de suite apprécié Kundera. Sa prose simple, ses personnages cyniques et l’ironie qui se dégageait de ses romans m’enchantèrent.

Maguy, elle, n’avait rien d’une cynique. Elle ne parlait pas beaucoup de son enfance mais j’avais pu en tirer quelques bribes. Troisième fille on lui avait donné le prénom de sa mère, avait-on espéré un garçon ? Elle avait été surnommée Maguy, pour se distinguer de l’autre. Elle avait vécu l’avènement d’un nouvel ordre mondial dans ce pays vietnamien dont elle aimait la culture et les gens. Fille d’un superviseur d’exploitations agricoles, un grand taiseux aux yeux bleus porcelaine, dur à la tâche et raciste, elle échappait à la surveillance de sa mère pour aller se réfugier dans la bicoque de sa nounou vietnamienne. Elle qui chipotait devant son assiette à la table familiale, dévorait les plats vietnamiens que ses parents ne voulaient pas qu’elle ingurgite. Le départ avait été un déchirement. La famille avait passé quelque temps à Madagascar, puis en Corse où elle avait eu son bac. Elle avait épousé son amoureux de la fac. Le mariage n’avait pas duré.

Était-ce pour cela que, devenue adulte, elle avait toujours eu l’air de s’excuser de ne jamais avoir trouvé sa place ? La vie est ailleurs, semblait dire son regard qui se perdait dans le vague. J’aurais aimé avoir le loisir d’échanger plus avec Maguy. Peu de temps après ma visite à Boulogne, elle suivit son compagnon en expatriation dans un pays d’Afrique de l’Ouest. Deux ans plus tard, un matin d’hiver, les gendarmes réveillèrent ses parents. Elle s’était donné la mort, discrètement, dans un pays étranger. Curieuse ironie du sort que celle qui m’avait fait lire Kundera n’ait pas su résister à l’insoutenable légèreté de l’être.

Eloge de la polyphonie

« Il faut mille voix pour raconter une histoire » selon un proverbe peau-rouge rapporté par Erri de Luca dans un petit livre qui vient de paraître chez Gallimard. J’ai lu et redit et retourné cette phrase plusieurs fois dans mes ruminations actuelles tellement elle me semble juste et sensée. Il faut mille récits pour raconter une histoire, mille voix qui se mêlent et se répondent, et se corrigent et s’infléchissent, et tissent une toile qui n’en a que plus de force, de consistance, de véracité. Bien sûr si vous les détaillez une par une, elles ne disent pas tout à fait la même chose, ne sont pas toujours synchrones, l’ensemble frise parfois la cacophonie. Mais malgré cela, ou à cause de cela, l’ensemble n’en est que plus beau, plus accompli parce que toujours fragile.

La polyphonie n’est pas forcément virtuose, comme dans un opéra de Mozart où les couches de voix se superposent. Elle est vieille comme Hérode. C’est le chant du peuple, même le plus démuni, le chant des esclaves, des travailleurs de force. Dans notre époque d’abondance, la polyphonie est oubliée, délaissée, pour une version appauvrie des récits communs. Il n’y a plus qu’une seule histoire, ou plutôt deux versions qui s’affrontent dans une vision manichéiste renforcée par les canaux des télévisions d’information en continu et des réseaux sociaux. La culture du clash se satisfait peu des nuances, des entre-deux, des voix faibles.

Pendant ma vie étudiante, j’ai brièvement fait partie d’une chorale. L’expérience qui m’a profondément marquée. Plus jeune, j’aimais chanter. Enfant, je chantais uniquement à l’oreille, reprenant des airs glanés ici ou là, des chansons populaires essentiellement. Je chantais avec mes sœurs, parfois accompagnées par mon père à la guitare et parfois avec mes cousines un répertoire qui allait de Joe Dassin à Georges Brassens, en passant par Claude François et les plus grands succès de l’Eurovision. L’important, c’était la conviction. Nous chantions à tue-tête pour notre plus grande joie. Nous nous suivions, nous empêtrions dans nos fils, nous rattrapions à la volée… Il n’y avait pas de gagnante ni de perdante, même si certaines avaient une plus jolie voix, d’autres une voix qui portait plus, d’autre une meilleure mémoire des textes, ou une oreille plus sûre. Chanter nous réunissait dans une connivence réjouissante. Le chant libère les poumons et donne la légèreté de l’oiseau.

Etudiante, j’ai retrouvé cette joie au sein d’une chorale dont j’ai brièvement fait partie. Malgré ma voix de jeune adulte, plus malhabile que ma voix d’enfant, mon manque d’éducation musicale qui m’obligeait à apprendre à l’oreille ce que les autres lisaient dans leur partition, j’en ai un souvenir lumineux. J’avais des voisines obligeantes, dans le camp des mezzos, qui me soufflaient les phrases pour que je puisse me joindre à elles. Les défauts de ma technique, nombreux, se noyaient dans la masse. Je sortais de ces répétitions les poumons dilatés, le cœur léger, et l’étau qui serrait mon thorax, en ces années où, rétrospectivement, je sais que je n’étais pas très heureuse, cette parenthèse du chant me comblait. Et ce qui me comblait, c’est qu’avec ma voix pathétique, je puisse participer à quelque chose d’aussi puissant que cet ensemble.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire », dit la sagesse peau-rouge, elle aurait pu ajouter que si ces voix ne s’écoutent pas, ce n’est pas une histoire qu’elles produisent, c’est une cacophonie. La cacophonie, plus que la polyphonie caractérise notre époque. Les êtres humains n’ont jamais eu autant l’occasion de s’exprimer, et jamais eu autant l’occasion de manifester leur désaccord, entre deux messages de publicité des réseaux qui ont bien compris que le nerf de la guerre, c’est de posséder le canal, pas le contenu. Des réseaux qui ont bien raison d’entretenir la cacophonie, car qui dit polémique dit pic d’audience, et qui dit pic d’audience implique plus d’efficacité de la pub. C’est plus facile de rendre accro au canal des petites phrases provocatrices et des énervements subséquents, qu’à une conversation apaisée où l’on s’écoute, se complète, se désaccorde, se réaccorde partiellement. Et où l’on se confirme que le plus important c’est de trouver un moyen de vivre ensemble, sur cette planète où nous sommes très différents, par nos histoires, nos goûts, nos enfances, nos errements.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire ». Et aussi mille visages, c’est la leçon que j’ai retenue de l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie de l’artiste sud-africain.e Zanele Muholi. Par son travail, l’activiste visuelle (c’est comme ça qu’elle se définit) cherche à sensibiliser aux voix de personnes qu’on n’entend d’autant moins qu’elles sont une minorité dans un pays qui préfère les ignorer, quand elles ne sont pas lynchées dans les townships ou soumises à des viols correctifs/collectifs. L’Afrique du Sud est un pays qui peut à la fois être perçu en Afrique comme un havre pour toutes les sexualités, la constitution de 1996 est un exemple d’inclusivité des minorités sexuelles, et un pays moins exemplaire dans la réalité, où les possibilités du mariage homosexuel et de la GPA dans les classes blanches aisées masquent la grande intolérance des townships. Par la variété des portraits qu’il/elle fait des militant.e.s avec lesquel.le.s il/elle chemine, il/elle interroge le narratif dominant et les positions/convictions des spectateurs. Les photographies sont marquantes, de multiples portraits qui disent la diversité et l’humanité plus qu’un long discours. Et les témoignages filmés sur la difficulté d’être/ de se découvrir différent.e, chacun.e à sa manière sont d’une force inouïe. Par l’accumulation des récits, plus que par des slogans l’artiste réussit le tour de force de questionner nos certitudes, de nous ouvrir au questionnement. Qu’y a t’il de plus humain que le questionnement ?

Et pour celles/ceux qui l’auraient loupée, courez-y, c’est jusqu’à la semaine prochaine !!!

Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.

Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Reconnecter avec son brocoli intérieur… mode d’emploi!

Des trucs et des ficelles pour contourner la difficulté d’écrire… L’écriture, ça se travaille, dans la joie, et dans le brocoli!

Où l’on parle de livres, d’écriture, du sens de la vie, d’amitié et de brocolis…

Amies lectrices, amis lecteurs, je vois vos pupilles vaciller fébrilement devant votre écran. Enfin pour celles et ceux qui ont ouvert ce billet malgré ce titre calamiteux. “Elle a pété un câble Bénédicte ? Il faut qu’elle arrête de fumer les herbes de son potager normand, cela ne lui vaut rien qui vaille!”. Je m’égare ces temps-ci, mais avant de m’envoler pour mon continent de coeur, alors que mes batteries faiblissent et que je ne sais plus d’où, pourquoi, et comment j’écris, je voulais évoquer un livre qui me fait du bien, un de ces manuels d’écriture dont je prends régulièrement des shoots pour m’adonner à cet exercice solitaire et souvent ingrat: “Bird by Bird, Some Instructions on Writing and Life” d’Anne Lamott.

Je l’ai commandé à un libraire d’occasion, je ne suis pas sûre qu’il soit réédité, mais il m’accompagne dans mes moments de doutes et je ne puis que le recommander à celles et ceux qui taquinent le clavier, et poursuivent des envies d’écriture. Mon amie Christie m’a offert il y a quelques années, “The Right to Write”, de Julia Cameron, qui propose une série d’exercices pour délier la plume ou le clavier, et j’ai une pile de manuels d’écriture dans ma bibliothèque, mais ces temps-ci, j’aime bien me réfugier dans les courts textes d’Anne Lamott. J’apprécie ses positions philosophiques sur l’existence, et l’humour de cette professionnelle des cours d’écriture créative.

Anne Lamott et ses anecdotes me sauvent des affres de la page blanche, et des crises d’imposture qui me traversent périodiquement. Oui, écrire (pour moi), c’est me demander tous les jours s’il ne vaudrait pas mieux renoncer, que de coucher sur l’écran des platitudes en comparaison desquelles la Belgique paraît plus haute que l’Himalaya. J’atteins mon Everest le jour de l’envoi de mes factures.

La dernière fois que ma crise Bartlebyenne était à son acmé -cf mon dernier billet– ce n’est pas un DJ, mais cette phrase de son livre, qui m’a sauvé la vie :“on a tous un truc à pleurer”. On a tous un truc à pleurer, et on écrit tous autour de ce truc. Certaines histoires sont plus universelles ou plus immédiatement parlantes, comme les histoires de transfuges ou de réfugiés – je vous ai dit que j’avais adoré le premier roman d’Ocean Vuong?- Mais personne, pas même le bébé le plus fortuné ne naît dans un monde d’où la maladie, la souffrance ou la mort seraient absentes. C’est la révélation de Siddharta (Gautama), si bien décrite par Herman Hesse, et le ferment d’un bon nombre d’oeuvres littéraires!

Nous nous constituons littérairement autour d’un manque, que nous cherchons à pallier par nos tentatives de donner du “sens” à ce que nous expérimentons. Ecrire, c’est construire autour de l’imperfection, même futile, de nos vies. L’essentiel est dans le chemin que cela nous fait emprunter. Voilà que je m’exprime comme un personnage de Tintin… De quoi finir décapitée, comme un brocoli!

Mais c’est quoi au fait, cette histoire de légume? Revenons donc à nos brocolis. D’où viennent-ils ces brocolis? De chez monsieur Lam, le marchand de primeurs premium de Garches? Peut-être, mais pas tout à fait. Ils proviennent d’un autre texte d’Anne Lamott, qui l’a puisée elle même chez Melvin Kaminsky alias Mel Brooks (il n’y a pas de mauvaise référence lorsque l’on écrit, il n’y a que des références qui fonctionnent). Le brocoli est à Anne Lamott ce que le chewing gum est à Mac Gyver… C’est un moyen à mettre en oeuvre lorsqu’on approche de la panne sèche: il suffit de reconnecter avec son brocoli intérieur, ou explique Brooks, “demander au brocoli comment on doit le manger”. Laissons nous guider par l’appel du brocoli, et tout ira bien! Gageons que vous ne verrez plus vos brocolis du même oeil!

Et vous, quels sont vos trucs pour replonger dans l’écriture, ou trouver un sens à la vie quand tout part en lambeau?

Faut-il avoir vécu une enfance de merde pour pouvoir écrire?

C’est la question que je me suis posée après avoir écouté quelques épisodes du podcast Bookmakers, de Richard Gaitet sur Arte Radio. Les podcasts, vous savez- ce truc de millennials qui a remplacé nos émissions de radio! Mon amie Dorothée, avec laquelle j’ai suivi les ateliers de Marie-Agnès Valentini, m’a mentionné ce podcast lors de notre dernier déjeuner. Elle m’a mentionné particulièrement ceux avec Mohamed Mbougar Sarr, et de Claude Ponti. Ravie, je me suis empressée de télécharger quelques épisodes à écouter en faisant mon ménage ou en gratouillant dans mon jardin. J’ai adoré l’échange avec Mbougar Sarr, un vrai passionné de littérature comme on en rencontre souvent chez les anciens khâgneux. J’ai donc enchaîné avec Lydie Salvayre, dont j’avais beaucoup aimé “Pas pleurer” hommage à la mère, gagnée par la sénilité, qui revivait son été 1936 républicain en Catalogne, puis j’ai pioché Hervé Le Tellier, Alain Damasio – je n’ai pas accroché – et Claude Ponti. Et là, j’ai ressenti à la fois une intense frustration, et une inconfortable interrogation : faut-il vraiment avoir vécu une enfance de merde pour avoir le droit d’écrire?

Le point commun de tous les récits, si l’on excepte l’auteur du Goncourt 2021, c’est d’avoir eu une enfance épouvantable. Enfant adultérin, de réfugié, de mère indifférente, malaimante, père absent, violent ou alcoolique, humiliations diverses liées à une origine modeste, stigmate infamant, exposant à perpétuité aux commentaires moqueurs de la bonne bourgeoisie. Qu’on ne se méprenne pas, les histoires individuelles sont émouvantes, et loin de moi l’idée de les dévaloriser. D’ailleurs tous ces auteurs n’en font pas forcément le sujet de leurs ouvrages. Certains subliment grâce à l’imagination leurs blessures intimes. J’ai compris d’où venait l’idée des “parents de carton” d’un des albums de Claude Ponti. En revanche l’insistance de Richard Gaitet, l’animateur du podcast, à revenir sur les blessures d’enfance, de tout ramener à l’écriture comme revanche sur l’existence a fini par m’insupporter.

Il faut dire que c’est un récit, voire un narratif assez entendu, les humiliations de l’enfance rachetées par la littérature. Je pense à “Poil de Carotte” de Jules Renard, ou “L’enfant” de Jules Vallès dont les extraits figuraient dans tous les manuels de français au collège. Les épreuves de l’enfance forgent une sensibilité acérée aux injustices de ce monde et développent un regard intéressant, et sont une source d’inspiration pour ces auteurs. Mais, a contrario, cela exclut-il de toute prétention littéraire celles qui ont bénéficié d’une enfance plutôt heureuse? Ne peut-on être admis dans le cercle des initiés qu’en ayant fait les frais d’une parentèle dysfonctionnelle? Les anciens enfants heureux doivent-ils errer indéfiniment dans le purgatoire des scribouillards?

Indira, Golda, Jacinda, Nicola, et les autres… de l’évolution des femmes en politique

A l’occasion du #IWD2023 une méditation sur la place des femmes en politiques au cours des dernières décennies…

Quand j’avais dix-huit ans, je voulais être Indira Gandhi, et mourir assassinée pour l’ensemble de mon oeuvre. Il faut dire que ma génération manquait de modèles féminins puissants. Lorsque ceux-ci existaient, ils étaient considérés comme des anomalies, voire des anti-modèles. Indira Gandhi, comme Golda Meir, et, plus tard, Margaret Thatcher, ou Benazir Bhutto, étaient des femmes fortes, des dures à cuire, impitoyables, craintes et détestées. J’ai fini par changer d’idée.

Le monde politique a mis du temps à se féminiser. J’avais une trentaine d’années quand, enfin, des lois ont été votées en France et dans un certain nombre de pays de l’OCDE, pour commencer à imposer une parité dans la représentation politique, la haute fonction publique et le secteur privé. L’argument du manque de vivier, repris à l’envi par les tenants du pouvoir masculin pour justifier les inégalités, tenait de moins en moins devant l’accession décomplexée des filles dans l’enseignement supérieur et dans les formations d’élite, une fois levées les barrières à l’entrée.

Pour autant le nombre de cheffes d’Etat dans le monde n’a pas décuplé en presque quarante ans. Les différentes lois passées ont permis, bon an, mal an, d’accepter que finalement, la place des femmes était autant dans la sphère publique que dans la sphère domestique*. Le planning familial leur a laissé le choix d’avoir des enfants au moment le plus opportun pour elles. La réussite professionnelle des femmes est moins anecdotique aujourd’hui, et il faut s’en réjouir, même s’il reste des obstacles à franchir.

Alors que j’aborde la meilleure partie de ma vie, j’ai vécu l’accession au pouvoir de Jacinda Adern, en Nouvelle Zélande, alors enceinte de son premier enfant, comme une véritable révolution. Enfin un nouveau type de cheffe d’Etat! Les néo-zélandais, mais aussi, à peu près en même temps, les finlandais, et les islandais, ont porté au pouvoir des femmes jeunes, accessibles, proches de leurs concitoyens, démontrant le souci de l’autre dans leur façon de gouverner.

Les femmes cheffes d’Etat ne devaient plus uniquement faire partie de ces pionnières inflexibles de la politique, ces Madeleine Albright ou Condoleezza Rice, extrêmement douées intellectuellement mais manquant d’empathie. Qualité dans laquelle beaucoup de jeunes femmes sont socialisées depuis des millénaires, et dans laquelle elles se reconnaissent volontiers. On pouvait donc faire de la politique, au plus haut niveau, en n’adoptant pas les codes, très masculins, de l’affrontement, du rapport de force, voire de la mise à mort symbolique.

Pour cette génération, la question de “qui va garder les enfants” devient enfin moins prégnante que pour les précédentes. De plus en plus d’hommes acceptent un partage des tâches de la vie privée plus égalitaire*. Le congé paternité socialise les pères dans un rôle plus actif auprès des nouveaux-nés. Il les implique, dès la prime enfance dans une parentalité de proximité.

Force est de constater qu’après un mandat, la violence de la politique a contraint Jacinda Adern à démissionner et à laisser à d’autres le soin de porter le drapeau d’une politique tournée vers les autres. Jacinda Adern a motivé sa décision par l’épuisement de ses ressources: “plus assez de fuel dans le réservoir”. Quelques semaines plus tard, une autre femme politique, la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon jetait aussi l’éponge.

Les femmes en politique sont-elles moins résistantes que leurs homologues masculins? Certaines attribuent leur démission à des attaques plus virulentes. Sans doute, en partie. J’aimerais proposer une d’interprétation complémentaire : les femmes s’accrochent moins au pouvoir, en politique comme dans la vie professionnelle, parce que nos modèles leur laissent plus de latitude que le modèle basé sur la simple performance/résistance à l’adversité à l’aune duquel on continue de juger les hommes.

Une femme qui renonce à sa carrière pour donner plus de temps, d’attention, à ceux qui lui sont chers, qu’il s’agissent de jeunes enfants ou de parents âgés (cf l’ex-directrice générale de la RATP), ne sera pas considérée comme une ratée, une geignarde, une has-been. On trouvera même une certaine sagesse, voire une certaine noblesse à son renoncement en pleine gloire. Je n’ai pas d’exemple d’homme puissant pour lequel cela ait été le cas (et suis preneuse si vous en connaissez).

Le corollaire de cela, c’est que rares sont les hommes ayant atteint le sommet de leur trajectoire qui ne font pas la saison de trop. En France, notre société est remplie de gérontocrates qui ne veulent pas décrocher, ayant trop peur du vide les menaçant s’ils abandonnaient leurs attributs du pouvoir. La jeunesse du président de la république et de ses conseillers masque habilement le nombre de septuagénaires voire d’octogénaires, agglutinés aux portes du pouvoir, alors qu’ils pourraient jouir d’une retraite bien méritée et siroter des piña colada sur une plage des Caraïbes.

Une des raisons des difficultés de notre société à se projeter dans l’avenir?

*Les résistances dans certaines parties du globe sont encore fortes, il n’est que de regarder les situations en Iran, en Afghanistan…

**Ce constat est à relativiser, il est très dépendant des milieux socio-économiques et des traditions culturelles

Chronique d’un retour d’Egypte…

Que faire (littérairement) de nos voyages? titre un atelier d’écriture auquel j’aurais voulu assister à l’école des Mots. A défaut, plutôt que de vous monter un diaporama de mes meilleurs selfies, où un assemblage photo animé couvert d’étoiles et de points d’exclamations, “shuba, pah, plop wizz!”, je couche ici quelques impressions, avant que ma mémoire de poisson rouge ne les efface.

De ce récent voyage en Egypte, maintes fois planifié, et maintes fois reporté, je retiens d’abord un pur émerveillement. Emerveillement devant les monuments, temples, tombeaux et pyramides, traces de cette civilisation, cinq fois millénaire, qui a produit autant de beauté. Que d’ingéniosité technique pour édifier ces témoignages de la grandeur de leur époque et de leur peuple! Emerveillement devant ce miracle qu’est le Nil, qui traverse le pays des frontières du Soudan à la Méditerranée pourvoyant 97% des besoins en eau de la centaine de millions d’Egyptiens. Là où s’arrêtent les canaux de dérivation du Nil, s’arrêtent les terres cultivées, et commence l’immensité du désert, recouvrant 95% du territoire. Emerveillement devant l’intensité des couleurs, sous ce ciel pur des contrées désertiques.

J’ai craint d’être blasée. “Moi mes souliers ont beaucoup voyagé”, comme chante le poète. Des ruines d’Angkor aux volcans du Costa Rica, des chutes du Zambèze, aux portes de la Corrèze. Et puis, les musées occidentaux ne regorgent-ils pas de départements d’antiquités égyptiennes? J’ai écumé ceux du British Museum, du Louvre, du Museum of Fine Arts de Boston, du Metropolitan Museum à New York-où a été reconstitué le temple de Dendur, l’un de ces temples voués à être enfouis dans les eaux du lac Nasser au moment de la construction du barrage. L’Egypte a offert à chaque pays participant au sauvetage d’Abou Simbel, un des temples destinés aux profondeurs.

La muséographie occidentale sublime, dit-on, les collections. Pourtant, rien n’est plus émouvant que de prendre la dimension de ces monuments dans leur environnement d’origine. Même pour des monuments comme Abou Simbel et Philae qui ont dû être déplacés pour échapper à la submersion lors de la construction du grand barrage. La réalité dépasse toujours la représentation, quelle qu’en soit la qualité*. J’ai été envahie, à la vue de ces merveilles, d’un sentiment profond d’admiration, de respect et de révérence, et contrariée des manifestations intempestives d’enthousiastes flasheurs/slasheurs de tombes.

J’aurais voulu pouvoir prendre plus de temps pour absorber la multitude de sensations devant le gigantisme de certaines pièces. Ah, la salle aux centaines de de colonnes aux chapiteaux ouvragés de Karnak! La précision des sculptures comptant les exploits des commanditaires ornant les murs des temples ou des tombeaux. La délicieuse sensation d’être face à de multiples énigmes. Quel est ce cartouche déjà? Celui de Nepthys ou celui Isis? Elles se ressemblent tellement! Comment s’appelle le dieu à tête de crocodile? A l’égal des vitraux de nos cathédrales qui demandent du temps et de la concentration à déchiffrer le message principal de ce “cathéchisme en images”, les fresques des monuments égyptiens sont des livres ouverts sur des centaines d’histoires.

Il faudrait pouvoir s’asseoir, choisir un mur et suspendre le temps. Pas toujours simple. Avant d’être délogé bruyamment par des chasseurs de selfies, on s’ébahit de certains éléments gravés ou sculptés sur les murs, de certaines poses, de certains détails, l’attitude d’un petit chien, une représentation d’Isis allaitant Horus, qui préfigure nos représentations de madonne à l’enfant. Une brochette d’esclaves sous le joug d’un pharaon, dont la représentation trahit les origines variées. Crâne rasé pour les nubiens, barbes et cheveux bouclés pour les syriens… La trousse d’instruments du chirurgien, avec ciseaux et scalpels de différentes tailles. Le tabouret d’accouchement des égyptiennes de l’antiquité. Les restes de couleurs sur les ailes des vautours protégeant un plafond. Les ciels de nuit étoilés de certaines salles à Edfou.

De mes manuels d’histoire sur l’antiquité égyptienne j’avais gardé une certaine méfiance de l’Egypte Ptolémaïque trop métissée de culture grecque et suspecte de dilution. Je ne sais pas si les égyptologues tiennent encore ce discours. J’ai beaucoup aimé les temples ptolémaïques, Philae, Kom Ombo et Edfou, plus récents et mieux conservés. La qualité des sculptures y est incomparable. Et puis, comme le disait l’une de nos guides : le peuple égyptien s’est toujours mélangé avec ceux qui venaient, et tant mieux, cela nous a beaucoup apporté, la société égyptienne est forte de ces multiples influences – sauf les turcs s’est elle empressée d’ajouter. Pourquoi? Ce n’est pas clair.

L’Egypte contemporaine est également fascinante à observer. On ne peut ignorer les signes d’un état sécuritaire, même sans avoir lu Alaa el-Aswany. On ne tue pas la poule aux oeufs d’or. Les lieux touristiques sont ostensiblement gardés par des voitures de police, les véhicules blindés légers de l’armée sont présents sur des points stratégiques avec une vigie de permanence sur la tourelle de tir. Les routes sont ponctuées de points de contrôle où il vaut mieux éviter de plaisanter. La mention par le chauffeur de notre nationalité ” faransi!” lui permettait de passer semble-t-il sans avoir à glisser un billet au préposé.

Parcourir les routes égyptiennes, même dans un temps réduit, permet de réaliser l’immensité du défi posé dans la gestion du pays. La construction de cités nouvelles un peu partout tente de répondre à une vitalité démographique qui a fait du pays le troisième pays le plus peuplé d’Afrique, tout comme l’édification de nouvelles écoles ou d’hôpitaux, tous ornés de portraits du président Sisi. La vallée du Nil, entre Assouan et Louxor se densifie, délaissant de plus en plus sa vocation rurale.

Mais les vues restent pittoresques et rappellent par beaucoup d’aspects certaines gravures dans les temples des pharaons. Maisonnettes en briquettes de terre crue, palmiers dattiers et palmiers doum qui délimitent les parcelles, typiques des oasis, sous l’ombre desquels sont plantés légumes et fourrage pour les petits ânes tirant les charrettes des paysans. Petits pains ronds mis à lever à l’extérieur des maisons. Carcasses de boeuf ou de mouton pendues à leur crochet, à l’extérieur des échoppes des bouchers. Amphores en terre privées d’anses reposant sur des tripodes à l’extérieur des maisons rurales pour offrir, à tout moment, de l’eau fraîche aux voyageurs. Un garçonnet montant son âne à cru, rapportant un cylindre de gaz qu’il tient devant lui. Une petite fille sans foulard conduisant une charrette sur laquelle j’aurais bien écrit une histoire. Je l’imagine aînée d’une fratrie de filles qui aide sa mère à gérer la maison familiale, ou petite dernière d’un vieux père, qui ne sait rien lui refuser? Les femmes se font discrètes dans les rues. Sauf celles aux silhouettes d’enfant dissimulées sous des abbayas noires qui mendient au milieu de la route, sur la surélévation d’un ralentisseur, un petit calé sur leur frêle hanche.

Nous avons fini au Caire, ruche poussiéreuse et polluée, dont l’objectif du petit peuple, au-delà de s’entasser dans des minibus Toyota bondés est de soutirer, pour vivre, quelques billets à son prochain. Vendeurs de gauffrettes rondes, de marques-pages signets du Coran, de ballons en forme de coeur pour la Saint-Valentin.

Hébergés près des pyramides dans un complexe préfigurant le Caire de demain, abritant une smart-city pour entrepreneurs cairotes, deux campus universitaires, affichant de ces proverbes en vogue dans les écosystèmes de startupeurs disruptifs du monde entier “keep calm and think win-win”… Nous avons pu apercevoir brièvement le Caire historique en allant visiter le musée de la place Tahrir, cette pâtisserie rose dessinée par un architecte marseillais au début du siècle dernier. L’ouverture du Grand Egyptien Museum censé offrir, au pied des pyramides de Gizeh, un écrin à la (dé)mesure des trésors archéologiques du pays, est de nouveau reportée.

Plongée dans la mégalopole folle et bouillonnante. Une ruche humaine traversée par des autoroutes et voies rapides, des autoponts vous promenant devant des façades ocre décrépies et des forêts de paraboles, telles des champignons blafards posés sur les toits. Un paysage nocturne ponctué par les flashes des écrans géants lumineux des publicités pour réseaux de téléphone mobile, fast-food, sodas, d’affichages numériques vantant les nouveaux développements immobiliers dans des communautés sécurisées, à l’extérieur de la ville, promettant au gratin cairote** une vie de Nabab loin du brouhaha et de la pollution. La moue débonnaire d’un quinqua rappeur avec chevelure en brosse, barbe poivre et sel, et lunettes de soleil, agitant la main comme dans un slammer et promouvant, summum de la coolitude, les chips Mojito (Miam!).

*Dans un avenir proche, on pourra sans doute explorer ces monuments dans le metavers ou via des jumeaux numériques créés dans de grands espaces. J’ai pu essayer la visite du jumeau numérique de Lascaux à la Cité de l’Architecture à Paris, place du Trocadéro, c’est une façon intéressante de voir ce qu’on ne peut plus visiter. La vraie grotte de Lascaux est réservée à un quota de chercheurs trié sur le volet pour éviter d’endommager les fresques qui ont résisté pendant 21 000 ans. Cependant, en dehors des raisons de préservation des sites eux-mêmes je doute qu’un jumeau numérique soit un concurrent crédible.

** désolée, je n’ai pas pu résister ;-)))!

La fée électricité

Power to the people dit le slogan fort opportunément trouvé par le DA (Democratic Alliance), principal parti de l’opposition sud-africaine pour signifier son ras-le-bol des coupures d’électricité qui minent le pays depuis trop longtemps. Mercredi 25 janvier 2023 marque une journée d’action dans tout le pays qui devrait voir s’agréger un certain nombre de forces d’opposition. Les déboires de la compagnie nationale d’électricité ne font qu’empirer.

En décembre 2022, après ce qui avait constitué une première en septembre, au sortir de l’hiver, Eskom, aussi surnommée Eishkom annonçait de nouveau le passage dans la phase 6 de délestage. Après la stupeur : mais que diable signifie la phase 6 de délestage (WTF ?), vinrent la colère et l’incompréhension. Malgré les efforts consentis ces dernières années, la résignation au service réduit suite au Covid, le pays ne sort pas de l’ornière. Les sud-africains n’en peuvent plus. Stage 6, signifie six coupures de deux heures réparties sur 24 heures. Les usagers sont priés de se passer d’électricité la moitié de la journée : une situation rarissime sauf dans les pays en guerre, comme l’Ukraine, ou sans pilote depuis longtemps. Avouez que pour le pays auto-proclamé première puissance économique de l’Afrique, cela fait désordre!

Les industriels et les commerçants sont aux abois. Après deux années de Covid, et de confinement strict, le lot de deuils, et la débâcle économique qui a suivi, ceux qui n’ont pas déjà fait faillite sont au bord du gouffre. Comment continuer à produire, vendre, travailler, sans électricité ? Pour les commerçants vendant des produits frais, comment sécuriser leur stock ? Les délestages à répétition usent les meilleures volontés. Cerise sur le gâteau, la nouvelle direction d’Eskom a annoncé vouloir augmenter de 18% le prix du kwh pour financer les investissements nécessaires à la remise en état des centrales et du réseau. D’où la mobilisation du 25 janvier pour exprimer leur ras-le-bol.

Le président Ramaphosa a renoncé la semaine dernière à faire le déplacement prévu à Davos, où il devait, tant bien que mal, jouer la partition de l’Afrique du Sud, moteur du développement économique du continent africain. Pour essayer d’éteindre l’incendie, il a nommé une énième commission. Mais sa crédibilité est entachée par les trois décennies au pouvoir pour son parti, l’ANC dont les promesses ont été systématiquement oubliées, et où seule une minorité a su tirer son épingle du jeu en faisant preuve d’une inventivité qui pourrait inspirer les meilleurs kleptocrates. Les gouvernances de l’état, des provinces et des entreprises d’état sont des contre-exemples à tous point de vue. Il y a quatre ans j’écrivais que le système judiciaire sud-africain était un rempart contre la gabegie, je ne suis pas sûre que je le réécrirais aujourd’hui.

Ramaphosa a été reconduit parce qu’il était le moins mauvais candidat, mais avec des soupçons de corruption. La découverte fortuite de billets de banque planqués dans un canapé volé dans une de ses résidences a beaucoup terni son image. Ramaphosa, on s’en souvient est devenu riche grâce à son implication, en tant que jeune avocat, dans les négociations qui ont abouti à la chute de l’apartheid. Considéré, par les milieux d’affaires, comme la dernière cartouche de l’ANC, son bilan est plus que mitigé.

Quels sont les effets de ces délestages sur les citoyens sud-africains ? Le principal, c’est l’aggravation des inégalités. Lorsque les services publics s’effondrent, c’est une constante, les mieux dotés s’adaptent en ayant recours à des solutions privées. En Afrique du Sud ça a été le cas pour la santé, l’éducation, la sécurité et désormais l’énergie. Lorsque j’habitais Johannesbourg, avec la section locale d’IESF nous avions visité l’usine flambant neuve d’un brasseur de bière international. Lassé par les problèmes de fourniture d’eau et d’énergie, l’industriel avait investi dans une usine totalement autonome, déconnectée du système électrique, et recyclant son eau. A défaut d’autre chose, il n’y aura pas de pénurie de bière!

Aujourd’hui les sud-africains les plus aisés ont acheté des groupes électrogènes, fournissant le minimum vital pendant les interruptions. Une solution pratique mais bruyante, et coûteuse, et et polluante. Depuis le mois de septembre et l’apparition des délestages de phase 6, certains ont obtenu le droit (payant) de se déconnecter du réseau national pour fonctionner en autarcie avec panneaux photovoltaïques et batteries. C’est plus cher, mais ils ne dépendent plus d’un fournisseur de moins en moins fiable. Dans les beaux quartiers, on n’entend plus, en bruit de fond, le criaillement des ibis hadedas, ou le cancanement prostestataire des touracos gris, mais le ronronnement des groupes électrogènes. Et les effleuves écoeurantes du diesel flottent sous l’ombre bienfaisante des jacarandas.

Ironie de l’histoire, l’ANC a fini par appeler ses supporters à se joindre aux manifestations prévues le 25 janvier contre la mauvaise gestion d’Eskom dont elle a nommé les responsables depuis presque trente ans…

PS; Lorsqu’il y a quelques semaines l’opinion publique française était électrisée (jeu de mots assumé) par le risque de délestage en cas d’hiver particulièrement rude, je me suis souvenue que l’interruption intempestive des services publics les plus basiques faisait partie de mes (re)découvertes de la vie en Afrique. Si la perspective n’est pas des plus réjouissantes, je sais par expérience qu’on arrive à gérer deux heures d’interruption de l’électricité. La mise en garde gouvernementale, mal vécue par une partie de l’opinion a en tout cas eu le mérite de nous faire réaliser la dépendance que nous avions à une électricité toujours disponible, et à des prix raisonnables. Nous vivons avec la certitude implicite que nous ne manquerons jamais d’électricité, et la possibilité de coupures organisées pour maintenir le service nous parait insupportable. Envisager le sevrage, même pour deux heures sur vingt-quatre nous a fait frémir. N’est-il pas temps de réviser notre modèle?

Les fêtes de dévoilement de sexe des foetus, nouveau rite de passage des enfants à naître?

Au siècle dernier, alors que mon aînée était en petite section de maternelle, et que j’approchais du terme de mon second accouchement, je tombais (métaphoriquement) de ma chaise lorsque son institutrice me félicita pour “les jumeaux”. Des jumeaux, Doux Jésus, mais qu’est-ce qui pouvait lui faire penser que j’attendais des jumeaux? Elle avait demandé à Camille le prénom du futur bébé, et celle-ci lui avait dit “Pimprenelle ou Nicolas”. Comme nous n’avions pas demandé le sexe de notre futur enfant, c’était la réponse facétieuse que nous lui faisions, soucieux de garder l’indétermination jusqu’au moment de rencontrer notre nouveau-né. Ce genre d’anecdote n’aurait plus court aujourd’hui, alors que “l’injonction de visibilité” hypermoderne pousse les futurs parents à donner à leurs enfants une existence numérique avant même leur naissance.

Savez-vous ce qu’est une gender reveal party? Selon une journaliste du Monde celles-ci seraient de plus en plus fréquentes en France. Importées des Etats-Unis où elles ont été inaugurées par une blogueuse “famille” créative et innovante en 2008 désirant ménager une surprise à son mari qui n’avait pas assisté à l’échographie du second trimestre. Les cérémonies de dévoilement du genre consistent à créer un événement autour de la révélation du sexe biologique de l’enfant à naître. La vidéo de l’évènement est souvent diffusée sur les réseaux sociaux, et fait le buzz et informe le monde entier- enfin, le monde connecté- de la bonne nouvelle. Sur Youtube, certaines vidéos de GRP ont été vues des millions de fois…

Faut-il y voir dans ces évènements de dévoilement de l’intime, l’avènement d’un narcissime (2.0) en bleu et rose? Où une pratique somme toute minoritaire de futurs parents déboussolés voulant témoigner par là de leur adéquation à une norme de parents “performants”? Voire, une énième ruse du capitalisme, consistant à créer un business à partir de toute mode bankable. Les affaires étant les affaires, toute une série de micro-entreprises surfent sur le créneau porteur de l’événementiel familial, un contingent des mom-preneuses en mal d’activité qui ont lâché le filon des petits-pots pour bébés pour se consacrer aux ludiques baby showers et autres gender reveal parties.

A la fin du siècle dernier, lorsque j’ai eu mes enfants et que j’ai commencé à travailler sur la maternité, les futurs parents se passaient un cliché pourri en noir et blanc sur papier thermique. Seule la famille proche était informée, si les futurs parents souhaitaient connaître le sexe du foetus, et le divulguer. Au vingt-et-unième siècle, dans les pays occidentaux, la mode serait à la mise en scène instagramable de la découverte du sexe de leur futur enfant et le prétexte à une fête et à une débauche de consommation ostentatoire. La vidéo est reprise en boucle et commentée « oh my Goooood! »

Ma thèse de sociologie, soutenue il y a vingt ans, porte sur l’échographie et sur ce qu’elle apportait au suivi de grossesse, dans le domaine médical, mais aussi dans la relation des futurs parents à l’enfant à naître. L’échographie obstétricale a introduit un nouveau patient, le fœtus, et créé de nouvelles obligations, pour les soignants comme pour les futurs parents et suscité des questions passionnantes. Que faire quand l’intérêt de la mère et celui du futur enfant ne coïncident pas?

Comme je l’ai évoqué dans un chapitre de l’ouvrage “humains, non-humains”, l’échographie obstétricale renouvelle les frontières de l’humanité. Elle fait rentrer très tôt le fœtus dans le cercle familial, intrônise les parents comme responsables du/ de la futur.e enfant, symétrise les positions des femmes et des hommes dans la grossesse, en permettant aux futurs pères de participer. La découverte du sexe du futur bébé donne plus de réalité à un futur enfant dont on peut choisir le nom dès le second trimestre de grossesse. Il n’est pas rare que les futures parents arrivent en consultation au dernier trimestre en évoquant le futur enfant par son prénom, comme s’il était déjà né.

L’échographie, pour laquelle le futur père est sommé de se rendre disponible, sert, dans une société de plus en plus sécularisée où le mariage a perdu de sa popularité, d’officialisation de la formation de l’unité familiale, quand arrive le premier enfant, et de rite d’agrégation du futur enfant à la famille.

Cette présence accrue rend possible des conversations, dans la consultation, autour du caractère présumé de l’enfant à naître, qui varie si c’est une fille ou un garçon. Les filles ont des jambes de danseuses et une propension à bouder. Les garçons des mollets de footballeurs et de l’énergie à revendre. L’assignation de stéréotypes commence très tôt. Cette assignation est reprise dans la vie quotidienne. On évoque alors “la petite soeur” ou “le petit frère” avec les premiers nés. On prépare la chambre avec des accessoires genrés.

Les spécialistes de la naissance déploraient, à la fin du siècle dernier, que la médicalisation de la grossesse délaissait la ritualisation qui marquait la naissance sociale des parents (lors de la naissance du premier enfant) et d’un nouveau membre de la famille, puis de la société.

Les rites d’agrégation autour de la naissance existent dans toutes les sociétés. Qu’il s’agisse des baptêmes, des présentations au temple, aux offrandes, l’inventivité humaine au cours des siècles leur a donné des formes diverses. Les rites pouvaient avoir lieu en prénatal. En France, avant la sécurisation des césariennes, il arrivait que les sages-femmes ou médecins baptisent in utero, le fœtus qui se présentait mal. Une façon, dans une France majoritairement catholique, de garantir l’accès au paradis a un mort-né promis sinon à errer indéfiniment dans les limbes.

Les Gender Reveal Parties peuvent être considérée comme l’un des rites d’agrégation inventés par les sociétés humaines qui répond à la nouvelle injonction de visibilité des sociétés contemporaines. L’information sur le futur nouveau-né sort du cercle le plus intime. On change d’échelle et on rajoute en plus un côté consommation ostentatoire, avec la fabrication d’artefacts comme des gâteaux, ballons, voire location d’avions, de bateaux, d’engins pyrotechniques dangereux.

On peut quand même se demander à quoi correspond le besoin de publiciser un élément qui relève de l’intime? Qu’est-ce que les couples recherchent à travers cela? Comment cela les prépare t’il à leur rôle de parents? Quel effet cela peut-il avoir sur le futur enfant?

Cette tyrannie de la visibilité jusque dans les moments les plus importants de la vie psychique, rend-elle service aux futurs parents? La gender reveal party met en scène les (futurs) parents. Elle performe, par une scénarisation inspirée souvent des émissions de télé-réalité, ou des vidéos de réseaux sociaux, une certaine idée de la parentalité désincarnée et festive. Cela répond à une incertitude voire une angoisse normale pour chaque futur parent, fonction de sa propre histoire familiale, sur sa capacité à assumer l’éducation de ses futurs enfants. Cela relègue aussi complètement l’idée de la fragilité de la grossesse, et le fait que celle-ci, dans des cas certes rares, n’est parfois pas menée à terme.

Il est par ailleurs curieux que dans une époque où d’aucun.e.s prônent une éducation non genrée et la fluidité des identités de genre, on puisse avoir en parallèle des manifestations sociales qui tendent à assigner dès avant la naissance un genre, sur la base du simple sexe biologique constaté à l’échographie. Cette assignation va souvent de pair avec des caractéristiques correspondant à des stéréotypes binaires qui la renforcent, pouvant mener à les considérer comme un “fléau sexiste”. Au point que certains éditorialistes se demandent s’il est recommandé de répondre favorablement à une telle invitation.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire a un/une enfant à naître n’est-il pas de pouvoir, en progressant sur le chemin de la vie, déterminer qui il/elle veut être? C’est le projet de toute une vie. Le sur-déterminer socialement avant la naissance en insistant sur la découverte de son sexe biologique est une façon un peu curieuse de procéder. Sommes nous déterminés par notre phénotype? Que se passera-t-il dans le cas où le nourrisson ou la nourrissonne ne correspond pas au fantasme que les futurs parents se sont créé et qu’ils auront solidifié par ces dispositifs mêlant échographie, réseaux sociaux et happening?

Adieu 2022, sans regret!

Revenons en arrière. Faisons un voyage dans le temps. Souvenez-vous d’il y a tout juste un an, pensiez-vous que nous pourrions connaître une nouvelle année de m… aussi anxiogène? Moi non. Sincèrement, après une pandémie mondiale qui a perturbé l’économie planétaire, mettant à l’arrêt l’usine du monde et tué quinze millions de personnes en deux ans, le retour des talibans à Kaboul, une menace jihadiste persistante au Sahel et la perspective de bouleversements climatiques sans précédent, what could possibly go wrong?

Mea culpa, mea maxima culpa, le pire n’est jamais certain, mais il n’est pas improbable. Aussi cette année, pour mon traditionnel billet – il faut bien sacrifier aux rites – de nouvel an, j’ai décidé d’éviter, une nouvelle fois, les bons voeux, pieux ou impies, les usuels poncifs de pensée positive, et les (forcément) bonnes résolutions dégoulinantes d’espoir. Les mantras pour conjurer l’incertitude, ce n’est pas mon truc.

Puisque c’est très tendance, chères lectrices et lecteurs, innovons un peu! Et même, puisque c’est encore plus tendance, n’hésitons pas à avoir recours à la reverse innovation. Figurez-vous qu’en Equateur, il est d’usage, le 31 décembre à minuit, de brûler des monigotes, des effigies de l’année qui vient de s’écouler, pour éloigner tous les regrets et les soucis, et redémarrer la nouvelle année sur de nouvelles bases.

Cette coutume, vague réminiscence du biblique bouc émissaire, est attestée à Guayaquil sur la côte Pacifique à la fin du XIXème siècle. Les personnages à l’aspect carnavalesque étaient exposés les derniers jours de l’année avant d’être immolés par le feu au cours d’une cérémonie populaire. L’usage s’est propagé vers l’intérieur des terres où il se perpétue encore aujourd’hui. Les effigies étaient, à l’origine, confectionnées en paille, comme nos épouvantails, vêtues comme des être humains, et elles étaient incendiées, à minuit sonnante, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, exorcisant par le feu les malheurs passés.

Les monigotes les plus impressionnants sont préparés chaque année par des artisans et demandent plusieurs jours de travail. On peut acheter un monigote ou en confectionner un à la maison, avec les moyens du bord : de vieux vêtements et un masque grimaçant en papier mâché. Parfois, on lit le (faux) testament du monigote avant d’allumer le bûcher. Mettre le feu à une marionnette en papier mâché est probablement aussi productif, qu’énoncer les inévitables “santé, bonheur, prospérité, paix sur la terre et stabilisation du proche-orient”.

Les monigotes représentent souvent des personnages publics, des politiciens, des protagonistes de film, des héros de dessin animés. Pour la petite anecdote, le monigote le plus demandé en cette fin d’année 2022 était le joueur de foot Lionel Messi. Je n’arrive toujours pas à savoir comment l’interpréter.

Quel aspect aurait votre effigie pour 2022? Pour la mienne, j’ai quelques idées.

Le bad guy de 2022, c’est incontestablement celui qui a ramené la guerre au coeur de l’Europe. Je commencerai par rembourrer d’exemplaires de la Pravda, un vieux treillis de l’armée russe, surmonté d’un masque de son chef suprême. Je le coifferai d’une coiffure de mollah iranien, et lui collerai bien une barbe postiche. Pour ce qu’ils ont fait à Salman Rushdie, et aux centaines de victimes de la répression depuis la mort, sous les coups de la police des moeurs, de Mahsa Amini, en septembre dernier.

J’ornerai sa poitrine, à la place des médailles, des pins représentant tous les fâcheux et fâcheuses, complotistes, jusqu’au boutistes, antivax militants, tenants de la pire bêtise, bigoterie et autres misologues. J’y enfoncerai, comme sur les fétiches Kongo, des clous pour les prophètes des réseaux sociaux, de la 5G, du 12.0 qui font croire aux jeunes qu’il vaut mieux gagner sa vie en vendant des trucs inutiles sur Internet qu’en sachant distinguer un cèdre d’un séquoïa, et en apprenant les noms et les modes de vie des passereaux et autres habitants minuscules de ce qui reste de nos jardins. Il semblerait qu’à dix ans un petit états-unien est capable de reconnaître les logos d’une centaine de marques commerciales, mais incapable de citer les noms de quatre arbres poussant près de chez lui…

Je réserverai quelques clous pour les hypocrites et les carriéristes de la politique… et quelques autres pour les moralistes et donneurs de leçons adeptes du “faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais”. Enfin, dans une petite boîte ignifugée, je ferai porter à ma marionnette un petit croquis: une version de la colombe de Picasso avec un brin d’olivier pourtant le long de ses branches le slogan des révoltés iraniens “femme, vie, liberté”. Je l’aspergerai de vodka, ferai craquer une allumette, et j’en ferai un grand feu de joie. Et je jouirai du spectacle. Je me laisserai envahir de cette joie primaire qui flotte dans la lumière, s’affûte avec la chaleur, cette joie qui “ne se laisse pas penser”, se réchauffe aux flammes orange qui dansent, et montent jusqu’au ciel où les étincelles rajoutent d’éphémères étoiles.

Et vous, vous l’orneriez comment votre monigote de 2022?

Viser les étoiles… Pour se retrouver toute seule? A propos du dernier film de marque de l’école Polytechnique

A propos du joli “film de marque” présenté pour ses voeux par l’école Polytechnique… Communication, femmes et sciences, un beau sujet de méditation !

Je me souviens de celle que j’étais à dix ans comme si c’était hier, c’était pourtant au siècle dernier. Quand j’avais dix ans, je voulais être, alternativement, chirurgien cardiaque, j’avais lu un reportage dans Okapi sur un chirurgien cardiaque, océanographe, j’étais fan de plongée, je passais les après-midi des week-ends avec un masque et des palmes à traquer les témoignages de la vie marine, et je dévorais les bandes dessinées sur les expéditions du Commandant Cousteau sur la Calypso, prêtées par un ami de mon frère, ou écrivaine, parce que j’aimais beaucoup lire et que j’y passais une grande partie de mon temps libre.

Oui, “le film de marque” dévoilé, à l’occasion des voeux de fins d’année, par la communication de l’école Polytechnique sur les réseaux sociaux m’a bien plu, au premier abord. La célèbre école militaire, bastion du pouvoir masculin, symbole de l’élite républicaine, qui a donné à la France tant de grands serviteurs et de capitaines d’industrie, fameuse pour sa position de choix pendant le défilé du 14 juillet sur les Champs Elysées, y présente une petite fille rêvant d’aller dans les étoiles et préparant son expédition en bricolant dans sa chambre bien proprette.

La bande son, en anglais, y annone, pour faire court, que tout le monde, et surtout les petites filles aux yeux clairs et aux cheveux lisses, peut réaliser ses rêves. La séquence prend fin sur un avant-dernier plan dont l’iconographie rappelle celle de Tintin et Milou dans Objectif Lune, la petite fille et son chien en tenues de cosmonautes réalisées en papier mâché par notre ingénieuse, prêts à partir à la conquête de l’espace. La brève séquence de fin figure la jeune-fille devenue adulte travaillant dans un environnement scientifique avec une “vraie” tenue de cosmonaute en arrière-plan.

Ce film a tout d’un feel-good movie. La réalisation en est impeccable, les décors aussi affûtés que ceux de Roger Hart. C’est beau et doux comme une sucrerie de Noël, ou un pull lavé avec Mir Laine fraîcheur printanière. Mais alors, qu’est-ce qui fait que je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine impression de malaise? Il y a plusieurs trucs qui me chiffonnent dans ce film. Et je crois que la principale, c’est le sous-texte du film, en tout cas celui que je lis moi, c’est la solitude de cette petite fille, et son côté hors du temps, qui fait penser aux petites filles des illustrations de Norman Rockwell pour le Saturday Evening Post. Elle n’est pas réelle. Normal, me direz-vous, une pub n’est pas faite pour refléter le réel, mais pour “inspirer”.

Ce qui me met mal à l’aise, c’est qu’en isolant la petite fille de son contexte, familial, amical, scolaire, on en fait une abstraction. On présente la réussite scientifique (fantasmée) comme une activité solitaire, qui ne dépendrait que des seules capacité, volonté et imagination de l’impétrante. Ce film est une énième variation sur l’antienne “quand on veut, on peut”. Or dans le cas des petites filles d’aujourd’hui, faire abstraction de ce que ces entourages ont de structurant dans la détermination des trajectoires professionnelles, c’est refuser de voir les problèmes et aller dans le mur.

Par ailleurs, il me semble que cela conforte l’image erronée du caractère exceptionnel des femmes scientifiques. Notre héroïne serait seule à prendre ce chemin escarpé, parmi des millions. Cette représentation gomme aussi l’aspect profondément social de l’activité scientifique. Ce qui fait la science, depuis le dix-huitième siècle, ce sont les échanges au sein de la communauté scientifique. Isaac Newton correspondait abondamment avec les savants de son temps, y compris ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui.. Sophie Germain a peaufiné des théories en argumentant par écrit, sous son nom d’emprunt d’Antoine Auguste Le Blanc pour ne pas être disqualifiée du fait de son sexe, avec des mathématiciens aussi illustres que Gauss et Legendre. Marie Curie travaillait avec son mari, mais aussi avec un certain nombre de techniciens.

La solitude de cette petite fille peut aussi servir de repoussoir pour celles auxquelles cette publicité est destinée. Elle donne de la force à la représentation que les femmes dans ces sphères scientifiques sont des OVNIs, forcément isolées. On aurait pu choisir un scénario de collaboration entre un groupe de petites filles (rêvons un peu, pas toutes blanches et issues de la bourgeoisie) pour construire un objet technique emblématique comme une fusée, on aurait sans doute transmis un message moins intimidant et plus fédérateur.

A l’heure où, par le fait d’une réforme mal ficelée des enseignements au lycée, le nombre des filles choisissant une spécialité en mathématiques s’effondre, j’ai d’ailleurs participé à la rédaction d’une tribune sur le sujet publiée ici, il est d’autant plus regrettable que cet aspect n’ait pas été pris en compte.

La peste soit des bigots et de leur bigoterie*

Quand la bigoterie tuait des femmes et des enfants dans la très catholique irlande… Retour sur l’histoire des blanchisseries magdaleniennes où furent réduites en esclavages des “filles perdues” selon la définition de l’église

Puisque la fin novembre a été choisie comme période de lutte contre les violences faites aux femmes, un coup de projecteur sur l’une des forces les plus oppressives de l’histoire : la religion, et des crimes que l’on peut commettre en son nom. J’ai lu ce week-end “small things like theseun court roman de l’irlandaise Claire Keegan, acheté sous la recommandation du libraire de Waterstones, lors d’un passage récent à Londres.

Le roman, qui figurait parmi les finalistes du Booker Prize 2022, retrace, dans les années 1980, la prise de conscience d’un homme juste, face à une réalité que beaucoup de citoyens ont voulu ignorer. Bill Furlong, livreur de charbon d’un petit village irlandais, le long de la rivière Barrow, est un homme à maints égards décent. Travailleur acharné, mari et père attentif, il vit une vie humble et honorable, malgré une enfance pauvre et en marge de bâtard né à une domestique d’un amour de passage. Peut-être est-ce cette enfance qui lui donne un penchant pour l’introspection et une certaine retenue.

Un jour qu’il livre la blanchisserie du couvent magdalénien en marge du village il est confronté à une jeune femme très troublée, en butte à des maltraitances de la part des soeurs. Que faire dans une Irlande encore très profondément catholique où le silence est de mise?

Il n’est évidemment pas dans mon intention de dévoiler dans ce billet l’intrigue de ce livre, ni l’évolution de Bill Furlong, mais cette lecture donne l’occasion de plonger dans ce qui fut un scandale majeur pour la république d’Irlande et la religion catholique, tout du moins ses autorités et ses ordres religieux, tout au long du vingtième siècle. Ce scandale a déjà été évoqué au cinéma via “The Magdalen Sisters” de Peter Mullan, sorti il y a vingt ans (déjà!), et plus récemment dans le “Philomena” de Stephen Frears.

De 1922 à 1996, on envoyait dans les couvents des “Magdalen sisters” les filles “perdues”, pour qu’elles y fassent pénitence et se repentent de leurs péchés. Elles travaillaient dans les blanchisseries que tenaient les religieuses, lavant et repassant le linge dans des conditions dignes de l’esclavage, purifiant leurs âmes tout en blanchissant le linge des clients. Comme elles étaient souvent envoyées (par leurs familles, sur les conseils des prêtres, par les services sociaux) dans ces institutions pour avoir eu des liaisons sans être mariées, une partie d’entre elles était enceintes. Elles y mettaient au monde leurs bébés dans des conditions qui ne permettaient pas la survie des enfants, et dans le cas où les bébés étaient assez vigoureux, on obligeait les femmes à proposer leurs enfants à l’adoption.

On estime que dix-mille femmes ont été enfermées dans ces blanchisseries en six décennies. Certaines y sont mortes dans l’anonymat. En 1993 on a découvert, enfouis sous le site d’une des “Magdalen Laudries” à Dublin, 133 corps de femmes non identifiées, des certificats de décès n’ont pas permis d’attester avec certitude qui étaient les défuntes. Les religieuses obtinrent l’autorisation de faire procéder à la crémation des corps, sans plus de questions. Un comité de défense des survivantes “Justice for the Magdalene” est constitué pour que soient reconnus les torts faits à ces femmes, et que les survivantes puissent être indemnisées et avoir droit à des minima sociaux, leurs années de travail non rémunéré dans les blanchisseries Magdaléniennes ne donnant lieu à aucune prestation sociale.

Il a fallu attendre 2011 pour qu’une commission d’enquête soit mise en place par l’Etat Irlandais pour faire la lumière sur l’histoire de ces blanchisseries et l’éventuelle complaisance, voire complicité de l’Etat dans leur fonctionnement. Le rapport est accablant. En 2013, le premier ministre Enda Kenny présente ses excuses au nom de l’Etat Irlandais et assure que les survivantes seront indemnisées. Les associations regrettent qu’une procédure de justice transitionnelle comme la commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud, n’ait été mise en place pour que les survivantes puissent faire face à celles et ceux qui ont organisé leur incarcération dans ces couvents. Les documents et les archives des couvents n’ont pas été mis à la disposition des historiennes et des historiens qui déplorent la tiédeur des autorités à rétablir les faits.

La découverte, en 2012, par Catherine Corless, une historienne amatrice des sépultures clandestines de presque huit cents nourrissons dans la maison pour (filles)mères et enfants de Tuam, sous la responsabilité de la congrégation de Notre Dame du Bon Secours, a contribué à lever le voile sur la façon dont étaient traités les mères célibataires et leurs enfants dans la très catholique Irlande. Issus du péché, leurs enfants considérés comme illégitimes se voyaient dénier toute humanité jusque dans la mort, enterrés anonymement dans des fosses secrètes. Catherine Corless a reçu de nombreux honneurs pour sa contribution à l’histoire de Tuam. Son travail a incité le gouvernement à investiguer les agissements, sur la même période de dix-huit maisons pour mères et enfants, et les résultats sont accablants : environ 15% des enfants de ces maisons mouraient, faute de soins convenables, bien au dessus de la mortalité infantile du pays.

Le premier ministre a présenté ses excuses et promis des réparations, mais a en même temps fait passer une loi pour interdire pendant trente ans, l’accès aux archives de la commission d’enquête, certaines informations paraissant trop “sensibles”. Il n’est pas impossible que certaines très hautes personnalités ne sortent pas grandies de l’enquête. Le film de l’écossais Peter Mullan “The Magdalen Sisters” connut un grand succès en Irlande, moins pour avoir obtenu le Lion d’Or à Venise l’année de sa sortie, que pour avoir été conspué par le Vatican. Les affaires de pédophilie dans l’église irlandaise et la défense calamiteuse de cette dernière ont sans doute joué un rôle dans cette popularité.

Les bons romans nous immergent dans des mondes, c’est le cas de celui de Claire Keegan qui incite à en apprendre plus sur ces agissements d’une Eglise d’autant plus inhumaine qu’elle était fortement imbriquée dans le monde politique irlandais. Ce roman, et ces affaires remontant à la surface après avoir été mises sous une chape, rappellent que la bigoterie tue, quel que soit son credo et sa couleur. Les religions étant majoritairement patriarcales, les femmes et les enfants sont d’autant plus exposés à la violence et aux abus qu’il n’y a pas de contrepouvoir politique au pouvoir religieux. On tend à l’oublier en France où la fille aînée de l’église s’est largement sécularisée. Il ne faudrait pas cependant que l’oubli de l’histoire nous incline à l’indulgence envers une bigoterie se présentant sous d’autres atours.

*Tartuffe, Molière

Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?*

Chaque matin de ces vacances, lorsque je m’avançais de la varangue sur la terrasse, au coin de la piscine, une volée de bulbuls, un moineau et un tisserin, venaient se percher sur les branches dénudées du frangipanier voisin. L’ancienne locataire avait pris l’habitude de les nourrir. Ils attendaient que je leur émiette les restes du pain de la veille pour s’en délecter. Ils m’observaient, toujours perchés, se rapprochant parfois puis se perchant en sécurité à une distance plus raisonnable. Et je finissais par répondre à leur insistance. Ils se ruaient alors sur les miettes et les faisaient disparaître, puis reprenaient leurs trilles et leurs piaillements dans les arbres alentour. Lorsque la quantité de pain était plus importante, il n’est pas rare que d’élégantes tourterelles et des mainates s’invitassent au festin, repoussant de la zone les oiseaux plus petits. Le déhanchement des mainates et leur criaillement désagréable me faisaient penser aux mafiosi des films noirs new yorkais, dans leur jaquette noire et blanche, leurs œillades noires et leurs manières de mauvais garçons décourageant les autres passereaux. 

J’ai toujours aimé les animaux. J’ai partagé mon enfance avec un certain nombre de leurs représentants: chiens bien sûr, perruches, canaris, hamsters, hérissons, etc. Ils m’ont aidée à construire la personne que je suis devenue, expérimentant un mode de relation à l’autre particulier. Je les considérais comme des amis un peu spéciaux qui gardaient toujours leur part de mystère. Pourtant, si je peux comprendre ce que les humains gagnent à la fréquentation des animaux, la réciproque ne ne paraît pas évidente. Et bien sûr, je ne peux m’empêcher, de temps à autre, de me poser la question de ce qu’ils peuvent penser. Je perçois, à leur fréquentation, qu’il y a une forme de conscience animale, et que la théorie de l’animal comme une sorte de machine naturelle mue par son seul instinct est aussi ridicule que la fable des souris qui parlent ou des canards irascibles. 

Cet été, j’ai apprécié de lire l’ouvrage de Vinciane Despret, au titre bien trouvé : “Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?”. Dans ce court ouvrage, l’auteure aborde, à la manière d’un dictionnaire, différents aspects de la relation des humains aux animaux. La théorie globale de l’ouvrage est que la vision sociobiologiste dominante sur les animaux, celle qui en fait des êtres de nature mus uniquement par leurs déterminismes biologiques, visant à la reproduction de leur patrimoine génétique, ne peut rendre compte de la multitude et de la complexité des comportements animaux. Elle démonte au moyen d’exemples réjouissants, puisés dans la littérature éthologique, les “anomalies” comportementales de nos amies les bêtes au regard des théories déterministes. 

L’auteure remet également en question la posture d’extériorité des humains vis à vis du monde animal: que se passe t’il lorsque nous nous intégrons dans le tableau et que nous observons les animaux, non pas derrière une glace, comme a cru bon de le faire la science rationnelle, mais lorsque nous observons les animaux en prenant en compte les interactions que nous avons, que nous le voulions ou non, avec eux, à partir du moment ou nous les observons ? Si les chapitres sont inégaux, les arguments, tous puisés dans la littérature éthologique sont passionnants. 

Observer les animaux derrière une vitre ou des grilles, comme cela s’est fait dans des zoos ou des laboratoires depuis le dix-neuvième siècle, c’est assurément garantir de fabriquer des bêtes. C’est ne pas leur laisser les moyens de nous étonner. Et Dieu sait si l’étonnement est fondateur en philosophie. Or, dès qu’on sort d’un cadre contrôlé, les animaux sont incroyables. Ceux qui vivent près des animaux vous le diront, il exhibent des caractères très différents, se mêlent de ce qui ne les regarde pas, bref, ne répondent pas au script de la nécessité génétique. Observer des animaux en laboratoire nous dit Vinciane Despret, c’est comme induire des généralités sur le comportement humain en observant des prisonniers. Or remarque l’auteure, la science s’est bien passée, depuis ses débuts, d’interroger ceux qui vivent avec les animaux qui sont depuis longtemps persuadés que ceux-ci ont autant de variété d’être que les humains. 

Sur les grands singes, par exemple, c’est à partir du moment où les primatologues ont été envoyés étudier les populations sauvages, plutôt que de se contenter à en étudier les colonies élevées dans des zoos qu’on a pu comprendre l’étendue de leur vie sociale, et contrer les narratifs de domination majoritaires. Les différentes entrées de ce dictionnaire permettent de mesurer l’étendue de ce qu’on peut apprendre des animaux en élargissant le cercle d’observation. Et combien cet élargissement peut susciter un savoir exaltant, contrairement à celui acquis via une expérimentation animale qui met les animaux dans des situations extrêmes où ils ne peuvent nous apporter que des réponses pauvres, et qui son discutables du point de vue éthique.

Comme beaucoup des livres de Vinciane Despret, cet ouvrage offre une lecture stimulante, et nous laisse avec de nombreuses interrogations. Une thèse surnage cependant: la façon dont nous envisageons la vie animale est un gradient de notre humanité. Nous sommes plus humains avec les animaux, lorsque nous ne les détachons pas de notre monde, que lorsque nous les considérons comme faisant partie d’une réalité séparée. Cela passe par la réflexion sur un nouveau contrat social, qui intègre le monde animal.

Saumâtre Nature?

La clôture de parc nationaux est elle la meilleure façon de préserver la biodiversité? Quels sont les acteurs les plus légitimes?

Août 1991, nous nous sommes installés le mois précédent dans une petite maison de la banlieue de Boston, et nous profitons de trois semaines de vacances pour faire un tour des parcs nationaux de l’ouest américain. Après une semaine au Yellowstone, où la variété de la flore et de la faune m’a rappelé avec insistance le psaume de la Création, nous prenons un vol de Salt Lake City pour Las Vegas, où nous avons loué une Ford plus encombrante que puissante, avec le passage de vitesse au volant. Nous en sommes à notre dernière étape : les paysages légendaires des westerns de notre enfance.

Ce voyage est celui de l’émerveillement, c’est mon deuxième voyage aux Etats-Unis, pays mythique où je n’aurais jamais rêvé de mettre les pieds, alors que je grandissais sur les franges du Sahara. Je suis fascinée par l’échelle grandiose des paysages et de leur variété. Je déteste d’emblée Las Vegas et son atmosphère de cupidité électrique. Les gens aimantés par le jeu et les gains mirifiques qu’on leur fait miroiter, les bandits manchots jusque dans les toilettes, et les grilles de loto sur les tables de petit déjeuner, avec les chiffres rouges clignotants sur des écrans longilignes tout le long de la salle à manger du Circus Circus. Je suis ravie que nous n’y passions qu’une nuit, et que nous filions ensuite vers Flagstaff, notre camp de base pour le Grand Canyon et plus tard vers Monument Valley.

“Comment pouvons-nous parler de progrès alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie?”

Romain Gary, Les racines du ciel.

La beauté minérale des paysages de cette partie du sud-ouest des Etats-Unis me rappelle les paysages de mon enfance, avec une végétation différente. Les entablements géologiques rouges du Grand Canyon, et leurs variations de couleurs selon le moment de la journée sont un enchantement. Dans la chaleur d’août, le monde animal se terre. Nous apercevrons tout au plus quelques coyotes, lorsque le soir tombe. Le seul rappel que nous nous trouvons sur des terres indiennes, ce sont ces écriteaux baroques, à quelques endroits. « Caution, friendly indians behind you », et les publicités pour un « trading post » d’artisanat Navajo.

A Kayenta, ou nous avons pris une chambre d’hôtel pour visiter Monument Valley, je perçois pour la première fois, que la réalité du lieu est moins paradisiaque, et que cette beauté des paysages préservés se double sans doute d’un coût humain. Je visite la supérette locale pour refaire le plein de bouteilles d’eau et de quelques fruits et snacks pour la route. Autour de moi, et des inévitables touristes, et quelques représentants de la population locale, des Navajos, descendants de Manuelito, les visages las et pour la plupart obèses, achètent bières, chips et barres chocolatées avec des « food stamps », ces bons distribués par les autorités aux descendants des tribus natives privés d’autres moyens de survie.

Ce cliché ne figure pas dans mon album de voyage. Mais le malaise reste aussi vivace que les tirages que j’ai collés dans un album photo relié à la couverture en tissu noir. Il ressurgit par moments. Comme cette fois à l’entrée du parc d’Etosha, en Namibie, où des femmes himbas[1], le corps et les longues tresses enduites de pigments rouges proposent de petits objets artisanaux sans âme, se prêtant au jeu de la photographie par les touristes qui postent sur les réseaux sociaux la rencontre « tellement authentique » avec une madone australe allaitant son enfant. Ou lorsque l’hôte bien intentionné d’une réserve privée propose la visite du village typique de telle ou telle ethnie, avec présentation d’artisanat local et danses folkloriques. Ou lorsque sur le groupe d’expatriés d’un réseau social, un futur voyageur demande des expériences locales « véridiques », « sortant des sentiers battus ».

Je n’arrivais pas à analyser le mélange de gêne et d’agacement que je ressentais à ces moments-là. J’ai lu récemment quelques articles de la chercheuse Aby Sène-Harper sur les liaisons dangereuses entre développement, capitalisme et sauvegarde de la nature. Et certains de ses arguments ont fait mouche.

La préservation de la nature, qui est un objectif louable, n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Ce qui joue, en toile de fond de toute une pensée conservationniste, depuis la création des premiers parcs nationaux, notamment le Yellowstone, mais aussi ceux qui ont suivi, c’est une mise en accusation des peuples autochtones, soupçonnés d’être à l’origine de la dégradation des terres et de la perte de ce qui ne s’appelait pas encore la biodiversité. La pensée conservationniste est donc, dès l’abord, très marquée par des filtres coloniaux.

La protection des espaces « naturels » se fait, dès la fin du dix-neuvième siècle, par l’éviction des habitants humains et leur marginalisation. Une nature préservée, c’est une nature « vierge » de toute occupation humaine, et tant pis si ces terres abritent depuis la nuit des temps des êtres humains. Ceux-ci sont disqualifiés d’office. Les habitants originels sont repoussés aux marges des réserves naturelles, où ils survivent comme ils peuvent. Ils n’ont souvent pas le bagage scolaire ni les dispositions sociales pour se qualifier pour les emplois touristiques ou scientifiques induits.

Je me souviens que quand j’étais enfant, mes parents étaient très amis avec le directeur du centre de pêche d’Air Afrique, dans la Baie du Lévrier, pas très loin de Nouadhibou. Ce géant jovial, qui a passé sa vie dans les camps de chasse ou de pêche de l’ouest africain, avait toujours beaucoup de succès avec ses histoires de traque d’éléphants. Il ne manquait pas de bagout et racontait avec humour ses expéditions les plus épiques, où transparaissait la volonté de satisfaire la chasse au trophée de tel client important, star du show business ou du monde des affaires. Il existait des centaines de guides de chasse et de pêche comme lui, officiant sur le continent africain ou toute autre étendue giboyeuse et peu peuplée. Alors qu’on a beaucoup fustigé les “populations indigènes irresponsables” auxquelles on a volontiers imputé la disparition de la biodiversité, le rôle de la prédation “de loisir” et celui de l’exploitation des ressources minérales ou agricoles intensives menant à l’extinction de la faune ont été euphémisées. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée de créer des zones de conservation de la nature, même si elles ont parfois un côté un peu factice, j’en ai parlé ici. En revanche, il faut réinterroger le modèle pour que les bénéfices en soient plus équitablement partagés. Si la biodiversité est notre patrimoine commun -et cela j’en suis persuadée- ne faut-il pas réinterroger le postulat selon lequel les populations qui en ont été en charge depuis des milliers d’années seraient moins à même de le protéger que les héritiers des puissances coloniales?

Selon Aby Sène-Harper, des dizaines de millions de gens auraient été déplacés pour laisser la place à ces forteresses de la conservation de la nature où les élites mondiales viennent se reconnecter avec une idée fantasmée de la nature telle qu’elle devrait être, ou payer des dizaines de milliers de dollars pour avoir le droit de tuer des animaux sauvages. Drôle de paradoxe qui fait qu’on accepte, dans des réserves privées adjacentes au Kruger, ou dans les espaces immenses du Bostwana, qu’un touriste puisse sacrifier un lion en payant des milliers de dollars, mais lorsqu’un braconnier tue un rhinocéros pour gagner à peine mille dollars, on réclame sa tête et le droit de lui tirer dessus sans sommation… Selon que vous serez puissant ou misérable…

Avec l’augmentation des terres protégées, et une sensibilité de plus en plus acérée à la cause de la biodiversité, la sanctuarisation se gagne au prix d’une militarisation des zones, et des méthodes musclées de protection. Les heurts deviennent de plus en plus fréquents, notamment au Congo, et plus récemment en Tanzanie.

A l’heure où la gouvernance mondiale de l’environnement, mise en place pour sauver notre planète des conséquences catastrophiques d’un réchauffement climatique excessif, prévoit de sanctuariser 30% de la surface des terres d’ici 2030, c’est un élément qu’il faut avoir en tête pour ne pas répéter à l’inifini les mêmes injustices.

“L’Afrique ne s’éveillera à son destin que lorsqu’elle cessera d’être le jardin zoologique du monde.”

Romain Gary, Les racines du ciel


[1] https://www.namibie-en-liberte.com/conseils-voyage/culture/himbas

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol

Bonjour Tamarin!

Un poème en prose écrit lors de mon dernier séjour… dans ce qui est devenu mon second chez moi…

Bonjour petit cardinal sur la faitière du toit,

Bonjour boulboul farceur sur le frangipanier,

Bonjour tisserin pressé,

Bonjour le flamboyant toujours plus majestueux,

Bonjour les libellules voletant à la surface de l’eau,

Bonjour les palmes dansant dans l’air,

Bonjour lézard multicolore dans l’arbre du voyageur,

Bonjour gros papillon aux ailes de velours noir.

Bonjour Tamarin !

Bonjour ô mon Rempart, dent de requin géante émergeant des cannes à sucres ondulant dans le vent, sentinelle minérale veillant depuis des siècles sur la baie du Tamarin.

Bonjour l’oratoire à Marie, dans ta rondeur pierreuse au couleurs bleue et blanche, accueillant les prières des voyageurs, juste avant le pont de la rivière du Rempart.

Bonjour le rond-point de Yémen, qui indique Port-Louis à 23,5 kilomètres, et ta piste rouge qui s’enfonce dans les champs de cannes. Bonjour l’antenne-relais palmier sauveuse des néo-nomades.

Bonjour les grands arbres, et la broussaille exubérante. Bonjour les arrêts de bus. Bonjour Perle de la Savane, Perle de l’ouest, Prince de la Route, King of Love, Sunshine Bus et Mad Max, Road Warrior, qui abritez les déplacements des travailleurs, les amours et les moqueries des lycéens et collégiens en uniforme.

Bonjour le centre commercial construit sur le champ de friches à l’entrée de Tamarin, promesse d’une vie plus moderne. Bonjour le vieux pont de fer qui enjambe la rivière, juste après l’école Paul et Virginie.

Bonjour la vieille église en pierre volcanique, et sa petite école où l’on voit parfois s’égayer les enfants en uniforme bleu à l’heure de la récré.

Bonjour les Salines, réduites à portion congrue, conservées pour que les touristes puissent y admirer dans leurs eaux. Bonjour la Tourelle qui se reflète dans les eaux peu profondes des bassins aux pierres noires.

Bonjour le grand banyan, sur le bord de la route masquant. Bonjour le temple indien.

Bonjour Tamarin !

Et vous, vos chiens, ils mulotent ?

Aujourd’hui je vais vous parler d’une guerre. Non, pas celle à laquelle vous pensez tous, sur laquelle je ne suis pas qualifiée, mais une guerre menée par une institution très représentative de la France avec un grand A: l’Académie Française. L’Académie Française est en guerre, je l’ai lu dans le Figaro, elle est en guerre contre le franglais. Les français auraient renoncé à utiliser les ressources de notre belle langue. Ils ont rendu les armes et emploient à tout bout de champ d’horribles locutions venant d’outre-Manche, voire d’outre-Atlantique, Saint de Gaulle, priez pour nous!

D’accord, j’ai l’ironie facile, je vous le concède. Surtout qu’une anecdote récente m’a donné conscience de ce que nous abandonnons, par paresse et par invasion de nos univers de représentation par des phrases toutes faites, révélant des modes de vie uniformément lissés. J’ai eu un de ces “moments de grâce” autrefois vantés par une ministre jadis sujette aux emportements extatiques dans la ligne 13 du Métro, lorsque j’ai découvert par hasard le mot “muloter”. Une épiphanie lexicale!

La première fois que j’ai entendu le verbe muloter, c’était il y a a quelques jours, dans la bouche d’un homme en pantalon et veste de travail coordonnée, grise avec des bandes réfléchissantes qui s’affairait à remplacer le moteur défaillant d’un des battants du portail du grand jardin que nous avons acheté en Normandie. Il avait garé son véhicule sur l’emplacement en graviers et en avait laissé sortir Nino, un sympathique bâtard un peu rondouillard, probablement croisé de beagle et d’épagneul, qui folâtrait à côté de lui.

Heureusement que je tiens mes chiens à l’intérieur, lui dis-je pour converser – l’homme n’était pas très expansif – ils n’aiment pas tellement leurs congénères! Oh mais Nino est très cool, me répondit-il en regardant son fidèle compagnon. Les miens moins! De toute façons, je suis obligée de les enfermer, sinon il creuseraient jusqu’en Chine, ce ne sont pas des terriers pour rien! Ah, ils mulotent vos chiens? Nino aussi, il mulote, mais il n’a pas beaucoup de succès! Les miens non plus, ça ne les empêche pas de creuser! L’homme s’absorba dans sa tâche, et je partis faire autre chose en gardant, comme une trouvaille précieuse ce nouveau mot: muloter…

Les jours suivants, je l’ai roulé dans ma tête et l’ai répété tout bas, muloter, muloter, muloter. Je voulais le sentir, le ressentir. Je mulote, tu mulotes, elle mulote, nous mulotons, vous mulotez, ils mulotent… J’avais étendu mon vocabulaire d’un trésor supplémentaire, et j’en ressentais une joie profonde. J’avais l’impression qu’on m’avait fait un cadeau, un néologisme génial venant de ce monde rural que je découvre avec bonheur ces derniers temps. Je développe probablement un syndrome de Marie-Antoinette, mais cette nouvelle installation me réjouit beaucoup, malgré l’hiver, les silhouettes griffues des arbres, et la nuit, qui tombe d’un seul coup, et qui enveloppe tout d’un manteau noir.

Rentrant à la maison, j’eus quand-même eu un doute, et avisais le Littré dans la bibliothèque. J’ouvrais le volume et paf! que trouvé-je pile entre mulot et mulquinier, je vous le donne en mille !

“Muloter / mu-lo-té / v. n. Terme de vènerie. Se dit du sanglier qui fouille les caveaux du mulot pour se renaître du grain qu’il y trouve amassé. / Se dit d’un chien de chasse qui s’amuse à déterrer les mulots. Un limier mulote lorsqu’il s’arrête sur tout ce qui se rencontre, lorsqu’il gratte la terre sur les trous de taupe ou de mulots. “

Littré

Ce n’est pas un néologisme, mais un verbe tout ce qu’il y a de plus officiel, inscrit dans ce monument de la langue française qu’est le Littré. A l’heure où la pratique de la chasse fait question, c’est tout de même intéressant de constater que cette activité volontiers décriée, est aussi productrice d’une certaine connaissance de la nature… Sans l’expérience de la vènerie, il n’y aurait pas besoin de définir le mulotage. Et vous vos chiens, ils mulotent?

Zanzibar, une autre idée du paradis?

La littérature, c’est bien connu, est une alliée précieuse du voyage. Plus que ces guides à grand tirage, on devrait toujours avoir dans ses bagages des ouvrages des romanciers locaux…

La première fois que je vis Zanzibar, c’était en 2002. Le coup de foudre ne fut pas immédiat. Il faut dire que nous avions été pris en charge dans un taxi hors d’âge à l’aéroport, après un long périple via de Nairobi, et qu’à cause de troubles politiques – il y avait une manifestation en cours dans le coeur de la vieille ville- le taxi nous avait déposés, en pleine chaleur de début d’après-midi, à un endroit de sa connaissance en nous disant qu’il fallait continuer tout droit, avec nos valises dans les rues poussiéreuses, pour trouver notre hôtel, sis dans une ancienne demeure omanaise.

Le chauffeur ne pouvait pas aller plus loin dans la ville, le périmètre, nous dit-il, était bouclé par la police. Il nous conseillait de ne pas traîner. Nous avons donc parcouru ce qui m’a paru une distance considérable, mais qui ne devait pas excéder le kilomètre, dans une rue où toutes les maisons étaient fermées – pour se protéger de la chaleur ou par peur des débordements?- avec en fond sonore les bruits des rondes d’hélicoptères de la police tanzanienne qui surveillaient la ville. Arrivés à l’hôtel, nous avons été installés dans une chambre aux murs peints en bleu délavé et aux meubles en bois sombre, avec une grande partie ouverte sur l’extérieur. La salle de bain en plein air donnait en contrebas sur un temple indien.

Epuisés par le périple, nous avons suivi le conseil du réceptionniste de l’hôtel de ne pas sortir avant le lendemain matin, afin de nous assurer que les troubles étaient bien terminés. Nous avons pris un verre et sans doute grignoté quelque chose le soir, sur la terrasse du toit de l’hôtel, en écoutant, à la lueur magique du soir déclinant, une polyphonie d’appels à la prière s’élever de tous les quartiers de la ville. Nous devions passer deux jours à Stone Town avant d’aller à la plage au nord de l’ïle.

La lendemain, la vieille ville nous ravit de son charme fané, ruelles étroites, bâtiments en pierre de corail aux enduits fatigués et portes monumentales sculptées et ouvragées. Nous avons flâné dans les rues, admiré les empreintes africaines, indiennes, omanaises et coloniales dans cette petite cité aux nombreuses boutiques en rez-de-chaussée de commerçants aux origines variées. Nous avons découvert le front de mer, et le port dans les eaux duquel allaient et venaient les boutres à voile faisant penser aux livres d’Henri de Montfreid et d’Hugo Pratt. Pour se rafraîchir, des enfants rieurs sautaient des rochers dans les eaux de l’océan Indien.

Je me souviens du Blues café, établi sur une jetée, où l’on pouvait se restaurer en regardant, dans l’eau turquoise translucide sous les piliers, les demoiselles et les poissons anges tournoyer en attendant des reliefs de nos repas, et où passait en boucle un 33 tours du groupe suédois ABBA – c’était avant le streaming!. Le restaurant offrait un poste d’observation de premier ordre sur le front de mer, les déambulations des passants, employés ou commerçants, familles ou groupes de jeunes, et des marchands massaï à l’affût des touristes.

Malgré tout, je me pris de bec avec un jeune garçon dont nous avions accepté étourdiment qu’il nous serve de guide et qui commença à nous débiter des banalités sur l’esclavage qu’il restreignait à la traite transtlantique. “You know Maam, why there are black people in America? Because evil white people took them from here, to work as slaves in America.” Je lui répondis sèchement que, d’une part, une grande proportion des esclaves en Amérique venaient des côtes ouest de l’Afrique, en témoignaient les vestiges mis en avant de l’île de Gorée, au Sénégal, jusqu’aux côtes angolaises, et que, vue la mainmise des sultans omanais sur l’île des siècles avant la traite transatlantique, l’esclavage n’avait pas été importé par les blancs, mais était d’abord le fait des arabes. “We made peace with them.” me répondit-il insolemment…

Je n’appréciai pas non plus l’écriteau dans notre lodge de Nungwi, nous demandant de ne pas descendre en maillot sur la plage pour ne pas indisposer les indigènes. Nous avions choisi un écolodge, tenu par un kenyan blond qui communiquait avec son staff en swahili, des paillotes simples sur une plage aux teintes d’aquarelle dont la mer d’un turquoise translucide se retirait à des kilomètres à marée basse, laissant apprécier le sable blanc et fin, et qui présentait trop de vagues à marée haute pour être vraiment baignable. Le village était à plus d’un kilomètre, et les risques de croiser et d’indisposer un indigène, à part ceux travaillant pour le lodge qui devaient être habitués aux excentricités des occidentaux rougissant au soleil de l’équateur. Mais une fois lu l’écriteau, je ne me sentais pas de ne pas en respecter la consigne… Je me souviens de longues balades sur la plage nous menant au village pour voir rentrer les bateaux de pêche dans des tableaux à faire pâlir les aquarellistes. Dès qu’on s’éloignait de la plage pour aller vers le village en revanche, on était frappé par la nudité des lieux, le terrain de foot à peine délimité et les sacs plastique en lambeaux qui fleurissaient les buissons d’épineux secs où broutaient les chèvres qui abondent dans ces paysages.

L’image d’Epinal de l’île aux épices ne résistait pas devant les vues de la ville nouvelle de Zanzibar, collection d’immeubles en béton mités par la salinité de l’air marin, ni celles de ces petits villages de pêcheurs aux quelques bâtisses basses sans charme. Zanzibar a laissé une forte impression sur ma rétine, ces paysages à aquarelles et cette architecture composite ne peuvent qu’exercer une séduction efficace. Si on sait ignorer les ombres ourlant le tableau…

J’aurais apprécié, alors, de pouvoir lire les romans d’Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature 2021, pour mieux apprécier cette île complexe. J’ai fini la semaine dernière “Desertion”, un roman situé à Zanzibar. Le récit, bizarrement construit, retrace à la fois les amours clandestines de Pearce, un aventurier anglais, et Rehanna, native de l’île, dans les années 1920, et les trajectoires de Fatima, Amin et Rashid, une fratrie dans la Zanzibar à la fin de la colonisation britannique. On comprend plus tard la juxtaposition des deux histoires, les amours contrariées de Pearce et Rehanna donneront naissance à la mère de Jamila, amour impossible d’Amin quarante ans plus tard. C’est un roman d’initiation désabusé, où se lit l’impossibilité d’exprimer son individualité dans une île corsetée par un islam qui régit toutes les relations sociales. Tenir son rang et ne pas faire honte à sa famille et à ses parents y est plus important que s’épanouir en tant qu’individu. Sur l’île, il est mal vu de transgresser les limites entre les communautés, on peut être musulman d’origine indienne, arabe ou africaine, mais on se marie entre soi dans son ethnie d’origine.

L’amour, grand sujet des romans occidentaux depuis “La princesse de Clèves”, n’a pas droit de cité.

Love was something transgressive and ridiculous, an antic, or at best an exploit.

Gurnah, Abdulrazak. Desertion. Bloomsbury Publishing.

Les hommes et les femmes jouent des rôles immuables, et vivent des vies modestes et dignes. Rashid, le narrateur est le seul à s’enfuir, à la faveur d’une bourse d’étude obtenue en Angleterre. Il vivra un exil extérieur et intérieur dans ce pays qui finit par devenir un peu le sien, par les hasards de la grande histoire. Ce qui fait le sel de ce roman, c’est, plus que ces histoires individuelles, la façon dont elles sont imbriquées à l’histoire de l’île, faisant apparaître sa composition, son impossible colonisation, ses maisons en ruines, ses espoirs déçus, le coup d’Etat tanzanien, et son corollaire, l’annexion de Zanzibar par son grand voisin. La junte au pouvoir empêchera Rashid de rentrer voir les siens pendant des années.

Quel dommage que je n’aie pas eu connaissance des écrits d’Abdurazak Gurnah plus tôt. Sans doute aurais-je plus apprécié ma visite sur l’île et mieux compris ce qui s’y tramait. J’aurais compris pourquoi l’annexion de ce qui était alors le sultanat de Zanzibar avait été mal vécue par une population qui ne se sentait pas d’attache particulière à la Tanzanie. Comment cette annexion avait laissé des traces dans la population, se reveillant, comme des cicatrices mal guéries, à l’approche des élections, causant ces troubles qui nous ont surpris. Et puis le regard de l’auteur sur un monde occidental très imbu de lui-même, sa réécriture de l’histoire coloniale sont très révélateurs et incitent à la réflexivité. Comme l’écrit Rashid, le narrateur, qui est un double de l’auteur, ce sont des histoires qui s’emboîtent dans d’autres histoires qui tiennent tout lié. Une façon, en passant par le biais de ces mésaventures amoureuses de deux couples séparés par deux générations, de brosser les traits d’une, île Zanzibar, dont l’histoire complexe est trop souvent gommée au profit du narratif béat vantant ses qualités esthétiques ou récréatives.

Faut-il célébrer les quatre cents ans de Molière?

Molière a quatre cents ans. J’ai lu dans le journal Le Monde que d’aucuns, dans sa propre maison, la Comédie Française, se seraient posé la question de ce qu’il fallait en faire. Ses pièces ne sont-elles pas un peu datées? Molière n’est-il pas moins subtil que Marivaux? Il n’était pas toujours très tendre avec les femmes, Molière! Une vraie féministe peut-elle lui pardonner “Les précieuses ridicules” et “Les femmes savantes”, des pièces où il moque des femmes désireuses de s’instruire? Peut-on, doit-on, fêter Molière dont les valeurs ne cadreraient plus avec une époque éprise d’une diversité que son siècle ignorait, tout tourné qu’il était vers un roi Soleil qui promulga en 1685 le Code Noir, accélérateur de la traite transatlantique.

La première fois que j’ai entendu parler de Molière, enfin de Jean-Baptiste Pocquelin, fils de tapissier, plus connu sous le nom de Molière, c’est à Cansado, dans le salon de notre maison. Maman nous avait acheté une série de livres disques éducatifs de la collection du Petit Ménestrel, et parmi ceux-ci, il y avait un disque sur la vie de Molière avec des extraits de spectacles enregistrés à la Comédie Française.

Comme j’ai pu rire en entendant la scène de ménage entre Martine et Sganarelle, au début du “Médecin malgré lui”, la scène où Scapin feint l’enlèvement de son jeune maître pour soutirer de l’argent à son père “que diable allait-il faire dans cette galère?”, la scène de l’avare où Arpagon cherche sa cassette “au voleur, à l’assassin, il est là, je le tiens!”, et la scène où Louison vend la mèche sur les amours de sa grande soeur à son malade imaginaire de père. J’ai été émue à l’écoute du dialogue entre Arnolphe et Agnès dans “L’école des femmes”. Pourquoi un vieil homme voudrait-il épouser cette jeune innocente? Cela n’était pas totalement décalé avec la réalité du pays où j’habitais et où il arrivait qu’on marie les filles à peine pubères. J’ai écouté ce disque des dizaines de fois, il finissait par crisser – il faut dire que le sable omniprésent n’arrangeait pas un vinyle déjà soumis à l’usure naturelle – et je crois qu’à la fin je le connaissais par coeur. Je lui dois sans doute mon amour du théâtre, longtemps imaginé, avant de passer la porte de la rue de Richelieu, des années après, lorsque je suis devenue parisienne.

Mon second contact avec Molière, ce furent les quatre tomes de ses pièces, dans la collection Garnier Flammarion, achetés par maman à la librairie Clairafrique de Dakar. Les ai-je lus et relus aussi! J’aimais ces dialogues vifs et bien troussés, ces personnages qui se dessinaient derrière ces lignes écrites en petits caractères. J’étais en cinquième, je préférais “le Médecin malgré lui” et le “Bourgeois Gentilhomme” aux plus compliqués “Dom Juan” ou “Tartuffe” qu’il me faudrait plus de temps pour apprécier.

Molière a accompagné ma scolarité dans le secondaire. On étudiait alors une pièce par an dans ces éditions scolaires pour lesquelles chaque professeur avait sa préférée, ce qui nous a valu d’en avoir , à la maison, au moins trois versions différentes, à la grande incompréhension de ma mère… J’ai encore en tête certaines des tirades apprises par coeur pour le cours de monsieur Irolla, inoubliable professeur de français de mes années lycée, qui nous les faisait déclamer sur l’estrade, à côté de son bureau. Pour certains c’était un supplice. J’aimais bien donner la réplique aux malheureux cloués au pilori. “Et Tartuffe?”

J’ai retrouvé Tartuffe en Afrique du Sud. Il y a quatre ans. Sylvaine Stryke, une sud-africaine sponsorisée par l’Institut Français en avait fait une mise en scène pour le Joburg Theatre. Nous y avions invité les jeunes de Sizanani et leur mentors. J’ai été frappée par la pertinence de la pièce dans un contexte sud-africain, et par la façon dont l’intrigue et les dialogues sonnaient particulièrement juste dans ce contexte.

Un (faux) dévot invoquant Dieu à toutes les sauces mystifie un père crédule tout en courtisant sa jolie (seconde) épouse, voilà qui ne surprendrait pas dans un township! Des amours contrariées de jeunes tourtereaux, pour lesquels le mariage est impossible sans l’assentiment de la famille et des échanges d’argent, tristement courant! Une domestique familière n’ayant pas sa langue dans sa poche et disant leur fait à tous les membres de la maisonnée, une habituée des beaux quartiers ? Les domestiques y sont les meilleurs amis/ennemis des familles, dont elles connaissent les plus intimes travers. La metteuse en scène avait voulu choisir ses acteurs dans toute la palette de la nation arc-en-ciel, pour présenter une famille métissée, et la pièce a fait mouche. Cela se voyait aux sourires, et aux visages réjouis des spectateurs. “I may be pious, but I’m still a man”… “Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme”!

L’universalité de Molière m’a surprise ce soir-là, au Joburg theatre. J’ai été émerveillée que ses messages puissent passer aussi bien, malgré les différences de contexte. Les hypocrites gouvernent toujours le monde. Les bigots prospèrent, et la religion (ou l’apparence de religion) conduit, ici comme aux antipodes, à des attitudes déraisonnables quand, au lieu de questionner l’esprit, on se contente d’appliquer la lettre. J’ai revu cette fois où Véro, l’animatrice de Sizanani, motivant les jeunes pour le Matric (le bac sud-africain), avait fini par dire aux étudiants que ce n’était pas la peine que leurs Gogo (grands-mères), s’usent en prières tous les dimanches à l’église pendant des heures. L’obtention du Matric est plus sûrement une histoire de travail que de miracle (et peut-être de décision du ministre de l’éducation d’accorder un “pass” à 40% de réussite aux épreuves).

Molière aussi, me vint à l’esprit lorsque cette amie sociologue, éduquée à l’Université de Cape Town m’avait raconté la réaction de sa mère lorsqu’elle avait envisagé de s’inscrire en doctorat. “Mais tu ne trouveras jamais de mari!”. Les femmes savantes, ici et là-bas, font encore peur. Une femme éduquée, c’est une hérésie: “Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,/ Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez / Quand la capacité de son esprit se hausse / A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.”

C’était une redécouverte assez délicieuse que de voir que l’oeuvre d’un homme, qui a voulu “peindre d’après nature” le portrait de son temps, arrive à toucher, trois siècles et demi après, les coeurs de jeunes gens d’un autre continent.

Mon glossaire sud-africain

Marie-Agnès, géniale animatrice d’atelier d’écriture, ayant proposé la semaine dernière un exercice de glossaire, je n’ai pas hésité à replonger dans ces petits mots, ces petites expressions typiquement sud-africaines. Une occasion de relire aussi (rapidement) une partie des billets de ce blog… Enjoy!

Ag shame : interjection, mix afrikaans-anglais, signale la désolation et/ou la compassion. “Le petit chat est mort! – Ag shame!”.

Biltong : friandise du bush. Viande de gibier ou de boeuf séchée et découpée en fines lamelles. Peut servir d’encas, ou colmater les petites fringales de la journée.

Borehole : puits/pompage privé de la nappe phréatique. Permet aux habitants des quartiers aisés d’arroser leurs somptueux jardins, et de remplir leur piscine même en temps de pénurie due à l’abaissement des niveaux des réservoirs.

Braaï: moment de convivialité. Rassemblement amical, déjeuner du week-end autour du braaï, ustensile connu sous d’autres latitudes sous le nom de barbecue. On est attendu à un braaï à partir de 13h00 et on peut en repartir vers 17h00, en ayant énormément consommé de viande, d’alcools -sud-africains bien sûr!- et autres délices. Il est recommandé de prendre un Uber pour rentrer chez soi après un braaï, sauf si vous êtes invité par votre voisin.

Eish : Interjection polysémique familière, plutôt utilisée par la population africaine, à ne pas utiliser dans un dîner chic. Eish! signale l’interrogation, l’incrédulité, l’impuissance, la sympathie, et parfois l’amusement. “Il faut que jeunesse se passe… Eish!”

Glamping: contraction de “glamour” et “camping”. Un oxymore pour certains, le glamping est une activité réservé aux blancs sud-africains. “Camper dans le bush? “ m’objecta un jour mon prof de zoulou “c’est n’importe quoi, le bush c’est plein de bêtes, et dangereuses en plus!”. On peut aimer le camping et le luxe, d’où le glamping, version luxueuse du premier avec à la clé des dizaines d’équipements dont je n’aurais jamais imaginé l’existence, disponible dans des enseignes de sport et de plein air, ou chez le très chic Melvin and Moon pour les nostalgiques de Out of Africa.

God bless you : expression fourre-tout, permet de ravaler sa culpabilité devant le mendiant auquel on vient de donner quelques pièces au pied du robot.

Gym : lieu important de la sociabilité des villes sud-africaines. On s’inscrit au gym pour profiter des centaines d’appareils et d’agrès pour moduler son corps, pour suivre des cours collectifs (ah, le “strech-a-move de Jannie!”), nager, mais surtout échanger les derniers potins dans les vestiaires ou au bar autour d’un cocktail détox-vitamines.

Inhlawulo : dommages et intérêts demandés par la famille d’une jeune femme enceinte, engrossée lors d’une relation hors mariage, à la famille du géniteur supposé. Les dommages sont censés couvrir les besoins de la mère pendant sa grossesse et les premiers mois du bébé. La demande est souvent synonyme d’humiliation publique pour la jeune femme.

Hadeda: réveille-matin johannesbourgeois. Nom de ces ibis aux plumes grises irisées qui nichent dans les arbres majestueux des jardins de Johannesburg. Ils produisent juste avant l’aube des cris de bébés humains qu’on égorge. Les hadedas se nourrissent de Parktown prawns, larves de gros grillons qui prolifèrent dans les pelouses bien arrosées des beaux quartiers.

Lekker : de l’afrikaans, cool, chouette, bath… Si un interlocuteur, ou une interlocutrice répond “lekker” à l’une de vos propositions, vous pouvez en déduire: 1) qu’il/elle est enthousiaste; 2) qu’il/elle est probablement afrikaner ou que sa langue maternelle est l’afrikaans.

Loadshedding: aussi appelé délestage. Manifestation de l’impuissance des centrales électriques sud-africaines à fournir de façon constante et sans interruption une population toujours plus accro à l’énergie. Symbole de la corruption et de la mauvaise gestion Eskom, surnommée Eishkom, la compagnie d’électricité nationale, a plus brillé ces dernières années par sa capacité à engraisser des proches du pouvoir, qu’à entretenir un parc de centrales à charbon vieillissantes.

Lobola : prix de la fiancée, largement répandu en Afrique Australe et en Afrique de l’Est. Somme demandée par la famille de la future mariée à la famille du futur marié, pour donner sa bénédiction aux épousailles. Le prix se négocie en équivalent-vaches et prend en compte l’âge, la beauté, le niveau d’éducation de la future épouse. Des petits malins ont même inventé un application pour la calculer. Ce qui, semble-t-il, aurait contribué à l’inflation des lobola. Bien que reconnaissant les mariages coutumiers et religieux en plus du mariage civil, l’Afrique du Sud détient un record de naissances hors mariage.

Malva pudding : gâteau éponge écoeurant, étouffe-chrétien composé d’une base à fort taux de glucose, de beurre et de farine, arrosé d’une crème à la vanille manquant de subtilité.A refuser poliment.

Robot: feu de circulation. Ne pas chercher Goldorak ou un androïde quelconque lorsqu’on vous parle de robots en Afrique du Sud. Il s’agit d’un bête feu de circulation.

Roïbos : tisane rouge, à base de roïbos (plante-rouge), boisson favorite des sud-africains.

Taxi: minibus Toyota Quantum utilisé comme transport collectif par les noirs pour rentrer dans leur township. Les taxis sud-africains portent sur leur hayon leur maxime: “sesfikile”: on est arrivé. “siyaya”: on y va, des versets de la Bible en version littérale ou en version cryptique Isaïe 37:12, des professions de foi: “God is my sheperd”. Les taxis sont des hauts-lieux de la vie johannesbourgeoise: on y naît, on y meurt, on s’y rencontre. Les conducteurs de taxis sont connus pour leur conduite hasardeuse, leur habileté à manier des “profanities” (grossièretés), et leur piètre observance du code de la route. Ne pas essayer de leur faire entendre raison.

Western Cape : Province du Cap, de la cité-mère. Lieu de vacances favori de nombreux sud-africains, et siège du parlement. Partout ailleurs dans le pays, il est de bon ton de dire du mal du Western Cape et de ses poseurs d’habitants.

L’autoportrait comme moyen d’émancipation : la leçon photographique de Samuel Fosso

Retour sur la très belle rétrospective de l’oeuvre de Samuel Fosso à la Maison Européenne de la Photographie

Qu’est-ce qui pouvait bien pousser Samuel Fosso, soir après soir, à la fermeture de son atelier de photographe dans une rue poussiéreuse de Bangui, à créer ces décors et ces personnages qu’il endossait pour nous léguer, quarante ans après, une oeuvre poétique et déroutante?

Comment décide-t-on, quand on est un autodidacte de la photo, un adolescent malingre, dont le destin a été ballotté entre le Cameroun, où il est né, le Nigéria dont est originaire sa famille, et où, en tant qu’Igbo, il connaîtra les atrocités de la guerre du Biafra*, et la Centrafrique où il s’installe chez un oncle qui lui apprend les rudiments de son métier, de jouer avec les lumières, les costumes, et de trouver, jour après jour, une inspiration?

Est-ce par ennui, par jeu, par narcissisme? Est-ce parce que parfois, en cette époque où le photo-téléphone n’a pas été inventé, il faut finir la pellicule pour développer le négatif et livrer les commandes de ces familles, ces jeunes mères, ces couples qui veulent offrir à ceux qu’ils aiment une photo de leurs accomplissements?

Etait-ce pour dynamiser un peu son pas de porte et animer sa vitrine en proposant des vignettes moins figées que la figure imposée du portrait de famille, avec père, mère et enfants les yeux écarquillés, attendant sans respirer la sortie du petit oiseau? Un essai pour renouveler le genre, proposer des portraits un peu canaille “à la manière” des couvertures des magazines pop des années 70, avec leurs chemises pelle-à-tarte, leurs pantalons à pattes évasées, et leurs lunettes de mouche.

Les premiers clichés nous “parlent d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître”. Un temps où la photographie relevait encore de la magie et servait à fixer sur pellicule puis sur papier argentique des moments importants, pas le détail le plus menu de votre existence, mais la naissance d’un enfant, un mariage, des fiançailles… Un temps où posséder un appareil était un privilège, et où les moins privilégiés s’adressaient au photographe au coin de la rue. Un temps où il fallait avoir fini la pellicule pour pouvoir savoir si l’on avait réussi ou raté un cliché, si le bébé avait bien les yeux ouverts au moment de l’ouverture de l’obturateur.

J’avoue avoir un peu tiqué lorsque j’ai compris que Samuel Fosso ne présentait que des autoportraits. L’autoportrait est une figure artistique classique depuis le seizième siècle, cependant il est toujours suspect d’un excès de vanité de la part de l’artiste. Pourquoi (me) peindre, (me) photographier, que cherche-t-on dans le miroir/objectif, quelle(s) réponse(s) à quelle(s) question(s)? J’ai toujours en tête cette obsession de la (forcément méchante) belle-mère de Blanche-Neige: “qui est la plus belle du pays?”. Si l’inquiétude de la transformation et l’observation de la mue de l’adolescent Samuel Fosso en jeune adulte transparaît dans les premiers (et timides) autoportraits, l’évolution des clichés laisse entrevoir des réponses plus réjouissantes.

Les autoportraits de Samuel Fosso deviennent avec les années un “je” plus imaginé en dehors du cadre imposé du studio, les décors, les costumes et les poses s’enhardissent au-delà des imitations des modèles “cool” des magazines. La réflexion devient plus politique. Le photographe se rêve en acteur des mouvements des droits civiques, il incarne des grandes figures de la libération noire états-unienne (Cassius Clay, Martin Luther King, Angela Davis), des figures françaises comme Aimé Césaire, ou africaines comme Nelson Mandela. Il s’imagine aussi en pape, le premier pape africain de l’histoire, pour une Eglise dont les ouailles sont de plus en plus nombreuses sur le continent.

J’ai particulièrement aimé la série où il essaie de faire revivre son grand-père, guérisseur traditionnel mort lors de la guerre du Biafra, qui l’avait soigné d’une infirmité suite à un accident de sa prime enfance. Samuel Fosso aurait dû être initié par ce grand-père qui lui a été enlevé. Pas de décor pour cette série de figures rouges briques sur fond bleu qui peut rappeler de loin des figures découpées de danseurs de Matisse. Samuel Fosso retrouve les poses du guérisseur et le dialogue avec ce grand-père aimé. Emouvant hommage également, juste à côté, aux soldats africains engagés dans les armées françaises lors des deux guerres mondiales.

Au fur et à mesure de l’exposition on est saisi par la profondeur que prend le travail de l’artiste, comme si retravailler sans relâche le même matériel, sa propre figure, lui permettait de la transcender et de représenter une réalité plus universelle que sa seule histoire. La figure du photographe s’efface.

N’hésitez pas à faire un tour à la Maison Européenne de la Photographie, l’expo en vaut le détour!

* Sur la guerre du Biafra, je ne peux que conseiller la lecture du très beau roman de Chimamanda Ngozi Adichie “Half of a yellow sun” / “L’autre moitié du soleil”

Les promesses n’engagent-elles que celles qui y croient?

Vous pouvez aussi écouter ce billet ici.

“Il faut lire tout Damon Galgut”. C’est ce que me répondit une professeure de littérature de l’université de Pretoria rencontrée lors d’un séminaire alors que je lui demandais où diriger mes lectures sud-africaines. Je souhaitais sortir du triangle des classiques : Gordimer-Coetzee-Brink. Par souci de représentativité, elle m’avait également conseillé Imran Coovadia, Marlene Van Niekerk, et Zakes Mda. J’avais l’intention de suivre ses conseils pour Damon Galgut, mais le roman “the good doctor” m’a tellement impressionnée que j’ai craint d’être déçue par tout autre roman que je lirais de cet auteur. La parution récente de “La promesse”, qui vient de remporter le Booker Prize, m’a incitée à franchir le pas.

“La promesse” est un excellent roman pour qui veut comprendre l’Afrique du Sud et les trente dernières années de l’histoire de ce pays. Le fil narratif est simple. Alors qu’elle est sur son lit de mort, Rachel Swart fait promettre à son mari, Manie, qu’il donnera à Salomé, leur domestique, la petite maison dans laquelle elle habite sur le terrain de leur ferme. La promesse que Mannie fait distraitement est entendue par Amor, la dernière des trois enfants du couple. Lorsque Rachel meurt, Manie s’empresse d’oublier sa promesse, d’autant plus irréalisable que les lois de l’apartheid ne permettent pas aux noirs de posséder de l’immobilier sur des terres destinées à la population blanche.

Le livre s’articule autour de ce que les trois enfants Swart, Anton, Astrid et Amor, vont faire à leur tour de cette promesse, tout en couvrant trois époques distinctes de l’histoire de l’Afrique du Sud : la fin de l’apartheid, l’avènement de Mandela, avec l’inévitable épisode de la victoire des Springboks à la coupe du monde de rugby, les errements de la période Zuma et le Guptagate dont j’ai abondamment parlé dans ce blog.

Galgut a choisi une veine sarcastique pour décrire, dans les errements de la famille Swart, une famille blanche assez ordinaire, une société sud-africaine (blanche essentiellement), mesquine, cupide, bigote, incapable de s’imaginer à la place de l’autre, et de se remettre en question après la démocratisation du pays. Une démocratisation qui signe aussi la fin de l’embargo commercial et permet l’enrichissement soudain de certaines franges de la population. Certaines scènes, à la fois acides et réalistes me rappellent des choses vues, lues ou vécues lors de mes trois années à Johannesbourg. Le roman se lit d’une traite.

Au delà de la satyre, le roman propose une belle réflexion sur le statut des domestiques, artisans invisibles du bien-être des familles blanches sud-africaines. Membres de la famille, corvéables à merci, sacrifiant leur vie familiale à celle de leurs patrons, souvent plus proches des enfants qu’elles élèvent que de leurs propres enfants, que deviennent-elles lorsqu’elles ne sont plus en âge de travailler? “Elle peut rester ici jusqu’à sa mort” répondent à leur tour les héritiers persuadés, comme tout employeur de domestique, que dans sa famille, celles-ci sont bien traitées. Mais que laissera Salomé à son seul enfant? Et si les conditions changent, si la ferme périclite, si la famille connaît un revers de fortune? Que devient Salomé?

Comme tous les bons romans, celui-ci ne se clôt pas. Je l’ai refermé en me demandant si finalement, “La promesse” dont il est question, n’est pas seulement celle qu’Amor entend sa mère mourante demander à son père. Mais si l’auteur ne demandait pas en miroir à ses compatriotes de s’interroger sur celles faites par les artisans de la démocratisation du pays et de la rédaction de la constitution la plus inclusive du monde. Alors que l’ANC vient de connaître des défaites historiques (phénomène récurrent) aux élections locales avec une abstention record, il serait approprié que ses dirigeants se posent la question de ce qu’ils ont fait de leurs promesses.

Pleure, ô pays bien aimé…

J’ai eu du mal à écrire ce post, je l’ai remâché mille fois dans ma tête, et je me suis décidée à vous le livrer tel quel. Le mois de juillet a été éprouvant pour tous les amoureux de l’Afrique du Sud, mais plus encore pour mon cercle d’amis à Johannesbourg. Samedi 17 juillet, à 14h30, nous avions rendez-vous en visioconférence pour la cérémonie d’adieu à R. décédé le 1er juillet après deux mois d’hospitalisation en service de réanimation pour avoir contracté le Covid au mois d’avril.

Cette semaine a coïncidé avec celle des heurts suivant l’incarcération de Jacob Zuma, l’ex-président de la république sud-africaine doit purger une peine de quinze mois pour outrage à la justice. Il a consciencieusement évité de répondre aux questions embarrassantes des juges cherchant à l’entendre à propos des 783 (et quelques) charges de corruption qui pèsent contre lui. Au point d’indisposer les magistrats qui l’ont fait condamner à quinze mois de prison pour mépris de la justice. Dans le bras de fer qui a succédé, les autorités lui ont donné cinq jours pour se rendre avant que la police vienne l’arrêter dans son domaine de Nkandla. Les membres de la famille de Zuma et des partisans ont appelé à la “résistance” de ses partisans pour lui éviter la prison. Peine perdue, l’ancien président s’est rendu.

Après l’incarcération de Zuma, les alliés de l’ancien président ont appelé à une démonstration de force en bloquant les routes dans la province du KZN sous la bannière #shutdownKZN. Ces manifestations se sont transformées en scènes de pillage massif, essentiellement dans la province du Kwazulu-Natal fief de la famille Zuma, mais aussi dans le Gauteng, où habite la seconde plus forte proportion de zoulous.

Le bilan de cette semaine folle s’est alourdi à plus de 330 morts, et à des dégâts matériels considérables, principalement dans le Kwazulu-Natal. Des centres commerciaux entiers ont été détruits, des camions incendiés au niveau du péage de Mooi Riber sur la N3, la route qui relie Johannesbourg à la ville de Durban, principal port du pays et capitale de la province, des rumeurs se sont propagées. Les étrangers craignaient une flambée xénophobe comme il y en avait eu en septembre 2019. A Johannesbourg, ce sont essentiellement les commerces des townships comme Alexandra ou Soweto qui ont été dévastés, alors qu’aux abords de Durban, même les malls des quartiers plus aisés étaient visés.

Le gouvernement Ramaphosa a mis du temps à réagir. L’envoi de l’armée en renfort pour sécuriser les centres commerciaux semble, en tout cas pour l’instant, avoir calmé le jeu. Mais des milliers de commerces ont été détruits, des milliers de commerçants ont tout perdu, et des milliers d’employés du commerce qui n’avaient pas perdu leur emploi du fait de la pandémie, vont probablement se retrouver sans moyen de subsister. S’il restait un minimum de confiance dans le gouvernement de l’ANC, alors que le pays subit une troisième vague de Covid 19, que les hôpitaux sont débordés, et que la campagne de vaccination a marqué le pas dans deux des provinces les plus peuplées du fait des manifestations, celle-ci a été réduite à néant. Les chaînes de logistiques locales ont par ailleurs été compliquées par le blocage de la N3 et les incendies de camions.

Cette semaine là, le pays a craint un basculement dans l’anarchie. Certains amis de mon âge disent n’avoir pas souvenir de tels évènements de leur vivant, et certainement pas depuis l’avènement de la démocratie dans le pays, la tension est redescendue, mais pour combien de temps? Le président Ramaphosa saura t’il trouver une solution pour éteindre toutes les braises?

C’est à l’issue de cette semaine que la famille de R a décidé de réunir en visioconférence les membres de la famille, les amis et les collègues qui le souhaitaient pour une cérémonie d’hommage. R est mort à l’hôpital, après deux mois de hauts et de bas, et une petite accalmie qui lui avait permis de revoir K, son épouse, et leurs deux enfants, rentrés d’Ecosse où ils étudient, avant que le virus n’endommage plus son organisme, et que les conditions d’accueil dans un hôpital submergé de patients Covid n’interdisent aux proches de venir lui rendre visite et le soutenir par leur présence.

R n’étant pas croyant, les discours sur la vie éternelle et la résurrection des morts auxquels je suis habituée en tant que catholique nous ont été épargnés. La cérémonie s’est centrée sur R, sur celui qu’il avait été, qui serait célébré et regretté, dans des souvenirs à la fois poignants et joyeux de ce.lle.eux qui l’ont connu et aimé. Les sanglots n’ont pas manqué. Les témoignages des proches, du frère et de la soeur aînée lui survivant, de son ami d’enfance, de K et de leurs deux enfants, et de leurs d’amis intimes ont été poignants. Plus joyeuses étaient les évocations des performances de R. sur les pistes de danse, de sa vocation avortée de manager d’un groupe de punk rock lors de ses études de droit à Wits, ou de son goût pour les chapeaux flashy pour protéger sa peau pâle de descendant de migrants écossais.

Etrange cérémonie, entre sourire et larmes, rendue nécessaire par les circonstances particulières. L’interdiction de se réunir a forcé les familles à trouver des moyens nouveaux de rendre un dernier hommage à R., malgré les distances et les précautions sanitaires.

Ce qui prédominait, pour tous, c’était le choc. Pendant les deux mois où nous avions suivi le cours de sa maladie après son hospitalisation, sur le groupe WhatsApp dédié à informer ses amis, pour ne pas submerger K de nos questions bien intentionnées mais angoissantes, nous avions tous dans l’idée qu’il ne pouvait pas ne pas s’en sortir. Pas encore soixante ans, une allure de géant tranquille, de solide produit des terres australes, il était impossible que l’histoire se finisse là. K nous faisait part des quelques nouvelles transmises au goutte à goutte par des médecins pressés. L’évolution était lente, et il était difficile de la vivre autrement qu’au jour le jour. Lorsque K et leurs enfants ont pu échanger avec lui, on aurait voulu croire la partie gagnée, R. disait vouloir rentrer à la maison. Il jouait avec l’idée qu’une fois la séquence maladie passée, il pourrait, comme il aimait à le faire, partir en vacances en Italie. Mais des complications se sont présentées. Et les nouvelles se sont espacées. Jusqu’au 1er juillet.

J’ai peu connu R., invitée chez eux par son épouse K, une avocate à la silhouette de ballerine, l’esprit aussi affûté que le corps, férue d’art et de voyages, que j’avais rencontrée lors d’une soirée dans un atelier d’artiste. Nous avions sympathisé, et avons déjeuné ensemble puis elle nous a invités à l’un des déjeuners qu’elle aimait organiser, le dimanche. Fine cuisinière, elle n’était pas de celles à se contenter d’un braaï, mais concoctait des plats délicieux rehaussés par des vins sud-africains. C’est chez R et K que j’ai découvert des variétés insoupçonnées de Gin, aromatisées aux Fynbos, les herbes sud-africaines.

Les déjeuners dominicaux chez K & R étaient toujours très joyeux et animés. On y rencontrait une foule de gens intéressants et drôles, et on y parlait beaucoup de tout, des derniers bouquins que nous avions lu, mais surtout, de l’actualité sud-africaine. C’est lors d’un de ces déjeuner que nous avons appris la mort de Winnie Mandela. L’Afrique du Sud était un sujet qui passionnait R. épicurien lettré, et ses invités. Tous férus de l’histoire politique de leur pays, on sentait chez eux le désir, non pas de passer leur temps à débiner la classe politique et de prédire un avenir à la Zimbabwéenne, mais de comprendre et analyser ce qui ne fonctionnait pas dans une démocratie qu’ils avaient vu advenir en tant que jeunes adultes. Une démocratie qu’ils avaient appelée de leurs voeux en manifestant sur les campus sud-africains dans les années 80. Parmi les amis de toutes origines de R et de K. , la plupart n’envisageait pas de vivre autre part que dans leur pays natal, et d’avoir en réserve un plan de repli, comme une partie de la population blanche aisée. “C’est mon pays, mon avenir est ici, ai-je entendu dans ces échanges. Il y a des difficultés, mais ce n’est pas en changeant de pays que nous aiderons à les surmonter.”

Pour une étrangère, c’était un privilège de pouvoir échanger avec des interlocuteurs éduqués et qui avaient à coeur de partager avec moi des anecdotes sur l”histoire de leur pays, sur les personnalités politiques, les livres à lire du moment. J’appréciais chez R. cette absence de dogmatisme, l’attention qu’il avait aux arguments de chacun, sa volonté de ne pas clore un débat d’une manière dogmatique, mais en essayant de trouver la vision la plus complète. Je suis sûre que les discussions des déjeuners dominicaux chez R et K, sur les meilleures options pour sortir le pays de l’ornière, sur les différentes composantes de cette semaine de chaos auraient été très enrichissantes. Troubles fomentés par les partisans de Zuma? Pillages opportunistes? Désespoir des townships devant les rigueurs de l’hiver, des confinements successifs, des chiffres du chômage – on parle de 70% pour les jeunes?

Les déjeuners chez K et R étaient de ceux que nous nous réjouissions de pouvoir retrouver un jour, quand nous retournerions à Joburg. J’espérais revenir sous cette agréable véranda en savourant un Gin Inverroche, ou un verre de Sauvignon Blanc en m’informant des dernières nouvelles. La pandémie ne nous en a pas laissé le loisir.

En conclusion, je voudrais reprendre les premières phrases de K, faisant remarquer que désormais la vaccination était ouverte largement en Afrique du Sud, elle n’était ouverte jusqu’alors qu’aux plus de 60 ans, et qu’elle enjoignait tous ceux qui ne l’étaient pas, à profiter largement de cette opportunité. Si R en avait eu la possibilité, nous disait-elle, il l’aurait fait sans hésiter, et il serait encore sans doute parmi nous. Une occasion que saisiront sans doute les amis de R, en Afrique du Sud, comme en France, la vaccination est un marqueur social. Un sondage récent démontrerait que pour 50% des sud-africains, la prière est plus efficace que le vaccin

La dernière fois que j’ai vu une mante religieuse…

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La dernière fois que j’ai vu une mante religieuse, je veux dire, pas dans le vivarium d’un quelconque musée des sciences, mais une vraie mante religieuse, en liberté, ça devait être dans les années 90. Les fenêtres de la maison familiale restant toujours ouvertes pendant la période estivale, nous avions souvent ces visiteuses redoutées dont la vue de la silhouette gothique nous faisait pousser des cris stridents.

Il faut dire que cet insecte spectaculaire par sa taille et son aspect mi-végétal, mi-animal, était à son aise dans la portion de maquis, chênes lièges, cistes, myrtes et arbousiers qui bordaient notre maison. Il ne faisait pas de différence entre l’habitat de ses voisins humains et celui des insectes. “Inutile de crier! s’esclaffait mon père, elle ne mange personne, à part son partenaire !” Il nous arrivait parfois, horreur suprême, d’en voir deux accolées, leurs corps longilignes et leurs membres crochus arrimés l’un à l’autre surmontés par leurs quatre gros yeux verts globuleux*. Cette multiplication de membres griffus et verdâtres nous dégoûtait.

“C’est horrriiiible!” reprenions nous, enlève la (ou les) tout de suite! “. Nous nous refusions à nous approcher de la zone colonisée par l’importune, persuadés qu’elle ne manquerait pas de nous attaquer férocement. Mon père la pinçait délicatement au niveau du thorax entre son pouce et son index et la réexpédiait à l’extérieur. Nous étions tranquilles jusqu’à la prochaine incartade.

Alors que j’avais une terreur bleue de ces animaux à l’époque, l’adulte que je suis devenue trouverait rassurant de voir réapparaître cette créature d’un autre âge dans la maison à la belle saison. Mais force est de constater que sa présence s’est raréfiée jusqu’à devenir inexistante. Les maisons de vacances ont poussé comme des champignons sur les collines alentour, et la végétation endémique a reculé, laissant place à de majestueux palmiers qui marquent le standing de leur propriétaire, des oliviers taillés, des compositions de lavandes et de romarin, et des haies de lauriers blancs et roses résistant à la sécheresse mais probablement moins intéressants pour les mantoptères.

La Corse, longtemps citée comme une exception, n’a pas échappé à la poussée immobilière qui a perverti et enlaidi certaines parties du littoral français. Les collines bordant le Golfe d’Ajaccio sont désormais mitées par des constructions de styles divers qui ont rogné sur le maquis. Le difficile équilibre entre la pression immobilière et la préservation de paysages respectant une faune et une flore endémiques s’est réalisé au détriment de la seconde.

Les mantes religieuses se sont repliées plus loin, comme les tortues qu’on apercevait parfois ou comme les salamandres sur le bord de la petite source qui a depuis été captée sur le terrain voisin. Il reste encore quelques rainettes, attirées par la lumière les soirs d’été. Pour combien de temps?

* Particularité de la mante: elle possède cinq yeux! Deux gros yeux verts à facettes, et trois yeux simples et fixes…

La montagne qui accoucha d’une souris…

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L’esprit humain est une étrange chose, et la volonté de garder un amant volage peut amener une femme à de bien étranges extrémités.

Les médias en ligne et les réseaux sociaux sud-africains ces dernières semaines ont été tenus en haleine par l’affaire des décuplés de Tembisa (#Tembisa10). Confiné et morose, avec l’arrivée de l’hiver et la mise au ban des voyageurs en provenance d’Afrique du Sud par les autorités des pays craignant le risque de diffusion de l’ex-variant-sud-africain, le pays de Mandela croyait avoir trouvé sa “feel-good story” avec une première mondiale: la naissance annoncée de décuplés à une habitante de Tembisa.

Cette naissance, qui aurait pu donner une nouvelle entrée pour l’Afrique du Sud au livre Guiness des records, a tourné en boucle sur les médias en ligne et les réseaux sociaux locaux. Le journal Pretoria News a diffusé une photo de Gosiame Sithole, la future mère, arborant un ventre éléphantesque au côté de Tebogo Tsotsetsi le père de ses enfants. Le couple, qui avait déjà des jumeaux de six ans, avait accepté d’être interviewé au sixième mois de cette grossesse miraculeuse -huit bébés d’un coup!- par un média de Pretoria, permettant au journaliste de prendre la photo d’une Gosiame Sithole et de son ventre impressionnant, et lui demandant, pour des raisons culturelles, de ne la diffuser qu’à la naissance des enfants.

Le dix juin, le père contacte le journal Pretoria News pour annoncer que Gosiama Sithole a mis au monde, à Pretoria, à, non pas huit, mais dix bébés, sept garçons et trois filles, pris en charge en réanimation néonatale. Les autres médias en ligne et les réseaux sociaux s’emparent du sujet de cette naissance miraculeuse, lançant une collecte sous le mot-dièse #nationalbabyshower pour permettre à la mère qui aurait arrêté de travailler au début de sa grossesse, et au père, sans emploi et dont la famille n’a pas versé d’argent à la famille de la future mère pour les frais de grossesse et l’accueil des bébés, de pouvoir faire face à l’énormité de la tâche.

Les services sociaux du Gauteng se saisissent de l’histoire et s’enquièrent de la mère mais ne peuvent en trouver trace dans aucun des hôpitaux publics de la province. Le père, qui fait l’objet de nombreuses demandes d’interview de la part des médias doit admettre qu’il n’a pas vu les bébés, sa femme lui a juste indiqué par des messages WhatsApp qu’elle aurait donné naissance à dix bébés, et ne lui a envoyé que la photo d’un seul bébé. Elle ne répond plus à ses appels.

Le 15 juin, la famille du père, Tebogo Tsotsetsi, pressée par les questions des journalistes auxquelles elle est bien en peine de répondre, publie un communiqué de presse déclarant n’avoir aucune preuve de la naissance de décuplés et demandant aux généreux donateurs de s’abstenir de verser de l’argent sur tout compte destiné à pourvoir aux besoins des fantomatiques décuplés. Elle pressent que le miracle n’est pas loin de se muer en escroquerie… Ce même jour, Gosiama Sithole se présente avec sa soeur à l’hôpital Steve Biko de Pretoria demandant à voir ses dix bébés et prétendant avoir accouché à l’hôpital Louis Pasteur d’où on lui aurait dit avoir transféré ses dix bébés prématurés à Steve Biko en réanimation. Les autorités de l’hôpital n’ont jamais admis de décuplés en réanimation mais elles contactent l’hôpital Louis Pasteur qui n’a aucun dossier d’accouchement au nom de Gosiame Sithole ni de dossier de transfert.

Les journalistes de Pretoria News crient au scandale d’Etat et maintiennent l’histoire de la naissance des décuplés, qui seraient morts du fait de la qualité des soins déplorable des hôpitaux publics du Gauteng. Les autorités de la province voulant éviter le scandale de l’impréparation des hôpitaux à faire face à cette naissance extraordinaire auraient, selon une “enquête exclusive du journal” fait disparaître les corps des bébés prématurés. La plupart des autres médias s’en tiennent à la version d’un probable canular d’une femme mentalement fragile et délaissée par le père de ses enfants. Gosiama Sithole a été interrogée par la police et emmenée à l’hôpital pour différentes expertises médicales et psychiatriques. L’histoire qui a tenu les médias en ligne en haleine pendant une dizaine de jours semble donc se dégonfler comme un ballon de baudruche.

Il y a plusieurs morales à cette histoire. Le première, c’est que, comme le disait Joseph Goebbels, “plus le mensonge est gros, plus le peuple le gobe facilement”. La seconde c’est que les réseaux sociaux ont un pouvoir d’amplification des canulars gigantesque. La troisième c’est que les journalistes africains ne sont pas plus sages que les européens quand il s’agit de vérifier les informations. La naissance d’octuplés (devenus décuplés selon la fantaisie de la prétendue mère) est un évènement assez rare pour qu’avant même la naissance elle soit vue exclusivement par une équipe soignante dédiée, et non dans le circuit habituel des maternités publiques.

Espérons qu’honteux et confus, tels le corbeau de la fable, ils feront en sorte qu’on ne les y prennent plus…

PS: En cadeau Bonus pour Ngisafunda, je vous offre la fable “L’ours et l’amateur des jardins” dite par Fabrice Lucchini cette fin de semaine, devant le président Macron…

Les yeux de Peter O’Toole, en gros plan, sur l’écran du kinopanorama…

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Hier matin, je me suis réveillée avec cette phrase dans la tête: “les yeux de Peter O’Toole, en gros plan, sur l’écran du kinopanorama“. Elle m’a bien plu cette expression, je l’ai retournée plusieurs fois dans ma tête comme on roule, dans la paume de sa main, un gros galet déniché au lit d’une rivière.

Dans la phase de demi-sommeil qui a succédé, je me suis rappelée d’un des rares cours qui m’ait vraiment intéressée pendant mes études. C’était un cours optionnel s’intitulant: “littérature du voyage”.

Je ne me souviens plus de l’intervenant de “littérature du voyage”. C’était un homme d’un certain âge, me semble-t-il. Mais quand on a dix-neuf ans, tous les plus que vingtenaires paraissent des antiquités! Il avait un regard rêveur et une mèche châtain clair. Il nous a partagé sa passion pour des auteurs comme Valéry Larbaud, Knut Hamsun. Il nous a incités à lire le Siddharta d’Herman Hesse. Il nous a fait emprunter mille chemins entre le Caire et le Cap à la suite de Paul Théroux. Je ne manquais jamais ce rendez-vous hebdomadaire! J’échangeais avec plaisir avec lui pendant les cours.

Mais au moment de rédiger l’inévitable papier qui sanctionnerait le suivi du cours pour l’administration: rien, le trou, le néant total! J’avais choisi pour sujet “la littérature du désert, de Paul Bowles à Jean Marie Gustave Le Clézio”. Je me suis trouvée incapable de délivrer quoi que ce soit. Le trou noir, la panne. J’ai fini par sécher le dernier cours. Il a dit à mes camarades qu’il était très déçu, que bien sûr je pouvais le contacter pour lui rendre mon papier hors délai, qu’il avait eu l’impression que j’accrochais bien au contenu du cours et qu’il ne comprenait pas pourquoi je me dérobais à ce qui était juste une formalité. C’en a été fini de mes tentatives littéraires pour évoquer les paysages désertiques dans lesquels j’avais grandi.

J’ai relu récemment “un thé au Sahara”. J’ai été plongée dans un profond ennui. Kit et Port Moresby, le couple de héros fuyant le monde ébranlé par la seconde guerre mondiale, part se réfugier en Afrique, et passe son temps à se chamailler. L’Afrique du Nord est juste un vaste décor sur lequel se joue le drame de leur mésentente conjugale et la vacuité de leurs existences. Le désert est la toile de fond, et ses habitants, aux silhouettes à peine esquissées, servent de faire valoir à la médiocrité des protagonistes…

Cette représentation, comme celle du fameux Lawrence d’Arabie immortalisé par les yeux bleus hallucinés de Peter O’Toole, a eu un tel succès en occident qu’on ne sait plus en présenter de nouvelles. Elles occupent toute la place. Elles absorbent tous les imaginaires. Elles ont constitué une nouvelle mythologie dont il est très difficile de s’échapper. “Je n’ai rien vu dans le Sahara”semblent dire les anti-héros de Paul Bowles imitant un discours durassien. Circulez, il n’y a plus rien à voir… plus rien à voir derrière les yeux de Peter O’Toole, en gros plan sur l’écran du kinopanorama…

J’ai longtemps cru que mes souvenirs étaient faux, tant ils ne correspondaient pas à ces récits archétypaux. Romanciers et cinéastes ne voyaient que le déploiement du vide, quand mes souvenirs sont ceux du plein. Peut-être mes souvenirs d’enfance n’étaient qu’une illusion? Me serais-je laissée berner?

“Les souvenirs, c’est quelque chose qui vous réchauffe de l’intérieur. Et qui vous déchire le coeur en même temps”

Haruki Murakami “Kafka sur le rivage”

Saharienne…

Le jour où on m’a proposé d’écrire sur le désert…

“Mais” me dit l’homme avec lequel je m’entretiens depuis un moment sur Zoom, et dont la tête aux cheveux grisonnants se détache au dessus d’une carte du Nord de l’Afrique, “vous ne m’avez pas encore dit, ça vous intéresse, le désert? “. La question me prend au dépourvu, enfin presque. Si ça m’intéresse le désert? Est-ce qu’on demande à un dauphin s’il aime l’eau, à un pingouin s’il aime la banquise, à une grenouille si elle aime les marais?

Quand on parle de désert, il y a trois types de personnes. Il y a celleux qui te racontent avec des extases mystiques leur dernière méharée dans les villes anciennes de Mauritanie, ou leur randonnée avec Terre d’Aventures dans le Kalahari avec bivouac sous la tente pleine de sable et reconnexion avec leur être profond. Il y a ceux qui te disent qu’ils ne supporteraient pas, y’a pas le wifi et même pas de possibilité de te faire servir un frappuccino double lait de soja fouetté avec graines de courges concassées pulvérisées sur le dessus, et puis il y à ce.ll.e.ux qui y ont grandi et qui n’en disent rien, parce qu’ils ont appris que finalement, ça n’intéressait pas grand monde.

Les dernières fois que j’ai essayé de parler de mon enfance saharienne, j’ai fait un four. Il faut dire que c’est un peu difficile de dépasser les poncifs du style “c’était extraordinaire”, “j’aimais bien”, “j’ai fait le Paris-Dakar avant même qu’il existe”, “J’ai vu des vestiges de cimetières d’éléphants dans le Sahara qui avaient été découverts par les dunes”, “Un jour, j’ai bu du lait de chamelle dans une calebasse sous la tente de caravaniers qui transportaient des barres de sel de part et d’autre du Sahara”. “Quand j’étais petite, je n’étais pas myope et je pouvais repérer une gazelle Dorcas dans les dunes à des kilomètres”.

Oui, le désert, ce n’est pas seulement les enfants du Sahel qui meurent de faim et les djihadistes plus ou moins convaincus qui font le coup de main parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. C’est une densité d’expériences que j’ai encore du mal à exprimer, tout en étant convaincue d’avoir eu une chance inouïe de connaître une enfance saharienne. Mais comment trouver le bon moyen d’en parler? Face à l’exotisation facile à la manière d’un Paul Bowles, aux emportement mystiques des adeptes de Charles de Foucault, aux excès de reportages sur la militarisation de la bande sahélo-saharienne, aux images de carte postale des caravanes de dromadaires aux ombres portées sur les dunes orangées, comment porter une parole sur le désert qui ne soit pas cliché?

Alors oui, réfléchir à ce qu’on pourrait faire pour dynamiser une initiative qui a pour nom “rendre le désert habitable” en explorant des pistes de réflexion sociales, techniques, environnementales, ça me tente, et bigrement!

Au moment de l’atterrissage de la sonde Perserverance sur Mars, une internaute mauritanienne m’avait fait beaucoup rire en disant qu’on faisait beaucoup de cas de ces images prises par ces machines perfectionnées coûtant des milliards de dollars mais que pour une fraction de ce prix-là on aurait pu avoir à peu près les mêmes prises de vues à Zouérate (où se trouve la mine de fer, je vous en ai parlé ) où la teneur en fer du minerai de la Khédia d’Idjill et de ses poussières donne la même coloration au désert du Sahara que celle de la planète Rouge.

A l’heure où Elon Musk l’on poursuit des chimères de peuplement de Mars pour échapper aux impôts résoudre les questions liées à l’expansion démographique sur la planète bleue, pourquoi ne pas réfléchir aux pistes permettant d’aider les habitants des déserts à s’y fixer d’une manière durable en y développant des modes de subsistance propres? Après tout, comme le souligne mon interlocuteur, sur Mars, il n’y a pas d’atmosphère, vous êtes soumis aux risques dévastateurs des bombardements solaires, inconvénients que nos déserts terrestres ne présentent pas! Pas question de reproduire un nouveau Las Vegas ou une nouvelle Dubaï, alors quelles pourraient être les alternatives ? Quelles ingénieuries sociales, politiques, agronomiques, urbanistiques, écologiques pourraient offrir aux populations des zones désertiques des conditions de vie décentes dans les pays où ils sont nés?

A nous deux, Sahara!

Lune sanglante sur Johannesbourg

Dans les rues de Johannesbourg…

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La lune s’est levée sur Central Street, ronde et rouge,

Boule de feu sur un ciel d’acier trempé,

Une nuit à ne pas mettre une âme dehors,

Seuls les chats noirs sont de sortie.

Il se recale dans sa voiture,

Sur le siège, il a installé une housse en billes de bois pour soulager son dos des longues stations assises. Massage illusoire. Il finit toujours la rotation de nuit avec des courbatures.

Petit homme sec dans son uniforme noir, il a les traits creusés. Dans la coque de tôle blanche, frappée au sigle de sa compagnie de sécurité. Il veille, tour à tour aiguillonné par le froid qui perce les vitres, assailli par le sommeil, dans la ville qui dort.

Il n’aime pas le service de nuit.

Le jour est plus riant.

Il y a plus de vie, plus de mouvement.

Les maîtres qui partent travailler, les jardiniers qui s’interpellent de part et d’autre de la rue,  Sanibonani ! Les nounous aux tabliers blancs et uniformes amidonnés qui cornaquent les enfants blonds faisant leurs premiers pas sur les trottoirs engazonnés.

Les bonnes viennent se détendre et papoter à l’heure du déjeuner, jambes à l’équerre, loin du regard de leur patronne. Les ouvriers en bleu de travail, viennent des chantiers voisins, et s’écroulent, bras et jambes écartés, le visage dans le gazon, pour une sieste réparatrice.

Le jour, il peut sortir de la voiture, se détendre les jambes,

Il peut aller jusqu’à la guérite du garde de l’autre portion de la rue, fumer une cigarette ou commenter les matchs des Pirates d’Orlando, ou entamer une discussion avec le vendeur de plumeaux et de balais.

La nuit est froide.

La lune projette des reflets bizarres, des ombres menaçantes.

Il lui faut rester en éveil, guetter le moindre ronflement de moteur dans le silence de la nuit, le double halo des phares. Garantir les arrières de toutes les voitures s’engageant dans leurs allées.

Il n’y a guère de passage en cette nuit de semaine.

Il lutte contre la pesanteur qui s’abat sur ses paupières.

Est-ce l’astre rouge qui l’endort ?

Ou est-ce l’ennui ?

Soudain, une drôle de lueur sur le toit de la maison blanche, en face.

Il sursaute. Se frotte les yeux. Une forme non identifiée se joue de la pesanteur.

Serait-ce un voleur ? Comment diable aurait-il pu défier les hauts murs et leur clôture électrique ? Serait-ce un chat transformé en esprit par la pleine lune ?

Il frissonne, cherche de la main le calibre dans la boîte à gants. Il n’a jamais eu l’occasion de tirer. Il a menti pour être embauché.

Ce n’est que l’ombre du palmier.

Les rayons de la lune, ronde et rouge, s’amusent avec les silhouettes des grands arbres. Le silence lui joue des tours.

La nuit des townships est plus épaisse que la nuit des faubourgs,

Mais elle semble moins froide dans les bruits de discussions et de téléviseurs. Il sait quels programmes écoutent ses voisins, qui a des problèmes avec la boisson, et qui suit avidement, tous les soirs, les évangélistes à la télé.

Le silence ici est atténué par le bruissement des branches d’arbres de la forêt urbaine, par la rumeur de l’autoroute et des rares voitures…

Et par les cris stridents des ibis hadedas, le matin, juste avant que le jour se lève.

The African Queen… and other stories

Un poème en prose écrit pour l’atelier de Bruce Bégout sur l’une des grandes dames de Jobourg… on the boulevard of broken dreams…

Que n’a-t-on pas écrit sur mon compte ?

On a méprisé mon côté « nouveau-riche », tape-à-l’œil. On a dit que j’étais hautaine, une mauvaise fille, une putain à la solde de maquereaux nigérians… On a produit des milliers d’articles, de reportages, de romans, de scenari de films à mon sujet. On a clamé que je représentais la grandeur et la décadence de Johannesbourg. Dans les portraits photographiques ou sur les silhouettes de la skyline en métal vendues dans les magasins de souvenirs de la ville, je me détache, appuyée sur la colline de Berea, avec pour seule rivale le bilboquet effilé de la tour de télévision. Nos profils hiératiques dominent toutes les photos de la « New-York » africaine.

Je suis issue de la folie des hommes et de leurs ambitions surdimensionnées, à l’image de cette ville, éternellement jeune et en transformation. eGoli. La cité de l’or, promesse de fortune rapide pour les aventuriers qui s’y sont pressés depuis la découverte du filon du Witswatersrand. Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal. Ils sont venus s’entasser à Ferreirasdorp, le village de tentes d’un portugais ayant flairé le profit qu’il pouvait tirer de ses hommes, arrivant avec leurs pelles, leurs pioches et leurs tamis, obnubilés par leurs rêves de fortune.

Puis sont venus les randlords, personnages sans scrupule, qui ont exproprié les premiers, et se sont fait construire, sur « the Ridge » la falaise, des manoirs de pierre Brenthurst, Northwards, aux jardins manucurés qui n’avaient rien à envier à la vieille Europe, ou à la rivale du Cap, « la cité-mère » et ses bâtisses hollandaises annoblies par les siècles. Au nord de la falaise, toute une ville horizontale s’est étendue, rangée le long des allées de jacarandas qui tracent au printemps des guirlandes de pompons parme entre les parcelles arborées, des rangées de sycomores aux troncs blancs graphiques en hiver, des chênes européens alignés pour procurer de l’ombre et remplacer la végétation basse et sèche du veld.

La ville continuait à accueillir tous les rêves du monde. Les mines s’enfouissaient plus loin dans le sol. La cité s’élançait vers le ciel. Il fallait bâtir pour affirmer l’appartenance de la métropole de l’or au cercle des villes-monde. C’est alors que j’ai été conçue. Plus haute tour d’habitations d’Afrique, for whites only. Cinquante-quatre étages, cent-soixante-treize mètres de haut, une structure tubulaire autour d’une cour centrale pour faciliter l’aération. Toilet paper tube monumentale. Concentré de ville parmi les immeubles bas du quartier de Berea, avec des commerces et des services, un club de sport, une piscine, et même une piste de ski intérieure.

Les journaux m’appelaient : African Queen, ils ont célébré l’audace architecturale et la nouvelle empreinte que celle-ci laissait dans la ville. Le futur de la man-made forest, c’était la ville de béton verticale. J’ai été inaugurée quelques mois avant les émeutes de Soweto, dont on pouvait apercevoir les fumées noires, à travers les panneaux entièrement vitrés du haut de ma couronne, dans les triplex luxueux tapissés de moquette orange, avec vue panoramique, solarium, jacuzzi et terrasse pour l’inéluctable braaï.

La période glorieuse n’a pas duré, les premiers habitants m’ont désertée. Finis les Rastignac aux visages blancs remplacés par un flot de fugitifs des townships et de pays d’Afrique centrale en proie aux sursauts de la décolonisation.

Je suis devenue un township vertical. Un squat à la petite semaine, avec spaza shops et shebeens, groupes de prières et autres trafics moins avouables. J’ai abrité jusqu’à dix-mille âmes. Des bigotes et des athées, des tsotsi et des prêcheurs. Des domestiques, des jardiniers, des commerçants, des cousettes, des chauffeurs de taxi des ouvriers et des employés. Des âmes cabossées par l’existence et les luttes armées, partout sur le continent. Des âmes qui ne cherchaient pas l’or, mais juste un refuge, et de quoi subsister, dans une ville dont les richesses miroitent jusqu’à Lagos, Lumumbashi et Addis.

On en a raconté des histoires sur cette période. La Reine Africaine s’est muée en Tour de Babel dystopique, refuge des gangsters, des dealers de drogues et de prostituées. On se passait le mot : éviter les douzième et treizième étages, Sodome et Gomorrhe de béton, lieux de tous les dangers. Se garder du cœur de la tour, devenu déversoir à ordures, faute d’ascenseur en fonctionnement. On m’a surnommée Suicide Central, parce que parfois, des femmes se défenestraient directement sur le tas d’immondices. Les hommes préféraient le côté rue.

On a voulu me transformer en prison, en résidence touristique de standing pour la coupe du Monde de foot. Ma réputation a enflé. J’ai servi de décor à des films de science-fiction. L’orbe du ciel se détachant sur la grille tubulaire de béton et de verre nourrissait les imaginaires les plus effrayants. Etoile noire, station spatiale, d’un empire décati. Je suis devenue un lieu de pèlerinage pour amateurs de frissons intergalactiques.

On a raconté que j’étais finie, que j’allais devenir, comme tant de ces immeubles du centre-ville, un squat putride et désespérant. Mais je suis toujours là, j’attire les éclairs des nuits d’été jobourgeoises et abrite des foudres des humains pour qui la vie est moins rude en mon sein que dans les rues horizontales et grouillantes de la voisine Yeoville. Je veille sur eux, et sur la douce violence de leurs rêves. 

*La photo d’illustration est de @Fivelocker / Flickr

Pour un portrait photographique: https://www.lensculture.com/articles/mikhael-subotzky-ponte-city-a-portrait-of-johannesburg

Une virée à Alexandra…

Une photo sur FB m’a rappelé ce matin un souvenir d’accompagnement pour Sizanani Mentors…. un passage par #Alexandra, redouté par les conducteurs néophytes à #Johannesbourg … #écrirelaville

« Allô ? C’est Véro. Ecoute, je suis désolée, je ne vais pas pouvoir aller à Alex chercher les jeunes avec toi. J’ai un pneu crevé, j’ai appelé le garage à côté de chez moi mais je ne sais pas quand quelqu’un va venir le réparer. Ils n’ont pas su me dire. Il va falloir que tu y ailles toute seule ! »

Je la maudis intérieurement. J’ai horreur d’aller à Alex, ce township que tous les responsables de sécurité d’entreprise ou même le consulat déconseillent.

Je n’y vais jamais. Je reste toujours en périphérie pour récupérer ou déposer mes mentorées. Je n’ai accepté que parce qu’on était deux à faire cet accompagnement, et voilà qu’elle me laisse tomber comme une vieille chaussette…

« On a rendez-vous au Mac Do du Pan African Mall, tu te gares devant, ne t’inquiètes pas, c’est safe, c’est gardé ! Tu connais le Pan African Mall ?

– Non 

– C’est juste dans la rue qui part du pont sur Louis Botha tu vois ? Tu ne peux pas louper le Mac Do, il est juste au coin !

– Non, je ne vois pas, mais je vais regarder sur Internet.

– Alors le mieux, c’est que tu les retrouves là-bas, tu t’assures qu’ils sont tous là, je t’envoie la liste de tous ceux qui sont inscrits sur ton portable, hein et puis (elle dit et pouis, avec son petit accent belge) après, tu prends ceux que tu peux dans ta voiture et tu mets les autres dans un taxi collectif. C’est onze rands par personne. Il faut que tu aies du cash. Après tu prends la note et je te rembourserai. J’arrive dès que je peux, mais comme le rendez-vous est à dix heures à GIBBS…

– OK ! Je me mets en route !

– Merci hein !

– Mais comment je saurais dans quel taxi les mettre ?

– Tu demandes aux jeunes, il y en a bien un qui saura ! L’arrêt c’est l’intersection entre Corlett et Oxford à Illovo !

– Bon, on se débrouillera. »

Je raccroche, furibarde. Encore un de ces plans foireux à la Véro. Et en plus, elle n’est même pas capable de changer une roue. Typique ! Je finis mon thé à la hâte, rassemble quelques affaires et sors. Je branche le GPS dans la voiture, et étudie l’itinéraire. Pas de problème pour aller jusqu’à Louis Botha, mais il y a les travaux de Rhea Vaya qui perturbent la circulation dans ce quartier limite du township où il est recommandé de ne pas s’attarder.

Véro avait raison. Le trajet est assez simple. Ce qu’elle ne m’a pas expliqué en revanche, et ce que je ne sais pas parce que je fais toujours demi-tour sur ce pont, c’est qu’à peine rentrée dans Alex, à la lisière du township et à l’approche du mall – qui n’a de commun avec les centres commerciaux des beaux quartiers que le nom- c’est juste un enfer de circulation. J’ai la seule voiture récente de toute la rue. Nous sommes coincés, pare-choc contre pare-choc, les uns derrière les autres. Les conducteurs jouent de l’avertisseur, brandissent leur poing en dehors des portières, s’interpellent, s’invectivent. Les piétons traversent n’importe où, exploitant les moindres inserstices entre les voitures. Les vendeurs de journaux, de porte-vignette d’assurance à coller sur les pare-brise, de chargeurs de portables de voiture, circulent entre les files, faisant des petits signes interrogateurs avec leurs mains.

Les minibus, ces trompe-la-mort notoires, poussent tout le monde, doublent par les trottoirs, insultent, injurient. Evidemment, le GPS me fait tourner un poil trop tôt. Je longe un bloc de béton au trottoir défoncé, envahi par les vendeurs à la sauvette. Il y a des piétons partout, et des taxis cahotants qui surgissent d’une rampe sur le côté. C’est l’arrière du centre commercial. Pas vraiment de signalisation d’entrée quelconque d’un parking. J’évalue mes chances de faire le tour du pâté de maisons. La rue se perd plus loin dans un nuage poussiéreux… Il vaut mieux faire demi-tour. J’arrive à mes fins moyennant des sueurs froides, dans l’anarchie piétonnière et la circulation des minibus aux accélérations aussi brutales qu’imprévisibles, lâchant des panaches de fumée noire et malodorante aux malchanceux ayant le malheur d’atterrir derrière eux.

J’éteins la radio qui diffuse des tubes sirupeux des années 80 pour me concentrer sur mon insertion dans un flots de véhicules hors d’âge aux couleurs passées et aux ailes froissées. Le virage à gauche va être compliqué. Clameurs et klaxons. Basses et sons de rap ou de Kwaïto sortant de voitures voisines. J’essaie d’interpréter les signes des voitures venant de la gauche, vont-elles me couper la route ? me laisser passer ? Puis celles venant de la droite, après le taxi, là ! J’apprécie le fait d’avoir une boîte de vitesse automatique, typiquement le genre de situations où je pourrais me chamailler avec une pédale d’embrayage. Allez, c’est bon, je suis enfin dans le flux de l’artère principale. Ouf, c’est la prochaine à gauche…  

Evidemment, les feux de circulations ne fonctionnent pas… ça bloque. Les sons des radios transpercent les habitacles. Devant moi une vieille Mercedes bicolore arbore sur son pare-choc que « Dieu est mon Berger ». Sa voisine, une Corolla vintage, affiche plus discrètement “Isaïe 28 :12″… Je ne sais pas où est Dieu en ce moment mais je ne verrai pas d’inconvénient à ce qu’il se réincarne en agent de la circulation… ça n’avance toujours pas. Arrivée à la même conclusion, une mama vénérable au doek impeccablement noué sur son crâne, jupe et pull en laine, petit sac en simili-cuir au creux du coude, sort du côté passager de la Mercedes et entreprend de finir sa route à pied. Devant le flux ininterrompu de taxi à l’intersection, les voitures de la file de droite se rabattent sur nous pour avoir une chance de tourner… C’est donc ça ! Nous avançons au compte-goutte. Quelques mètres à chaque fois. J’essaie de ne pas trop penser au risque du quidam braquant sur moi son arme pour me piquer ma voiture – peu probable, avec toute la circulation il n’a aucune chance de l’extirper rapidement pour s’enfuir avec- mon sac ou mon téléphone portable. J’ai juste l’argent du taxi, pas très rentable. Enfin, j’arrive à m’engager dans la rue adjacente et entrer sur le parking. Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Un message de Véro triomphante : « ça y est, j’ai réussi à faire changer mon pneu, j’arrive, fais l’appel en attendant ! ».

Je repère nos jeunes étalés autour des tables à pique-nique devant le Mac Do. J’en reconnais quelques-uns. Les trois mentees rigoureusement semblables d’Amandine discutent avec Nkateko et le beau Jack, un grand gars à la mâchoire carrée et au sourire ravageur, le chouchou de toutes les filles du programme. Comme tous les jeunes de la planète ils ont adopté l’uniforme lycéen : jean dans toutes les variantes possibles. Décoré de dripping de peinture pour les triplettes. Lacéré au genou pour Nkateko. T-shirt simple ou signé d’une grande marque de sport. Ou portant un message humoristique : « pretty good at bad decisions ». Pull ou sweat shirt, baskets. Seul Jack a fait fi du dressing code, bermuda blanc et t-shirt rayé. Nkateko vient me faire un hug, avec un grand sourire. Elle a l’air contente de me voir. C’est au moins ça. « Tu rassembles tout le monde, je vais faire l’appel ? » « Il y en a  qui sont partis dans le mall ! » « Tu essaies de les récupérer ? » Elle dit quelques mots aux triplettes en zoulou et part les chercher.

Je sors précautionneusement mon téléphone de mon sac. J’ai renoncé aux iPhones, trop onéreux et convoités. Je télécharge la liste. Je fais l’appel. Ouf, ils sont tous là. Ils bavardent bruyamment, et plaisantent entre eux. C’est une première pour eux ce stage d’entrepreneuriat. Je leur dis qu’ils ont de la chance, que ceux de l’année dernière ont beaucoup aimé. Que cela se passe dans un superbe endroit qui leur donnera un avant-goût de la vie à l’université. Ils chahutent un peu. Un vigile s’approche et nous demande de libérer les tables. Je lui fais valoir que nous allons bientôt partir, que les jeunes vont faire un stage pour lequel je suis leur accompagnatrice, et qu’à cette heure-ci, il n’y a pas grand monde au Mac Do. Il consulte des yeux le gestionnaire du restaurant, à l’intérieur de son local. « D’accord, mais pas plus de dix minutes hein ? ». J’enjoins les jeunes à ne pas trop faire de bruit et vois avec soulagement arriver la petite Renault de Véro.

« Ouf, ça a été chaud » me dit-elle.

« En effet !

– Ils sont tous là ?

– Oui.

– Bon tu peux en prendre combien dans ta voiture ?

– J’ai quatre places.

– OK, donc quatre avec moi, quatre avec toi, ça nous en fait douze à mettre dans le taxi ! On n’a qu’à leur dire de mettre leurs sacs dans les voitures pour qu’ils soient moins encombrés ».

Elle s’adresse aux jeunes : « Hello, hello, écoutez-moi !

– Hello miss Véro ! Ils ont une certaine tendresse pour elle, cela se voit dans leurs sourires.

– Vous mettez vos sacs dans les voitures, quatre monteront avec moi, et quatre avec Bénédicte d’accord ? Les autres vous irez en taxi ! »

Ils acquiescent. Nkateko se range à côté de moi. Trois garçons nous suivent, dont un jeune qui répond au nom biblique de Moses et qui a l’air d’avoir douze ans. Nous entassons les sacs dans le coffre. « OK dit Véro, maintenant, aux taxis ! ». Il faut monter au premier étage du mall. Nous commençons par nous perdre au rez-de-chaussée, dans un couloir un peu tristounet, essentiellement des échoppes vendant des marchandises chinoises bon marché. A part une ou deux enseignes de téléphonie mobile, je ne reconnais pas les marques. Aucune des franchises locales ou internationales qu’on trouve dans les centres des quartiers blancs n’est présente. Véro s’aperçoit de sa méprise et fait demi-tour, coachée par une lycéenne, elle retrouve le chemin des escalators. Triomphante, je la vois se retourner sur l’escalator pour vérifier que tout le monde suit, telle une mère cane avec sa couvée de canetons. Je ferme la marche.

Sous une immense halle abritée par un toit en béton sont alignés des centaines de minibus le long de rangées organisées. Une odeur de diesel et de poussière flotte sur la gare routière. Brouhaha et bruits de moteurs. Nous nous faisons balader, cohorte maladroite dans les trajectoires des habitués. Enfin nous trouvons la bonne file. Pour Illovo ? C’est par là ! nous indique un chauffeur moins rugueux que les autres. Nos jeunes commencent à embarquer dans le premier taxi, puis se font refouler. Ils sont trop nombreux, il faut prendre le suivant râle le conducteur. Nous nous dirigeons vers celui d’après. L’argent change de main. Véro s’assure que tous sont montés à bord. « Tu es là Jack ? OK vous descendez à Illovo, intersection Corlett et Oxford OK ? On se retrouve là-bas ! ». Véro demande un reçu au conducteur que ça a l’air d’ennuyer passablement. Mais il s’exécute, sortant un carnet et un stylo bille au bout mâchouillé. Les autres passagers regardent mi-amusés, mi-ennuyés notre troupe de jeunes, menée par deux mamas blanches un peu paumées.

« Bon, aux voitures maintenant ! On se retrouve à GIBBS, tu sais où c’est ?

-Oui, c’est à côté de la maison ! »

Retrouver le temps long…

Et si on retrouvait le temps de penser?

Parfois, des lectures s’imposent comme des évidences. J’ai ouvert récemment un livre qui était depuis longtemps dans ma pile à lire électronique et j’ai eu comme une illumination… un “moment de grâce” comme le disait une ancienne ministre sarkozyste découvrant la ligne 13 du métro… Ce livre, c’est: “Thinking Fast and slow” de Daniel Kahneman, psychologue et économiste israélien qui a remporté le prix Nobel d’économie en 2002, pour avoir remis en cause – avec succès- la théorie de l’acteur rationnel. Dans ce livre, devenu très vite un best-seller, et traduit en français par“Système 1 et Système 2, les deux vitesses de la pensée”, Kahneman expose ses travaux en théorie cognitive. Selon lui, tous les humains disposent de deux systèmes de pensée pour évaluer les situations dans lesquelles ils se trouvent: un système rapide, et un système lent.

Le système 1 est hérité de notre évolution, permet d’agir rapidement, instinctivement et son mérite est de nous avoir préservés de l’extinction en nous permettant de nous mettre à l’abri des dangers dès que nous les percevions. Le système 2 est plus analytique, il nous permet d’étudier les problèmes en profondeur et d’éloigner les nombreux biais dûs à la rapidité du système 1. Pour un grand nombre de situations de la vie, le système 1 est suffisant et nous agissons comme par réflexe, sans avoir besoin. Mais ce système est hautement faillible, et comporte de nombreux biais. Il nous entraîne dans de nombreux pièges cognitifs. Pour les problèmes plus complexes, seul le système 2 peut nous aider à saisir l’étendue des enjeux et nous faire prendre des décisions adaptées en examinant lentement les problèmes.

Outre le côté très pédagogue de l’ouvrage, qui se lit très facilement, j’ai été fascinée, à sa lecture, par le parallèle qu’on peut percevoir avec la façon dont sont pensées les différentes crises que nous traversons: qu’elles soient crées par la pandémie de Covid, le réchauffement climatique, ou la libération d’une otage aux mains de djihadistes sahéliens.

Ces derniers temps, un halo lumineux se crée très régulièrement dans mon cerveau et clignote : “Alerte système 1, Alerte système 1!” lorsque je regarde les émissions d’informations ou les réseaux sociaux, et que je prends le temps d’analyser comment l’actualité est commentée par la ronde des “experts” sollicités pour nous donner leur éclairage,

Les émissions et les publications sur les RS sont formatées pour s’adresser au système 1: susciter des réactions instinctives, sans ouverture possible du débat. Les journalistes/présentateurs sont sans doute fautifs, comme les “experts”, prompts à enflammer la polémique pour assurer leur marketing personnel, sans parler des politiques, qui feraient mieux de se taire… Personne n’ose proclamer de but en blanc que la période est compliquée, et que seul le temps pourra véritablement montrer si les décisions sont fondées ou pas. Le sort d’une épidémie ne se joue pas sur des déclarations, mais sur une multitude d’actions, une implication de tous les acteurs à différents niveaux et c’est de la bêtise, ou de la vantardise de croire que les déclarations (forcément contradictoires sur la durée) sur telle ou telle chaîne feront la différence.

Retrouvons le temps long, le temps de penser, le temps d’agir, le temps de laisser agir. Arrêtons d’enfourcher nos Rossinante pour conquérir les moulins. Nous en savons aujourd’hui plus sur la Covid19 qu’aux débuts de la pandémie, mais nous n’avons pas pour autant trouvé de solution miracle. Il est trop tôt pour décréter que nous aurons un vaccin dans x mois et que cela résoudra tous nos problèmes, ou que les masques ne servent à rien et qu’il aurait fallu larguer de l’hydroxychloriquine par canadair sur tout le territoire! Utilisons notre système 2, oui, ça prend du temps, ça fait un peu mal à la tête, pour examiner les faits, ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et comment il serait raisonnable d’agir en conséquence…

Retrouvons le temps long aussi dans l’affaire de la libération de Sophie Pétronin, la dernière otage française au Mali. Après les cris de joie de son fils et de son comité de soutien, se sont fait entendre les critiques sur le caractère inapproprié des premières déclarations de l’ex-otage aux médias. Ne peut-on pas tirer les enseignements du passé, et concevoir que l’ex-otage n’est pas encore tout à fait elle-même. Que pour faire sens de son expérience, elle a besoin, elle-aussi, d’un peu de temps, et que ses déclarations à chaud ne reflètent pas forcément ce qu’elle pensera dans six mois, un an, six ans… Il faut relire les très émouvants écrits de Jean-Paul Kauffmann pour comprendre à quel point cette reconstruction ne peut être immédiate!

Faisons fonctionner notre système 2 avant de réagir et de susciter des débats enflammés et contreproductifs! Rome ne s’est pas faite en un jour, comme l’écrivait le célèbre philosophe René Goscinny…

Ting Tang Sap Sap. Quand la BD interroge la parenté à plaisanterie…

Connaissez-vous la parenté à plaisanterie? Je vous en parle dans Ngisafunda!

Il y a quelques mois, j’ai retrouvé, via un réseau social, un ami rencontré pendant mes études. Après du début de carrière classique dans un grand groupe industriel français, il est devenu éditeur de BD. En 2003, il a créé la “Boîtes à Bulles”. De temps en temps, il propose à des bonnes volontés de ses ami.e.s, de relire, juste avant l’envoi à l’imprimerie les épreuves de BD pour éviter les coquilles qu’il ne verrait plus après la zillionième relecture.

J’ai donc eu la (lourde) tâche (j’rigole) de relire cet été “Ting Tang Sap Sap” d’Anaëlle Hermans, scénariste belge de bande dessinée.

Lectrice omnivore, je suis férue de bande dessinée depuis que j’ai l’âge de lire seule. Tintin et Astérix ont bercé mon enfance et mon regard curieux et amusé sur le monde. Je déclamais enfant des passages entiers de mes albums préférés: “il ne faut jamais sèchement à un Numide”, “Chipolata, arrête de conter fleurette au romain!” font partie de mes répliques fétiches. Avant que je tombe amoureuse de Corto (Maltese), c’est dans les pantalons de golfs et les mocassins de Tintin que j’ai aimé voyager.

En vieillissant, j’ai apprécié que le genre évolue vers des narratifs plus travaillés qui a gagné, pour certains l’étiquette de “roman graphique”. J’étais une fidèle lectrice de la revue “A suivre” dans les années 80, une revue qui faisait la part belle à des fictions bien scénarisées au graphisme travaillé. J’ai un goût éclectique en bandes dessinées, et je savoure autant la poésie d’un “Quartier Lointain” que l’humour absurde des chroniques de Guy Delisle. J’étais donc curieuse de voir quelle était la ligne éditoriale de La boîte à Bulles, en découvrant ce premier album.

J’ai beaucoup ri en lisant Ting Tang Sap Sap. J’y ai retrouvé cette ambiance des agglomérations urbaines d’Afrique de l’ouest que j’apprécie. Les rues en latérite, les maisons basses aux couleurs ocre ou aux peintures vives. L’activité diurne des routes sur le bord desquelles se déroule une partie de la vie quotidienne. Les bouis-bouis dans lesquels on mange un morceau en savourant une bière et en plaisantant sur les menus tracas de la vie quotidienne. Les couleurs chatoyantes des tenues en wax des passant.e.s, et les vrombissements des motos. Tout cela dans une bonne humeur plaisante. L’argument de Ting Tang Sap Sap est classique. Hippolyte, jeune homme qui joue de temps en temps dans une troupe de théâtre ambulant rencontre, alors qu’il est en train de boire une bière avec des amis, la cousine de l’un d’eux, la belle Adjaratou. C’est le coup de foudre. Elle est Samo, il est Mossi, ils s’engagent dans un échange de “parenté à plaisanterie”, et il décide de la défier. S’engage un compte à rebours pour gagner son pari ou l’esprit de débrouille d’Hippolyte fait merveille pour surmonter les embûches qui s’accumulent sur son chemin, et gagner le coeur de sa belle. Le dessin restitue bien toutes ces ambiances de rue, et les scènes de la vie quotidienne croquées sur le vif. Et l’auteure sait reproduire le parler typique d’Afrique de l’ouest.

L’idée du scénario est venue à l’auteure après avoir entendu évoquer, au Burkina Faso, cette particularité locale qu’est “la parenté à plaisanterie”. Les joutes verbales parfois très vives auxquelles elle assistait sans comprendre comment elles fonctionnaient, si ce n’est qu’elles instillaient un certain humour et une certaine chaleur dans les interactions, l’a assez interpellée pour qu’elle veuille développer une histoire autour de cette pratique.

La “parenté à plaisanterie” a été décrite par les anthropologues, on en trouve des traces chez les figures totémiques de la discipline que sont Marcel Mauss et Radcliffe-Brown. J’en avais découvert l’existence en préparant des cours d’anthropologie de la famille pour les étudiantes sages-femmes, mais je n’avais pas d’idée que cette notion avait une pérennité et qu’elle était appropriée par les acteurs-eux-mêmes comme le disent les disciples de Callon et Latour. Cette pratique, présentée comme une ritualisation des relations sociales, qui permet de détendre les interactions entre des “parents à plaisanterie”, et de neutraliser les conflits.

Grâce à Anaëlle Hermans, j’ai découvert que cette notion de parenté à plaisanterie était très actuelle et qu’elle concernait une bonne partie de l’Afrique de l’ouest. Jusqu’aux récents bouleversements causés par les groupes jihadistes, au Burkina, “pays des hommes intègres”, la parenté à plaisanterie était évoquée comme le facteur principal de coexistence pacifique entre les quelques quarante ethnies. La parenté à plaisanterie se retrouve dans les discours politiques, dans les journaux et les médias. Elle est vantée comme un mécanisme de régulation sociale et un principe de résolution des conflits sociaux au point que les ministères de la culture de certains pays organisent des évènements autour de cette notion, notamment au Burkina et au Niger. Au Niger, cette pratique a été inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO.

Dans la pratique de la parenté à plaisanterie, on s’insulte “pour rire”, tout en respectant des codes qui varient. Les insultes peuvent être parfois très violentes et choquer les non-initiés. Au Burkina, certaines “ethnies” sont concernées: les Samo sont parents à plaisanterie des Mossi, les Bobos peuvent se mesurer aux Peuls, les Bisa au Gurunsi. Il est permis d’attaquer son adversaire sur des caractéristiques physiques ou morales attribuées caricaturalement à son groupe ethnique. On peut traiter l’autre d’esclave, d’âne, et de tous les noms d’oiseaux. Seul tabou: on ne peut pas porter atteinte à la dignité de la mère de son interlocuteur (non mais!)

Emmanuel Smith qui a soutenu une thèse sur la parenté à plaisanterie (appelée cousinage à plaisanterie) au Sénégal souligne l’ambivalence constitutive de ces pratiques et les multiples significations qui leurs sont rattachées. Il y décèle cependant un lieu d’observation privilégié de la formation des “constructions identitaires”, et des conceptions ordinaires de l’ethnicité, dans des pays où l’on jongle avec des frontières dessinées par la colonisation, dont les logiques de constitution n’avaient rien à voir avec la construction de nations. Le point très intéressant qu’il soulève, à mon sens est celui de l’utilisation des stéréotypes comme une façon de neutraliser les antagonismes. Comme s’il se jouait une reconnaissance du droit à la différence et à une égale dignité dans ces échanges de propos outranciers. Vu d’un oeil occidental, avouez que c’est assez surprenant!

“Plutôt que d’être combattus ou supprimés par un volontarisme universaliste visant à (re)créer un homme sans préjugés, les stéréotypes, qui font l’objet de plaisanteries, sont maintenus et en apparence renforcés, mais en fait neutralisés de par leur caractère risible, parfois excessif et surtout leur réciprocité”

Emmanuel Smith

Alors la parenté à plaisanterie serait-elle un remède miracle aux tensions entre groupes sociaux? Les récentes tensions au Niger, au Mali, et au Burkina montrent que les effets pacificateurs de ces joutes oratoires ritualisées sont loin de pouvoir tout régler. Utilisée et valorisée pour écrire un roman national qui ferait la part belle au règlement pacifique des tensions, elle ne peut cependant empêcher les conflits.

“On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui” dit un adage que ne renieraient pas les parents à plaisanterie!

Ils voulaient voir les girafes de Kouré…

Le tragique assassinat de nos jeunes compatriotes à Kouré début août 2020 remettrait-il en évidence l’aporie humanitaire?

J’ai eu envie d’écrire ce texte après la tragédie survenue au Niger le 9 août 2020, et proposer quelques pistes de réflexion suscitées à l’occasion de ce tragique évènement et notamment, au-delà de la sidération, sur l’oubli commode des perceptions locales des associations humanitaires.

Le 9 août, comme la plupart de ceux qui suivent l’actualité, j’ai été profondément choquée par ce qui s’est passé à Kouré. Je ne connaissais aucun de ces jeunes, ni l’organisation pour laquelle ils travaillaient. Je ne connais le Niger que par les travaux de chercheurs et d’anthropologues. En lisant ou en écoutant les réactions, j’ai trouvé qu’un volet de l’histoire a été oublié par les commentateurs, celui du rôle et de la perception des humanitaires en Afrique.

J’ai été très émue par les visages de ces jeunes et de leurs accompagnateurs nigériens aperçus dans un reportage vidéo. Ils ressemblaient tellement à des personnes que j’aurais pu croiser, connaître et apprécier. Ils me rappelaient mes propres enfants. Les mêmes âges, les mêmes sourires, des aspirations similaires, plus soucieuses d’un développement inclusif et non prédateur.

Je pouvais leur imaginer des parcours individuels, bercés, pendant leur prime enfance, par des mythologies générationnelles, reflétées par des chansons. “We are the World” d’USA for Africa, fredonnée par leurs parents, qui a marqué le début de l’engagement du show business dans de grandes causes humanitaires (la ‘pop-culture’ humanitaire?), et aussi par la très belle chanson de Michael Jackson “Heal the World”.

“Heal the world/ Make it a better place/ For you and for me/ And the entire human race”

Michael Jackson

Ils étaient généreux. Leur diplôme en poche, ils/elles ont cherché un boulot qui leur permettrait de vivre cette générosité. Ils ont signé chez Acted, au Niger. Ils voulaient “voir du pays” comme le disaient en leur temps les slogans des affiches de recrutement des troupes coloniales. Kouré et sa réserve abritant les dernières girafes d’Afrique de l’ouest était un lieu d’excursion assez courant, malgré les mises en garde.

Ils se sont réveillés aux aurores ce dimanche-là. Comment auraient-ils pu se douter qu’ils étaient attendus à la réserve par des êtres d’une telle sauvagerie qu’ils ne leur laisseraient aucune chance.

On passe tellement facilement de la banalité de la vie au drame. Ca aurait dû être juste un de ces pique-nique où l’on prend la mesure de l’immensité du territoire africain, de l’intensité des ciels et du privilège d’être là, à ce moment-là. Le drame circulait en moto ce matin-là. Une escadre vrombissante et malfaisante. La moto, un voyage récent au Bénin m’a permis de m’en rendre compte, c’est le nouvel instrument de la liberté en Afrique de l’ouest. Parce qu’elle permet une liberté de circulation pour aller chercher du travail, travailler, ou parce qu’elle permet de se convertir en taxi à ces heures perdues et grapiller quelques cfa. C’est aussi le prix de l’enrôlement des apprentis jihadistes. Pour une de ces motos chinoises importées par containers entiers, on transforme un jeune désargenté en machine à tuer.

Quand on a entre vingt et trente ans, on ne pense pas à la mort. On ne peut pas imaginer la trouver au bord de la piste. C’est pourtant ce qui leur est arrivé ce 9 août 2020. On peut espérer, que l’enquête permettra de répondre sur le volet criminel de l’affaire, qui sont les auteurs du crime, et quels étaient leurs mobiles.

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“Nous sommes passés d’inviolables et sacrés à dommages collatéraux et maintenant à victimes prioritaires”

Frédéric Roussel, cofondateur de l’ONG Acted

Lors de la conférence de presse donnée par son association juste après le drame, le cofondateur de l’organisation émet la thèse d’une détérioration des perceptions des populations locales vis à vis des ONG internationales. Cette question, pourtant centrale est souvent éludée. Elle pose la question du regard des “populations locales” sur les ONG. Elle pose l’aporie sur laquelle s’appuie le système d’aide humanitaire.

Les représentations en France de l’action humanitaire sont fondées sur une mythologie de la générosité. Certains observateurs parlent du “consensus humanitaire” créé à la fin des années 70. Les médias ont dépeint à l’envi les débuts mythiques au moment de la guerre du Biafra puis la création de Médecins Sans Frontières sauvant des réfugiés vietnamiens à la dérive. Le ‘droit d’ingérence’ est devenu une évidence pour les populations des pays occidentaux. L’Afrique a été un grand champ de déploiement pour les ONG internationales depuis les années 1980.

En quarante ans d’interventions humanitaires de tout poil dans un grand nombre de pays du continent africain, le secteur a acquis une image complexe, entre reconnaissance et agacement. La lecture d’auteurs africains montre que les bienfaiteurs des ONG internationales ne sont pas toujours perçus avec autant d’admiration et de révérence que pourraient le laisser supposer les motifs altruistes justifiant leurs interventions. Depuis quelques années, le représentant d’ONG, ou “white saviour” est souvent moqué dans sa naïveté, dans sa prétention à connaître mieux que les locaux les problèmes de la “population”, quand bien même il se fait aisément berner, et que, lorsque les situations se tendent, il sera le premier a bénéficier d’une extraction en hélicoptère, ou d’une protection armée.

L’humanitaire croisé dans la littérature africaine, c’est celui qui circule dans un gros quatre-quatre armorié et qui peut être extrait par hélicoptère si la situation se détériore alors que la population locale se trouve livrée à la vindicte des milices. Ce sont ces cadres locaux, recrutés dans l’entourage du président-dictateur, qui s’organisent des week-ends d’Assemblée Générale au Victoria Falls Hotel dans une nouvelle de Pettina Gappah.

La lecture des travaux des chercheurs en développement pointent également l’ambivalence des sentiments des populations locales vis à vis des humanitaires. Ces sentiments recouvrent une large palette qui va de l’amitié intéressée à la détestation. Les ONG ont pour objectif de combler des besoins écrit Jacques Olivier de Sardan, mais qui détermine les besoins? Les “populations” ont-elles des besoins uniformes? Souvent, trop rapidement on classe les populations-cibles sans prendre en compte en leur sein des groupes aux intérêts parfois antagonistes.

Je me souviens d’avoir vu avec amusement l’enregistrement vidéo d’un échange de jeunes gens envoyés par un projet humanitaire de santé maternelle qui s’étonnaient de ne pas voir figurer, dans l’interview des chefs de village, le besoin de la sécurisation des accouchements au poste de santé. Ce qui intéressait les chefs de ces communautés d’éleveurs, c’était moins la mort en couches de leurs femmes que la sécurisation de l’approvisionnement en eau de leur troupeau de vaches.

Les occidentaux sont prompts à intervenir sur le volet humanitaire comme pour “s’acheter une bonne conscience”. Ils ne peuvent empêcher que les acteurs eux-mêmes aient des interprétations moins naïves de leurs actions. Les interventions sécuritaires armées sont souvent accompagnées de volets humanitaires ce qui peut brouiller les perceptions desdites interventions. Ils ne sont pas dupes non plus sur les guerres d’influences que se livrent les services d’aide et de coopération des différentes puissances.

Par certains aspects, la réalisation par des organisations étrangères de tâches qui devraient incomber à l’Etat peuvent être considérées comme des persistances ou des rémanences de la domination coloniale.

Le chercheur en développement Michel Agier, effectuant une ethnographie d’un camp de réfugiés à Kissougou en Guinée montre les logiques contradictoires à l’oeuvre entre les différents clans qui composent les populations vivant dans/autour du camp et l’irréconciliable asymétrie entre les populations locales et les représentants d’ONG, bénévoles ou salariés.

“Les humanitaires ont (…) pris le relais des colons et des fonctionnaires de la colonie d’abord, des coopérants et des développeurs ensuite, pour incarner la nouvelle modalité de présence et la nouvelle domination des Blancs”. 

Michel Agier, “Un dimanche à Kissougou”

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que puisse naître, dans une partie de la population, un certain ressentiment. L’action humanitaire ne se déploie pas au milieu de nulle part.

Elle intervient dans des contextes historiques, sociaux, politiques, dont elle ne peut faire abstraction, sous peine de sous-estimer son efficacité, et, plus grave dans certaines zones, de mettre en danger ses représentants. Après quarante ans d’interventions, il serait peut-être temps de réfléchir à de nouveaux paradigmes?

Splendeurs et misères des Cendrillons africaines des podiums…

Je ne décolère pas depuis que j’ai lu l’enquête du Sunday Times sur les ratés du recrutement de mannequins pour des défilés de mode dans des camps de réfugiés kenyans. Vous m’objecterez qu’en comparaison de la guerre en Ukraine et des massacres du 7 octobre 2023 en Israël et des opérations militaires à venir, on n’est pas au même niveau d’abomination, mais le cynisme et l’absence de conscience des acteurs de cette sinistre farce me révulsent.

C’est l’histoire de jeunes filles qui rêvent de s’échapper du campus de réfugiés où les sursauts politiques qui minent leurs pays les ont envoyées. Dans la morne réalité des camps, s’évader, recommencer une autre vie, pourvoir aux besoins vitaux de leur famille, sortir de la misère est un espoir que chacune caresse. Alors, lorsque se présente l’occasion, comment refuser? C’est l’histoire d’escrocs sans scrupules appelés « pisteurs » dépêchés par les plus grandes agences qui sont allés les y chercher, empochant leur commission au passage, leur faisant miroiter monts et merveilles, pour les y renvoyer, quelques mois ou semaines plus tard, sans un sou et endettées jusqu’au cou. Adieu chiffons, podiums et carrières internationales au sommet, adieu palaces et coachs aux petits soins. Bonjour tristesse et remords…

Il est vrai que les podiums des « fashion weeks », ces grand-messes bisannuelles des maisons de mode internationales, pèchent depuis longtemps par le manque de diversité dans les défilés. On y aperçoit des mannequins jeunes, longilignes et très majoritairement blanches, le milieu de la mode ayant fleuri depuis des bases largement européennes depuis un siècle.

Exceptées Imane Bowie ou Naomi Campbell, dans les années 1990, les héroïnes des podiums et des magazines luxueux sur papier glacé ne brillent pas par leur taux de mélanine. Ni d’ailleurs par leur âge, leur corpulence, etc. On peut afficher sur des T-shirts « we are all feminists », « I’m black and I’m proud », « Black Lives Matter », mais il y a un moment où l’on ne peut faire illusion.

Les marques de beauté font appel à un réservoir d’actrices de cinémas ou de séries télévisées, diversifiant les critères de beauté. Pour les podiums, l’équation se présente autrement. La taille requise, un 34-36 pour une hauteur minimale d’1,70 mètres implique un IMC bien inférieur aux moyennes constatées dans le monde occidental qui se remplume à mesure que les hobbys de la jeunesse se restreignent à la navigation sur Internet. Il y a bien un vivier dans les ex-pays de l’est, mais les beautés slaves renforcent les stéréotypes européens. Il fallait donc aller chercher les perles rares à la source, en Afrique de l’Est, berceau des civilisations humaines et dont une part des ethnies présentent des caractéristiques proches de celles recherchées : grande taille, maigreur et pommettes hautes… d’ailleurs, l’une des grandes histoires à succès des podiums de ces dernières années n’est elle pas une ancienne réfugiée ?

Des petits malins se sont lancés à la poursuite de la perle rare. Hélas, l’expérience fut loin d’être concluante, comme le rapporte la journaliste (?) du Sunday Times. Le job du pisteur, c’est de repérer, mais ce n’est pas une garantie d’emploi. Les billets d’avion, l’hébergement, les frais sont avancés par des agents qui comptent se rembourser sur les futurs gains des mannequins. Dans le cas des jeunes réfugiées, plusieurs n’ont pas réussi à décrocher de contrat. Projetées dans un monde dont elles ignorent tous les codes, elles ont échoué. Certaines ont fait quelques essais mais ont été vite renvoyées chez elles. Le beau conte de fée était en toc, et elles sont retournées dans leur camp, espoirs brisés, endettées envers les agents qui leur avaient fait miroiter monts et merveilles. Après tout, c’est moins grave que ces petites filles pré pubères mariées à des adultes dans les,camps syriens il y a quelques années pour soulager les familles d’une bouche à nourrir, non?

La cupidité guide le monde, ce n’est pas une surprise. Mais quand elle s’exerce aux dépends des plus défavorisées, elle devient intolérable. Dans quelle tête a bien pu germer l’idée d’aller recruter des futures top modèles dans des camps de réfugiés en Afrique? Quel cerveau tordu a conçu qu’extraire des jeunes filles d’un camp au Kenya, pour les lancer sur les podiums des fashion weeks européennes et américaines n’était pas voué à l’échec? Comment ne pas anticiper que l’expérience comportait plus de risques que de possibilités de succès pour ces jeunes femmes ? Et que pour elles, le coût en serait d’autant plus douloureux?

Les damnées de la terre

Au tout début de mon séjour à Johannesbourg, je suis allée voir une exposition du photographe sud-africain David Goldblatt. C’était une rétrospective avec essentiellement des petits formats en noir et blanc qui documentaient l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid : un pays scindé en deux par un état profondément raciste.

Parmi les photos qui m’ont marquées, peut être parce que les photos des villes de Goldblatt ont plus circulé, quelques clichés de la vie rurale dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Une province aux immenses paysages photogéniques, et aux maisons circulaires aux toits de chaume appelées rondavels. Les paysages typiques n’intéressaient pas le photographe, ce qu’il capturait déjà dans son objectif, au début des années 1960, c’était la misère de ces populations rurales, privées de terre. Le Natives land act de 1913 a réservé aux noirs la propriété de 7% des terres, dans des zones bien circonscrites, les 93% restant revenant aux blancs.

Les hommes noirs partaient vers les villes ou les mines pour chercher du travail et subvenir aux besoins de leur famille. Restaient les femmes, les vieillards et les enfants dans des zones désolées, difficiles à cultiver. Sur les clichés, les corps sont décharnés, les visages froissés. C’est à ces photos que m’a fait penser un premier article, lu sur les sites de la presse sud-africaine au mois d’août. J’avais commencé à rédiger un billet, m’adressant à la première personne à cette mère infortunée, devenue meurtrière, mais j’ai arrêté d’écrire tellement cela me faisait mal d’évoquer cette histoire. Comment se figurer l’abomination de tels actes? Et puis le même schéma s’est reproduit, presqu’un mois après… Il faut deux points pour faire une droite, et deux faits divers sordides pour tracer un malheur qui n’est pas qu’individuel, mais questionne toute une société, quoi qu’en disent les représentants de la province qui ont vite fait de circonscrire les évènement dans la catégorie des faits isolés causés par des problèmes mentaux.

Par deux fois, à un mois d’intervalle, dans une région reculée du Cap Oriental, des mères ont tué leurs enfants avant de se donner la mort. Sept morts selon un même schéma. Des empoisonnements à la mort aux rats, un poison bon marché, qu’on peut trouver dans le moindre spaza shop. Le 7 août, à Butterworth, un huissier chargé de recouvrer les dettes d’une mère de famille, la retrouve pendue dans son rondavel, avec, près d’elle, ses trois enfants qu’elle a assassinés. Elle a empoisonné les deux petits et poignardé l’aînée, une adolescente de quatorze ans, qui tentait probablement, selon la police, de l’empêcher d’agir. Elle s’est ensuite pendue, laissant une note disant qu’elle ne pouvait plus faire face à ses dettes. L’enquêteuse chargée du dossier incrimine la pauvreté abjecte de cette mère isolée, que les maigres allocations reçues du gouvernement, ne suffisaient plus à maintenir à flot. La femme quémandait régulièrement chez ses voisins de la nourriture pour les enfants qui avaient l’habitude de ne pas manger à leur faim.

Le 11 septembre, à Lusikisiki, une autre femme va chercher ses quatre enfants chez leur grand-mère pour les emmener “prier”. Arrivés dans la forêt, elle les force à prendre des pilules de raticide. L’un des enfants, âgé de onze ans, recrache le poison et fait le mort avant de s’enfuir. Là encore, c’est la pauvreté abjecte dans laquelle se trouvait cette famille qui aurait suscité le passage à l’acte.

On a du mal à croire que de tels drames soient possibles dans la première économie du continent. Certes l’Afrique du Sud connaît, depuis la crise du Covid, des années compliquées. L’économie n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2020. Les coupures d’électricité, de plus en plus importantes, dues au manque d’entretien des infrastructures et au sabotage à l’intérieur d’Eskom, ont obéré la productivité des industries. La chute du rand et l’inflation ont fait le reste. Les habitants vivent moins bien qu’il y a quatre ans, et ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en font les frais. En mars 2022, sept enfants sont morts de malnutrition sévère dans cette même province du Cap Oriental.

On représente souvent la violence des villes sud-africaines, et la pauvreté des habitants des townships, plus marquante par la proximité des opulentes richesses de la fraction la plus aisée de la population. Personne ne vient jamais voir dans les campagnes reculées du Cap Oriental, province dont 72% de la population vit sous le seuil de pauvreté. On a oublié les photos de Goldblatt. En plus du filet de sécurité – amenuisé par l’inflation – que représentent les allocations pour les mères isolées – j’en ai parlé ici – près des agglomérations, un certain nombre d’acteurs, comme l’ONG Gift of the givers proposent des colis alimentaires aux plus pauvres. Mais leur action ne peut s’étendre aussi loin des villes. Dans la province du Cap Oriental les transports sont rares, les routes mal entretenues. Pour tout un tas de raisons, l’aide n’arrive pas en bout de ligne. En période pré-électorale, l’ANC, au pouvoir dans l’exécutif provincial, fait des efforts, mais une fois les échéances passées, les pauvres retombent dans l’oubli.

Alors que les taux de malnutrition infantile ont quadruplé dans la province par rapport à 2018/2019, et que l’inflation grignote le pouvoir d’achat, le budget consacré aux programmes de colis alimentaires a diminué. Le nombre de colis alimentaires distribué par les services sociaux est ridiculement bas. Les autorités de la province préfèrent attribuer ces morts au déséquilibre psychologique des mères plutôt qu’aux ravages d’une pauvreté tellement abjecte qu’elles préfèrent en épargner leurs enfants.

“Nowhere is the devastating impact of the cost-of-living crisis more evident than in female-headed households in the Eastern Cape,” 

Kobus Botha Parlementaire du parti Democratic Alliance

Ces faits divers nous rappellent à quel point la destinée de ces femmes, définies par leur fonction biologique et sociale de reproduction, peut être une malédiction. Ces femmes n’ont pas eu le choix de la maternité, ni d’assumer des enfants dont les pères ne voulaient pas, ou bien ont disparu sans demander leur reste. La bigoterie de la société sud-africaine, l’injonction de maternité qui leur est faite rend très difficile de refuser des grossesses. Lorsque l’enfant paraît, la femme s’efface derrière la mère et laisse place à un être pétri d’inquiétude dont la vie est vouée à assurer la survie de ses petits. Pour les plus pauvres d’entre les pauvres, cela devient un fardeau trop lourd à porter.