Les fêtes de dévoilement de sexe des foetus, nouveau rite de passage des enfants à naître?

Au siècle dernier, alors que mon aînée était en petite section de maternelle, et que j’approchais du terme de mon second accouchement, je tombais (métaphoriquement) de ma chaise lorsque son institutrice me félicita pour “les jumeaux”. Des jumeaux, Doux Jésus, mais qu’est-ce qui pouvait lui faire penser que j’attendais des jumeaux? Elle avait demandé à Camille le prénom du futur bébé, et celle-ci lui avait dit “Pimprenelle ou Nicolas”. Comme nous n’avions pas demandé le sexe de notre futur enfant, c’était la réponse facétieuse que nous lui faisions, soucieux de garder l’indétermination jusqu’au moment de rencontrer notre nouveau-né. Ce genre d’anecdote n’aurait plus court aujourd’hui, alors que “l’injonction de visibilité” hypermoderne pousse les futurs parents à donner à leurs enfants une existence numérique avant même leur naissance.

Savez-vous ce qu’est une gender reveal party? Selon une journaliste du Monde celles-ci seraient de plus en plus fréquentes en France. Importées des Etats-Unis où elles ont été inaugurées par une blogueuse “famille” créative et innovante en 2008 désirant ménager une surprise à son mari qui n’avait pas assisté à l’échographie du second trimestre. Les cérémonies de dévoilement du genre consistent à créer un événement autour de la révélation du sexe biologique de l’enfant à naître. La vidéo de l’évènement est souvent diffusée sur les réseaux sociaux, et fait le buzz et informe le monde entier- enfin, le monde connecté- de la bonne nouvelle. Sur Youtube, certaines vidéos de GRP ont été vues des millions de fois…

Faut-il y voir dans ces évènements de dévoilement de l’intime, l’avènement d’un narcissime (2.0) en bleu et rose? Où une pratique somme toute minoritaire de futurs parents déboussolés voulant témoigner par là de leur adéquation à une norme de parents “performants”? Voire, une énième ruse du capitalisme, consistant à créer un business à partir de toute mode bankable. Les affaires étant les affaires, toute une série de micro-entreprises surfent sur le créneau porteur de l’événementiel familial, un contingent des mom-preneuses en mal d’activité qui ont lâché le filon des petits-pots pour bébés pour se consacrer aux ludiques baby showers et autres gender reveal parties.

A la fin du siècle dernier, lorsque j’ai eu mes enfants et que j’ai commencé à travailler sur la maternité, les futurs parents se passaient un cliché pourri en noir et blanc sur papier thermique. Seule la famille proche était informée, si les futurs parents souhaitaient connaître le sexe du foetus, et le divulguer. Au vingt-et-unième siècle, dans les pays occidentaux, la mode serait à la mise en scène instagramable de la découverte du sexe de leur futur enfant et le prétexte à une fête et à une débauche de consommation ostentatoire. La vidéo est reprise en boucle et commentée « oh my Goooood! »

Ma thèse de sociologie, soutenue il y a vingt ans, porte sur l’échographie et sur ce qu’elle apportait au suivi de grossesse, dans le domaine médical, mais aussi dans la relation des futurs parents à l’enfant à naître. L’échographie obstétricale a introduit un nouveau patient, le fœtus, et créé de nouvelles obligations, pour les soignants comme pour les futurs parents et suscité des questions passionnantes. Que faire quand l’intérêt de la mère et celui du futur enfant ne coïncident pas?

Comme je l’ai évoqué dans un chapitre de l’ouvrage “humains, non-humains”, l’échographie obstétricale renouvelle les frontières de l’humanité. Elle fait rentrer très tôt le fœtus dans le cercle familial, intrônise les parents comme responsables du/ de la futur.e enfant, symétrise les positions des femmes et des hommes dans la grossesse, en permettant aux futurs pères de participer. La découverte du sexe du futur bébé donne plus de réalité à un futur enfant dont on peut choisir le nom dès le second trimestre de grossesse. Il n’est pas rare que les futures parents arrivent en consultation au dernier trimestre en évoquant le futur enfant par son prénom, comme s’il était déjà né.

L’échographie, pour laquelle le futur père est sommé de se rendre disponible, sert, dans une société de plus en plus sécularisée où le mariage a perdu de sa popularité, d’officialisation de la formation de l’unité familiale, quand arrive le premier enfant, et de rite d’agrégation du futur enfant à la famille.

Cette présence accrue rend possible des conversations, dans la consultation, autour du caractère présumé de l’enfant à naître, qui varie si c’est une fille ou un garçon. Les filles ont des jambes de danseuses et une propension à bouder. Les garçons des mollets de footballeurs et de l’énergie à revendre. L’assignation de stéréotypes commence très tôt. Cette assignation est reprise dans la vie quotidienne. On évoque alors “la petite soeur” ou “le petit frère” avec les premiers nés. On prépare la chambre avec des accessoires genrés.

Les spécialistes de la naissance déploraient, à la fin du siècle dernier, que la médicalisation de la grossesse délaissait la ritualisation qui marquait la naissance sociale des parents (lors de la naissance du premier enfant) et d’un nouveau membre de la famille, puis de la société.

Les rites d’agrégation autour de la naissance existent dans toutes les sociétés. Qu’il s’agisse des baptêmes, des présentations au temple, aux offrandes, l’inventivité humaine au cours des siècles leur a donné des formes diverses. Les rites pouvaient avoir lieu en prénatal. En France, avant la sécurisation des césariennes, il arrivait que les sages-femmes ou médecins baptisent in utero, le fœtus qui se présentait mal. Une façon, dans une France majoritairement catholique, de garantir l’accès au paradis a un mort-né promis sinon à errer indéfiniment dans les limbes.

Les Gender Reveal Parties peuvent être considérée comme l’un des rites d’agrégation inventés par les sociétés humaines qui répond à la nouvelle injonction de visibilité des sociétés contemporaines. L’information sur le futur nouveau-né sort du cercle le plus intime. On change d’échelle et on rajoute en plus un côté consommation ostentatoire, avec la fabrication d’artefacts comme des gâteaux, ballons, voire location d’avions, de bateaux, d’engins pyrotechniques dangereux.

On peut quand même se demander à quoi correspond le besoin de publiciser un élément qui relève de l’intime? Qu’est-ce que les couples recherchent à travers cela? Comment cela les prépare t’il à leur rôle de parents? Quel effet cela peut-il avoir sur le futur enfant?

Cette tyrannie de la visibilité jusque dans les moments les plus importants de la vie psychique, rend-elle service aux futurs parents? La gender reveal party met en scène les (futurs) parents. Elle performe, par une scénarisation inspirée souvent des émissions de télé-réalité, ou des vidéos de réseaux sociaux, une certaine idée de la parentalité désincarnée et festive. Cela répond à une incertitude voire une angoisse normale pour chaque futur parent, fonction de sa propre histoire familiale, sur sa capacité à assumer l’éducation de ses futurs enfants. Cela relègue aussi complètement l’idée de la fragilité de la grossesse, et le fait que celle-ci, dans des cas certes rares, n’est parfois pas menée à terme.

Il est par ailleurs curieux que dans une époque où d’aucun.e.s prônent une éducation non genrée et la fluidité des identités de genre, on puisse avoir en parallèle des manifestations sociales qui tendent à assigner dès avant la naissance un genre, sur la base du simple sexe biologique constaté à l’échographie. Cette assignation va souvent de pair avec des caractéristiques correspondant à des stéréotypes binaires qui la renforcent, pouvant mener à les considérer comme un “fléau sexiste”. Au point que certains éditorialistes se demandent s’il est recommandé de répondre favorablement à une telle invitation.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire a un/une enfant à naître n’est-il pas de pouvoir, en progressant sur le chemin de la vie, déterminer qui il/elle veut être? C’est le projet de toute une vie. Le sur-déterminer socialement avant la naissance en insistant sur la découverte de son sexe biologique est une façon un peu curieuse de procéder. Sommes nous déterminés par notre phénotype? Que se passera-t-il dans le cas où le nourrisson ou la nourrissonne ne correspond pas au fantasme que les futurs parents se sont créé et qu’ils auront solidifié par ces dispositifs mêlant échographie, réseaux sociaux et happening?

La montagne qui accoucha d’une souris…

Vous pouvez écoutez le podcast de ce billet en cliquant ici!

L’esprit humain est une étrange chose, et la volonté de garder un amant volage peut amener une femme à de bien étranges extrémités.

Les médias en ligne et les réseaux sociaux sud-africains ces dernières semaines ont été tenus en haleine par l’affaire des décuplés de Tembisa (#Tembisa10). Confiné et morose, avec l’arrivée de l’hiver et la mise au ban des voyageurs en provenance d’Afrique du Sud par les autorités des pays craignant le risque de diffusion de l’ex-variant-sud-africain, le pays de Mandela croyait avoir trouvé sa “feel-good story” avec une première mondiale: la naissance annoncée de décuplés à une habitante de Tembisa.

Cette naissance, qui aurait pu donner une nouvelle entrée pour l’Afrique du Sud au livre Guiness des records, a tourné en boucle sur les médias en ligne et les réseaux sociaux locaux. Le journal Pretoria News a diffusé une photo de Gosiame Sithole, la future mère, arborant un ventre éléphantesque au côté de Tebogo Tsotsetsi le père de ses enfants. Le couple, qui avait déjà des jumeaux de six ans, avait accepté d’être interviewé au sixième mois de cette grossesse miraculeuse -huit bébés d’un coup!- par un média de Pretoria, permettant au journaliste de prendre la photo d’une Gosiame Sithole et de son ventre impressionnant, et lui demandant, pour des raisons culturelles, de ne la diffuser qu’à la naissance des enfants.

Le dix juin, le père contacte le journal Pretoria News pour annoncer que Gosiama Sithole a mis au monde, à Pretoria, à, non pas huit, mais dix bébés, sept garçons et trois filles, pris en charge en réanimation néonatale. Les autres médias en ligne et les réseaux sociaux s’emparent du sujet de cette naissance miraculeuse, lançant une collecte sous le mot-dièse #nationalbabyshower pour permettre à la mère qui aurait arrêté de travailler au début de sa grossesse, et au père, sans emploi et dont la famille n’a pas versé d’argent à la famille de la future mère pour les frais de grossesse et l’accueil des bébés, de pouvoir faire face à l’énormité de la tâche.

Les services sociaux du Gauteng se saisissent de l’histoire et s’enquièrent de la mère mais ne peuvent en trouver trace dans aucun des hôpitaux publics de la province. Le père, qui fait l’objet de nombreuses demandes d’interview de la part des médias doit admettre qu’il n’a pas vu les bébés, sa femme lui a juste indiqué par des messages WhatsApp qu’elle aurait donné naissance à dix bébés, et ne lui a envoyé que la photo d’un seul bébé. Elle ne répond plus à ses appels.

Le 15 juin, la famille du père, Tebogo Tsotsetsi, pressée par les questions des journalistes auxquelles elle est bien en peine de répondre, publie un communiqué de presse déclarant n’avoir aucune preuve de la naissance de décuplés et demandant aux généreux donateurs de s’abstenir de verser de l’argent sur tout compte destiné à pourvoir aux besoins des fantomatiques décuplés. Elle pressent que le miracle n’est pas loin de se muer en escroquerie… Ce même jour, Gosiama Sithole se présente avec sa soeur à l’hôpital Steve Biko de Pretoria demandant à voir ses dix bébés et prétendant avoir accouché à l’hôpital Louis Pasteur d’où on lui aurait dit avoir transféré ses dix bébés prématurés à Steve Biko en réanimation. Les autorités de l’hôpital n’ont jamais admis de décuplés en réanimation mais elles contactent l’hôpital Louis Pasteur qui n’a aucun dossier d’accouchement au nom de Gosiame Sithole ni de dossier de transfert.

Les journalistes de Pretoria News crient au scandale d’Etat et maintiennent l’histoire de la naissance des décuplés, qui seraient morts du fait de la qualité des soins déplorable des hôpitaux publics du Gauteng. Les autorités de la province voulant éviter le scandale de l’impréparation des hôpitaux à faire face à cette naissance extraordinaire auraient, selon une “enquête exclusive du journal” fait disparaître les corps des bébés prématurés. La plupart des autres médias s’en tiennent à la version d’un probable canular d’une femme mentalement fragile et délaissée par le père de ses enfants. Gosiama Sithole a été interrogée par la police et emmenée à l’hôpital pour différentes expertises médicales et psychiatriques. L’histoire qui a tenu les médias en ligne en haleine pendant une dizaine de jours semble donc se dégonfler comme un ballon de baudruche.

Il y a plusieurs morales à cette histoire. Le première, c’est que, comme le disait Joseph Goebbels, “plus le mensonge est gros, plus le peuple le gobe facilement”. La seconde c’est que les réseaux sociaux ont un pouvoir d’amplification des canulars gigantesque. La troisième c’est que les journalistes africains ne sont pas plus sages que les européens quand il s’agit de vérifier les informations. La naissance d’octuplés (devenus décuplés selon la fantaisie de la prétendue mère) est un évènement assez rare pour qu’avant même la naissance elle soit vue exclusivement par une équipe soignante dédiée, et non dans le circuit habituel des maternités publiques.

Espérons qu’honteux et confus, tels le corbeau de la fable, ils feront en sorte qu’on ne les y prennent plus…

PS: En cadeau Bonus pour Ngisafunda, je vous offre la fable “L’ours et l’amateur des jardins” dite par Fabrice Lucchini cette fin de semaine, devant le président Macron…

Retrouver le temps long…

Et si on retrouvait le temps de penser?

Parfois, des lectures s’imposent comme des évidences. J’ai ouvert récemment un livre qui était depuis longtemps dans ma pile à lire électronique et j’ai eu comme une illumination… un “moment de grâce” comme le disait une ancienne ministre sarkozyste découvrant la ligne 13 du métro… Ce livre, c’est: “Thinking Fast and slow” de Daniel Kahneman, psychologue et économiste israélien qui a remporté le prix Nobel d’économie en 2002, pour avoir remis en cause – avec succès- la théorie de l’acteur rationnel. Dans ce livre, devenu très vite un best-seller, et traduit en français par“Système 1 et Système 2, les deux vitesses de la pensée”, Kahneman expose ses travaux en théorie cognitive. Selon lui, tous les humains disposent de deux systèmes de pensée pour évaluer les situations dans lesquelles ils se trouvent: un système rapide, et un système lent.

Le système 1 est hérité de notre évolution, permet d’agir rapidement, instinctivement et son mérite est de nous avoir préservés de l’extinction en nous permettant de nous mettre à l’abri des dangers dès que nous les percevions. Le système 2 est plus analytique, il nous permet d’étudier les problèmes en profondeur et d’éloigner les nombreux biais dûs à la rapidité du système 1. Pour un grand nombre de situations de la vie, le système 1 est suffisant et nous agissons comme par réflexe, sans avoir besoin. Mais ce système est hautement faillible, et comporte de nombreux biais. Il nous entraîne dans de nombreux pièges cognitifs. Pour les problèmes plus complexes, seul le système 2 peut nous aider à saisir l’étendue des enjeux et nous faire prendre des décisions adaptées en examinant lentement les problèmes.

Outre le côté très pédagogue de l’ouvrage, qui se lit très facilement, j’ai été fascinée, à sa lecture, par le parallèle qu’on peut percevoir avec la façon dont sont pensées les différentes crises que nous traversons: qu’elles soient crées par la pandémie de Covid, le réchauffement climatique, ou la libération d’une otage aux mains de djihadistes sahéliens.

Ces derniers temps, un halo lumineux se crée très régulièrement dans mon cerveau et clignote : “Alerte système 1, Alerte système 1!” lorsque je regarde les émissions d’informations ou les réseaux sociaux, et que je prends le temps d’analyser comment l’actualité est commentée par la ronde des “experts” sollicités pour nous donner leur éclairage,

Les émissions et les publications sur les RS sont formatées pour s’adresser au système 1: susciter des réactions instinctives, sans ouverture possible du débat. Les journalistes/présentateurs sont sans doute fautifs, comme les “experts”, prompts à enflammer la polémique pour assurer leur marketing personnel, sans parler des politiques, qui feraient mieux de se taire… Personne n’ose proclamer de but en blanc que la période est compliquée, et que seul le temps pourra véritablement montrer si les décisions sont fondées ou pas. Le sort d’une épidémie ne se joue pas sur des déclarations, mais sur une multitude d’actions, une implication de tous les acteurs à différents niveaux et c’est de la bêtise, ou de la vantardise de croire que les déclarations (forcément contradictoires sur la durée) sur telle ou telle chaîne feront la différence.

Retrouvons le temps long, le temps de penser, le temps d’agir, le temps de laisser agir. Arrêtons d’enfourcher nos Rossinante pour conquérir les moulins. Nous en savons aujourd’hui plus sur la Covid19 qu’aux débuts de la pandémie, mais nous n’avons pas pour autant trouvé de solution miracle. Il est trop tôt pour décréter que nous aurons un vaccin dans x mois et que cela résoudra tous nos problèmes, ou que les masques ne servent à rien et qu’il aurait fallu larguer de l’hydroxychloriquine par canadair sur tout le territoire! Utilisons notre système 2, oui, ça prend du temps, ça fait un peu mal à la tête, pour examiner les faits, ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et comment il serait raisonnable d’agir en conséquence…

Retrouvons le temps long aussi dans l’affaire de la libération de Sophie Pétronin, la dernière otage française au Mali. Après les cris de joie de son fils et de son comité de soutien, se sont fait entendre les critiques sur le caractère inapproprié des premières déclarations de l’ex-otage aux médias. Ne peut-on pas tirer les enseignements du passé, et concevoir que l’ex-otage n’est pas encore tout à fait elle-même. Que pour faire sens de son expérience, elle a besoin, elle-aussi, d’un peu de temps, et que ses déclarations à chaud ne reflètent pas forcément ce qu’elle pensera dans six mois, un an, six ans… Il faut relire les très émouvants écrits de Jean-Paul Kauffmann pour comprendre à quel point cette reconstruction ne peut être immédiate!

Faisons fonctionner notre système 2 avant de réagir et de susciter des débats enflammés et contreproductifs! Rome ne s’est pas faite en un jour, comme l’écrivait le célèbre philosophe René Goscinny…

#feesmustfallreloaded … malaise dans les universités sud-africaines

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Fresque de @NelsonMakamo sur un mur de Maboneng

Le second semestre de l’année 2016-2017 dans les universités sud-africaines promet d’être aussi agité que celui de l’an dernier. Ce qui a mis le feu aux poudres? L’annonce du ministre de l’éducation Blade Nizimande que c’était aux universités de proposer leur politique d’augmentation des frais de scolarité pour l’année 2017-2018, que celle-ci néanmoins ne pourrait excéder 8%, mais que le gouvernement s’engageait à compenser pour les plus démunis cette hausse et faisait aussi un geste vers les classes moyennes les moins favorisées. Peuvent désormais prétendre à un prêt NFSAS les étudiants venant de familles percevant un revenu annuel de moins de 600 000 rands ce qui fait en gros 40 000 euros, ce qui correspond à un salaire de fonctionnaire de police, d’enseignant ou d’infirmière.

Ces propositions n’ont pas satisfait les étudiants des syndicats “fallist” (donc pour la gratuité de la scolarité) qui ont donc entamé une série de manifestations plus ou moins contrôlées pour forcer les universités à renoncer à demander des droits de scolarité. Les étudiants de Wits sont descendus manifester dans les rues de Braamfontein, autour du campus. Une caractéristique des manifestations étudiantes, ici comme ailleurs est la violence qui leur est attachée, dont on a du mal à savoir quelle est la part due aux interventions brutales de la police et des équipes de sécurité privée sécurisant les universités. Des photos circulent sur les réseau sociaux représentant des étudiants blessés suite à des confrontations plutôt rudes avec les forces de l’ordre (publiques ou privées). La vidéo qui a circulé en ligne ce 28 septembre sur la confrontation entre des jeunes et des policiers autour de l’université de Rhodes montre la violence des échanges. On comprend que les étudiants aient peur, et l’on voit des policiers peu sereins et semblant peu formés à la gestion de ce type de crise. Des passants semblent interloqués et s’interposent. Et une femme policier finit par dire à l’une d’elles qu’elle est là pour la protéger, elle et ses biens et éviter que sa voiture ne finisse criblée de pierres. Il faut dire que les actions des étudiants des semaines passées ont aussi endommagé des biens collectifs au sein des universités, une bibliothèque à l’université du Kwazulu Natal, des voitures et des salles de cours ailleurs, endommagé des locaux, et causé la mort d’une agente de maintenance dans une résidence pour étudiants de Wits.

Les campus de quatre universités sont désormais fermés: l’université de Cape Town (UCT), Wits University, l’université du Free State et l’université du Limpopo. L’université de Prétoria n’est pas techniquement fermée mais a décidé d’obliger les étudiants à prendre maintenant les vacances prévues en octobre… Le secrétaire général de l’ANC Gwede Mantashe a laissé paraître son agacement vis à vis des étudiants manifestant, les traitant d’enfants gâtés et proposant qu’on ferme les universités pendant 18 mois pour leur apprendre. Dans une tribune reprise par le Mail & Guardian, Achille Mbembe, professeur à Wits a rappelé les précédents africains de ce genre d’attitude et comment ils ont abouti en Afrique centrale à une destruction des universités publiques pour le plus grand profit d’universités privées que les étudiants les plus pauvres n’ont pas les moyens de s’offrir. Dans un pays dont le coefficient de Gini a augmenté depuis l’avènement de la démocratie, ce ne serait pas une bonne nouvelle.

En tant que française, ayant biberonné au mythe de l’égalité républicaine, il m’est toujours difficile de concevoir que dans un pays comportant de telles inégalités on puisse demander des frais de scolarité aussi élevés à des étudiants. Les frais de scolarité pour une année scolaire (sans logement ni bouquins ni nourriture) sont autour de 50 000 rands ce qui est hors de portée de beaucoup de gens. Le gouvernement finance les frais des plus pauvres et propose des emprunts NFSAS à une partie des autres (les bénéficiaires de ces exemptions/prêts NFSAS seraient 600 000 l’an prochain) ce qui n’est pas négligeable à première vue. Cependant, il faut ajouter aux frais de scolarité les frais de logement et les frais d’entretien (repas) ainsi que l’acquisition d’un ordinateur et de livres de cours. Ce qui double pratiquement la facture. Pour les étudiants ne pouvant vraiment pas se permettre la location d’une chambre dans une résidence près du campus, les frais de transports sont un poste important, les villes sud-africaines n’ayant pas fait le choix de systèmes de transport public sûrs et abordables. Par ailleurs, l’urbanisation qui n’a pas été fondamentalement redessinée depuis la fin de l’apartheid fait que ces étudiants habitent en grande périphérie ce qui augmente le temps et le coût du transport. Et in fine peut avoir un impact sur la réussite de leurs études.

Leur situation, bien que d’une autre époque, est bien décrite par Niq Mhlongo dans son roman “dog eat dog” qui raconte la première année d’un étudiant pauvre de Soweto à Wits au moment de l’élection de Mandela. Tiraillé entre sa vie d’étudiant dépendant entièrement pour ses études du financement de sa bourse par l’université, et sa vie à Soweto avec ses copains qui vivent d’expédients et d’alcool, Dingamanzi essaie de négocier tant bien que mal son maintien dans une trajectoire qui le sortira de l’emprise de la seule nécessité. Il joue sans vergogne des failles du système et de la mauvaise conscience de l’encadrement pour poursuivre ses études, jamais complètement à son aise entre ces deux mondes. Les universités ont donc des efforts à faire pour tenir compte des difficultés de ces étudiants.

Les possibilités de la résolution de la crise dans les universités semblent bien minces. Certains y voient les signes avant-coureurs du déclin des universités sud-africaines. Le Vice-Chancellier de Wits conduit aujourd’hui un referendum par Internet pour demander aux étudiants s’ils sont pour la reprise des cours lundi après deux semaines de blocage, sachant que si les cours ne reprennent pas, la fin d’année et l’organisation des examens risquent d’être compromis et pour certains il ne peut être question de recommencer une nouvelle année. Les leaders du SRC (Student Representation Council) qui représentent les étudiants dans les instances de direction de l’université réfutent par avance toute légitimité à cette procédure, et donc n’avaliseront pas la reprise des cours sur la base de ses résultats. A Rhodes University, le dialogue administration/étudiants semble mal engagé après les violences d’hier. Les revendications des étudiants ne portent toujours que sur la suppression (et non la réduction) des frais de scolarité pour tous, ce que l’étroitesse de marge de manoeuvre sur les choix budgétaires du gouvernement sud-africain ne saurait permettre, à moins que des arbitrages drastiques ne soient faits. L’éditorialiste Max du Preez remarque d’ailleurs dans une tribune publiée ici que le gouvernement pourrait certainement, s’il renonçait à certains grands projets, et récupérait l’argent se perdant dans les méandres du favoritisme et de la corruption, trouver de quoi financer un enseignement supérieur gratuit. Mais si le gouvernement arrivait à dégager une telle somme, au nom de quoi faudrait-il l’attribuer en priorité à l’enseignement supérieur alors qu’il existe encore des cas d’extrême pauvreté, un taux de chômage record, surtout chez les jeunes n’ayant pas atteint le niveau de fin de scolarité dans le secondaire.

Epilogue 1: 14 octobre 2016

Après 15 jours, les cours ont été interrompus dans plusieurs universités, dont celle de Cape Town, le Vice-Chancellor ne se résolvant pas à faire intervenir la police contre les étudiants et préférant arriver à une solution négociée. Il a été pris à partie un peu brutalement par des étudiants aujourd’hui. L’université devrait rouvrir ses portes à la fin du mois, faute de quoi l’année universitaire risque d’être irrémédiablement perdue, ce qui entraînerait des conséquences non négligeables pour les étudiants les plus vulnérables, n’ayant pas les moyens de refaire une année, ou pour les “matriculants” espérant entrer à l’université à la rentrée prochaine. Le Vice-Chancellor de Wits, soutenu par une partie des universitaires, a décidé de rouvrir son université lundi dernier, moyennant une présence sécuritaire accrue aux abords et sur le campus. Les véhicules de police (surnommés Hippos) stationnés sur le campus rappellent le souvenir sinistre des kasspirs, ces véhicules blindés utilisés par le régime de l’apartheid pendant l’état d’urgence pour “sécuriser” les townships où la jeunesse devenait incontrôlable. Les étudiants et la direction de Wits se battent à coup de communiqués, mais pas seulement, certains étudiants protestataire arrivant à déjouer la surveillance pour introduire des “petrol bombs”, briser des vitres et incendier des poubelles. Fin d’année universitaire chaotique quoi qu’il en soit. Et pour couronner le tout, le président Zuma a décidé de créer une commission ministérielle de réflexion sur la résolution de la crise universitaire dont il a exclu, alors que les premières revendications des étudiants portent sur le financement des études, le ministre des finances Pravin Gordhan, dont il souhaite se débarrasser car ce dernier lutte contre le népotisme dans la gestion des entreprises para-étatiques dont les proches du président Zuma ont eu tendance à profiter des largesses par le passé…

Les éléphants dans un magasin de porcelaine… Des réseaux sociaux en Afrique du Sud

Je n’avais pas prévu de consacrer le premier post de ce blog à l’actualité sud-africaine, mais des incidents survenus le week-end dernier ont enflammé les réseaux-sociaux (ie: Facebook et Twitter) se propageant sur les médias nationaux où ils tiennent encore une bonne place une semaine après. J’avais envie de le commenter ici parce qu’ils me semblent symptomatiques de l’état de la société sud-africaine, vingt-deux ans après les premières élections démocratiques de 1994. La présidence de Mandela, la commission vérité et réconciliation, et le développement économique soutenu de ce pays dans la première décennie du vingt-et-unième siècle n’ont pas réussi à effacer les répercussions d’une histoire profondément marquée par le racisme, racisme de la colonisation érigé ensuite en système étatique via l’apartheid. Le graphe ici permet de montrer que le développement économique post-apartheid a principalement profité à la population blanche et indienne…

De quoi s’agit-il?

Depuis mon arrivée je lis régulièrement dans la presse et sur les réseaux sociaux, des comptes-rendus et des réactions à des incidents “racistes”. Les (avant) derniers en date concernent un jeune homme blanc s’attaquant à un ministre noir, et un étudiant noir s’en prenant à une serveuse blanche, et sont repérables sur twitter par les mots-dièse #whitetip #tipgate #whitewaitress où sous les noms des protagonistes.

#MatthewTheunissen s’est violemment insurgé, sur ses comptes twitter et FB, contre la décision du ministre des sports sud-africain Fikile Mbalula de ne pas accorder le droit à quatre fédérations sportives (dont celles de rugby et de cricket) de postuler pour l’organisation d’évènements internationaux, car elles n’ont pas respecté les objectifs de diversité qui leur avaient été imposés et ne sont pas représentatives de la société sud-africaine. Dans sa diatribe contre le ministre des sports (et le gouvernement dont il fait partie), le fervent supporter des Springboks s’est permis d’exprimer son désaccord en l’agrémentant de remarques racistes, expliquant que c’était une bande de kaffirs (terme extrêmement insultant ici) et de bons à rien. L’émotion causée par ces paroles inacceptables largement relayées pendant tout un week-end, fut telle que la maire du Cap, Patricia de Lille a déposé une plainte.

#NtokozoQwabe quant à lui est un jeune étudiant noir talentueux diplômé de l’université du Cap, leader à Oxford du mouvement #RhodesMustFall qui a reçu une bourse de la prestigieuse fondation Rhodes pour aller étudier à Oxford. Le week-end dernier, à l’issue d’un déjeuner dans un restaurant du Cap, il décida, en lieu et place du montant du pourboire, de faire figurer sur l’addition, à l’intention de la serveuse blanche: “je vous donnerai un pourboire quand vous nous aurez rendu les terres”. La jeune femme s’effondra en larmes. L’affaire en serait sans doute restée là si le jeune homme ne s’était pas vanté de son “mot d’esprit” sur Facebook. L’affaire prit de l’ampleur, entre ceux qui saluaient l’esprit d’à-propos de l’étudiant (“Give us back the land”est un des motto des mouvements étudiants et aussi de l’EFF de Julius Malema), et ceux qui s’étonnaient qu’on puisse s’en prendre à une serveuse et que dans la situation, c’était elle qui était en situation de faiblesse et non pas le client. Dans un élan de bon sentiment, un entrepreneur ému du sort de la jeune femme organisa un crowdfunding pour remplacer le “tip” qu’elle n’avait pas obtenu. En trois jours, plus de 140 000 rands furent récoltés, soit plus de mille fois ce qu’elle aurait obtenu si le jeune homme n’avait voulu faire le malin. Par ailleurs des voix se sont également élevées pour tenter de faire perdre au malotru le bénéfice de sa bourse et le faire renvoyer de l’université d’Oxford, ce que laquelle n’a pas accepté. La liberté d’expression n’y serait pas à géométrie variable ou du moins pas perméable aux scandales médiatiques.

Ces deux incidents sont révélateurs à plusieurs titres.

Sur les racines du racisme en Afrique du Sud et son inscription dans les mentalités, l’histoire est longue et compliquée, je ne suis pas compétente, et je ne connais pas assez bien cette société. En revanche, le ton et la multiplicité des attaques et des réponses sur les réseaux sociaux attestent de la béance de la plaie.

L’ampleur des réactions dans la twittosphère (Facebook restant plus privé, mais tout est relatif), dans la durée et dans la virulence des positions m’a surprise. La constitution de blocs très partisans et véhéments les uns vis à vis des autres. Les prises de paroles mesurées ont été assez rares (ou peu répercutées) et les anathèmes plus facilement jetés. (Je suis preneuse d’une méthode d’analyse des controverses sur les réseaux sociaux, si quelqu’un a ça dans ses cartons).

Pour la première affaire il y a eu une condamnation massive des déclarations de Theunissen, certains ont demandé qu’il soit renvoyé de son job, jeté en prison pour ses déclarations racistes. D’autres y ont vu une réaction typique de blanc privilégié qui n’a pas changé d’attitude malgré l’avènement de la démocratie. L‘avocat de son père a envoyé une déclaration de l’intéressé à la presse où celui-ci présentait ses excuses pour les propos qu’il avait tenu. La plainte de la maire du Cap auprès de la South African Human Rights Commission devrait être examinée et porter une conclusion officielle à cette affaire.

Pour la seconde affaire, c’est la disproportion entre l’offense encourue et la réparation via les internautes qui interpelle et qui continue à attiser les flammes. Certes, cette jeune femme a été humiliée par un acte d’une muflerie inqualifiable. On peut concevoir qu’elle en ait été blessée. En revanche l’ampleur de la réponse à l’opération de crowdfunding nourrit les rancoeurs plus qu’elle ne les apaise.Les détracteurs de la jeune femme scrutent ses traces sur les réseaux sociaux pour montrer qu’elle n’est pas irréprochable et ne s’est jamais inquiétée de la cause noire, que sa mère, dont elle finance par son travail une partie du traitement contre le cancer, partage des opinions racistes.

Au delà de cette polémique pitoyable, la question posée par cette tribune me paraît assez intéressante:  le prix des larmes d’une serveuse blanche serait il supérieur à celles d’une homologue noire? L’importance du montant (qui peut lui permettre si elle le souhaite de reprendre des études, elle qui les avait abandonnées faute de moyen de les financer) souligne pour certains cette asymétrie irrémédiable entre blancs et noirs. Quoi qu’il arrive en Afrique du Sud, les blancs seraient toujours mieux lotis. Malgré l’évolution de la classe moyenne noire, même s’il y a aussi des blancs pauvres en Afrique du Sud, la peau blanche protègerait mieux que la peau noire. Certains internautes ont regretté l’ampleur de ce mouvement de solidarité qui pourrait être compris à une réaction communautaire des blancs, d’autres ont proposé que pour éteindre la polémique la jeune femme fasse don de la différence entre le pourboire auquel elle avait droit et le total, à une association caritative. C’est à la jeune femme de décider comment clore cette polémique dont elle a été l’héroïne involontaire. Quant à son détracteur , il persiste et signe sur les réseaux sociaux et n’a pas l’intention de s’excuser.

Une autre réaction intéressante est celle du doyen de l’Université du Free State,  Jonathan Jansen qui renvoie dos à dos les deux hommes en trouvant que leur point commun est d’être à la fois des privilégiés diplômés, et des ignorants méprisants et posant la question de ce qu’on leur apprend finalement dans leurs études pour qu’ils en ressortent sans être capables de montrer la moindre jugeote.

Pour moi le plus significatif c’est la place qu’ont pris les réseaux sociaux dans la perpétration, la dénonciation et la pseudo-résolution d’injustices. Ce faisant on met en place des processus d’instruction sans juge, de décision sans critères, de témoignages sans hiérarchisation et vérification et une difficulté à clore les débats avec le risque de faire enfler les malentendus au lieu de les résoudre. Quelle que soit la décision de la SAHRC dans le premier et peut-être dans le second cas, il y a eu de chance qu’elle ait autant de résonance que la polémique qui aura été à l’origine des plaintes. Quelle justice peut-on espérer dans un monde où Internet relie tout le monde et où les réseaux sociaux représentent une telle arène? Comment peut-être perçue l’action, moins immédiate et plus profonde de la justice qui va chercher à qualifier les faits et peut-être conclure dans un sens qui ne serait pas celui de l’opinion publique majoritaire?  Et pourtant cette justice représente la collectivité et les lois que celle-ci s’est données, quoi qu’on en pense. Cette réflexion n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Afrique du Sud, elle se pose dans toutes les démocraties. Dès lors que le peuple pense être mieux représenté par des diatribes sur les réseaux sociaux que par le juge, on peut se demander ce qu’il adviendra de l’Etat de droit…

La leçon que j’en tire, c’est qu’on doit se méfier de ses propres mouvements d’humeur. Les déclarations sur les réseaux sociaux quels qu’ils soient ne peuvent pas être considérés comme des déclarations privées, elles peuvent être dupliquées et exportées dans d’autres arènes de discussion et se propager dans la presse.