Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.

Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Les fêtes de dévoilement de sexe des foetus, nouveau rite de passage des enfants à naître?

Au siècle dernier, alors que mon aînée était en petite section de maternelle, et que j’approchais du terme de mon second accouchement, je tombais (métaphoriquement) de ma chaise lorsque son institutrice me félicita pour “les jumeaux”. Des jumeaux, Doux Jésus, mais qu’est-ce qui pouvait lui faire penser que j’attendais des jumeaux? Elle avait demandé à Camille le prénom du futur bébé, et celle-ci lui avait dit “Pimprenelle ou Nicolas”. Comme nous n’avions pas demandé le sexe de notre futur enfant, c’était la réponse facétieuse que nous lui faisions, soucieux de garder l’indétermination jusqu’au moment de rencontrer notre nouveau-né. Ce genre d’anecdote n’aurait plus court aujourd’hui, alors que “l’injonction de visibilité” hypermoderne pousse les futurs parents à donner à leurs enfants une existence numérique avant même leur naissance.

Savez-vous ce qu’est une gender reveal party? Selon une journaliste du Monde celles-ci seraient de plus en plus fréquentes en France. Importées des Etats-Unis où elles ont été inaugurées par une blogueuse “famille” créative et innovante en 2008 désirant ménager une surprise à son mari qui n’avait pas assisté à l’échographie du second trimestre. Les cérémonies de dévoilement du genre consistent à créer un événement autour de la révélation du sexe biologique de l’enfant à naître. La vidéo de l’évènement est souvent diffusée sur les réseaux sociaux, et fait le buzz et informe le monde entier- enfin, le monde connecté- de la bonne nouvelle. Sur Youtube, certaines vidéos de GRP ont été vues des millions de fois…

Faut-il y voir dans ces évènements de dévoilement de l’intime, l’avènement d’un narcissime (2.0) en bleu et rose? Où une pratique somme toute minoritaire de futurs parents déboussolés voulant témoigner par là de leur adéquation à une norme de parents “performants”? Voire, une énième ruse du capitalisme, consistant à créer un business à partir de toute mode bankable. Les affaires étant les affaires, toute une série de micro-entreprises surfent sur le créneau porteur de l’événementiel familial, un contingent des mom-preneuses en mal d’activité qui ont lâché le filon des petits-pots pour bébés pour se consacrer aux ludiques baby showers et autres gender reveal parties.

A la fin du siècle dernier, lorsque j’ai eu mes enfants et que j’ai commencé à travailler sur la maternité, les futurs parents se passaient un cliché pourri en noir et blanc sur papier thermique. Seule la famille proche était informée, si les futurs parents souhaitaient connaître le sexe du foetus, et le divulguer. Au vingt-et-unième siècle, dans les pays occidentaux, la mode serait à la mise en scène instagramable de la découverte du sexe de leur futur enfant et le prétexte à une fête et à une débauche de consommation ostentatoire. La vidéo est reprise en boucle et commentée « oh my Goooood! »

Ma thèse de sociologie, soutenue il y a vingt ans, porte sur l’échographie et sur ce qu’elle apportait au suivi de grossesse, dans le domaine médical, mais aussi dans la relation des futurs parents à l’enfant à naître. L’échographie obstétricale a introduit un nouveau patient, le fœtus, et créé de nouvelles obligations, pour les soignants comme pour les futurs parents et suscité des questions passionnantes. Que faire quand l’intérêt de la mère et celui du futur enfant ne coïncident pas?

Comme je l’ai évoqué dans un chapitre de l’ouvrage “humains, non-humains”, l’échographie obstétricale renouvelle les frontières de l’humanité. Elle fait rentrer très tôt le fœtus dans le cercle familial, intrônise les parents comme responsables du/ de la futur.e enfant, symétrise les positions des femmes et des hommes dans la grossesse, en permettant aux futurs pères de participer. La découverte du sexe du futur bébé donne plus de réalité à un futur enfant dont on peut choisir le nom dès le second trimestre de grossesse. Il n’est pas rare que les futures parents arrivent en consultation au dernier trimestre en évoquant le futur enfant par son prénom, comme s’il était déjà né.

L’échographie, pour laquelle le futur père est sommé de se rendre disponible, sert, dans une société de plus en plus sécularisée où le mariage a perdu de sa popularité, d’officialisation de la formation de l’unité familiale, quand arrive le premier enfant, et de rite d’agrégation du futur enfant à la famille.

Cette présence accrue rend possible des conversations, dans la consultation, autour du caractère présumé de l’enfant à naître, qui varie si c’est une fille ou un garçon. Les filles ont des jambes de danseuses et une propension à bouder. Les garçons des mollets de footballeurs et de l’énergie à revendre. L’assignation de stéréotypes commence très tôt. Cette assignation est reprise dans la vie quotidienne. On évoque alors “la petite soeur” ou “le petit frère” avec les premiers nés. On prépare la chambre avec des accessoires genrés.

Les spécialistes de la naissance déploraient, à la fin du siècle dernier, que la médicalisation de la grossesse délaissait la ritualisation qui marquait la naissance sociale des parents (lors de la naissance du premier enfant) et d’un nouveau membre de la famille, puis de la société.

Les rites d’agrégation autour de la naissance existent dans toutes les sociétés. Qu’il s’agisse des baptêmes, des présentations au temple, aux offrandes, l’inventivité humaine au cours des siècles leur a donné des formes diverses. Les rites pouvaient avoir lieu en prénatal. En France, avant la sécurisation des césariennes, il arrivait que les sages-femmes ou médecins baptisent in utero, le fœtus qui se présentait mal. Une façon, dans une France majoritairement catholique, de garantir l’accès au paradis a un mort-né promis sinon à errer indéfiniment dans les limbes.

Les Gender Reveal Parties peuvent être considérée comme l’un des rites d’agrégation inventés par les sociétés humaines qui répond à la nouvelle injonction de visibilité des sociétés contemporaines. L’information sur le futur nouveau-né sort du cercle le plus intime. On change d’échelle et on rajoute en plus un côté consommation ostentatoire, avec la fabrication d’artefacts comme des gâteaux, ballons, voire location d’avions, de bateaux, d’engins pyrotechniques dangereux.

On peut quand même se demander à quoi correspond le besoin de publiciser un élément qui relève de l’intime? Qu’est-ce que les couples recherchent à travers cela? Comment cela les prépare t’il à leur rôle de parents? Quel effet cela peut-il avoir sur le futur enfant?

Cette tyrannie de la visibilité jusque dans les moments les plus importants de la vie psychique, rend-elle service aux futurs parents? La gender reveal party met en scène les (futurs) parents. Elle performe, par une scénarisation inspirée souvent des émissions de télé-réalité, ou des vidéos de réseaux sociaux, une certaine idée de la parentalité désincarnée et festive. Cela répond à une incertitude voire une angoisse normale pour chaque futur parent, fonction de sa propre histoire familiale, sur sa capacité à assumer l’éducation de ses futurs enfants. Cela relègue aussi complètement l’idée de la fragilité de la grossesse, et le fait que celle-ci, dans des cas certes rares, n’est parfois pas menée à terme.

Il est par ailleurs curieux que dans une époque où d’aucun.e.s prônent une éducation non genrée et la fluidité des identités de genre, on puisse avoir en parallèle des manifestations sociales qui tendent à assigner dès avant la naissance un genre, sur la base du simple sexe biologique constaté à l’échographie. Cette assignation va souvent de pair avec des caractéristiques correspondant à des stéréotypes binaires qui la renforcent, pouvant mener à les considérer comme un “fléau sexiste”. Au point que certains éditorialistes se demandent s’il est recommandé de répondre favorablement à une telle invitation.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire a un/une enfant à naître n’est-il pas de pouvoir, en progressant sur le chemin de la vie, déterminer qui il/elle veut être? C’est le projet de toute une vie. Le sur-déterminer socialement avant la naissance en insistant sur la découverte de son sexe biologique est une façon un peu curieuse de procéder. Sommes nous déterminés par notre phénotype? Que se passera-t-il dans le cas où le nourrisson ou la nourrissonne ne correspond pas au fantasme que les futurs parents se sont créé et qu’ils auront solidifié par ces dispositifs mêlant échographie, réseaux sociaux et happening?

Mon glossaire sud-africain

Marie-Agnès, géniale animatrice d’atelier d’écriture, ayant proposé la semaine dernière un exercice de glossaire, je n’ai pas hésité à replonger dans ces petits mots, ces petites expressions typiquement sud-africaines. Une occasion de relire aussi (rapidement) une partie des billets de ce blog… Enjoy!

Ag shame : interjection, mix afrikaans-anglais, signale la désolation et/ou la compassion. “Le petit chat est mort! – Ag shame!”.

Biltong : friandise du bush. Viande de gibier ou de boeuf séchée et découpée en fines lamelles. Peut servir d’encas, ou colmater les petites fringales de la journée.

Borehole : puits/pompage privé de la nappe phréatique. Permet aux habitants des quartiers aisés d’arroser leurs somptueux jardins, et de remplir leur piscine même en temps de pénurie due à l’abaissement des niveaux des réservoirs.

Braaï: moment de convivialité. Rassemblement amical, déjeuner du week-end autour du braaï, ustensile connu sous d’autres latitudes sous le nom de barbecue. On est attendu à un braaï à partir de 13h00 et on peut en repartir vers 17h00, en ayant énormément consommé de viande, d’alcools -sud-africains bien sûr!- et autres délices. Il est recommandé de prendre un Uber pour rentrer chez soi après un braaï, sauf si vous êtes invité par votre voisin.

Eish : Interjection polysémique familière, plutôt utilisée par la population africaine, à ne pas utiliser dans un dîner chic. Eish! signale l’interrogation, l’incrédulité, l’impuissance, la sympathie, et parfois l’amusement. “Il faut que jeunesse se passe… Eish!”

Glamping: contraction de “glamour” et “camping”. Un oxymore pour certains, le glamping est une activité réservé aux blancs sud-africains. “Camper dans le bush? “ m’objecta un jour mon prof de zoulou “c’est n’importe quoi, le bush c’est plein de bêtes, et dangereuses en plus!”. On peut aimer le camping et le luxe, d’où le glamping, version luxueuse du premier avec à la clé des dizaines d’équipements dont je n’aurais jamais imaginé l’existence, disponible dans des enseignes de sport et de plein air, ou chez le très chic Melvin and Moon pour les nostalgiques de Out of Africa.

God bless you : expression fourre-tout, permet de ravaler sa culpabilité devant le mendiant auquel on vient de donner quelques pièces au pied du robot.

Gym : lieu important de la sociabilité des villes sud-africaines. On s’inscrit au gym pour profiter des centaines d’appareils et d’agrès pour moduler son corps, pour suivre des cours collectifs (ah, le “strech-a-move de Jannie!”), nager, mais surtout échanger les derniers potins dans les vestiaires ou au bar autour d’un cocktail détox-vitamines.

Inhlawulo : dommages et intérêts demandés par la famille d’une jeune femme enceinte, engrossée lors d’une relation hors mariage, à la famille du géniteur supposé. Les dommages sont censés couvrir les besoins de la mère pendant sa grossesse et les premiers mois du bébé. La demande est souvent synonyme d’humiliation publique pour la jeune femme.

Hadeda: réveille-matin johannesbourgeois. Nom de ces ibis aux plumes grises irisées qui nichent dans les arbres majestueux des jardins de Johannesburg. Ils produisent juste avant l’aube des cris de bébés humains qu’on égorge. Les hadedas se nourrissent de Parktown prawns, larves de gros grillons qui prolifèrent dans les pelouses bien arrosées des beaux quartiers.

Lekker : de l’afrikaans, cool, chouette, bath… Si un interlocuteur, ou une interlocutrice répond “lekker” à l’une de vos propositions, vous pouvez en déduire: 1) qu’il/elle est enthousiaste; 2) qu’il/elle est probablement afrikaner ou que sa langue maternelle est l’afrikaans.

Loadshedding: aussi appelé délestage. Manifestation de l’impuissance des centrales électriques sud-africaines à fournir de façon constante et sans interruption une population toujours plus accro à l’énergie. Symbole de la corruption et de la mauvaise gestion Eskom, surnommée Eishkom, la compagnie d’électricité nationale, a plus brillé ces dernières années par sa capacité à engraisser des proches du pouvoir, qu’à entretenir un parc de centrales à charbon vieillissantes.

Lobola : prix de la fiancée, largement répandu en Afrique Australe et en Afrique de l’Est. Somme demandée par la famille de la future mariée à la famille du futur marié, pour donner sa bénédiction aux épousailles. Le prix se négocie en équivalent-vaches et prend en compte l’âge, la beauté, le niveau d’éducation de la future épouse. Des petits malins ont même inventé un application pour la calculer. Ce qui, semble-t-il, aurait contribué à l’inflation des lobola. Bien que reconnaissant les mariages coutumiers et religieux en plus du mariage civil, l’Afrique du Sud détient un record de naissances hors mariage.

Malva pudding : gâteau éponge écoeurant, étouffe-chrétien composé d’une base à fort taux de glucose, de beurre et de farine, arrosé d’une crème à la vanille manquant de subtilité.A refuser poliment.

Robot: feu de circulation. Ne pas chercher Goldorak ou un androïde quelconque lorsqu’on vous parle de robots en Afrique du Sud. Il s’agit d’un bête feu de circulation.

Roïbos : tisane rouge, à base de roïbos (plante-rouge), boisson favorite des sud-africains.

Taxi: minibus Toyota Quantum utilisé comme transport collectif par les noirs pour rentrer dans leur township. Les taxis sud-africains portent sur leur hayon leur maxime: “sesfikile”: on est arrivé. “siyaya”: on y va, des versets de la Bible en version littérale ou en version cryptique Isaïe 37:12, des professions de foi: “God is my sheperd”. Les taxis sont des hauts-lieux de la vie johannesbourgeoise: on y naît, on y meurt, on s’y rencontre. Les conducteurs de taxis sont connus pour leur conduite hasardeuse, leur habileté à manier des “profanities” (grossièretés), et leur piètre observance du code de la route. Ne pas essayer de leur faire entendre raison.

Western Cape : Province du Cap, de la cité-mère. Lieu de vacances favori de nombreux sud-africains, et siège du parlement. Partout ailleurs dans le pays, il est de bon ton de dire du mal du Western Cape et de ses poseurs d’habitants.

Saharienne…

Le jour où on m’a proposé d’écrire sur le désert…

“Mais” me dit l’homme avec lequel je m’entretiens depuis un moment sur Zoom, et dont la tête aux cheveux grisonnants se détache au dessus d’une carte du Nord de l’Afrique, “vous ne m’avez pas encore dit, ça vous intéresse, le désert? “. La question me prend au dépourvu, enfin presque. Si ça m’intéresse le désert? Est-ce qu’on demande à un dauphin s’il aime l’eau, à un pingouin s’il aime la banquise, à une grenouille si elle aime les marais?

Quand on parle de désert, il y a trois types de personnes. Il y a celleux qui te racontent avec des extases mystiques leur dernière méharée dans les villes anciennes de Mauritanie, ou leur randonnée avec Terre d’Aventures dans le Kalahari avec bivouac sous la tente pleine de sable et reconnexion avec leur être profond. Il y a ceux qui te disent qu’ils ne supporteraient pas, y’a pas le wifi et même pas de possibilité de te faire servir un frappuccino double lait de soja fouetté avec graines de courges concassées pulvérisées sur le dessus, et puis il y à ce.ll.e.ux qui y ont grandi et qui n’en disent rien, parce qu’ils ont appris que finalement, ça n’intéressait pas grand monde.

Les dernières fois que j’ai essayé de parler de mon enfance saharienne, j’ai fait un four. Il faut dire que c’est un peu difficile de dépasser les poncifs du style “c’était extraordinaire”, “j’aimais bien”, “j’ai fait le Paris-Dakar avant même qu’il existe”, “J’ai vu des vestiges de cimetières d’éléphants dans le Sahara qui avaient été découverts par les dunes”, “Un jour, j’ai bu du lait de chamelle dans une calebasse sous la tente de caravaniers qui transportaient des barres de sel de part et d’autre du Sahara”. “Quand j’étais petite, je n’étais pas myope et je pouvais repérer une gazelle Dorcas dans les dunes à des kilomètres”.

Oui, le désert, ce n’est pas seulement les enfants du Sahel qui meurent de faim et les djihadistes plus ou moins convaincus qui font le coup de main parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. C’est une densité d’expériences que j’ai encore du mal à exprimer, tout en étant convaincue d’avoir eu une chance inouïe de connaître une enfance saharienne. Mais comment trouver le bon moyen d’en parler? Face à l’exotisation facile à la manière d’un Paul Bowles, aux emportement mystiques des adeptes de Charles de Foucault, aux excès de reportages sur la militarisation de la bande sahélo-saharienne, aux images de carte postale des caravanes de dromadaires aux ombres portées sur les dunes orangées, comment porter une parole sur le désert qui ne soit pas cliché?

Alors oui, réfléchir à ce qu’on pourrait faire pour dynamiser une initiative qui a pour nom “rendre le désert habitable” en explorant des pistes de réflexion sociales, techniques, environnementales, ça me tente, et bigrement!

Au moment de l’atterrissage de la sonde Perserverance sur Mars, une internaute mauritanienne m’avait fait beaucoup rire en disant qu’on faisait beaucoup de cas de ces images prises par ces machines perfectionnées coûtant des milliards de dollars mais que pour une fraction de ce prix-là on aurait pu avoir à peu près les mêmes prises de vues à Zouérate (où se trouve la mine de fer, je vous en ai parlé ) où la teneur en fer du minerai de la Khédia d’Idjill et de ses poussières donne la même coloration au désert du Sahara que celle de la planète Rouge.

A l’heure où Elon Musk l’on poursuit des chimères de peuplement de Mars pour échapper aux impôts résoudre les questions liées à l’expansion démographique sur la planète bleue, pourquoi ne pas réfléchir aux pistes permettant d’aider les habitants des déserts à s’y fixer d’une manière durable en y développant des modes de subsistance propres? Après tout, comme le souligne mon interlocuteur, sur Mars, il n’y a pas d’atmosphère, vous êtes soumis aux risques dévastateurs des bombardements solaires, inconvénients que nos déserts terrestres ne présentent pas! Pas question de reproduire un nouveau Las Vegas ou une nouvelle Dubaï, alors quelles pourraient être les alternatives ? Quelles ingénieuries sociales, politiques, agronomiques, urbanistiques, écologiques pourraient offrir aux populations des zones désertiques des conditions de vie décentes dans les pays où ils sont nés?

A nous deux, Sahara!

La mères fondatrices de l’anthropologie sud-africaine… Chronique d’un oubli…

A propos de l’ouvrage d’Andrew Bank: “Pionners of the field: South Africa’s women anthropologists”

Longtemps, l’anthropologie sud-africaine s’est racontée comme une histoire d’hommes (blancs, et majoritairement chrétiens). Les apports décisifs des femmes dans la discipline a été amplement minorés. L’historien Andrew Bank auteur de “Pioneers of the field: South African Women Anthropologists” paru en 2016 a décidé de changer le narratif en écrivant une histoire matrilinéaire des débuts de l’anthropologie sociale en Afrique du Sud.

Jusqu’en 2016, la galerie de portraits du département d’anthropologie de l’université de Wits, brille par sa mise en évidence de la suprématie masculine. Hormis (Agnes) Winnifred Hoernlé qui a été la fondatrice du département, les autres femmes ayant marqué l’anthropologie sud-africaine sont absentes. Or, contrairement à d’autres disciplines universitaires très fermées, l’anthropologie, dès ses débuts a attiré et volontiers accepté les femmes (en tout cas dans le monde anglo-saxon). Il leur était difficile de faire carrière dans le cénacle universitaire, mais elles faisaient des étudiantes et des chercheuses hors pair.

Andrew Bank retrace les itinéraires de six pionnières de l’anthropologie sociale sud-africaine: Winnifred Hoernlé, Monica Hunter Wilson (dont j’ai déjà évoqué la vie ici) , Ellen Hellmann, Audrey Richards, Hilda Beemer Kuper et Eileen Jensen Krige. Andrew Bank a exploré les archives professionnelles et personnelles des chercheuses, et a rencontré ou correspondu avec des membres de leurs familles, pour restituer les parcours professionnels et parfois personnels de ces femmes incroyables. Songez que Winifred Hoernlé a exploré en char à boeufs le territoire des Nama (dans ce qui est aujourd’hui la Namibie) en 1912 et 1913!

De la matriarche de cette tribu, Winifred Hoernlé, née en 1885, à la benjamine, Hilda Beemer Kuper née en 1911, les six femmes évoquées dans l’ouvrage ont en commun d’avoir ouvert la voie d’une discipline neuve, de l’avoir fait avec une implication impressionnante passant des séquences très longues sur le terrain, recueillant des informations précieuses, et laissant des monographies, des articles et des archives extrêmement utiles aux générations actuelles cherchant à comprendre les transformations infligées aux populations noires par la colonisation et l’apartheid.

Elles ont aussi pour particularité d’avoir été effacées deux fois de l’histoire, une première fois pendant la période de l’apartheid (à part Winifred Hoernlé, fondatrice du département d’anthropologie sociale puis pilier de la vie universitaire et intellectuelle du pays), et une seconde fois après la démocratisation. En tant que femmes blanches, on leur colle une étiquette de suppôts du colonialisme, et on les soupçonne de collusion avec le gouvernement nationaliste, justifiant leur disparition de l’histoire.

Discipline reposant sur un matériel empirique recueilli sur le terrain, l’anthropologie a accueilli assez volontiers les femmes et les marginaux* dans ses rangs. La variété des participants aux séminaires de Malinowski à Londres montre que l’anthropologie a été ouverte assez tôt (dès qu’elle a abandonné l’anthropologie physique) à un public étudiant venant des marges: des femmes, des colonisés, des juifs… Ce qui rendait la tâche compliquée lorsqu’il fallait remplir des postes de chercheurs (forcément masculins, et si possible anglais et protestant, l’administration étant extrêmement chauvine).

Winifred Hoernlé rencontre son futur mari lorsque celui-ci est mandaté par l’autorité académique pour lui dire que, malgré ses diplômes du Collège de Cape Town et de l’Université de Cambridge, “embaucher une femme (au poste universitaire qu’elle brigue) serait trop risqué”. Elle n’obtiendra son premier poste à Wits quelques années plus tard, en rentrant de Boston où son mari enseignait. L’université veut embaucher Alfred et celui-ci pose comme corollaire qu’on propose une position à son épouse. Position dans laquelle elle sera confirmée puis promue. Monica Hunter Wilson se voit elle aussi snober dès qu’elle accède au statut de femme mariée, alors qu’elle a fait un début de carrière très prometteur et qu’elle a plus d’expérience que son mari.

Lorsqu’elle demande une bourse pour travailler avec Godfrey sur les Nyakusa en Tanzanie, le comité d’attribution hésite craignant que ses devoirs de femme mariée ne l’empêchent de mener à bien sa mission. Godfrey Wilson, qui cumule les avantages d’être diplômé d’Oxford, anglais et protestant, souffle le poste de premier directeur du Rhodes-Livingstone Institute, à Audrey Richards. Celle-ci pourtant, a pris la suite de Winifred Hoernlé à Wits et est alors beaucoup plus qualifiée, il le reconnaîtra lui-même. Monica Wilson finit par faire une carrière universitaire. Elle la doit en partie à son veuvage, qui la contraint à gagner sa vie. Audrey Richards, jamais mariée, mènera, au delà de ses trois ans à Wits une grande carrière internationale, n’étant pas contrainte par des attachements familiaux.

Pourtant, les attaches et les obligations familiales n’empêchent pas les cinq disciples de Winifred Hoernlé de consacrer un temps précieux à leurs terrains dont les monographies exceptionnelles qu’elles livrent sont une mines de renseignements pour les ouvrages plus théoriques écrits par leurs confrères.

Ces femmes vouaient une reconnaissance certaine à leur matriarche. Winifred Hoernlé, de son bureau de Wits university les a soutenues, encouragées. Elle les a aidées à dénicher des bourses de recherche, des terrains. Les traces de l’abondante correspondance que la première directrice du département d’anthropologie de Wits a entretenue avec chacune en est témoin. Elles montrent une passeuse de savoir infatigable qui correspond avec ses ouailles sur le terrain et discute leurs résultats, leur demande d’explorer des pistes nouvelles, de sourcer pour elle des artefacts qui feront grandir la collection du Musée de Wits. De nombreux anthropologues locaux ont rendu hommage à ses qualités d’enseignante hors norme, réellement préoccupée de ses étudiant.e.s.

Ces femmes tomberont dans l’oubli. En tant que femme mariée à un universitaire, on assigna tardivement à Winifred les opinions ségrégationnistes et conservatrices de son mari, le philosophe Alfred Hoernlé, oubliant son appui sans faille à la création du South African Institute of Race Relations où travaillèrent plusieurs de ses anciennes disciples. Les directives qu’elle donnait dans ses lettres et ses cours à ses étudiants montrent sa ferme conviction d’une égale valeur et dignité de tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur sexe, et leur position sociale.

En quoi l’apport de ces femmes était-il important? Comme dans d’autres disciplines où l’apport du terrain est crucial, l’interdiction de faire carrière dans le champ académique leur a laissé la latitude de rester sur le terrain plus longtemps que leurs confrères. La comparaison des temps passés sur les terrains par les anthropologues hommes et femmes est nettement en faveur des femmes. Elles ont contribué à ouvrir des terrains que les hommes n’avaient pas investi: sur l’intime, la vie familiale. Leurs collègues masculins tiraient profit des monographies détaillées qu’elles fournissaient pour étayer leurs propres ouvrages théoriques.

Elles ont été les premières en Afrique du Sud, à s’intéresser aux conséquences de l’urbanisation et aux bouleversements introduits par le déplacement des populations, en sortant des réserves indigènes – pour comprendre comment les cultures s’adaptaient ou se modifiaient au contact des populations d’origine européennes. Winifred Hoernlé étudie, dans les années 20, les Nama vivant à Windhoek, Monica Hunter s’intéresse aux Pondo d’East London, Ellen Hellmann aux brasseuses de bière des taudis de Rooiyard à Johannesbourg, etc.

Leur position éloignée du pouvoir, du fait d’être des femmes (quoique blanches) a été un atout pour leur acceptation sur les terrains car elles étaient moins soupçonnées de collusion avec le pouvoir. Elles étaient mieux tolérées sur leurs terrains, même si certains chefs leurs adjoignaient des accompagnants responsables de leur sécurité, craignant des représailles en cas d’incident.

Elles vont contribuer à apporter une vision dynamique des populations qu’elles étudient, à rebours de la vision parfois essentialisante et figée de certains de leurs prédécesseurs. Elles montrent les effets destructurants du travail migrant, l’indigence des écoles des townships et le dénuement des familles. Ellen Hellmann sera la première à s’intéresser d’un point de vue sociologique aux phénomènes de gangs dans les townships..

On leur reproche, à la fin de l’apartheid, de n’avoir pas émigré, d’avoir fait le gros avec le pouvoir, de ne s’être pas engagées politiquement. Leurs écrits et leurs actes révèlent des positions profondément libérales (au sens où on l’entend en Afrique du Sud) et opposées à la ségrégation raciale. Hellen Helmann est sans doute celle qui s’est le plus engagée, en abandonnant une carrière académique pour travailler pour le South African Institute for Race Relations. Elles ont toutes soutenu les mouvements anti-apartheid, la marche des femmes sur Pretoria en Août 1956 où Hilda Kuper est arrêtée avec son assistante de recherche Fatima Meer. Monica Wilson, au mépris des lois, logeait chez elle sa domestique/confidente/amie, et recevait ses étudiants noirs. Elle n’a eu de cesse de soutenir ses étudiants noirs. Monica Wilson, Eileen Krige et Ellen Hellmann ont, dans toutes les commissions officielles ou parlementaires où elles ont été auditionnées, témoigné leur opposition farouche au “développement séparé” et au système des bantoustans, soulignant les coût humains et familiaux que ce système entraînait pour la population noire.

Aujourd’hui, leurs oeuvres sont des oeuvres-clés pour comprendre l’évolution de la société sud-africaine. Grâces soient rendues à Andrew Bank de lever le voile sur leurs destinées!

* Par marginaux j’entends les anciens colonisés qui n’avaient droit qu’avec parcimonie aux études universitaires, et les juifs qui dans une partie des pays européens et des empires étaient parfois évincés de postes financés par des fonds publics.