Viser les étoiles… Pour se retrouver toute seule? A propos du dernier film de marque de l’école Polytechnique

A propos du joli “film de marque” présenté pour ses voeux par l’école Polytechnique… Communication, femmes et sciences, un beau sujet de méditation !

Je me souviens de celle que j’étais à dix ans comme si c’était hier, c’était pourtant au siècle dernier. Quand j’avais dix ans, je voulais être, alternativement, chirurgien cardiaque, j’avais lu un reportage dans Okapi sur un chirurgien cardiaque, océanographe, j’étais fan de plongée, je passais les après-midi des week-ends avec un masque et des palmes à traquer les témoignages de la vie marine, et je dévorais les bandes dessinées sur les expéditions du Commandant Cousteau sur la Calypso, prêtées par un ami de mon frère, ou écrivaine, parce que j’aimais beaucoup lire et que j’y passais une grande partie de mon temps libre.

Oui, “le film de marque” dévoilé, à l’occasion des voeux de fins d’année, par la communication de l’école Polytechnique sur les réseaux sociaux m’a bien plu, au premier abord. La célèbre école militaire, bastion du pouvoir masculin, symbole de l’élite républicaine, qui a donné à la France tant de grands serviteurs et de capitaines d’industrie, fameuse pour sa position de choix pendant le défilé du 14 juillet sur les Champs Elysées, y présente une petite fille rêvant d’aller dans les étoiles et préparant son expédition en bricolant dans sa chambre bien proprette.

La bande son, en anglais, y annone, pour faire court, que tout le monde, et surtout les petites filles aux yeux clairs et aux cheveux lisses, peut réaliser ses rêves. La séquence prend fin sur un avant-dernier plan dont l’iconographie rappelle celle de Tintin et Milou dans Objectif Lune, la petite fille et son chien en tenues de cosmonautes réalisées en papier mâché par notre ingénieuse, prêts à partir à la conquête de l’espace. La brève séquence de fin figure la jeune-fille devenue adulte travaillant dans un environnement scientifique avec une “vraie” tenue de cosmonaute en arrière-plan.

Ce film a tout d’un feel-good movie. La réalisation en est impeccable, les décors aussi affûtés que ceux de Roger Hart. C’est beau et doux comme une sucrerie de Noël, ou un pull lavé avec Mir Laine fraîcheur printanière. Mais alors, qu’est-ce qui fait que je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine impression de malaise? Il y a plusieurs trucs qui me chiffonnent dans ce film. Et je crois que la principale, c’est le sous-texte du film, en tout cas celui que je lis moi, c’est la solitude de cette petite fille, et son côté hors du temps, qui fait penser aux petites filles des illustrations de Norman Rockwell pour le Saturday Evening Post. Elle n’est pas réelle. Normal, me direz-vous, une pub n’est pas faite pour refléter le réel, mais pour “inspirer”.

Ce qui me met mal à l’aise, c’est qu’en isolant la petite fille de son contexte, familial, amical, scolaire, on en fait une abstraction. On présente la réussite scientifique (fantasmée) comme une activité solitaire, qui ne dépendrait que des seules capacité, volonté et imagination de l’impétrante. Ce film est une énième variation sur l’antienne “quand on veut, on peut”. Or dans le cas des petites filles d’aujourd’hui, faire abstraction de ce que ces entourages ont de structurant dans la détermination des trajectoires professionnelles, c’est refuser de voir les problèmes et aller dans le mur.

Par ailleurs, il me semble que cela conforte l’image erronée du caractère exceptionnel des femmes scientifiques. Notre héroïne serait seule à prendre ce chemin escarpé, parmi des millions. Cette représentation gomme aussi l’aspect profondément social de l’activité scientifique. Ce qui fait la science, depuis le dix-huitième siècle, ce sont les échanges au sein de la communauté scientifique. Isaac Newton correspondait abondamment avec les savants de son temps, y compris ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui.. Sophie Germain a peaufiné des théories en argumentant par écrit, sous son nom d’emprunt d’Antoine Auguste Le Blanc pour ne pas être disqualifiée du fait de son sexe, avec des mathématiciens aussi illustres que Gauss et Legendre. Marie Curie travaillait avec son mari, mais aussi avec un certain nombre de techniciens.

La solitude de cette petite fille peut aussi servir de repoussoir pour celles auxquelles cette publicité est destinée. Elle donne de la force à la représentation que les femmes dans ces sphères scientifiques sont des OVNIs, forcément isolées. On aurait pu choisir un scénario de collaboration entre un groupe de petites filles (rêvons un peu, pas toutes blanches et issues de la bourgeoisie) pour construire un objet technique emblématique comme une fusée, on aurait sans doute transmis un message moins intimidant et plus fédérateur.

A l’heure où, par le fait d’une réforme mal ficelée des enseignements au lycée, le nombre des filles choisissant une spécialité en mathématiques s’effondre, j’ai d’ailleurs participé à la rédaction d’une tribune sur le sujet publiée ici, il est d’autant plus regrettable que cet aspect n’ait pas été pris en compte.

Faut-il célébrer les quatre cents ans de Molière?

Molière a quatre cents ans. J’ai lu dans le journal Le Monde que d’aucuns, dans sa propre maison, la Comédie Française, se seraient posé la question de ce qu’il fallait en faire. Ses pièces ne sont-elles pas un peu datées? Molière n’est-il pas moins subtil que Marivaux? Il n’était pas toujours très tendre avec les femmes, Molière! Une vraie féministe peut-elle lui pardonner “Les précieuses ridicules” et “Les femmes savantes”, des pièces où il moque des femmes désireuses de s’instruire? Peut-on, doit-on, fêter Molière dont les valeurs ne cadreraient plus avec une époque éprise d’une diversité que son siècle ignorait, tout tourné qu’il était vers un roi Soleil qui promulga en 1685 le Code Noir, accélérateur de la traite transatlantique.

La première fois que j’ai entendu parler de Molière, enfin de Jean-Baptiste Pocquelin, fils de tapissier, plus connu sous le nom de Molière, c’est à Cansado, dans le salon de notre maison. Maman nous avait acheté une série de livres disques éducatifs de la collection du Petit Ménestrel, et parmi ceux-ci, il y avait un disque sur la vie de Molière avec des extraits de spectacles enregistrés à la Comédie Française.

Comme j’ai pu rire en entendant la scène de ménage entre Martine et Sganarelle, au début du “Médecin malgré lui”, la scène où Scapin feint l’enlèvement de son jeune maître pour soutirer de l’argent à son père “que diable allait-il faire dans cette galère?”, la scène de l’avare où Arpagon cherche sa cassette “au voleur, à l’assassin, il est là, je le tiens!”, et la scène où Louison vend la mèche sur les amours de sa grande soeur à son malade imaginaire de père. J’ai été émue à l’écoute du dialogue entre Arnolphe et Agnès dans “L’école des femmes”. Pourquoi un vieil homme voudrait-il épouser cette jeune innocente? Cela n’était pas totalement décalé avec la réalité du pays où j’habitais et où il arrivait qu’on marie les filles à peine pubères. J’ai écouté ce disque des dizaines de fois, il finissait par crisser – il faut dire que le sable omniprésent n’arrangeait pas un vinyle déjà soumis à l’usure naturelle – et je crois qu’à la fin je le connaissais par coeur. Je lui dois sans doute mon amour du théâtre, longtemps imaginé, avant de passer la porte de la rue de Richelieu, des années après, lorsque je suis devenue parisienne.

Mon second contact avec Molière, ce furent les quatre tomes de ses pièces, dans la collection Garnier Flammarion, achetés par maman à la librairie Clairafrique de Dakar. Les ai-je lus et relus aussi! J’aimais ces dialogues vifs et bien troussés, ces personnages qui se dessinaient derrière ces lignes écrites en petits caractères. J’étais en cinquième, je préférais “le Médecin malgré lui” et le “Bourgeois Gentilhomme” aux plus compliqués “Dom Juan” ou “Tartuffe” qu’il me faudrait plus de temps pour apprécier.

Molière a accompagné ma scolarité dans le secondaire. On étudiait alors une pièce par an dans ces éditions scolaires pour lesquelles chaque professeur avait sa préférée, ce qui nous a valu d’en avoir , à la maison, au moins trois versions différentes, à la grande incompréhension de ma mère… J’ai encore en tête certaines des tirades apprises par coeur pour le cours de monsieur Irolla, inoubliable professeur de français de mes années lycée, qui nous les faisait déclamer sur l’estrade, à côté de son bureau. Pour certains c’était un supplice. J’aimais bien donner la réplique aux malheureux cloués au pilori. “Et Tartuffe?”

J’ai retrouvé Tartuffe en Afrique du Sud. Il y a quatre ans. Sylvaine Stryke, une sud-africaine sponsorisée par l’Institut Français en avait fait une mise en scène pour le Joburg Theatre. Nous y avions invité les jeunes de Sizanani et leur mentors. J’ai été frappée par la pertinence de la pièce dans un contexte sud-africain, et par la façon dont l’intrigue et les dialogues sonnaient particulièrement juste dans ce contexte.

Un (faux) dévot invoquant Dieu à toutes les sauces mystifie un père crédule tout en courtisant sa jolie (seconde) épouse, voilà qui ne surprendrait pas dans un township! Des amours contrariées de jeunes tourtereaux, pour lesquels le mariage est impossible sans l’assentiment de la famille et des échanges d’argent, tristement courant! Une domestique familière n’ayant pas sa langue dans sa poche et disant leur fait à tous les membres de la maisonnée, une habituée des beaux quartiers ? Les domestiques y sont les meilleurs amis/ennemis des familles, dont elles connaissent les plus intimes travers. La metteuse en scène avait voulu choisir ses acteurs dans toute la palette de la nation arc-en-ciel, pour présenter une famille métissée, et la pièce a fait mouche. Cela se voyait aux sourires, et aux visages réjouis des spectateurs. “I may be pious, but I’m still a man”… “Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme”!

L’universalité de Molière m’a surprise ce soir-là, au Joburg theatre. J’ai été émerveillée que ses messages puissent passer aussi bien, malgré les différences de contexte. Les hypocrites gouvernent toujours le monde. Les bigots prospèrent, et la religion (ou l’apparence de religion) conduit, ici comme aux antipodes, à des attitudes déraisonnables quand, au lieu de questionner l’esprit, on se contente d’appliquer la lettre. J’ai revu cette fois où Véro, l’animatrice de Sizanani, motivant les jeunes pour le Matric (le bac sud-africain), avait fini par dire aux étudiants que ce n’était pas la peine que leurs Gogo (grands-mères), s’usent en prières tous les dimanches à l’église pendant des heures. L’obtention du Matric est plus sûrement une histoire de travail que de miracle (et peut-être de décision du ministre de l’éducation d’accorder un “pass” à 40% de réussite aux épreuves).

Molière aussi, me vint à l’esprit lorsque cette amie sociologue, éduquée à l’Université de Cape Town m’avait raconté la réaction de sa mère lorsqu’elle avait envisagé de s’inscrire en doctorat. “Mais tu ne trouveras jamais de mari!”. Les femmes savantes, ici et là-bas, font encore peur. Une femme éduquée, c’est une hérésie: “Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,/ Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez / Quand la capacité de son esprit se hausse / A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.”

C’était une redécouverte assez délicieuse que de voir que l’oeuvre d’un homme, qui a voulu “peindre d’après nature” le portrait de son temps, arrive à toucher, trois siècles et demi après, les coeurs de jeunes gens d’un autre continent.

La mères fondatrices de l’anthropologie sud-africaine… Chronique d’un oubli…

A propos de l’ouvrage d’Andrew Bank: “Pionners of the field: South Africa’s women anthropologists”

Longtemps, l’anthropologie sud-africaine s’est racontée comme une histoire d’hommes (blancs, et majoritairement chrétiens). Les apports décisifs des femmes dans la discipline a été amplement minorés. L’historien Andrew Bank auteur de “Pioneers of the field: South African Women Anthropologists” paru en 2016 a décidé de changer le narratif en écrivant une histoire matrilinéaire des débuts de l’anthropologie sociale en Afrique du Sud.

Jusqu’en 2016, la galerie de portraits du département d’anthropologie de l’université de Wits, brille par sa mise en évidence de la suprématie masculine. Hormis (Agnes) Winnifred Hoernlé qui a été la fondatrice du département, les autres femmes ayant marqué l’anthropologie sud-africaine sont absentes. Or, contrairement à d’autres disciplines universitaires très fermées, l’anthropologie, dès ses débuts a attiré et volontiers accepté les femmes (en tout cas dans le monde anglo-saxon). Il leur était difficile de faire carrière dans le cénacle universitaire, mais elles faisaient des étudiantes et des chercheuses hors pair.

Andrew Bank retrace les itinéraires de six pionnières de l’anthropologie sociale sud-africaine: Winnifred Hoernlé, Monica Hunter Wilson (dont j’ai déjà évoqué la vie ici) , Ellen Hellmann, Audrey Richards, Hilda Beemer Kuper et Eileen Jensen Krige. Andrew Bank a exploré les archives professionnelles et personnelles des chercheuses, et a rencontré ou correspondu avec des membres de leurs familles, pour restituer les parcours professionnels et parfois personnels de ces femmes incroyables. Songez que Winifred Hoernlé a exploré en char à boeufs le territoire des Nama (dans ce qui est aujourd’hui la Namibie) en 1912 et 1913!

De la matriarche de cette tribu, Winifred Hoernlé, née en 1885, à la benjamine, Hilda Beemer Kuper née en 1911, les six femmes évoquées dans l’ouvrage ont en commun d’avoir ouvert la voie d’une discipline neuve, de l’avoir fait avec une implication impressionnante passant des séquences très longues sur le terrain, recueillant des informations précieuses, et laissant des monographies, des articles et des archives extrêmement utiles aux générations actuelles cherchant à comprendre les transformations infligées aux populations noires par la colonisation et l’apartheid.

Elles ont aussi pour particularité d’avoir été effacées deux fois de l’histoire, une première fois pendant la période de l’apartheid (à part Winifred Hoernlé, fondatrice du département d’anthropologie sociale puis pilier de la vie universitaire et intellectuelle du pays), et une seconde fois après la démocratisation. En tant que femmes blanches, on leur colle une étiquette de suppôts du colonialisme, et on les soupçonne de collusion avec le gouvernement nationaliste, justifiant leur disparition de l’histoire.

Discipline reposant sur un matériel empirique recueilli sur le terrain, l’anthropologie a accueilli assez volontiers les femmes et les marginaux* dans ses rangs. La variété des participants aux séminaires de Malinowski à Londres montre que l’anthropologie a été ouverte assez tôt (dès qu’elle a abandonné l’anthropologie physique) à un public étudiant venant des marges: des femmes, des colonisés, des juifs… Ce qui rendait la tâche compliquée lorsqu’il fallait remplir des postes de chercheurs (forcément masculins, et si possible anglais et protestant, l’administration étant extrêmement chauvine).

Winifred Hoernlé rencontre son futur mari lorsque celui-ci est mandaté par l’autorité académique pour lui dire que, malgré ses diplômes du Collège de Cape Town et de l’Université de Cambridge, “embaucher une femme (au poste universitaire qu’elle brigue) serait trop risqué”. Elle n’obtiendra son premier poste à Wits quelques années plus tard, en rentrant de Boston où son mari enseignait. L’université veut embaucher Alfred et celui-ci pose comme corollaire qu’on propose une position à son épouse. Position dans laquelle elle sera confirmée puis promue. Monica Hunter Wilson se voit elle aussi snober dès qu’elle accède au statut de femme mariée, alors qu’elle a fait un début de carrière très prometteur et qu’elle a plus d’expérience que son mari.

Lorsqu’elle demande une bourse pour travailler avec Godfrey sur les Nyakusa en Tanzanie, le comité d’attribution hésite craignant que ses devoirs de femme mariée ne l’empêchent de mener à bien sa mission. Godfrey Wilson, qui cumule les avantages d’être diplômé d’Oxford, anglais et protestant, souffle le poste de premier directeur du Rhodes-Livingstone Institute, à Audrey Richards. Celle-ci pourtant, a pris la suite de Winifred Hoernlé à Wits et est alors beaucoup plus qualifiée, il le reconnaîtra lui-même. Monica Wilson finit par faire une carrière universitaire. Elle la doit en partie à son veuvage, qui la contraint à gagner sa vie. Audrey Richards, jamais mariée, mènera, au delà de ses trois ans à Wits une grande carrière internationale, n’étant pas contrainte par des attachements familiaux.

Pourtant, les attaches et les obligations familiales n’empêchent pas les cinq disciples de Winifred Hoernlé de consacrer un temps précieux à leurs terrains dont les monographies exceptionnelles qu’elles livrent sont une mines de renseignements pour les ouvrages plus théoriques écrits par leurs confrères.

Ces femmes vouaient une reconnaissance certaine à leur matriarche. Winifred Hoernlé, de son bureau de Wits university les a soutenues, encouragées. Elle les a aidées à dénicher des bourses de recherche, des terrains. Les traces de l’abondante correspondance que la première directrice du département d’anthropologie de Wits a entretenue avec chacune en est témoin. Elles montrent une passeuse de savoir infatigable qui correspond avec ses ouailles sur le terrain et discute leurs résultats, leur demande d’explorer des pistes nouvelles, de sourcer pour elle des artefacts qui feront grandir la collection du Musée de Wits. De nombreux anthropologues locaux ont rendu hommage à ses qualités d’enseignante hors norme, réellement préoccupée de ses étudiant.e.s.

Ces femmes tomberont dans l’oubli. En tant que femme mariée à un universitaire, on assigna tardivement à Winifred les opinions ségrégationnistes et conservatrices de son mari, le philosophe Alfred Hoernlé, oubliant son appui sans faille à la création du South African Institute of Race Relations où travaillèrent plusieurs de ses anciennes disciples. Les directives qu’elle donnait dans ses lettres et ses cours à ses étudiants montrent sa ferme conviction d’une égale valeur et dignité de tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur sexe, et leur position sociale.

En quoi l’apport de ces femmes était-il important? Comme dans d’autres disciplines où l’apport du terrain est crucial, l’interdiction de faire carrière dans le champ académique leur a laissé la latitude de rester sur le terrain plus longtemps que leurs confrères. La comparaison des temps passés sur les terrains par les anthropologues hommes et femmes est nettement en faveur des femmes. Elles ont contribué à ouvrir des terrains que les hommes n’avaient pas investi: sur l’intime, la vie familiale. Leurs collègues masculins tiraient profit des monographies détaillées qu’elles fournissaient pour étayer leurs propres ouvrages théoriques.

Elles ont été les premières en Afrique du Sud, à s’intéresser aux conséquences de l’urbanisation et aux bouleversements introduits par le déplacement des populations, en sortant des réserves indigènes – pour comprendre comment les cultures s’adaptaient ou se modifiaient au contact des populations d’origine européennes. Winifred Hoernlé étudie, dans les années 20, les Nama vivant à Windhoek, Monica Hunter s’intéresse aux Pondo d’East London, Ellen Hellmann aux brasseuses de bière des taudis de Rooiyard à Johannesbourg, etc.

Leur position éloignée du pouvoir, du fait d’être des femmes (quoique blanches) a été un atout pour leur acceptation sur les terrains car elles étaient moins soupçonnées de collusion avec le pouvoir. Elles étaient mieux tolérées sur leurs terrains, même si certains chefs leurs adjoignaient des accompagnants responsables de leur sécurité, craignant des représailles en cas d’incident.

Elles vont contribuer à apporter une vision dynamique des populations qu’elles étudient, à rebours de la vision parfois essentialisante et figée de certains de leurs prédécesseurs. Elles montrent les effets destructurants du travail migrant, l’indigence des écoles des townships et le dénuement des familles. Ellen Hellmann sera la première à s’intéresser d’un point de vue sociologique aux phénomènes de gangs dans les townships..

On leur reproche, à la fin de l’apartheid, de n’avoir pas émigré, d’avoir fait le gros avec le pouvoir, de ne s’être pas engagées politiquement. Leurs écrits et leurs actes révèlent des positions profondément libérales (au sens où on l’entend en Afrique du Sud) et opposées à la ségrégation raciale. Hellen Helmann est sans doute celle qui s’est le plus engagée, en abandonnant une carrière académique pour travailler pour le South African Institute for Race Relations. Elles ont toutes soutenu les mouvements anti-apartheid, la marche des femmes sur Pretoria en Août 1956 où Hilda Kuper est arrêtée avec son assistante de recherche Fatima Meer. Monica Wilson, au mépris des lois, logeait chez elle sa domestique/confidente/amie, et recevait ses étudiants noirs. Elle n’a eu de cesse de soutenir ses étudiants noirs. Monica Wilson, Eileen Krige et Ellen Hellmann ont, dans toutes les commissions officielles ou parlementaires où elles ont été auditionnées, témoigné leur opposition farouche au “développement séparé” et au système des bantoustans, soulignant les coût humains et familiaux que ce système entraînait pour la population noire.

Aujourd’hui, leurs oeuvres sont des oeuvres-clés pour comprendre l’évolution de la société sud-africaine. Grâces soient rendues à Andrew Bank de lever le voile sur leurs destinées!

* Par marginaux j’entends les anciens colonisés qui n’avaient droit qu’avec parcimonie aux études universitaires, et les juifs qui dans une partie des pays européens et des empires étaient parfois évincés de postes financés par des fonds publics.