Ma mère au château de Versailles, contemplant la prise de la smala d’Abd el Kader…

Pourquoi il est important de connaître l’histoire…

Qui ne connaît pas l’histoire est destiné à en reproduire les errements. Depuis quelque temps, l’importance à accorder à l’histoire, à celle qu’on se raconte en tant que personne, peuple, nation, et comme membres du genre humain me paraît de plus en plus saillante. Face à l’impératif d’indignation perpétuelle, nourri par une immédiateté serinée à tout bout de champ par les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux, face aux injonctions de choisir son camp, de figer une fois pour toute le bien et le mal dans un affrontement manichéen, se replonger dans l’histoire, est l’un des remèdes qui apaisent, et incitent à plus de modestie dans les propos, les jugements et les comportements.

Le mois dernier, avec ma mère, nous avons suivi un parcours guidé dans le château de Versailles sur les commandes royales aux peintres de la famille Vernet (Joseph, Carle et Horace), dans le cadre de la rétrospective sur l’oeuvre du dernier. Cela faisait bien dix ans que je n’avais pas mis les pieds dans le château, et lors de mes visites précédentes, j’avais plutôt privilégié le Versailles de l’Ancien Régime.

J’avais oublié que Louis Philippe avait eu le projet de faire de ce palais alors grandiose et délaissé au début de son règne, le premier musée où le peuple français pourrait retrouver et admirer son histoire. Ce musée à “toutes les gloires de France” exigea de transformer nombre d’anciens appartements de la cour en galeries accueillant des peintures monumentales représentant différentes époques de l’histoire de France, de Clovis et Clotilde à sa majesté Louis Philippe, en passant par l’Empire. Pour ce projet gigantesque, un concours fut organisé, des centaines de toiles réalisées dans des galeries organisées à la fois par ordre chronologique, et par thème. Ainsi, il y a des galeries sur le Moyen Âge, des galeries sur les grandes batailles, et des salles africaines revenant sur la récente colonisation de ce continent avec notamment les exploits du Duc d’Aumalle, fils du roi, en Algérie.

Des peintures de Carle et Horace Vernet, assez habiles pour être bien en cour, quelle que soit l’époque, figurent bien sûr dans ce parcours de l’histoire. La peinture historique, vous ne l’ignorez pas, fut un genre en soi qui n’était second qu’à la peinture religieuse, les artistes européens ayant eu pour mission de glorifier les Dieux avant de glorifier les hommes. Nous sommes ressorties enchantées de ce parcours, nous n’y avons pas vu que des chefs d’oeuvre, loin s’en faut, mais le projet en lui même en impose, et il suscite une réflexion sur ce que c’est que l’histoire, comment on choisit de la représenter, qui sont les absents, quels messages persistent après la visite, etc.

Ainsi, la prise de la smala d’Abd el Kader, d’Horace Vernet, aux proportion gigantesques, puisqu’elle mesure 23 mètres de long (!) n’est pas, à proprement parler, un chef d’oeuvre. Il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour embrasser l’ensemble, le mélange de peinture de guerre, d’orientalisme, de grandiloquence, et la multitude de scènes dans la scène peut donner le tournis. Les futurs colonisés sont à la limite de la caricature, avec des visages grimaçants.Elle fait forte impression par ses proportions, devant lesquelles l’on se sent minuscule.

J’ai aimé voir cette toile et ces salles consacrées à la conquête de l’Afrique parce que sans ces faits historiques, notre histoire familiale aurait pu ne pas être. Ma mère, vietnamienne élevée au Sénégal, n’y serait pas née, et je n’aurais pas passé mon enfance sur ce continent qui m’a profondément marquée. De mes premières années en Algérie, il me reste très peu de souvenirs, hormis les tortues de la forêt de Courbet, qui a changé de nom depuis. Nombre de nos compatriotes ont, comme moi, des histoires familiales forgées par cette partie de l’histoire, bien moins glorieuse que ne l’envisageait ses commanditaires.

Aujourd’hui, alors que la colonisation fait désormais partie des passages les plus contestés de l’histoire de France, la peinture peut choquer par son anachronisme triomphant, infliger un camouflet aux bonnes âmes qui pourraient vouloir que l’on exile dans les bas-fonds des réserves du musée, voire que l’on brûle cette croûte représentant une des taches sur l’histoire de l’humanité.

On peut aussi sourire de la vanité que cette peinture représente, de la relativité des valeurs selon les époques. Et s’interroger. Que nous montrent ces tableaux, qui voulaient inculquer au peuple le sens et la fierté de l’histoire de France? Une vision stéréotypée des peuples à coloniser, et une glorification des vainqueurs. L’histoire telle qu’on la concevait alors, de Hastings au siège de Constantine, ce sont d’abord des conquêtes militaires, rarement des défaites.

Alors que notre guide nous entraînait dans les galeries des batailles, je fis remarquer à une visiteuse de notre groupe le fait qu’en dehors de Jeanne d’Arc, il n’y aurait sans doute aucune autre femme au centre des tableaux exposés. “C’est normal. Les femmes ne sont jamais des chefs de guerre” me répondit-elle, “elles préférent la paix”. Je lui rétorquai qu’à mon sens il n’y avait pas de pacifisme inhérent au sexe féminin, mais qu’historiquement, dans la division sexuelle du travail, les hommes faisaient la guerre, et les femmes fournissaient la chair à canon et en étaient de ce fait exemptées. C’est une façon bizarre d’envisager les choses me répondit-elle. Comme je la renvoyais à Vladimir Poutine et à sa récente politique pour stimuler la natalité en Russie. Elle me répondit sèchement : “écoutez, je suis militaire et d’origine russe!”. J’évitai ensuite de lui adresser la parole.

J’en pris pour mon grade. J’avais oublié que l’histoire est aussi une affaire de point de vue, et que les points de vue diffèrent forcément. En tant que quinquagénaire française, sociologue et féministe, l’absence criante de femmes était le trait qui me frappait le plus. En tant que militaire étrangère, le côté non mixte – si l’on exclut les cantinières et autres fournisseuses de confort, rarement dépeintes- des tableaux intéressait moins mon interlocutrice que les batailles dépeintes, dont les noms devaient résonner avec ce qu’elle avait lu dans des ouvrages d’histoire militaire. Sa vision était aussi légitime que la mienne. Et nous aurions sans doute pu engager un dialogue intéressant.

“Qu’importe de violer l’histoire, si on lui fait de beaux enfants” disait Alexandre Dumas. Ce musée des gloires de France est un parti-pris sur l’histoire, aussi sujet à caution que les romans de Dumas, ou La légende des siècles de Victor Hugo “Waterloo, morne plaine…” *. Le mérite de ce musée, comme de tous les musées à prétention historique, c’est d’offrir un condensé de la pensée d’une époque, et de la vision de son promoteur. Celle de Louis Philippe dans les années 1830 était celle d’une France qui se voyait conquérante, apportant la lumière de la civilisation qu’elle avait entretenue depuis le baptême de Clovis jusque dans ces terres d’Afrique dont elle ne comprenait pas les coutumes.

C’est cependant une vision sur laquelle s’est construit tout un imaginaire qu’on aurait tort d’ignorer. Elle a été amendée par la révolution de 1848, le second empire, la guerre de 1870, et toute l’histoire du vingtième siècle. De nouvelles visions se sont ajoutées aux précédentes, les manuels des écoliers ont vu varier les contours de la France, et le récit, le “roman national” qui y était attaché. N’est-ce pas en participant à cette conversation que nous pourrons répondre aux défis que nous pose le vingt-et-unième siècle, plutôt qu’en nous lançant des invectives sur les réseaux sociaux?

* déformé par Goscinny en “Waterzoï, morne plat” pour Astérix chez les belges

Splendeurs et misères des Cendrillons africaines des podiums…

Je ne décolère pas depuis que j’ai lu l’enquête du Sunday Times sur les ratés du recrutement de mannequins pour des défilés de mode dans des camps de réfugiés kenyans. Vous m’objecterez qu’en comparaison de la guerre en Ukraine et des massacres du 7 octobre 2023 en Israël et des opérations militaires à venir, on n’est pas au même niveau d’abomination, mais le cynisme et l’absence de conscience des acteurs de cette sinistre farce me révulsent.

C’est l’histoire de jeunes filles qui rêvent de s’échapper du campus de réfugiés où les sursauts politiques qui minent leurs pays les ont envoyées. Dans la morne réalité des camps, s’évader, recommencer une autre vie, pourvoir aux besoins vitaux de leur famille, sortir de la misère est un espoir que chacune caresse. Alors, lorsque se présente l’occasion, comment refuser? C’est l’histoire d’escrocs sans scrupules appelés « pisteurs » dépêchés par les plus grandes agences qui sont allés les y chercher, empochant leur commission au passage, leur faisant miroiter monts et merveilles, pour les y renvoyer, quelques mois ou semaines plus tard, sans un sou et endettées jusqu’au cou. Adieu chiffons, podiums et carrières internationales au sommet, adieu palaces et coachs aux petits soins. Bonjour tristesse et remords…

Il est vrai que les podiums des « fashion weeks », ces grand-messes bisannuelles des maisons de mode internationales, pèchent depuis longtemps par le manque de diversité dans les défilés. On y aperçoit des mannequins jeunes, longilignes et très majoritairement blanches, le milieu de la mode ayant fleuri depuis des bases largement européennes depuis un siècle.

Exceptées Imane Bowie ou Naomi Campbell, dans les années 1990, les héroïnes des podiums et des magazines luxueux sur papier glacé ne brillent pas par leur taux de mélanine. Ni d’ailleurs par leur âge, leur corpulence, etc. On peut afficher sur des T-shirts « we are all feminists », « I’m black and I’m proud », « Black Lives Matter », mais il y a un moment où l’on ne peut faire illusion.

Les marques de beauté font appel à un réservoir d’actrices de cinémas ou de séries télévisées, diversifiant les critères de beauté. Pour les podiums, l’équation se présente autrement. La taille requise, un 34-36 pour une hauteur minimale d’1,70 mètres implique un IMC bien inférieur aux moyennes constatées dans le monde occidental qui se remplume à mesure que les hobbys de la jeunesse se restreignent à la navigation sur Internet. Il y a bien un vivier dans les ex-pays de l’est, mais les beautés slaves renforcent les stéréotypes européens. Il fallait donc aller chercher les perles rares à la source, en Afrique de l’Est, berceau des civilisations humaines et dont une part des ethnies présentent des caractéristiques proches de celles recherchées : grande taille, maigreur et pommettes hautes… d’ailleurs, l’une des grandes histoires à succès des podiums de ces dernières années n’est elle pas une ancienne réfugiée ?

Des petits malins se sont lancés à la poursuite de la perle rare. Hélas, l’expérience fut loin d’être concluante, comme le rapporte la journaliste (?) du Sunday Times. Le job du pisteur, c’est de repérer, mais ce n’est pas une garantie d’emploi. Les billets d’avion, l’hébergement, les frais sont avancés par des agents qui comptent se rembourser sur les futurs gains des mannequins. Dans le cas des jeunes réfugiées, plusieurs n’ont pas réussi à décrocher de contrat. Projetées dans un monde dont elles ignorent tous les codes, elles ont échoué. Certaines ont fait quelques essais mais ont été vite renvoyées chez elles. Le beau conte de fée était en toc, et elles sont retournées dans leur camp, espoirs brisés, endettées envers les agents qui leur avaient fait miroiter monts et merveilles. Après tout, c’est moins grave que ces petites filles pré pubères mariées à des adultes dans les,camps syriens il y a quelques années pour soulager les familles d’une bouche à nourrir, non?

La cupidité guide le monde, ce n’est pas une surprise. Mais quand elle s’exerce aux dépends des plus défavorisées, elle devient intolérable. Dans quelle tête a bien pu germer l’idée d’aller recruter des futures top modèles dans des camps de réfugiés en Afrique? Quel cerveau tordu a conçu qu’extraire des jeunes filles d’un camp au Kenya, pour les lancer sur les podiums des fashion weeks européennes et américaines n’était pas voué à l’échec? Comment ne pas anticiper que l’expérience comportait plus de risques que de possibilités de succès pour ces jeunes femmes ? Et que pour elles, le coût en serait d’autant plus douloureux?

A quoi rêvent les jeunes filles?

Pour la journée internationale de la fille, un petit texte écrit en atelier d’écriture avec Marie-Agnès Valentini, et jouant avec la contrainte des mots d’Inktober!

Tu t’es perdue dans un rêve. Ce genre de rêve fumeux où tu arpentes des jungles lointaines, et que tu te trouves (toujours !) en face d’une araignée de taille monstrueuse qui te chavire le cœur. « Pourquoi toujours les serpents ? » s’exclame invariablement Indiana Jones. Toi ta némésis animale, le truc qui te fais toujours flipper, ce sont les araignées. La plus petite d’entre elle te fait l’effet d’une tarentule. Tu poursuis ton chemin dans une forêt humide et moite. Un être indéterminé, un singe hurleur peut-être, un tapir ou un fourmilier, s’esquive sur une piste latérale, une de ces pistes inscrites sur aucune carte, tracée par les pattes et les sabots de ces milliers d’êtres de l’ombre, furtifs, fuyants, guidés par des milliers d’années de sélection naturelle, de confrontation avec les éléments.

Tu te prends au jeu, admirant un papillon doré, une minuscule fourmi buvant dans le globe d’une goutte, un crapaud rebondissant sur une souche moussue. Quelle chance ! Tu continues ta promenade, reniflant l’air humide saturé de senteurs épicées. Tu volettes, tes pas impriment à peine leur marque sur la glaise moussue. Tu furettes dans les parages, tentes de te faire une idée de ces environs qui te paraissent familiers mais qui pourtant te sont totalement inconnus. Reconnais-tu cet arbre au tronc hérissé de piquants ?

Elève Poulard, faut-il que je hausse le ton ? sermonne madame Touré te faisant revenir d’un seul coup à la réalité. Adieu ton rêve, adieu la jungle, adieu les châteaux végétaux formés par les canopées magiques. Madame Touré et ses fadaises sur le carré de l’hypoténuse te font l’effet d’un coup de poignard. Toi qui es tapie au fond de la classe, près du radiateur, position stratégique d’où tu combats anges et démons, en selle sur la Rossinante de tes pensées vagabondes. Les épaules dodues de ta fidèle Bérénice te masquent d’habitude de l’insistante inquisition de madame Touré. De cette forteresse, tu supportes gel et givre, sur les sommets de la chaîne de montagnes où t’emmène une imagination fertile nourrie des récits d’un grand-oncle voyageur.

Plus te plait le séjour rugueux des petits hameaux des contreforts de l’Himalaya et les voûtes célestes piquetées d’étoiles, que la fréquentation de cette salle de classe qui sent le renfermé. Tu prendrais bien ton envol, par-delà les toits et les antennes-relais, tu gagnerais bien la couche superficielle de l’atmosphère, où une station spatiale d’où tu planerais tel un milan au-dessus du bocage, cherchant à repérer lapereaux, mulots et campagnols.

Elève Poulard ! Vous êtes sur une pente dangereuse ! s’énerve madame Touré. Revenez donc sur terre, enlevez-vous de la tête toutes ces fantaisies, et pensez à Pythagore. Ne vous faites pas plus bête que vous ne l’êtes !

Que t’importe de briller dans cet antre du savoir prémâché ? Le monde est immense, et toi tu es pressée. Toutes les madame Touré du monde n’y pourront rien. Tu as déjà le feu sacré, tu seras exploratrice !

Les damnées de la terre

Au tout début de mon séjour à Johannesbourg, je suis allée voir une exposition du photographe sud-africain David Goldblatt. C’était une rétrospective avec essentiellement des petits formats en noir et blanc qui documentaient l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid : un pays scindé en deux par un état profondément raciste.

Parmi les photos qui m’ont marquées, peut être parce que les photos des villes de Goldblatt ont plus circulé, quelques clichés de la vie rurale dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Une province aux immenses paysages photogéniques, et aux maisons circulaires aux toits de chaume appelées rondavels. Les paysages typiques n’intéressaient pas le photographe, ce qu’il capturait déjà dans son objectif, au début des années 1960, c’était la misère de ces populations rurales, privées de terre. Le Natives land act de 1913 a réservé aux noirs la propriété de 7% des terres, dans des zones bien circonscrites, les 93% restant revenant aux blancs.

Les hommes noirs partaient vers les villes ou les mines pour chercher du travail et subvenir aux besoins de leur famille. Restaient les femmes, les vieillards et les enfants dans des zones désolées, difficiles à cultiver. Sur les clichés, les corps sont décharnés, les visages froissés. C’est à ces photos que m’a fait penser un premier article, lu sur les sites de la presse sud-africaine au mois d’août. J’avais commencé à rédiger un billet, m’adressant à la première personne à cette mère infortunée, devenue meurtrière, mais j’ai arrêté d’écrire tellement cela me faisait mal d’évoquer cette histoire. Comment se figurer l’abomination de tels actes? Et puis le même schéma s’est reproduit, presqu’un mois après… Il faut deux points pour faire une droite, et deux faits divers sordides pour tracer un malheur qui n’est pas qu’individuel, mais questionne toute une société, quoi qu’en disent les représentants de la province qui ont vite fait de circonscrire les évènement dans la catégorie des faits isolés causés par des problèmes mentaux.

Par deux fois, à un mois d’intervalle, dans une région reculée du Cap Oriental, des mères ont tué leurs enfants avant de se donner la mort. Sept morts selon un même schéma. Des empoisonnements à la mort aux rats, un poison bon marché, qu’on peut trouver dans le moindre spaza shop. Le 7 août, à Butterworth, un huissier chargé de recouvrer les dettes d’une mère de famille, la retrouve pendue dans son rondavel, avec, près d’elle, ses trois enfants qu’elle a assassinés. Elle a empoisonné les deux petits et poignardé l’aînée, une adolescente de quatorze ans, qui tentait probablement, selon la police, de l’empêcher d’agir. Elle s’est ensuite pendue, laissant une note disant qu’elle ne pouvait plus faire face à ses dettes. L’enquêteuse chargée du dossier incrimine la pauvreté abjecte de cette mère isolée, que les maigres allocations reçues du gouvernement, ne suffisaient plus à maintenir à flot. La femme quémandait régulièrement chez ses voisins de la nourriture pour les enfants qui avaient l’habitude de ne pas manger à leur faim.

Le 11 septembre, à Lusikisiki, une autre femme va chercher ses quatre enfants chez leur grand-mère pour les emmener “prier”. Arrivés dans la forêt, elle les force à prendre des pilules de raticide. L’un des enfants, âgé de onze ans, recrache le poison et fait le mort avant de s’enfuir. Là encore, c’est la pauvreté abjecte dans laquelle se trouvait cette famille qui aurait suscité le passage à l’acte.

On a du mal à croire que de tels drames soient possibles dans la première économie du continent. Certes l’Afrique du Sud connaît, depuis la crise du Covid, des années compliquées. L’économie n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2020. Les coupures d’électricité, de plus en plus importantes, dues au manque d’entretien des infrastructures et au sabotage à l’intérieur d’Eskom, ont obéré la productivité des industries. La chute du rand et l’inflation ont fait le reste. Les habitants vivent moins bien qu’il y a quatre ans, et ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en font les frais. En mars 2022, sept enfants sont morts de malnutrition sévère dans cette même province du Cap Oriental.

On représente souvent la violence des villes sud-africaines, et la pauvreté des habitants des townships, plus marquante par la proximité des opulentes richesses de la fraction la plus aisée de la population. Personne ne vient jamais voir dans les campagnes reculées du Cap Oriental, province dont 72% de la population vit sous le seuil de pauvreté. On a oublié les photos de Goldblatt. En plus du filet de sécurité – amenuisé par l’inflation – que représentent les allocations pour les mères isolées – j’en ai parlé ici – près des agglomérations, un certain nombre d’acteurs, comme l’ONG Gift of the givers proposent des colis alimentaires aux plus pauvres. Mais leur action ne peut s’étendre aussi loin des villes. Dans la province du Cap Oriental les transports sont rares, les routes mal entretenues. Pour tout un tas de raisons, l’aide n’arrive pas en bout de ligne. En période pré-électorale, l’ANC, au pouvoir dans l’exécutif provincial, fait des efforts, mais une fois les échéances passées, les pauvres retombent dans l’oubli.

Alors que les taux de malnutrition infantile ont quadruplé dans la province par rapport à 2018/2019, et que l’inflation grignote le pouvoir d’achat, le budget consacré aux programmes de colis alimentaires a diminué. Le nombre de colis alimentaires distribué par les services sociaux est ridiculement bas. Les autorités de la province préfèrent attribuer ces morts au déséquilibre psychologique des mères plutôt qu’aux ravages d’une pauvreté tellement abjecte qu’elles préfèrent en épargner leurs enfants.

“Nowhere is the devastating impact of the cost-of-living crisis more evident than in female-headed households in the Eastern Cape,” 

Kobus Botha Parlementaire du parti Democratic Alliance

Ces faits divers nous rappellent à quel point la destinée de ces femmes, définies par leur fonction biologique et sociale de reproduction, peut être une malédiction. Ces femmes n’ont pas eu le choix de la maternité, ni d’assumer des enfants dont les pères ne voulaient pas, ou bien ont disparu sans demander leur reste. La bigoterie de la société sud-africaine, l’injonction de maternité qui leur est faite rend très difficile de refuser des grossesses. Lorsque l’enfant paraît, la femme s’efface derrière la mère et laisse place à un être pétri d’inquiétude dont la vie est vouée à assurer la survie de ses petits. Pour les plus pauvres d’entre les pauvres, cela devient un fardeau trop lourd à porter.

Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.

Reconnecter avec son brocoli intérieur… mode d’emploi!

Des trucs et des ficelles pour contourner la difficulté d’écrire… L’écriture, ça se travaille, dans la joie, et dans le brocoli!

Où l’on parle de livres, d’écriture, du sens de la vie, d’amitié et de brocolis…

Amies lectrices, amis lecteurs, je vois vos pupilles vaciller fébrilement devant votre écran. Enfin pour celles et ceux qui ont ouvert ce billet malgré ce titre calamiteux. “Elle a pété un câble Bénédicte ? Il faut qu’elle arrête de fumer les herbes de son potager normand, cela ne lui vaut rien qui vaille!”. Je m’égare ces temps-ci, mais avant de m’envoler pour mon continent de coeur, alors que mes batteries faiblissent et que je ne sais plus d’où, pourquoi, et comment j’écris, je voulais évoquer un livre qui me fait du bien, un de ces manuels d’écriture dont je prends régulièrement des shoots pour m’adonner à cet exercice solitaire et souvent ingrat: “Bird by Bird, Some Instructions on Writing and Life” d’Anne Lamott.

Je l’ai commandé à un libraire d’occasion, je ne suis pas sûre qu’il soit réédité, mais il m’accompagne dans mes moments de doutes et je ne puis que le recommander à celles et ceux qui taquinent le clavier, et poursuivent des envies d’écriture. Mon amie Christie m’a offert il y a quelques années, “The Right to Write”, de Julia Cameron, qui propose une série d’exercices pour délier la plume ou le clavier, et j’ai une pile de manuels d’écriture dans ma bibliothèque, mais ces temps-ci, j’aime bien me réfugier dans les courts textes d’Anne Lamott. J’apprécie ses positions philosophiques sur l’existence, et l’humour de cette professionnelle des cours d’écriture créative.

Anne Lamott et ses anecdotes me sauvent des affres de la page blanche, et des crises d’imposture qui me traversent périodiquement. Oui, écrire (pour moi), c’est me demander tous les jours s’il ne vaudrait pas mieux renoncer, que de coucher sur l’écran des platitudes en comparaison desquelles la Belgique paraît plus haute que l’Himalaya. J’atteins mon Everest le jour de l’envoi de mes factures.

La dernière fois que ma crise Bartlebyenne était à son acmé -cf mon dernier billet– ce n’est pas un DJ, mais cette phrase de son livre, qui m’a sauvé la vie :“on a tous un truc à pleurer”. On a tous un truc à pleurer, et on écrit tous autour de ce truc. Certaines histoires sont plus universelles ou plus immédiatement parlantes, comme les histoires de transfuges ou de réfugiés – je vous ai dit que j’avais adoré le premier roman d’Ocean Vuong?- Mais personne, pas même le bébé le plus fortuné ne naît dans un monde d’où la maladie, la souffrance ou la mort seraient absentes. C’est la révélation de Siddharta (Gautama), si bien décrite par Herman Hesse, et le ferment d’un bon nombre d’oeuvres littéraires!

Nous nous constituons littérairement autour d’un manque, que nous cherchons à pallier par nos tentatives de donner du “sens” à ce que nous expérimentons. Ecrire, c’est construire autour de l’imperfection, même futile, de nos vies. L’essentiel est dans le chemin que cela nous fait emprunter. Voilà que je m’exprime comme un personnage de Tintin… De quoi finir décapitée, comme un brocoli!

Mais c’est quoi au fait, cette histoire de légume? Revenons donc à nos brocolis. D’où viennent-ils ces brocolis? De chez monsieur Lam, le marchand de primeurs premium de Garches? Peut-être, mais pas tout à fait. Ils proviennent d’un autre texte d’Anne Lamott, qui l’a puisée elle même chez Melvin Kaminsky alias Mel Brooks (il n’y a pas de mauvaise référence lorsque l’on écrit, il n’y a que des références qui fonctionnent). Le brocoli est à Anne Lamott ce que le chewing gum est à Mac Gyver… C’est un moyen à mettre en oeuvre lorsqu’on approche de la panne sèche: il suffit de reconnecter avec son brocoli intérieur, ou explique Brooks, “demander au brocoli comment on doit le manger”. Laissons nous guider par l’appel du brocoli, et tout ira bien! Gageons que vous ne verrez plus vos brocolis du même oeil!

Et vous, quels sont vos trucs pour replonger dans l’écriture, ou trouver un sens à la vie quand tout part en lambeau?

Faut-il avoir vécu une enfance de merde pour pouvoir écrire?

C’est la question que je me suis posée après avoir écouté quelques épisodes du podcast Bookmakers, de Richard Gaitet sur Arte Radio. Les podcasts, vous savez- ce truc de millennials qui a remplacé nos émissions de radio! Mon amie Dorothée, avec laquelle j’ai suivi les ateliers de Marie-Agnès Valentini, m’a mentionné ce podcast lors de notre dernier déjeuner. Elle m’a mentionné particulièrement ceux avec Mohamed Mbougar Sarr, et de Claude Ponti. Ravie, je me suis empressée de télécharger quelques épisodes à écouter en faisant mon ménage ou en gratouillant dans mon jardin. J’ai adoré l’échange avec Mbougar Sarr, un vrai passionné de littérature comme on en rencontre souvent chez les anciens khâgneux. J’ai donc enchaîné avec Lydie Salvayre, dont j’avais beaucoup aimé “Pas pleurer” hommage à la mère, gagnée par la sénilité, qui revivait son été 1936 républicain en Catalogne, puis j’ai pioché Hervé Le Tellier, Alain Damasio – je n’ai pas accroché – et Claude Ponti. Et là, j’ai ressenti à la fois une intense frustration, et une inconfortable interrogation : faut-il vraiment avoir vécu une enfance de merde pour avoir le droit d’écrire?

Le point commun de tous les récits, si l’on excepte l’auteur du Goncourt 2021, c’est d’avoir eu une enfance épouvantable. Enfant adultérin, de réfugié, de mère indifférente, malaimante, père absent, violent ou alcoolique, humiliations diverses liées à une origine modeste, stigmate infamant, exposant à perpétuité aux commentaires moqueurs de la bonne bourgeoisie. Qu’on ne se méprenne pas, les histoires individuelles sont émouvantes, et loin de moi l’idée de les dévaloriser. D’ailleurs tous ces auteurs n’en font pas forcément le sujet de leurs ouvrages. Certains subliment grâce à l’imagination leurs blessures intimes. J’ai compris d’où venait l’idée des “parents de carton” d’un des albums de Claude Ponti. En revanche l’insistance de Richard Gaitet, l’animateur du podcast, à revenir sur les blessures d’enfance, de tout ramener à l’écriture comme revanche sur l’existence a fini par m’insupporter.

Il faut dire que c’est un récit, voire un narratif assez entendu, les humiliations de l’enfance rachetées par la littérature. Je pense à “Poil de Carotte” de Jules Renard, ou “L’enfant” de Jules Vallès dont les extraits figuraient dans tous les manuels de français au collège. Les épreuves de l’enfance forgent une sensibilité acérée aux injustices de ce monde et développent un regard intéressant, et sont une source d’inspiration pour ces auteurs. Mais, a contrario, cela exclut-il de toute prétention littéraire celles qui ont bénéficié d’une enfance plutôt heureuse? Ne peut-on être admis dans le cercle des initiés qu’en ayant fait les frais d’une parentèle dysfonctionnelle? Les anciens enfants heureux doivent-ils errer indéfiniment dans le purgatoire des scribouillards?

Indira, Golda, Jacinda, Nicola, et les autres… de l’évolution des femmes en politique

A l’occasion du #IWD2023 une méditation sur la place des femmes en politiques au cours des dernières décennies…

Quand j’avais dix-huit ans, je voulais être Indira Gandhi, et mourir assassinée pour l’ensemble de mon oeuvre. Il faut dire que ma génération manquait de modèles féminins puissants. Lorsque ceux-ci existaient, ils étaient considérés comme des anomalies, voire des anti-modèles. Indira Gandhi, comme Golda Meir, et, plus tard, Margaret Thatcher, ou Benazir Bhutto, étaient des femmes fortes, des dures à cuire, impitoyables, craintes et détestées. J’ai fini par changer d’idée.

Le monde politique a mis du temps à se féminiser. J’avais une trentaine d’années quand, enfin, des lois ont été votées en France et dans un certain nombre de pays de l’OCDE, pour commencer à imposer une parité dans la représentation politique, la haute fonction publique et le secteur privé. L’argument du manque de vivier, repris à l’envi par les tenants du pouvoir masculin pour justifier les inégalités, tenait de moins en moins devant l’accession décomplexée des filles dans l’enseignement supérieur et dans les formations d’élite, une fois levées les barrières à l’entrée.

Pour autant le nombre de cheffes d’Etat dans le monde n’a pas décuplé en presque quarante ans. Les différentes lois passées ont permis, bon an, mal an, d’accepter que finalement, la place des femmes était autant dans la sphère publique que dans la sphère domestique*. Le planning familial leur a laissé le choix d’avoir des enfants au moment le plus opportun pour elles. La réussite professionnelle des femmes est moins anecdotique aujourd’hui, et il faut s’en réjouir, même s’il reste des obstacles à franchir.

Alors que j’aborde la meilleure partie de ma vie, j’ai vécu l’accession au pouvoir de Jacinda Adern, en Nouvelle Zélande, alors enceinte de son premier enfant, comme une véritable révolution. Enfin un nouveau type de cheffe d’Etat! Les néo-zélandais, mais aussi, à peu près en même temps, les finlandais, et les islandais, ont porté au pouvoir des femmes jeunes, accessibles, proches de leurs concitoyens, démontrant le souci de l’autre dans leur façon de gouverner.

Les femmes cheffes d’Etat ne devaient plus uniquement faire partie de ces pionnières inflexibles de la politique, ces Madeleine Albright ou Condoleezza Rice, extrêmement douées intellectuellement mais manquant d’empathie. Qualité dans laquelle beaucoup de jeunes femmes sont socialisées depuis des millénaires, et dans laquelle elles se reconnaissent volontiers. On pouvait donc faire de la politique, au plus haut niveau, en n’adoptant pas les codes, très masculins, de l’affrontement, du rapport de force, voire de la mise à mort symbolique.

Pour cette génération, la question de “qui va garder les enfants” devient enfin moins prégnante que pour les précédentes. De plus en plus d’hommes acceptent un partage des tâches de la vie privée plus égalitaire*. Le congé paternité socialise les pères dans un rôle plus actif auprès des nouveaux-nés. Il les implique, dès la prime enfance dans une parentalité de proximité.

Force est de constater qu’après un mandat, la violence de la politique a contraint Jacinda Adern à démissionner et à laisser à d’autres le soin de porter le drapeau d’une politique tournée vers les autres. Jacinda Adern a motivé sa décision par l’épuisement de ses ressources: “plus assez de fuel dans le réservoir”. Quelques semaines plus tard, une autre femme politique, la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon jetait aussi l’éponge.

Les femmes en politique sont-elles moins résistantes que leurs homologues masculins? Certaines attribuent leur démission à des attaques plus virulentes. Sans doute, en partie. J’aimerais proposer une d’interprétation complémentaire : les femmes s’accrochent moins au pouvoir, en politique comme dans la vie professionnelle, parce que nos modèles leur laissent plus de latitude que le modèle basé sur la simple performance/résistance à l’adversité à l’aune duquel on continue de juger les hommes.

Une femme qui renonce à sa carrière pour donner plus de temps, d’attention, à ceux qui lui sont chers, qu’il s’agissent de jeunes enfants ou de parents âgés (cf l’ex-directrice générale de la RATP), ne sera pas considérée comme une ratée, une geignarde, une has-been. On trouvera même une certaine sagesse, voire une certaine noblesse à son renoncement en pleine gloire. Je n’ai pas d’exemple d’homme puissant pour lequel cela ait été le cas (et suis preneuse si vous en connaissez).

Le corollaire de cela, c’est que rares sont les hommes ayant atteint le sommet de leur trajectoire qui ne font pas la saison de trop. En France, notre société est remplie de gérontocrates qui ne veulent pas décrocher, ayant trop peur du vide les menaçant s’ils abandonnaient leurs attributs du pouvoir. La jeunesse du président de la république et de ses conseillers masque habilement le nombre de septuagénaires voire d’octogénaires, agglutinés aux portes du pouvoir, alors qu’ils pourraient jouir d’une retraite bien méritée et siroter des piña colada sur une plage des Caraïbes.

Une des raisons des difficultés de notre société à se projeter dans l’avenir?

*Les résistances dans certaines parties du globe sont encore fortes, il n’est que de regarder les situations en Iran, en Afghanistan…

**Ce constat est à relativiser, il est très dépendant des milieux socio-économiques et des traditions culturelles

La fée électricité

Power to the people dit le slogan fort opportunément trouvé par le DA (Democratic Alliance), principal parti de l’opposition sud-africaine pour signifier son ras-le-bol des coupures d’électricité qui minent le pays depuis trop longtemps. Mercredi 25 janvier 2023 marque une journée d’action dans tout le pays qui devrait voir s’agréger un certain nombre de forces d’opposition. Les déboires de la compagnie nationale d’électricité ne font qu’empirer.

En décembre 2022, après ce qui avait constitué une première en septembre, au sortir de l’hiver, Eskom, aussi surnommée Eishkom annonçait de nouveau le passage dans la phase 6 de délestage. Après la stupeur : mais que diable signifie la phase 6 de délestage (WTF ?), vinrent la colère et l’incompréhension. Malgré les efforts consentis ces dernières années, la résignation au service réduit suite au Covid, le pays ne sort pas de l’ornière. Les sud-africains n’en peuvent plus. Stage 6, signifie six coupures de deux heures réparties sur 24 heures. Les usagers sont priés de se passer d’électricité la moitié de la journée : une situation rarissime sauf dans les pays en guerre, comme l’Ukraine, ou sans pilote depuis longtemps. Avouez que pour le pays auto-proclamé première puissance économique de l’Afrique, cela fait désordre!

Les industriels et les commerçants sont aux abois. Après deux années de Covid, et de confinement strict, le lot de deuils, et la débâcle économique qui a suivi, ceux qui n’ont pas déjà fait faillite sont au bord du gouffre. Comment continuer à produire, vendre, travailler, sans électricité ? Pour les commerçants vendant des produits frais, comment sécuriser leur stock ? Les délestages à répétition usent les meilleures volontés. Cerise sur le gâteau, la nouvelle direction d’Eskom a annoncé vouloir augmenter de 18% le prix du kwh pour financer les investissements nécessaires à la remise en état des centrales et du réseau. D’où la mobilisation du 25 janvier pour exprimer leur ras-le-bol.

Le président Ramaphosa a renoncé la semaine dernière à faire le déplacement prévu à Davos, où il devait, tant bien que mal, jouer la partition de l’Afrique du Sud, moteur du développement économique du continent africain. Pour essayer d’éteindre l’incendie, il a nommé une énième commission. Mais sa crédibilité est entachée par les trois décennies au pouvoir pour son parti, l’ANC dont les promesses ont été systématiquement oubliées, et où seule une minorité a su tirer son épingle du jeu en faisant preuve d’une inventivité qui pourrait inspirer les meilleurs kleptocrates. Les gouvernances de l’état, des provinces et des entreprises d’état sont des contre-exemples à tous point de vue. Il y a quatre ans j’écrivais que le système judiciaire sud-africain était un rempart contre la gabegie, je ne suis pas sûre que je le réécrirais aujourd’hui.

Ramaphosa a été reconduit parce qu’il était le moins mauvais candidat, mais avec des soupçons de corruption. La découverte fortuite de billets de banque planqués dans un canapé volé dans une de ses résidences a beaucoup terni son image. Ramaphosa, on s’en souvient est devenu riche grâce à son implication, en tant que jeune avocat, dans les négociations qui ont abouti à la chute de l’apartheid. Considéré, par les milieux d’affaires, comme la dernière cartouche de l’ANC, son bilan est plus que mitigé.

Quels sont les effets de ces délestages sur les citoyens sud-africains ? Le principal, c’est l’aggravation des inégalités. Lorsque les services publics s’effondrent, c’est une constante, les mieux dotés s’adaptent en ayant recours à des solutions privées. En Afrique du Sud ça a été le cas pour la santé, l’éducation, la sécurité et désormais l’énergie. Lorsque j’habitais Johannesbourg, avec la section locale d’IESF nous avions visité l’usine flambant neuve d’un brasseur de bière international. Lassé par les problèmes de fourniture d’eau et d’énergie, l’industriel avait investi dans une usine totalement autonome, déconnectée du système électrique, et recyclant son eau. A défaut d’autre chose, il n’y aura pas de pénurie de bière!

Aujourd’hui les sud-africains les plus aisés ont acheté des groupes électrogènes, fournissant le minimum vital pendant les interruptions. Une solution pratique mais bruyante, et coûteuse, et et polluante. Depuis le mois de septembre et l’apparition des délestages de phase 6, certains ont obtenu le droit (payant) de se déconnecter du réseau national pour fonctionner en autarcie avec panneaux photovoltaïques et batteries. C’est plus cher, mais ils ne dépendent plus d’un fournisseur de moins en moins fiable. Dans les beaux quartiers, on n’entend plus, en bruit de fond, le criaillement des ibis hadedas, ou le cancanement prostestataire des touracos gris, mais le ronronnement des groupes électrogènes. Et les effleuves écoeurantes du diesel flottent sous l’ombre bienfaisante des jacarandas.

Ironie de l’histoire, l’ANC a fini par appeler ses supporters à se joindre aux manifestations prévues le 25 janvier contre la mauvaise gestion d’Eskom dont elle a nommé les responsables depuis presque trente ans…

PS; Lorsqu’il y a quelques semaines l’opinion publique française était électrisée (jeu de mots assumé) par le risque de délestage en cas d’hiver particulièrement rude, je me suis souvenue que l’interruption intempestive des services publics les plus basiques faisait partie de mes (re)découvertes de la vie en Afrique. Si la perspective n’est pas des plus réjouissantes, je sais par expérience qu’on arrive à gérer deux heures d’interruption de l’électricité. La mise en garde gouvernementale, mal vécue par une partie de l’opinion a en tout cas eu le mérite de nous faire réaliser la dépendance que nous avions à une électricité toujours disponible, et à des prix raisonnables. Nous vivons avec la certitude implicite que nous ne manquerons jamais d’électricité, et la possibilité de coupures organisées pour maintenir le service nous parait insupportable. Envisager le sevrage, même pour deux heures sur vingt-quatre nous a fait frémir. N’est-il pas temps de réviser notre modèle?

Les fêtes de dévoilement de sexe des foetus, nouveau rite de passage des enfants à naître?

Au siècle dernier, alors que mon aînée était en petite section de maternelle, et que j’approchais du terme de mon second accouchement, je tombais (métaphoriquement) de ma chaise lorsque son institutrice me félicita pour “les jumeaux”. Des jumeaux, Doux Jésus, mais qu’est-ce qui pouvait lui faire penser que j’attendais des jumeaux? Elle avait demandé à Camille le prénom du futur bébé, et celle-ci lui avait dit “Pimprenelle ou Nicolas”. Comme nous n’avions pas demandé le sexe de notre futur enfant, c’était la réponse facétieuse que nous lui faisions, soucieux de garder l’indétermination jusqu’au moment de rencontrer notre nouveau-né. Ce genre d’anecdote n’aurait plus court aujourd’hui, alors que “l’injonction de visibilité” hypermoderne pousse les futurs parents à donner à leurs enfants une existence numérique avant même leur naissance.

Savez-vous ce qu’est une gender reveal party? Selon une journaliste du Monde celles-ci seraient de plus en plus fréquentes en France. Importées des Etats-Unis où elles ont été inaugurées par une blogueuse “famille” créative et innovante en 2008 désirant ménager une surprise à son mari qui n’avait pas assisté à l’échographie du second trimestre. Les cérémonies de dévoilement du genre consistent à créer un événement autour de la révélation du sexe biologique de l’enfant à naître. La vidéo de l’évènement est souvent diffusée sur les réseaux sociaux, et fait le buzz et informe le monde entier- enfin, le monde connecté- de la bonne nouvelle. Sur Youtube, certaines vidéos de GRP ont été vues des millions de fois…

Faut-il y voir dans ces évènements de dévoilement de l’intime, l’avènement d’un narcissime (2.0) en bleu et rose? Où une pratique somme toute minoritaire de futurs parents déboussolés voulant témoigner par là de leur adéquation à une norme de parents “performants”? Voire, une énième ruse du capitalisme, consistant à créer un business à partir de toute mode bankable. Les affaires étant les affaires, toute une série de micro-entreprises surfent sur le créneau porteur de l’événementiel familial, un contingent des mom-preneuses en mal d’activité qui ont lâché le filon des petits-pots pour bébés pour se consacrer aux ludiques baby showers et autres gender reveal parties.

A la fin du siècle dernier, lorsque j’ai eu mes enfants et que j’ai commencé à travailler sur la maternité, les futurs parents se passaient un cliché pourri en noir et blanc sur papier thermique. Seule la famille proche était informée, si les futurs parents souhaitaient connaître le sexe du foetus, et le divulguer. Au vingt-et-unième siècle, dans les pays occidentaux, la mode serait à la mise en scène instagramable de la découverte du sexe de leur futur enfant et le prétexte à une fête et à une débauche de consommation ostentatoire. La vidéo est reprise en boucle et commentée « oh my Goooood! »

Ma thèse de sociologie, soutenue il y a vingt ans, porte sur l’échographie et sur ce qu’elle apportait au suivi de grossesse, dans le domaine médical, mais aussi dans la relation des futurs parents à l’enfant à naître. L’échographie obstétricale a introduit un nouveau patient, le fœtus, et créé de nouvelles obligations, pour les soignants comme pour les futurs parents et suscité des questions passionnantes. Que faire quand l’intérêt de la mère et celui du futur enfant ne coïncident pas?

Comme je l’ai évoqué dans un chapitre de l’ouvrage “humains, non-humains”, l’échographie obstétricale renouvelle les frontières de l’humanité. Elle fait rentrer très tôt le fœtus dans le cercle familial, intrônise les parents comme responsables du/ de la futur.e enfant, symétrise les positions des femmes et des hommes dans la grossesse, en permettant aux futurs pères de participer. La découverte du sexe du futur bébé donne plus de réalité à un futur enfant dont on peut choisir le nom dès le second trimestre de grossesse. Il n’est pas rare que les futures parents arrivent en consultation au dernier trimestre en évoquant le futur enfant par son prénom, comme s’il était déjà né.

L’échographie, pour laquelle le futur père est sommé de se rendre disponible, sert, dans une société de plus en plus sécularisée où le mariage a perdu de sa popularité, d’officialisation de la formation de l’unité familiale, quand arrive le premier enfant, et de rite d’agrégation du futur enfant à la famille.

Cette présence accrue rend possible des conversations, dans la consultation, autour du caractère présumé de l’enfant à naître, qui varie si c’est une fille ou un garçon. Les filles ont des jambes de danseuses et une propension à bouder. Les garçons des mollets de footballeurs et de l’énergie à revendre. L’assignation de stéréotypes commence très tôt. Cette assignation est reprise dans la vie quotidienne. On évoque alors “la petite soeur” ou “le petit frère” avec les premiers nés. On prépare la chambre avec des accessoires genrés.

Les spécialistes de la naissance déploraient, à la fin du siècle dernier, que la médicalisation de la grossesse délaissait la ritualisation qui marquait la naissance sociale des parents (lors de la naissance du premier enfant) et d’un nouveau membre de la famille, puis de la société.

Les rites d’agrégation autour de la naissance existent dans toutes les sociétés. Qu’il s’agisse des baptêmes, des présentations au temple, aux offrandes, l’inventivité humaine au cours des siècles leur a donné des formes diverses. Les rites pouvaient avoir lieu en prénatal. En France, avant la sécurisation des césariennes, il arrivait que les sages-femmes ou médecins baptisent in utero, le fœtus qui se présentait mal. Une façon, dans une France majoritairement catholique, de garantir l’accès au paradis a un mort-né promis sinon à errer indéfiniment dans les limbes.

Les Gender Reveal Parties peuvent être considérée comme l’un des rites d’agrégation inventés par les sociétés humaines qui répond à la nouvelle injonction de visibilité des sociétés contemporaines. L’information sur le futur nouveau-né sort du cercle le plus intime. On change d’échelle et on rajoute en plus un côté consommation ostentatoire, avec la fabrication d’artefacts comme des gâteaux, ballons, voire location d’avions, de bateaux, d’engins pyrotechniques dangereux.

On peut quand même se demander à quoi correspond le besoin de publiciser un élément qui relève de l’intime? Qu’est-ce que les couples recherchent à travers cela? Comment cela les prépare t’il à leur rôle de parents? Quel effet cela peut-il avoir sur le futur enfant?

Cette tyrannie de la visibilité jusque dans les moments les plus importants de la vie psychique, rend-elle service aux futurs parents? La gender reveal party met en scène les (futurs) parents. Elle performe, par une scénarisation inspirée souvent des émissions de télé-réalité, ou des vidéos de réseaux sociaux, une certaine idée de la parentalité désincarnée et festive. Cela répond à une incertitude voire une angoisse normale pour chaque futur parent, fonction de sa propre histoire familiale, sur sa capacité à assumer l’éducation de ses futurs enfants. Cela relègue aussi complètement l’idée de la fragilité de la grossesse, et le fait que celle-ci, dans des cas certes rares, n’est parfois pas menée à terme.

Il est par ailleurs curieux que dans une époque où d’aucun.e.s prônent une éducation non genrée et la fluidité des identités de genre, on puisse avoir en parallèle des manifestations sociales qui tendent à assigner dès avant la naissance un genre, sur la base du simple sexe biologique constaté à l’échographie. Cette assignation va souvent de pair avec des caractéristiques correspondant à des stéréotypes binaires qui la renforcent, pouvant mener à les considérer comme un “fléau sexiste”. Au point que certains éditorialistes se demandent s’il est recommandé de répondre favorablement à une telle invitation.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire a un/une enfant à naître n’est-il pas de pouvoir, en progressant sur le chemin de la vie, déterminer qui il/elle veut être? C’est le projet de toute une vie. Le sur-déterminer socialement avant la naissance en insistant sur la découverte de son sexe biologique est une façon un peu curieuse de procéder. Sommes nous déterminés par notre phénotype? Que se passera-t-il dans le cas où le nourrisson ou la nourrissonne ne correspond pas au fantasme que les futurs parents se sont créé et qu’ils auront solidifié par ces dispositifs mêlant échographie, réseaux sociaux et happening?