Eloge de la polyphonie

« Il faut mille voix pour raconter une histoire » selon un proverbe peau-rouge rapporté par Erri de Luca dans un petit livre qui vient de paraître chez Gallimard. J’ai lu et redit et retourné cette phrase plusieurs fois dans mes ruminations actuelles tellement elle me semble juste et sensée. Il faut mille récits pour raconter une histoire, mille voix qui se mêlent et se répondent, et se corrigent et s’infléchissent, et tissent une toile qui n’en a que plus de force, de consistance, de véracité. Bien sûr si vous les détaillez une par une, elles ne disent pas tout à fait la même chose, ne sont pas toujours synchrones, l’ensemble frise parfois la cacophonie. Mais malgré cela, ou à cause de cela, l’ensemble n’en est que plus beau, plus accompli parce que toujours fragile.

La polyphonie n’est pas forcément virtuose, comme dans un opéra de Mozart où les couches de voix se superposent. Elle est vieille comme Hérode. C’est le chant du peuple, même le plus démuni, le chant des esclaves, des travailleurs de force. Dans notre époque d’abondance, la polyphonie est oubliée, délaissée, pour une version appauvrie des récits communs. Il n’y a plus qu’une seule histoire, ou plutôt deux versions qui s’affrontent dans une vision manichéiste renforcée par les canaux des télévisions d’information en continu et des réseaux sociaux. La culture du clash se satisfait peu des nuances, des entre-deux, des voix faibles.

Pendant ma vie étudiante, j’ai brièvement fait partie d’une chorale. L’expérience qui m’a profondément marquée. Plus jeune, j’aimais chanter. Enfant, je chantais uniquement à l’oreille, reprenant des airs glanés ici ou là, des chansons populaires essentiellement. Je chantais avec mes sœurs, parfois accompagnées par mon père à la guitare et parfois avec mes cousines un répertoire qui allait de Joe Dassin à Georges Brassens, en passant par Claude François et les plus grands succès de l’Eurovision. L’important, c’était la conviction. Nous chantions à tue-tête pour notre plus grande joie. Nous nous suivions, nous empêtrions dans nos fils, nous rattrapions à la volée… Il n’y avait pas de gagnante ni de perdante, même si certaines avaient une plus jolie voix, d’autres une voix qui portait plus, d’autre une meilleure mémoire des textes, ou une oreille plus sûre. Chanter nous réunissait dans une connivence réjouissante. Le chant libère les poumons et donne la légèreté de l’oiseau.

Etudiante, j’ai retrouvé cette joie au sein d’une chorale dont j’ai brièvement fait partie. Malgré ma voix de jeune adulte, plus malhabile que ma voix d’enfant, mon manque d’éducation musicale qui m’obligeait à apprendre à l’oreille ce que les autres lisaient dans leur partition, j’en ai un souvenir lumineux. J’avais des voisines obligeantes, dans le camp des mezzos, qui me soufflaient les phrases pour que je puisse me joindre à elles. Les défauts de ma technique, nombreux, se noyaient dans la masse. Je sortais de ces répétitions les poumons dilatés, le cœur léger, et l’étau qui serrait mon thorax, en ces années où, rétrospectivement, je sais que je n’étais pas très heureuse, cette parenthèse du chant me comblait. Et ce qui me comblait, c’est qu’avec ma voix pathétique, je puisse participer à quelque chose d’aussi puissant que cet ensemble.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire », dit la sagesse peau-rouge, elle aurait pu ajouter que si ces voix ne s’écoutent pas, ce n’est pas une histoire qu’elles produisent, c’est une cacophonie. La cacophonie, plus que la polyphonie caractérise notre époque. Les êtres humains n’ont jamais eu autant l’occasion de s’exprimer, et jamais eu autant l’occasion de manifester leur désaccord, entre deux messages de publicité des réseaux qui ont bien compris que le nerf de la guerre, c’est de posséder le canal, pas le contenu. Des réseaux qui ont bien raison d’entretenir la cacophonie, car qui dit polémique dit pic d’audience, et qui dit pic d’audience implique plus d’efficacité de la pub. C’est plus facile de rendre accro au canal des petites phrases provocatrices et des énervements subséquents, qu’à une conversation apaisée où l’on s’écoute, se complète, se désaccorde, se réaccorde partiellement. Et où l’on se confirme que le plus important c’est de trouver un moyen de vivre ensemble, sur cette planète où nous sommes très différents, par nos histoires, nos goûts, nos enfances, nos errements.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire ». Et aussi mille visages, c’est la leçon que j’ai retenue de l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie de l’artiste sud-africain.e Zanele Muholi. Par son travail, l’activiste visuelle (c’est comme ça qu’elle se définit) cherche à sensibiliser aux voix de personnes qu’on n’entend d’autant moins qu’elles sont une minorité dans un pays qui préfère les ignorer, quand elles ne sont pas lynchées dans les townships ou soumises à des viols correctifs/collectifs. L’Afrique du Sud est un pays qui peut à la fois être perçu en Afrique comme un havre pour toutes les sexualités, la constitution de 1996 est un exemple d’inclusivité des minorités sexuelles, et un pays moins exemplaire dans la réalité, où les possibilités du mariage homosexuel et de la GPA dans les classes blanches aisées masquent la grande intolérance des townships. Par la variété des portraits qu’il/elle fait des militant.e.s avec lesquel.le.s il/elle chemine, il/elle interroge le narratif dominant et les positions/convictions des spectateurs. Les photographies sont marquantes, de multiples portraits qui disent la diversité et l’humanité plus qu’un long discours. Et les témoignages filmés sur la difficulté d’être/ de se découvrir différent.e, chacun.e à sa manière sont d’une force inouïe. Par l’accumulation des récits, plus que par des slogans l’artiste réussit le tour de force de questionner nos certitudes, de nous ouvrir au questionnement. Qu’y a t’il de plus humain que le questionnement ?

Et pour celles/ceux qui l’auraient loupée, courez-y, c’est jusqu’à la semaine prochaine !!!

Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.