Eloge de la polyphonie

« Il faut mille voix pour raconter une histoire » selon un proverbe peau-rouge rapporté par Erri de Luca dans un petit livre qui vient de paraître chez Gallimard. J’ai lu et redit et retourné cette phrase plusieurs fois dans mes ruminations actuelles tellement elle me semble juste et sensée. Il faut mille récits pour raconter une histoire, mille voix qui se mêlent et se répondent, et se corrigent et s’infléchissent, et tissent une toile qui n’en a que plus de force, de consistance, de véracité. Bien sûr si vous les détaillez une par une, elles ne disent pas tout à fait la même chose, ne sont pas toujours synchrones, l’ensemble frise parfois la cacophonie. Mais malgré cela, ou à cause de cela, l’ensemble n’en est que plus beau, plus accompli parce que toujours fragile.

La polyphonie n’est pas forcément virtuose, comme dans un opéra de Mozart où les couches de voix se superposent. Elle est vieille comme Hérode. C’est le chant du peuple, même le plus démuni, le chant des esclaves, des travailleurs de force. Dans notre époque d’abondance, la polyphonie est oubliée, délaissée, pour une version appauvrie des récits communs. Il n’y a plus qu’une seule histoire, ou plutôt deux versions qui s’affrontent dans une vision manichéiste renforcée par les canaux des télévisions d’information en continu et des réseaux sociaux. La culture du clash se satisfait peu des nuances, des entre-deux, des voix faibles.

Pendant ma vie étudiante, j’ai brièvement fait partie d’une chorale. L’expérience qui m’a profondément marquée. Plus jeune, j’aimais chanter. Enfant, je chantais uniquement à l’oreille, reprenant des airs glanés ici ou là, des chansons populaires essentiellement. Je chantais avec mes sœurs, parfois accompagnées par mon père à la guitare et parfois avec mes cousines un répertoire qui allait de Joe Dassin à Georges Brassens, en passant par Claude François et les plus grands succès de l’Eurovision. L’important, c’était la conviction. Nous chantions à tue-tête pour notre plus grande joie. Nous nous suivions, nous empêtrions dans nos fils, nous rattrapions à la volée… Il n’y avait pas de gagnante ni de perdante, même si certaines avaient une plus jolie voix, d’autres une voix qui portait plus, d’autre une meilleure mémoire des textes, ou une oreille plus sûre. Chanter nous réunissait dans une connivence réjouissante. Le chant libère les poumons et donne la légèreté de l’oiseau.

Etudiante, j’ai retrouvé cette joie au sein d’une chorale dont j’ai brièvement fait partie. Malgré ma voix de jeune adulte, plus malhabile que ma voix d’enfant, mon manque d’éducation musicale qui m’obligeait à apprendre à l’oreille ce que les autres lisaient dans leur partition, j’en ai un souvenir lumineux. J’avais des voisines obligeantes, dans le camp des mezzos, qui me soufflaient les phrases pour que je puisse me joindre à elles. Les défauts de ma technique, nombreux, se noyaient dans la masse. Je sortais de ces répétitions les poumons dilatés, le cœur léger, et l’étau qui serrait mon thorax, en ces années où, rétrospectivement, je sais que je n’étais pas très heureuse, cette parenthèse du chant me comblait. Et ce qui me comblait, c’est qu’avec ma voix pathétique, je puisse participer à quelque chose d’aussi puissant que cet ensemble.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire », dit la sagesse peau-rouge, elle aurait pu ajouter que si ces voix ne s’écoutent pas, ce n’est pas une histoire qu’elles produisent, c’est une cacophonie. La cacophonie, plus que la polyphonie caractérise notre époque. Les êtres humains n’ont jamais eu autant l’occasion de s’exprimer, et jamais eu autant l’occasion de manifester leur désaccord, entre deux messages de publicité des réseaux qui ont bien compris que le nerf de la guerre, c’est de posséder le canal, pas le contenu. Des réseaux qui ont bien raison d’entretenir la cacophonie, car qui dit polémique dit pic d’audience, et qui dit pic d’audience implique plus d’efficacité de la pub. C’est plus facile de rendre accro au canal des petites phrases provocatrices et des énervements subséquents, qu’à une conversation apaisée où l’on s’écoute, se complète, se désaccorde, se réaccorde partiellement. Et où l’on se confirme que le plus important c’est de trouver un moyen de vivre ensemble, sur cette planète où nous sommes très différents, par nos histoires, nos goûts, nos enfances, nos errements.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire ». Et aussi mille visages, c’est la leçon que j’ai retenue de l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie de l’artiste sud-africain.e Zanele Muholi. Par son travail, l’activiste visuelle (c’est comme ça qu’elle se définit) cherche à sensibiliser aux voix de personnes qu’on n’entend d’autant moins qu’elles sont une minorité dans un pays qui préfère les ignorer, quand elles ne sont pas lynchées dans les townships ou soumises à des viols correctifs/collectifs. L’Afrique du Sud est un pays qui peut à la fois être perçu en Afrique comme un havre pour toutes les sexualités, la constitution de 1996 est un exemple d’inclusivité des minorités sexuelles, et un pays moins exemplaire dans la réalité, où les possibilités du mariage homosexuel et de la GPA dans les classes blanches aisées masquent la grande intolérance des townships. Par la variété des portraits qu’il/elle fait des militant.e.s avec lesquel.le.s il/elle chemine, il/elle interroge le narratif dominant et les positions/convictions des spectateurs. Les photographies sont marquantes, de multiples portraits qui disent la diversité et l’humanité plus qu’un long discours. Et les témoignages filmés sur la difficulté d’être/ de se découvrir différent.e, chacun.e à sa manière sont d’une force inouïe. Par l’accumulation des récits, plus que par des slogans l’artiste réussit le tour de force de questionner nos certitudes, de nous ouvrir au questionnement. Qu’y a t’il de plus humain que le questionnement ?

Et pour celles/ceux qui l’auraient loupée, courez-y, c’est jusqu’à la semaine prochaine !!!

Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Saumâtre Nature?

La clôture de parc nationaux est elle la meilleure façon de préserver la biodiversité? Quels sont les acteurs les plus légitimes?

Août 1991, nous nous sommes installés le mois précédent dans une petite maison de la banlieue de Boston, et nous profitons de trois semaines de vacances pour faire un tour des parcs nationaux de l’ouest américain. Après une semaine au Yellowstone, où la variété de la flore et de la faune m’a rappelé avec insistance le psaume de la Création, nous prenons un vol de Salt Lake City pour Las Vegas, où nous avons loué une Ford plus encombrante que puissante, avec le passage de vitesse au volant. Nous en sommes à notre dernière étape : les paysages légendaires des westerns de notre enfance.

Ce voyage est celui de l’émerveillement, c’est mon deuxième voyage aux Etats-Unis, pays mythique où je n’aurais jamais rêvé de mettre les pieds, alors que je grandissais sur les franges du Sahara. Je suis fascinée par l’échelle grandiose des paysages et de leur variété. Je déteste d’emblée Las Vegas et son atmosphère de cupidité électrique. Les gens aimantés par le jeu et les gains mirifiques qu’on leur fait miroiter, les bandits manchots jusque dans les toilettes, et les grilles de loto sur les tables de petit déjeuner, avec les chiffres rouges clignotants sur des écrans longilignes tout le long de la salle à manger du Circus Circus. Je suis ravie que nous n’y passions qu’une nuit, et que nous filions ensuite vers Flagstaff, notre camp de base pour le Grand Canyon et plus tard vers Monument Valley.

“Comment pouvons-nous parler de progrès alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie?”

Romain Gary, Les racines du ciel.

La beauté minérale des paysages de cette partie du sud-ouest des Etats-Unis me rappelle les paysages de mon enfance, avec une végétation différente. Les entablements géologiques rouges du Grand Canyon, et leurs variations de couleurs selon le moment de la journée sont un enchantement. Dans la chaleur d’août, le monde animal se terre. Nous apercevrons tout au plus quelques coyotes, lorsque le soir tombe. Le seul rappel que nous nous trouvons sur des terres indiennes, ce sont ces écriteaux baroques, à quelques endroits. « Caution, friendly indians behind you », et les publicités pour un « trading post » d’artisanat Navajo.

A Kayenta, ou nous avons pris une chambre d’hôtel pour visiter Monument Valley, je perçois pour la première fois, que la réalité du lieu est moins paradisiaque, et que cette beauté des paysages préservés se double sans doute d’un coût humain. Je visite la supérette locale pour refaire le plein de bouteilles d’eau et de quelques fruits et snacks pour la route. Autour de moi, et des inévitables touristes, et quelques représentants de la population locale, des Navajos, descendants de Manuelito, les visages las et pour la plupart obèses, achètent bières, chips et barres chocolatées avec des « food stamps », ces bons distribués par les autorités aux descendants des tribus natives privés d’autres moyens de survie.

Ce cliché ne figure pas dans mon album de voyage. Mais le malaise reste aussi vivace que les tirages que j’ai collés dans un album photo relié à la couverture en tissu noir. Il ressurgit par moments. Comme cette fois à l’entrée du parc d’Etosha, en Namibie, où des femmes himbas[1], le corps et les longues tresses enduites de pigments rouges proposent de petits objets artisanaux sans âme, se prêtant au jeu de la photographie par les touristes qui postent sur les réseaux sociaux la rencontre « tellement authentique » avec une madone australe allaitant son enfant. Ou lorsque l’hôte bien intentionné d’une réserve privée propose la visite du village typique de telle ou telle ethnie, avec présentation d’artisanat local et danses folkloriques. Ou lorsque sur le groupe d’expatriés d’un réseau social, un futur voyageur demande des expériences locales « véridiques », « sortant des sentiers battus ».

Je n’arrivais pas à analyser le mélange de gêne et d’agacement que je ressentais à ces moments-là. J’ai lu récemment quelques articles de la chercheuse Aby Sène-Harper sur les liaisons dangereuses entre développement, capitalisme et sauvegarde de la nature. Et certains de ses arguments ont fait mouche.

La préservation de la nature, qui est un objectif louable, n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Ce qui joue, en toile de fond de toute une pensée conservationniste, depuis la création des premiers parcs nationaux, notamment le Yellowstone, mais aussi ceux qui ont suivi, c’est une mise en accusation des peuples autochtones, soupçonnés d’être à l’origine de la dégradation des terres et de la perte de ce qui ne s’appelait pas encore la biodiversité. La pensée conservationniste est donc, dès l’abord, très marquée par des filtres coloniaux.

La protection des espaces « naturels » se fait, dès la fin du dix-neuvième siècle, par l’éviction des habitants humains et leur marginalisation. Une nature préservée, c’est une nature « vierge » de toute occupation humaine, et tant pis si ces terres abritent depuis la nuit des temps des êtres humains. Ceux-ci sont disqualifiés d’office. Les habitants originels sont repoussés aux marges des réserves naturelles, où ils survivent comme ils peuvent. Ils n’ont souvent pas le bagage scolaire ni les dispositions sociales pour se qualifier pour les emplois touristiques ou scientifiques induits.

Je me souviens que quand j’étais enfant, mes parents étaient très amis avec le directeur du centre de pêche d’Air Afrique, dans la Baie du Lévrier, pas très loin de Nouadhibou. Ce géant jovial, qui a passé sa vie dans les camps de chasse ou de pêche de l’ouest africain, avait toujours beaucoup de succès avec ses histoires de traque d’éléphants. Il ne manquait pas de bagout et racontait avec humour ses expéditions les plus épiques, où transparaissait la volonté de satisfaire la chasse au trophée de tel client important, star du show business ou du monde des affaires. Il existait des centaines de guides de chasse et de pêche comme lui, officiant sur le continent africain ou toute autre étendue giboyeuse et peu peuplée. Alors qu’on a beaucoup fustigé les “populations indigènes irresponsables” auxquelles on a volontiers imputé la disparition de la biodiversité, le rôle de la prédation “de loisir” et celui de l’exploitation des ressources minérales ou agricoles intensives menant à l’extinction de la faune ont été euphémisées. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée de créer des zones de conservation de la nature, même si elles ont parfois un côté un peu factice, j’en ai parlé ici. En revanche, il faut réinterroger le modèle pour que les bénéfices en soient plus équitablement partagés. Si la biodiversité est notre patrimoine commun -et cela j’en suis persuadée- ne faut-il pas réinterroger le postulat selon lequel les populations qui en ont été en charge depuis des milliers d’années seraient moins à même de le protéger que les héritiers des puissances coloniales?

Selon Aby Sène-Harper, des dizaines de millions de gens auraient été déplacés pour laisser la place à ces forteresses de la conservation de la nature où les élites mondiales viennent se reconnecter avec une idée fantasmée de la nature telle qu’elle devrait être, ou payer des dizaines de milliers de dollars pour avoir le droit de tuer des animaux sauvages. Drôle de paradoxe qui fait qu’on accepte, dans des réserves privées adjacentes au Kruger, ou dans les espaces immenses du Bostwana, qu’un touriste puisse sacrifier un lion en payant des milliers de dollars, mais lorsqu’un braconnier tue un rhinocéros pour gagner à peine mille dollars, on réclame sa tête et le droit de lui tirer dessus sans sommation… Selon que vous serez puissant ou misérable…

Avec l’augmentation des terres protégées, et une sensibilité de plus en plus acérée à la cause de la biodiversité, la sanctuarisation se gagne au prix d’une militarisation des zones, et des méthodes musclées de protection. Les heurts deviennent de plus en plus fréquents, notamment au Congo, et plus récemment en Tanzanie.

A l’heure où la gouvernance mondiale de l’environnement, mise en place pour sauver notre planète des conséquences catastrophiques d’un réchauffement climatique excessif, prévoit de sanctuariser 30% de la surface des terres d’ici 2030, c’est un élément qu’il faut avoir en tête pour ne pas répéter à l’inifini les mêmes injustices.

“L’Afrique ne s’éveillera à son destin que lorsqu’elle cessera d’être le jardin zoologique du monde.”

Romain Gary, Les racines du ciel


[1] https://www.namibie-en-liberte.com/conseils-voyage/culture/himbas

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol

Zanzibar, une autre idée du paradis?

La littérature, c’est bien connu, est une alliée précieuse du voyage. Plus que ces guides à grand tirage, on devrait toujours avoir dans ses bagages des ouvrages des romanciers locaux…

La première fois que je vis Zanzibar, c’était en 2002. Le coup de foudre ne fut pas immédiat. Il faut dire que nous avions été pris en charge dans un taxi hors d’âge à l’aéroport, après un long périple via de Nairobi, et qu’à cause de troubles politiques – il y avait une manifestation en cours dans le coeur de la vieille ville- le taxi nous avait déposés, en pleine chaleur de début d’après-midi, à un endroit de sa connaissance en nous disant qu’il fallait continuer tout droit, avec nos valises dans les rues poussiéreuses, pour trouver notre hôtel, sis dans une ancienne demeure omanaise.

Le chauffeur ne pouvait pas aller plus loin dans la ville, le périmètre, nous dit-il, était bouclé par la police. Il nous conseillait de ne pas traîner. Nous avons donc parcouru ce qui m’a paru une distance considérable, mais qui ne devait pas excéder le kilomètre, dans une rue où toutes les maisons étaient fermées – pour se protéger de la chaleur ou par peur des débordements?- avec en fond sonore les bruits des rondes d’hélicoptères de la police tanzanienne qui surveillaient la ville. Arrivés à l’hôtel, nous avons été installés dans une chambre aux murs peints en bleu délavé et aux meubles en bois sombre, avec une grande partie ouverte sur l’extérieur. La salle de bain en plein air donnait en contrebas sur un temple indien.

Epuisés par le périple, nous avons suivi le conseil du réceptionniste de l’hôtel de ne pas sortir avant le lendemain matin, afin de nous assurer que les troubles étaient bien terminés. Nous avons pris un verre et sans doute grignoté quelque chose le soir, sur la terrasse du toit de l’hôtel, en écoutant, à la lueur magique du soir déclinant, une polyphonie d’appels à la prière s’élever de tous les quartiers de la ville. Nous devions passer deux jours à Stone Town avant d’aller à la plage au nord de l’ïle.

La lendemain, la vieille ville nous ravit de son charme fané, ruelles étroites, bâtiments en pierre de corail aux enduits fatigués et portes monumentales sculptées et ouvragées. Nous avons flâné dans les rues, admiré les empreintes africaines, indiennes, omanaises et coloniales dans cette petite cité aux nombreuses boutiques en rez-de-chaussée de commerçants aux origines variées. Nous avons découvert le front de mer, et le port dans les eaux duquel allaient et venaient les boutres à voile faisant penser aux livres d’Henri de Montfreid et d’Hugo Pratt. Pour se rafraîchir, des enfants rieurs sautaient des rochers dans les eaux de l’océan Indien.

Je me souviens du Blues café, établi sur une jetée, où l’on pouvait se restaurer en regardant, dans l’eau turquoise translucide sous les piliers, les demoiselles et les poissons anges tournoyer en attendant des reliefs de nos repas, et où passait en boucle un 33 tours du groupe suédois ABBA – c’était avant le streaming!. Le restaurant offrait un poste d’observation de premier ordre sur le front de mer, les déambulations des passants, employés ou commerçants, familles ou groupes de jeunes, et des marchands massaï à l’affût des touristes.

Malgré tout, je me pris de bec avec un jeune garçon dont nous avions accepté étourdiment qu’il nous serve de guide et qui commença à nous débiter des banalités sur l’esclavage qu’il restreignait à la traite transtlantique. “You know Maam, why there are black people in America? Because evil white people took them from here, to work as slaves in America.” Je lui répondis sèchement que, d’une part, une grande proportion des esclaves en Amérique venaient des côtes ouest de l’Afrique, en témoignaient les vestiges mis en avant de l’île de Gorée, au Sénégal, jusqu’aux côtes angolaises, et que, vue la mainmise des sultans omanais sur l’île des siècles avant la traite transatlantique, l’esclavage n’avait pas été importé par les blancs, mais était d’abord le fait des arabes. “We made peace with them.” me répondit-il insolemment…

Je n’appréciai pas non plus l’écriteau dans notre lodge de Nungwi, nous demandant de ne pas descendre en maillot sur la plage pour ne pas indisposer les indigènes. Nous avions choisi un écolodge, tenu par un kenyan blond qui communiquait avec son staff en swahili, des paillotes simples sur une plage aux teintes d’aquarelle dont la mer d’un turquoise translucide se retirait à des kilomètres à marée basse, laissant apprécier le sable blanc et fin, et qui présentait trop de vagues à marée haute pour être vraiment baignable. Le village était à plus d’un kilomètre, et les risques de croiser et d’indisposer un indigène, à part ceux travaillant pour le lodge qui devaient être habitués aux excentricités des occidentaux rougissant au soleil de l’équateur. Mais une fois lu l’écriteau, je ne me sentais pas de ne pas en respecter la consigne… Je me souviens de longues balades sur la plage nous menant au village pour voir rentrer les bateaux de pêche dans des tableaux à faire pâlir les aquarellistes. Dès qu’on s’éloignait de la plage pour aller vers le village en revanche, on était frappé par la nudité des lieux, le terrain de foot à peine délimité et les sacs plastique en lambeaux qui fleurissaient les buissons d’épineux secs où broutaient les chèvres qui abondent dans ces paysages.

L’image d’Epinal de l’île aux épices ne résistait pas devant les vues de la ville nouvelle de Zanzibar, collection d’immeubles en béton mités par la salinité de l’air marin, ni celles de ces petits villages de pêcheurs aux quelques bâtisses basses sans charme. Zanzibar a laissé une forte impression sur ma rétine, ces paysages à aquarelles et cette architecture composite ne peuvent qu’exercer une séduction efficace. Si on sait ignorer les ombres ourlant le tableau…

J’aurais apprécié, alors, de pouvoir lire les romans d’Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature 2021, pour mieux apprécier cette île complexe. J’ai fini la semaine dernière “Desertion”, un roman situé à Zanzibar. Le récit, bizarrement construit, retrace à la fois les amours clandestines de Pearce, un aventurier anglais, et Rehanna, native de l’île, dans les années 1920, et les trajectoires de Fatima, Amin et Rashid, une fratrie dans la Zanzibar à la fin de la colonisation britannique. On comprend plus tard la juxtaposition des deux histoires, les amours contrariées de Pearce et Rehanna donneront naissance à la mère de Jamila, amour impossible d’Amin quarante ans plus tard. C’est un roman d’initiation désabusé, où se lit l’impossibilité d’exprimer son individualité dans une île corsetée par un islam qui régit toutes les relations sociales. Tenir son rang et ne pas faire honte à sa famille et à ses parents y est plus important que s’épanouir en tant qu’individu. Sur l’île, il est mal vu de transgresser les limites entre les communautés, on peut être musulman d’origine indienne, arabe ou africaine, mais on se marie entre soi dans son ethnie d’origine.

L’amour, grand sujet des romans occidentaux depuis “La princesse de Clèves”, n’a pas droit de cité.

Love was something transgressive and ridiculous, an antic, or at best an exploit.

Gurnah, Abdulrazak. Desertion. Bloomsbury Publishing.

Les hommes et les femmes jouent des rôles immuables, et vivent des vies modestes et dignes. Rashid, le narrateur est le seul à s’enfuir, à la faveur d’une bourse d’étude obtenue en Angleterre. Il vivra un exil extérieur et intérieur dans ce pays qui finit par devenir un peu le sien, par les hasards de la grande histoire. Ce qui fait le sel de ce roman, c’est, plus que ces histoires individuelles, la façon dont elles sont imbriquées à l’histoire de l’île, faisant apparaître sa composition, son impossible colonisation, ses maisons en ruines, ses espoirs déçus, le coup d’Etat tanzanien, et son corollaire, l’annexion de Zanzibar par son grand voisin. La junte au pouvoir empêchera Rashid de rentrer voir les siens pendant des années.

Quel dommage que je n’aie pas eu connaissance des écrits d’Abdurazak Gurnah plus tôt. Sans doute aurais-je plus apprécié ma visite sur l’île et mieux compris ce qui s’y tramait. J’aurais compris pourquoi l’annexion de ce qui était alors le sultanat de Zanzibar avait été mal vécue par une population qui ne se sentait pas d’attache particulière à la Tanzanie. Comment cette annexion avait laissé des traces dans la population, se reveillant, comme des cicatrices mal guéries, à l’approche des élections, causant ces troubles qui nous ont surpris. Et puis le regard de l’auteur sur un monde occidental très imbu de lui-même, sa réécriture de l’histoire coloniale sont très révélateurs et incitent à la réflexivité. Comme l’écrit Rashid, le narrateur, qui est un double de l’auteur, ce sont des histoires qui s’emboîtent dans d’autres histoires qui tiennent tout lié. Une façon, en passant par le biais de ces mésaventures amoureuses de deux couples séparés par deux générations, de brosser les traits d’une, île Zanzibar, dont l’histoire complexe est trop souvent gommée au profit du narratif béat vantant ses qualités esthétiques ou récréatives.

Nous avons l’art pour ne pas mourir de la réalité…

Quel est le rapport entre des écrevisses, une jeune écrivaine de soixante-dix printemps, un documentariste au bout du rouleau, des calaos, des hyènes, des chacals et des poulpes? Vous le saurez en lisant ce post!

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime;/ Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours:/ Quand tout change pour toi, la nature est la même,/ Et le même soleil se lève sur tes jours”

Alphonse de Lamartine “Le Vallon”

Un peu fatigués par une rentrée un peu morose, par un mardi de fin d’été pas très enthousiasmant? J’ai décidé de vous parler, dans ce billet de rentrée, de choses qui me guérissent, de choses qui me font du bien, qui me mettent du baume au coeur et à l’âme, et me redonnent foi en la vie.

Les livres en font partie bien sûr, les films aussi. Cet été, j’ai eu trois coups de coeur inattendus. Par le truchement d’amis, j’ai découvert Delia Owens, jeune romancière (elle a passé la barre des soixante dix ans) passée du quasi anonymat au statut d’auteure de best-sellers avec son premier ouvrage de fiction: “Là où chantent les écrevisses”. Avec Delia Owens j’ai voyagé de la Caroline du Nord au Kalahari. Avec le magnifique documentaire de Pippa Erlich et James Reed sur l’amitié entre un documentariste animalier au bout du rouleau, et une pieuvre dans “la sagesse de la pieuvre” (“My octopus teacher”), je me suis laissée entraîner sur les rivages déchiquetés du Western Cape en Afrique du Sud.

Les livres de Délia Owens comme “My Octopus teacher”, dans des registres et avec des moyens différents m’ont envoûtée. J’en ai aimé les messages de réconciliation avec la nature et la nécessaire modestie des êtres humains vis à vis d’un monde qu’ils ont malmené et voulu asservir.

J’étais sceptique au départ devant les louanges reçues par les uns et les autres. En recherchant sur “Là où chantent les écrevisses” je me suis aperçue que Delia Owens, avec son mari Mark, avait écrit de façon extensive sur le désert du Kalahari et sur les stratégies de survie de ses mammifères dans un univers hostile. Avant de me plonger dans son roman, j’ai donc commencé par l’ouvrage qui est un classique de la littérature pour rangerCry of the Kalahari“, le cri du Kalahari, qui raconte le terrain, dans les années 70, du couple Owens, deux zoologistes récemment mariés, venant étudier comment les hyènes, lions et chacals de cette région arrivent à survivre dans ce milieu hostile.

Fuyant une Amérique secouée par la fin de la guerre du Vietnam, ils mettent au clou toutes leurs possessions pour prendre des billets d’avion pour le Botswana, y acheter une guimbarde déglinguée et s’installer sur une petite colline de la vallée de la désolation, une vallée où les animaux n’ont presque jamais vu d’êtres humains. Ils y resteront sept ans, le temps de recueillir des données impressionnantes. L’ouvrage écrit à quatre mains se lit comme un roman. J’ai adoré y retrouver l’ambiance des camps du bush, la sensation de n’être rien et d’avoir tout à apprendre de cette nature formidable. La description des conditions de leurs terrains est admirable, on y comprend le travail de zoologiste et ses (nombreuses) difficultés. On y frémit avec eux des mésaventures inhérentes aux séjours dans le désert, et aux rencontres plus ou moins fortuites avec les animaux qui constituent leur objet d’étude mais aussi, dans une certaine mesure leurs compagnons. La distance méthodologique à l’objet d’étude n’est pas toujours observable en zoologie!

Il y a des moments poignants, dans ce milieu impitoyable, mais aussi des moments de grâce. Lorsque Célia évoque la cohabitation avec les animaux du Kalahari. On rit aux facéties des calaos qui ont élu domicile dans le camp où Celia ne manque pas de les nourrir, se posant sur son épaule lorsqu’elle cuisine, comme pour inspecter sa tâche. On sourit aux souvenirs des chacals amicaux qui viennent saluer les zoologues, sans parler des hyènes farceuses dérobant régulièrement la bouilloire dans la cuisine.

Est-il possible de vivre à deux, pendant six ans, dans la vallée de la désolation sans finir neurasthénique? Il faut être fou, ou très amoureux non? Sans doute. Mais leur récit montre que lorsqu’on commence à ouvrir le livre de la nature et à savoir le déchiffrer, on a du mal à le refermer. Le livre nous donne une idée assez complète des difficultés matérielles et morales du terrain, et il y en a! Il décrit également de l’exaltation d’être pleinement présent dans ce milieu tellement exceptionnel, attentif au moindre détail, dans une communion intense avec l’environnement.

C’est ce sens du détail, et cet amour de la nature que l’on retrouve bien dans “Là où chantent les écrevisses”. Le roman, dont l’intrigue se situe dans les Etats-Unis ségrégationnistes des années 1960, raconte la vie d’une fillette abandonnée par sa mères, ses frères et soeurs, puis son père, qui parvient à survivre dans la cahute familiale au coeur d’un marais. Devenue adulte, l’enfant sauvage se trouve au coeur d’une enquête pour meurtre dans la petite communauté voisine. Le roman retrace l’itinéraire de l’héroïne et sa résilience, aidée par le monde du marais qu’elle apprend à déchiffrer. L’écriture poétique de Delia Owens nous accroche complètement dans ce “tourne-page”. J’y ai retrouvé avec bonheur les descriptions de la nature qui font le charme de “cry of the Kalahari”. Originaire du sud des Etats-Unis, il n’est pas douteux que Delia Owens puise dans sa connaissance de cette région et de son écosystème particulier qu’est celui du marais, étendue d’eau mi-douce, mi-salée habitat d’une variété dont l’auteure décrit les spécificités avec bonheur. La source de la force de l’héroïne, Kya, qui y puise son savoir – conforté par les livres que lui amène Tate, l’un de ses seuls amis.- et son réconfort.

La nature donne des leçons que les êtres humains feraient bien de considérer. C’est également le sujet de “My Octopus teacher”, regardé sur le conseil d’amis. D’abord dubitative, toujours méfiante à propos du énième documentaire sur le monde sous-marin depuis que le commandant Cousteau a remporté la palme d’or à Cannes avec “Le monde du silence”. Je me suis pourtant laissée emporter par cette histoire de rédemption humaine par la grâce d’une poulpe. Craig Foster y joue son propre rôle. Celui d’un être humain qui, pour soigner son mal-être, décide de plonger tous les jours pendant un an, dans la foret de Kelp qui borde l’océan au bord duquel il vit depuis sa plus tendre enfance.

Il rencontre une demoiselle poulpe avec laquelle il se lie d’amitié. Il se laisse apprivoiser autant qu’il l’apprivoise. L’homme et l’animal se retrouvent tous les jours. Le narrateur découvre une à une les différentes facettes de la vie d’une poulpe, qui n’est pas seulement, selon la vue stéréotypée que les êtres humains bornés projettent sur les animaux, liée à la nécessité et à la seule recherche de sa pitance et échapper à ses prédateurs. Craig Foster apprend à admirer l’ingéniosité de son amie pour tromper ses proies et pouvoir se nourrir, il partage avec elle des moments de pure joie où le temps est suspendu.Les dames poulpes, semble-t-il, ne sont pas dénuées d’humour.

Les livres de Celia Owens comme “My Octopus teacher” nous offrent plusieurs leçons. La première c’est le plaisir qu’on peut avoir à apprendre de l’observation de la nature. La seconde, c’est que des animaux même très intelligents ne peuvent échapper à une vie “nasty, brutish and short” comme disait le grand Will. La troisième, c’est une réflexion renouvelée sur les rapports entre les êtres humains et la nature. Oui, les écosystèmes sont fragiles et nous devons, en tant qu’êtres humains responsables et éthiques, la protéger. Mais elle est aussi une source immense de résilience. Les autres êtres vivants n’attendent rien de l’espèce humaine, nous n’avons pas de délégation de leur part. Ils savent gérer eux-même la nécessité dans laquelle ils se trouvent et à laquelle ils ne cherchent pas à se soustraire. Nous ne pouvons pas tout, nous ne sommes pas responsables de tout. Nous sommes aussi soumis aux lois de cet univers dont nous ne pouvons nous soustraire.

L’univers continuera d’exister même si le projet d’extinction de la race humaine par auto-destruction vient à son terme. En un sens, c’est un message que je trouve plutôt rassurant. Cela pourrait alléger la déprime s’abattant sur les jeunes générations, traumatisées par les messages anxiogènes véhiculés par les hérauts du dérèglement climatique. Qu’en pensez vous?

“Comme les marées, les réverbères et les coquelicots, (l’) existence (des êtres humains) est régie par des lois dont aucun existant ne saurait s’exempter”.

Philippe Descola. “Les formes du Visible”
, ,

Cansado, un monde nouveau?

L’exposition: “Charlotte Perriand un monde nouveau” à la Fondation Louis Vuitton était l’expo du moment à Paris en novembre 2019. Je n’hésitais pas à frimer en leur disant que j’ai grandi dans du Charlotte Perriand!

Quel est le rapport entre Charlotte Perriand et Ngisafunda, puisque je vous a promis un blog sur l’Afrique? Si vous suivez ce blog depuis un certain temps, vous vous souviendrez que j’ai passé mon enfance dans une cité minéralière en Mauritanie. Il se trouve que la cité en question (conçue pour loger les salariés de la MIFERMA, société constituée à la fin des années 50) a été dessinée par un atelier d’architecture travaillant régulièrement avec les apôtres du modernisme architectural et industriel qu’étaient Jean Prouvé et Charlotte Perriand. Et que c’est cette dernière qui a en dessiné une grande partie des meubles.

J’ai grandi à Cansado, cité construite à mi chemin entre le point central, centre névralgique du port minéralier, et Nouadhibou, ex-Port Etienne, ville créée en 1907 par le pouvoir colonial pour exploiter les ressources marines, les eaux mauritaniennes étant parmi les eaux les plus poissonneuses du monde. La maison de mon enfance n’avait rien de personnel. Elle ressemblait à toutes celles qui l’entouraient. Nous y avons emménagé en 1972 avec seulement quelques possessions: vêtements, livres, jouets, et le matériel photo de mon père. Tout l’équipement de la maison, mobilier, électro-ménager, vaisselle*, était fourni par la société. Inutile de dire qu’enfant, le nom de Charlotte Perriand m’était parfaitement inconnu (pour ce.lle.ux qui en ignorent encore le nom, un superbe hommage par Mona Chollet à lire ici).

A l’époque j’ignorais tout de “less is more”,** le motto de l’architecture moderniste, ou du virage vers une production plus industrielle des bâtiments. J’aimais cette maison, son architecture basse, ses murs blancs en béton, ses petites ouvertures pour éviter la morsure du soleil et les vents de sables, son mur d’enceinte et son toit en terrasse sur lesquels avec ma fratrie et quelques copains du quartier, nous avons passé des heures à jouer, profitant de la vue panoramique jusqu’à la mer. J’aimais les meubles au dessin géométrique et ludique. Les bibliothèques nuage, les enfilades avec leurs portes en contreplaqué noires et blanches et ses banquettes en bois sur lesquelles on pouvait se vautrer à son aise pour lire. “Pour moi le sujet c’est l’homme, ce n’est pas l’objet” disait Charlotte Perriand. Je l’ai perçu, vécu, avant même de savoir qui elle était. Contrairement aux honorables cabriolets recouverts de velours broché de chez ma grand-mère française sur lesquels on ne devait monter qu’avec révérence et en se tenant bien droite, on pouvait vivre sa vie affalée sur les banquettes du salon ou sur les fauteuils grillagés.

Je me souviens avoir vu, lorsque nous étions à l’école primaire, un documentaire sur la création de la MIFERMA (société des Mines de Fer de Mauritanie) et de ses deux cités, qui insistait sur le tour de force nécessaire pour faire sortir de terre, en trois ans, deux cités habitables (l’une au pied des mines de fer, à Zouérate, l’autre près de la mer pour expédier le minerai), et de la voie de chemin de fer de 700 kilomètres qui les reliait permettant d’acheminer le minerai sur le plus long train du monde. C’était une gageure de les approvisionner en eau et fixer la population nécessaire à faire fonctionner l’ensemble, sur un territoire où la population était en grande partie composée de nomades. L’industrialisation du processus et un certain génie de l’organisation avaient permis d’en arriver au bout. En tant qu’enfant, tout ça me paraissait bien théorique.

En découvrant Charlotte Perriand, des années plus tard, je me suis rendue compte que l’univers de ses créations m’était très familier. J’ai essayé de m’intéresser à la genèse de Cansado. Et j’ai découvert, à ma grande surprise, que c’est un cas régulièrement étudié dans les publications d’architecture comme un exemple de planification urbanistique post-coloniale, comme ont pu l’être la tour Sabena à Kinshasa, la cité de Chandigarh en Inde, ou celle de Brasilia.

C’est vrai que cette création avait quelque chose d’épique. Le défi était de trouver où et comment localiser la cité, assez proche pour ne pas avoir de problème de transport du personnel, mais à l’abri du bruit et des poussières du port minéralier. Un wagon de minerai basculé pour être vidé de son contenu qui passe sur des convoyeurs pour être déchargés dans les cales d’un bateau, ça fait déjà du boucan! Lorsque le train fait près de deux kilomètres, je vous laisse imaginer! La localisation serait un endroit pas trop exposé aux vents de sable, très fréquents dans la région, et pas trop proche de Nouadhibou, ville de pêcheurs désordonnée où avaient commencé à se développer des quartiers de bidonvilles. Le lieu choisi fut une pointe fermant la baie du Lévrier, protégée par des falaises et vierge de toute installation. Cette table rase permit une liberté totale aux concepteurs du projet qui voulaient par ailleurs laisser de la place pour d’éventuelles nouvelles phases de construction qui n’eurent jamais lieu.

Il fallut trois ans, entre 1960 et 1963 pour faire sortir de terre le complexe minéralier. On lit, dans les compte-rendus architecturaux, les idées qui ont guidées l’édification des cités de la MIFERMA. La construction des cités minière et minéralière correspondaient pour leurs promoteurs à rien moins que l’incursion de la modernité au royaume des maures et des vents de sable. Les cités créaient un habitat sédentaire dans une zone où il y en avait très peu et la vie industrielle bouleversait les hiérarchies traditionnelles. L’ambition était de donner le coup d’envoi de la Mauritanie du futur. Le système de castes existant sur le territoire ne serait plus valide au sein de l’exploitation minière, seule la compétence était requise pour occuper des postes. Les logements seraient construits selon les mêmes principes, meublés avec les mêmes meubles, les seuls éléments distinctifs étant entre les types d’habitations (villas séparées ou maisonnettes alignées dans des rangées), les volumes et les espaces, distribués différemment. Ce qui distinguerait ce projet des anciennes villes coloniales c’est que la séparation ne se ferait pas selon un plan binaire: ville blanche, ville indigène, mais un même habitat pour tous, où la localisation, comme ce qui se faisait dans les cités minières se ferait en fonction du rôle du chef de famille dans la société d’exploitation.

Les habitations étaient réparties en 30 villas “cadres”, 170 logements de maîtrises et 490 logements subalternes. Venaient s’y ajouter deux immeubles d’appartements pour les célibataires et un hôtel pour recevoir les hôtes de passage. En plus des logements, le projet comprenait la création d’équipements médicaux, d’écoles, de clubs de loisirs, d’un cinéma (ah le cinéma Le Phare, j’y ai vu tous les Tarzan avec Johnny Weissmuler!), d’un hôtel, d’une chapelle et d’une mosquée. Il fallait fidéliser du personnel qui viendrait essentiellement d’Europe pour les plus qualifiés, et d’Afrique, de Mauritanie ou des pays limitrophes pour les autres. Je me souviens avoir eu dans ma classe des camarades sénégalais.e.s, guinéen.ne.s, togolais, canariens… Les mauritaniens arabophones étaient scolarisés dans une école mauritanienne.

Soixante ans après, qu’est-devenue cette cité? Le rêve de Charlotte Perriand et de ses camarades d’inventer un art de vivre fonctionnel et beau, en rapport avec leur temps a t’il survécu? Il faudrait le demander à ceux qui occupent la cité actuellement. Les mémoires ou les articles d’architectes ont des verdicts mitigés sur l’échec d’un modèle somme toute encore très européen.

C’est un échec, disent-ils, parce que les utilisateurs imaginés par les concepteurs étaient des utilisateurs correspondant à des familles nucléaires européennes et ne prenaient pas en compte, notamment dans le nombre de pièces, les familles plus étendues d’origine africaine. Par ailleurs, au début de l’aventure, il y avait du fait, du manque de cadres africains, une partie européenne de la ville et une ville africaine.

Bien que la Mauritanie ait acquis son indépendance au début du projet, la société des Mines de Fer de Mauritanie n’a été nationalisée que fin 1974, entraînant la “mauritanisation” des emplois et la diminution progressive du nombre d’expatriés européens. Le changement d’occupants a fait ressortir que les maisons ne correspondaient qu’imparfaitement aux types de famille non-occidentales, à leur style de vie.

Ce n’est pas cependant un échec parce que certains habitants d’aujourd’hui revendiquent fièrement cette “cité moderne” et lui reconnaissent une place à part dans le paysage mauritanien. Et puis aussi parce qu’à l’instar de ce qui s’est passé dans d’autres réalisations architecturales modernes comme Chandigarh, les habitants ont commencé à modifier l’architecture des maisons pour y adjoindre des constructions (restant dans les limites des enceintes initiales) pour mieux répondre à leurs besoins en termes d’hébergement ou pour servir de complément de revenu. Certes, la cité n’a pas évolué exactement selon le rêve de ses concepteurs, mais elle garde une unité à part dans le paysage urbain mauritanien. Les vues aériennes à soixante ans d’écart sont à peu près semblables.

Nous avons quitté Cansado en 1980 et n’y sommes jamais retournés. Je ne sais pas si j’y remettrai les pieds un jour, j’ai trop peur d’y abîmer mes souvenirs… comme le dit le poète: “le temps est assassin et emporte avec lui les rires des enfants…” et les Charlotte Perriand?

* Deux jeux de vaisselle pour les cadres: une vaisselle de tous les jours, et une vaisselle de réception

** “Faire mieux avec moins” , mouvement qui prône la sobriété en terme d’architecture et de décoration

*** On peut retrouver désormais les “enfilades Cansado”, les “Daybeds Cansado”, les étagères nuages de Charlotte Perriand ayant équipé les maisons de la cité chez les antiquaires spécialistes des meubles des années 50 pour des prix astronomiques.

Ce côté-ci du paradis…

Savez-vous lequel des pays d’Afrique reçoit le plus souvent des louanges de la Mo Ibrahim Foundation? Un pays toujours classé dans les premiers du continent pour le niveau de vie et l’éducation de ses habitants, sa culture démocratique et son niveau de transparence? Il se trouve que nous y avons notre maison de vacances depuis dix ans, ce qui me permet une familiarité que n’ont pas forcément ceux qui s’y rendent pour l’attrait de ces plages et de ses “all-inclusive resorts”.

Présenté dans les brochures touristiques et par son office de tourisme, par une citation de Mark Twain, lequel aurait dit, à propos de l’île, que Dieu aurait inventé Maurice, puis le ciel à son image, Maurice est, au-delà de la carte postale, un pays attachant qui décline cependant des paradoxes aussi vibrants que les couleurs de ses cieux.

Ce qui m’a séduite très vite à Maurice, c’est le mélange. Un mélange apparemment harmonieux des cultures, le mélange des styles. La cohabitation de traits africains, européens et asiatiques dans un même lieu avait tout pour me plaire, à moi qui revendique des racines sur les trois continents. Je suis ravie par les vestiges de vieilles maisons coloniales en bois (en train de disparaître faute d’entretien), par les temples hindous aux couleurs de bonbon chimique, par les mosquées (ici appelées Masjiid) blanches aux toits verts, par les églises en pierre de lave aux toits bleus comme un manteau marial, ou rouge comme la passion du Christ. J’aime y voir déambuler côte à côte les femmes arborant des saris colorés, les rastas à bicyclette, les écolier.e.s et collégien.ne.s en uniforme, les surfers mal rasés roulant des pectoraux, les vieux messieurs créoles et leurs panamas, et les jeunes en jean et en tongs. J’y apprécie que la vie soit simple et douce. En dehors des périodes de cyclone, le temps est agréable tout au long de l’année. Les ciels du couchant se parent de teintes uniquement visibles sous les tropiques. Et pour les familles avec des jeunes enfants (ce qui était notre cas il y a dix-huit ans lorsque nous sommes venus pour la première fois) l’absence de problème sanitaire, de bestioles dangereuses, et le faible décalage horaire avec l’Europe est un atout certain.

J’aime aussi que les toponymes reflètent l’histoire de l’île et ses différentes périodes. Pamplemousses, Fond du Sac, Souillac, Curepipe, Gros Cailloux, Pointe aux Lascars, Case Noyale, Petite-Rivière, Grande-Rivière, Baie du Tombeau… datant de la domination française, voisinent avec Rose-Hill, Bénarès, Médine, Yémen, probablement attribués pendant la période britannique (encore la faute de Napoléon!). J’y apprécie qu’avec tout juste cent ans de domination française, et malgré cent cinquante ans de colonisation britannique, la langue française soit toujours aussi présente et utilisée dans l’île, avec un accent chantant et quelques particularités de langage. Ici les bureaux de tabac se nomment tabagie, et les distributeurs automatiques de billets les gabiers. On ‘cuit’ plus qu’on ne ‘cuisine’. On appelle toujours la femme de ménage la bonne et on lorsqu’on parle d’argent c’est en sous…

Mais sous la carte postale paradisiaque, la vision se lézarde un peu… Les versions aseptisées proposées par les voyagistes et les hôtels ne tiennent pas longtemps. Les plages de Maurice n’ont parfois plus rien de naturel, la démocratie ressemble à une oligarchie, et la cohabitation des communautés, bien que plus pacifique que partout ailleurs, n’en recèle pas moins des fractures.

Un paradis écologique?

“Maurice, c’est un plaisir!” clamait un slogan édicté il y a une dizaine d’années, par le ministère du tourisme. Un documentaire d’une grande chaîne française montrait d’ailleurs le ministre d’alors, Xavier Duval dans une des opérations de relations publiques dont il était friand, amenant des journalistes et des représentants des tours-opérateurs dans des resorts paradisiaques, profitant de buffets de fruits de mers et produits exotiques et dansant le séga (danse nationale de tradition créole). Il passait évidemment sous silence le dynamitage des lagons pour permettre les activités nautiques des hôtels “all-inclusive”, le dragage du sable pour “construire des plages, et le dépeuplement des fonds marins, et la réduction à portion congrue des plages publiques baignables pour le mauricien n’ayant pas les moyens de s’offrir un “campement” sur la plage.

Vers l’intérieur de l’île, la canne à sucre aux plumets blancs a contribué à modifier le paysage et son écosystème. Les forêts endémiques ont presque disparu, remplacées par les espèces amenées par la colonisation à des époques où l’on ne savait pas que les écosystèmes des îles (la notion n’existait même pas) étaient fragiles et pouvait disparaître aussi rapidement que l’emblématique dodo, oiseau  aussi laid que stupide mais qui n’a jamais connu d’autre prédateur que le marin hollandais. La vitalité économique du pays, qui a su en cinquante ans d’indépendance faire progresser son PNB et le niveau de vie de ses habitants, s’est traduite par un urbanisme anarchique d’une laideur que peinent à masquer les branches folles d’hibiscus et de bougainvillées sur les murs lépreux lessivés par les pluies d’été et le soleil.

L’annonce d’un plan “Maurice Ile Durable” au début du vingt-et-unième siècle n’a pas abouti sur des décisions concrètes. L’île est encore largement dépendante des produits fossiles importées pour son énergie produite dans des centrales thermiques (environ 80% de sa production), les voitures sont de plus en plus nombreuses, et la poursuite des constructions de nouveaux hôtels sur le littoral ainsi que de résidences pour étrangers vont peser sur les ressources en eau, toujours un peu tendues pendant la saison sèche, menant à l’interruption de service pour les habitants habitant certaines communes et aux restrictions d’usage pour les autres.

Une nation Arc-en-Ciel, vraiment?

Maurice est célébrée pour la cohabitation harmonieuse de toutes ses communautés, il est vrai que c’est un des rares pays au monde où chaque année a lieu une réunion des différents responsables des communautés pour définir le calendrier des jours fériés de l’année suivante, permettant ainsi aux mauriciens des différentes confessions de pouvoir avoir un jour de fête pour les dates importantes. C’est aussi un pays où tout le monde fête Noël en s’offrant des cadeaux, bien que ce soit une fête chrétienne. Un pays où chrétiens et musulmans savent ce que sont Maha Shivaratree et Diwali, où l’on fête le Nouvel An chinois et où un ministre de la république gagne ses galons en allant négocier des prix préférentiels avec Saudi Airlines pour les pèlerins du Hadj.

Cependant, derrière la façade du multiculturalisme pointe la réalité d’un communautarisme qui fait que les mauriciens vivent en groupes cloisonnés par leur origine ethnique et n’ont pas inventé un “vivre ensemble” plus inclusif et égalitaire comme en témoigne le livre de l’universitaire Julie Peghini. L’arc-en-ciel tant vanté recèle en fait une philosophie non pas d’égalité dans la diversité, mais de cloisonnement de communautés qui conforte les inégalités d’origine. Certains mauriciens sont plus égaux que d’autres. Le non-renouvèlement des élites politiques et économiques en est une preuve. Les différents premiers ministres qui se sont succédé depuis 1968, date de l’indépendance ont porté en tout trois patronymes: Jugnauth (père et fils), Ramgoolam (père et fils) et Bérenger. Les responsables politiques d’aujourd’hui sont souvent les enfants de ceux qui étaient en place à l’indépendance.

L’accession progressive des femmes à des droits civils égaux sur le papier, est moins évidente dans la société. La nomination d’une présidente (fonction honorifique) mauricienne a été un gage de bonne volonté mais celle-ci a dû démissionner pour des soupçons de corruption (alors que l’ancien premier ministre, malgré des affaires plus que douteuses, rêve encore de son retour à la tête de l’Etat). L’avortement n’est toujours pas légal, sauf pour stricte raison médicale ou viol, et le trafic de cytotec auto-administré tue périodiquement des jeunes femmes dans la plus grande indifférence. La pression des responsables religieux de tous bords, ayant une grande influence sur les responsables politiques locaux, rend peu probable un changement de la législation.

Les menaces qui ont pesé sur la tenue de la douzième marche des fiertés le samedi 2 juin 2018 montrent que la tolérance n’est pas une vertu cardinale de cette île. Les responsables et coordinateurs de la manifestation ont reçu des menaces de mort qui ont incité les autorités à demander l’annulation de cette marche avant de se raviser. L’article 250 du code pénal mauricien considère toujours la sodomie comme un crime, même si les poursuites sont inexistantes. Pas en veine de contradiction, le représentant du gouvernement Ramgoolam avait tout de même signé en 2011 la résolution des Nations Unies sur les droits des homosexuels.

Bref, le ciel peut aussi receler ses poches d’ombre, comme le montrent si bien les romans de Natacha Appanah, Ananda Devi, ou de l’incontournable JMG Le Clézio. Tristes Tropiques? Ce billet n’a pas pour vocation de vous détourner de vos projets de vacances sur ce qui reste une des îles les plus sympathiques de l’Océan Indien, mais de faire ressortir des aspects trop oubliés par la communication officielle auprès des futurs touristes, retraités ou investisseurs.

Ma première interaction avec une mauricienne, il y a dix-huit ans, lors de mon premier  séjour sur l’île, a été avec la bonne créole du petit bungalow que nous avions loué sur la plage de Trou aux Biches. “Vous avez de la chance, m’avait-elle lancé de but en blanc, vous vos enfants ils sont blancs!”. Cette phrase m’avait choquée mais elle révélait la hiérarchie sous-jacente bien présente dans les mentalités. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, les enfants de Maria aient une analyse fondamentalement différente.

La république de Maurice a cinquante ans et peut être fière du chemin parcouru, d’une île à l’indolence coloniale, essentiellement tournée vers la production de la canne à sucre à une économie plus diversifiée qui a permis l’accession de sa population à l’un des niveaux de revenus les plus enviés d’Afrique. Les gouvernements ont su donner les impulsions nécessaires pour accompagner un développement qui n’était pas acquis, les cours mondiaux du sucre n’ayant cessé de baisser. Cependant, dans les prochaines années, la jeune république va faire face à plusieurs défis. Le premier défi sera de mettre en place une économie qui ne mette pas davantage en péril l’écologie fragile de cette île.  Maurice Ile Durable devrait être plus qu’un slogan, un impératif. Le second défi sera de passer d’une mosaïque de communautés à une véritable nation qui soit plus qu’une chanson populaire écrite pour cet anniversaire. Les communautés historiquement désavantagées devraient pouvoir se sentir pleinement citoyennes et à égalité de chances avec leurs compatriotes. L’accession à une vie décente à Maurice ne devrait plus dépendre d’une nuance de couleur de peau ou de l’appartenance à un clan ou à une communauté.

Faut-il sauver les fermiers blancs?

La polémique de la semaine, c’est la déclaration d’un ministre australien disant que son pays allait mettre en place une procédure accélérée de visa d’immigration accélérée pour les fermiers blancs voulant quitter l’Afrique du Sud. Cette prise de position aurait été suscitée par un risque de “dérive zimbabwéenne” de la situation des fermiers en Afrique du Sud, suite au vote, au parlement sud-africain d’un amendement qui permettrait les expropriations de terre sans compensation.

“Our farm is designated as one of those that, under the new government, may be taken away (for nothing) or bought (at whatever nominal price) by the government for the purpose of ‘land redistribution’. (…) Our farm is gone, whether we like it or not. Dad shrugs. he lights a cigarette. he says, ‘well, we had a good run of it, hey?” Alexandra Fuller Don’t let’s go to the dogs tonight

Une mesure demandée par l’EFF de Julius Malema et qui a été soutenue par l’ANC, à laquelle Malema a extorqué son accord, l’échangeant contre la promesse de faire chuter Athol Trollip, maire de Nelson Mandela Bay depuis Août 2016, et qui présente le désavantage d’être DA (Democratic Alliance) et blanc.

Le vote de cet amendement a plombé l’optimiste (béat) qui habitait le pays depuis la nomination de Cyril Ramaphosa comme président, faisant ressortir les fantômes de la catastrophe qu’à représenté l’éviction brutale et sanglante des fermiers blancs du Zimbabwe dans les années 2000, conduisant un pays réputé pour être le grenier de l’Afrique Australe à une dépendance alimentaire fatale pour l’économie et les populations les plus vulnérables du pays.

Le vote de l’amendement sur l’expropriation sans compensation a par ailleurs fait remonter les inquiétudes dans une population de fermiers qui disent vivre en état de siège, dans la crainte d’être assassinés, et dont AfriForum, le think-tank Afrikaner se fait régulièrement l’écho dans la presse. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une attaque violente sur une ferme ne soit perpétrée. Il y eu en 2016/2017 638 attaques sur des fermes et 74 personnes tuées sur la même période. Les détails sordides des attaques révèlent une barbarie et une sauvagerie particulière. D’où l’accusation portée de “génocide” à l’oeuvre contre les fermiers blancs par AfriForum et abondamment relayée. En France les médias ont rapporté les attaques, et certains ont même évoqué une “omerta” sur les meurtres de fermiers blancs.

Bref, vue de loin, l’Afrique du Sud peut être perçue comme un pays à feu et à sang et à deux doigts d’une plongée dans un gouffre similaire à celui qu’à vécu son voisin d’outre Limpopo. Qu’en est-il réellement? Les fermiers blancs, réellement menacés, y sont ils, plus que d’autres populations, en danger? J’ai voulu rassembler dans ce billet quelques éléments pour relativiser les images déformées complaisamment colportées dans certains médias (notamment un reportage présenté par Bernard de La Villardière intitulé: “L’Afrique du Sud au bord du chaos”).

Tout d’abord, quelques faits. Ce qui frappe, lorsqu’on parcourt ce pays, c’est son immensité. Sur un territoire qui est deux fois et demi celui de la France métropolitaine, il accueille environ 50 millions d’habitants dont une bonne partie vit aux abords des grandes agglomérations du pays. Le reste du territoire est très peu peuplé. Les fermes étant généralement dans des parties quasi-désertes du territoire. Du fait de leur isolement, elles sont de fait très vulnérables aux attaques et les fermiers ont depuis longtemps été habitués à constituer des milices et des groupes d’entraide en cas de problème. On peut trouver des exemples de cette vulnérabilité dans le roman de JM Coetzee “Disgrace” et dans le récit qu’Alexandra Fuller de son enfance dans des fermes au Zimbabwe et en Zambie: “Don’t let’s go to the dogs tonight”. Les difficultés d’exploitation de fermes peu rentables, et les troubles politiques des années 1970 et 80 contraindront la famille Fuller à changer régulièrement d’endroit pour des fermes de plus en plus isolées et vulnérables.

L’agriculture commerciale de l’Afrique du Sud est très développée. Elle permet l’autosuffisance alimentaire et des exportations vers les pays voisins. Les caractéristiques géographiques et climatiques offrent toute une variété de récoltes, des produits de base comme des produits plus exotiques. On peut trouver, produits sur le territoire national, des champs de maïs, des vignes, des oliveraies, des vergers de pommiers (vers le Cap) et des producteurs de mangues et d’agrumes (vers le Mpumalunga). On comprend sans mal que certains huguenots et autres membres des églises réformées européennes au XVIIème siècle (Dieu le leur pardonne) aient pu y voir une vraie terre promise.

Les Boers, devenus Afrikaners, se sont enorgueillis d’avoir su faire fructifier ces terres. Ils omettent tout de même d’évoquer que leur prospérité agricole a bénéficié de l’exploitation d’une main d’oeuvre d’esclaves avant la mainmise des anglais sur le territoire, et d’une force de travail sous-payée après… Ils ont également profité du Land Act de 1913 qui réservait 93% de la terre aux blancs minoritaires sur le territoire et seulement 7% aux noirs, La “relative” bonne santé des fermes sud-africaines est donc assise sur cette double injustice historique que vingt quatre ans de transition démocratique n’ont pas su effacer. Les gouvernements qui se sont succédés depuis 1994 ont essayé de rétablir l’injustice sur la répartition de la terre en essayant de racheter à des fermiers volontaires leur terres pour les céder à des fermier noirs. Malheureusement, la redistribution a été assez limitée.

Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises dans ce blog, l’ANC, au pouvoir depuis la transition démocratique, a failli. Elle n’a pas su (ou pas pu, mais cela revient au même) mettre en place des services publics qui compensent les inégalités historiques. Les “service delivery protests” qui émaillent la vie locale des provinces montrent à quel point les localités isolées manquent de services de base. Le raccordement de tous à l’eau et à l’électricité, les promesses de logements décents, d’écoles publiques de qualité pour tous et de services de santé et de sécurité (police) au services de tous, sont très souvent restées à l’état de promesses non réalisées. Dans ces conditions, il n’est pas incompréhensible que les violences s’accroissent et la presse locale regorge tous les jours d’incidents dans les zones rurales. Des violences qui s’exercent à l’intérieur mais aussi à l’extérieur des communautés. Dans cette lutte de ceux qui n’ont rien contre ceux qui possèdent, le fermier (blanc ou noir) est malheureusement une cible facile en zone rurale.

La violence contre les fermiers fait partie des violences endémiques. Mais la violence exercée par les fermiers n’est pas non plus inexistante, je l’ai plusieurs fois rapporté dans ce blog. Par ailleurs le jeu de certains acteurs politiques comme l’EFF et Black Land First n’a cessé d’attiser les flammes de la haine communautaire et ne va pas dans un sens de l’apaisement.

On ne peut nier que les fermiers soient menacés. On peut comprendre que la barbarie de certaines attaques entretienne un sentiment de vulnérabilité qui puisse devenir paranoïaque. Cependant, pour établir la qualification de “génocide” il reste à prouver que les fermiers blancs soient plus menacés que d’autres segments de la population, et que c’est leur couleur de peau qui motive des attaques qui les cibleraient spécifiquement. Aucune statistique ne peut permettre d’établir qu’il y a effectivement plus de risque pour les fermiers blancs, car la race ne fait pas partie des éléments collectés par la police lorsqu’une attaque de ferme est rapportée. Par ailleurs, les 80 meurtres de fermiers sont à rapporter aux quelques 19 000 meurtres enregistrés par en dans le pays.

La violence insupportable à l’encontre des fermiers est à l’image de celle qui frappe le reste du pays, dont seuls sont exempts (la plupart du temps) ceux qui peuvent se protéger dans des résidences hyper sécurisées, derrière des hauts murs surmontés de barrières électrifiées, avec plusieurs systèmes d’alarmes reliés à des sociétés privées de sécurité disposant de forces d’interventions rapides 24 heures sur 24. L’état de déshérence des forces de police, ne répondant pas au besoin de sécurité et de justice les plus basiques des populations laisse place à une culture de l’autodéfense et de méfiance vis à vis de l’autre qui s’exprime malheureusement dans des actes de violence et de barbarie. Parce qu’ils n’ont aucune confiance dans la police, les habitants finissent par vouloir rendre eux mêmes un semblant de justice aveugle et expéditive.

Dans ce pays où les inégalités n’ont cessé de se creuser depuis la fin de l’Apartheid, les mots que Coetzee fait dire par David Lurie, le personnage principal de “Disgrace”, à sa fille Lucie qui a été violée par trois hommes dans sa ferme, gardent une poignante actualité…

“(it is a ) risk to own anything: a car, a pair of shoes, a packet of cigarettes. Not enough to go around, not enough cars, shoes, cigarettes. Too many people, too few things. What there is must go into circulation, so that everyone can have a chance to be happy for a day. That is the theory; hold to the theory and to the comforts of theory. Not human evil, just a vast circulatory system, to whose workings pity and terror are irrelevant. That is how one must see life in this country: in its schematic aspect. Otherwise one could go mad.” JM Coetzee Disgrace

Le président Ramaphosa essaie de déminer le terrain depuis l’annonce de l’amendement sur l’expropriation sans compensation. L’avenir nous dira comment il compte mettre en oeuvre cette épineuse question. Reste à savoir si c’est la meilleure façon de combler les inégalités. Quant à la violence endémique dans la société sud-africaine, elle ne pourra se résorber sans une importante remise à niveau des services publics. Une vraie évolution des services de police est nécessaire. Comment faire en sorte que ceux-ci soient perçus comme au service de l’ordre et de la loi à la fois par les fermiers et les populations les plus pauvres? C’est à cette seule condition que pourront s’apaiser les tensions.

Vivre avec rien… la sobriété (mal)heureuse?

Une fois n’est pas coutume, cette semaine j’ai décidé de vous parler d’un livre “Eating from one pot”*. Ce livre est le compte-tenu d’une recherche menée par Sarah Mosoetsa, du département de sociologie de l’université de Wits. Elle s’intéresse aux stratégies d’existence/de survie des familles pauvres dans deux townships du Kwazulu-Natal.: Enhlalakahle et Mpumalunga.

On échappe rarement à deux narratifs opposés sur la pauvreté: celui de la lutte impitoyable pour la subsistance ou celui de la formidable solidarité de ceux qui manquent de tout mais pour lesquels l’entraide est la clé de voûte de la survie. Les romans “Dog eats dog” ou “After tears” de Niq Mhlongo, un auteur que j’apprécie beaucoup, offrent une vision ironique de la débrouillardise ordinaire de l’habitant des townships. Ses récits montrent régulièrement des jeunes hommes extorquant, à force de roublardise, une partie de l’argent que leur mère ou tante économisait pour le loyer du domicile familial, et allant tout dépenser en joints ou en alcool, mais également des jeunes femmes échangeant des faveurs sexuelles contre de l’argent.

“”Oh Dingz, I nearly forgot. Your brother left some money for you to pay for the electricity and rent at the municipality office” said my aunt “that is, if you have the time?” I hesitated; I could see a way out of my cashless situation; I could use the rent money to celebrate elections and then get Dunga to bail me out when he got paid at month-end” Niq Mhlongo, Dog eats dog. Kwela Books.

Mais, si le regard du romancier est acéré et se nourrit d’un sens de l’observation remarquable, il lui manque la profondeur de l’enquête sociologique.

L’enquête de Sarah Mosoetsa est très intéressante parce qu’elle déploie, grâce à sa connaissance des terrains toutes les dimensions de la vie dans les townships qu’elle a patiemment observés et dont elle a longuement interrogé une centaine d’habitants. L’ouvrage nous permet de comprendre comment la pauvreté a pu se développer dans cette région suite à la transition démocratique, et comment cette pauvreté est vécue par les familles, et conduit à des tensions et des conflits autour de la répartition des ressources et des rôles familiaux, qui pourraient être des éléments d’explications des violences endémiques des township.

Les townships étudiés ont la particularité de se trouver à proximité de villes où fleurissaient les industries textiles et de la chaussure avant la chute de l’apartheid. L’embargo décrété par les puissances occidentales contre le régime de l’apartheid avait contraint le pays à developper une industrie qui employait à l’époque la moitié des habitants de Mpumalunga et Enhlalakahle. Avec la chute de l’apartheid et la signature des accords du GATT à Marrakech en 1994, ces industries n’ont plus été protégées de la concurrence extérieures et ont été amenées à fermer où à se délocaliser. Nombre des travailleurs se sont alors trouvés sans emploi et sans revenu fixe. Les entreprises fermant ont parfois octroyé à leurs employés une indemnité, mais celle-ci a vite été engloutie, en l’absence de perspective de ré-emploi. Les politiques économiques”progressives”et d’allègement de la pauvreté des gouvernements post-transition démocratique n’ont guère porté leurs fruits. Si quelques familles ont eu des trajectoires “ascendantes” ce n’est pas la majorité. La majorité reste enkystée dans une pauvreté dont on ne voit pas l’issue.

Les groupes familiaux se sont alors reconstituées essentiellement en se regroupant autour d’un parent possédant une source de revenu stable et/ou un logement. Ces regroupements sont le résultat de choix plus pragmatiques qu’affinitaires.  De plus en plus souvent dans les townships, les grands-mères qui sont devenues ce point central à la non-désintégration de la famille et des individus, parce qu’elles perçoivent une allocation de l’état à partir de 60 ans (environ 800 rands, soit 60 Euros), laquelle allocation sert de revenu de base à toute la famille. Les familles interrogées par la chercheuse (bien que les trajectoires sont diverses) disposaient en moyenne de 800 rands par mois. Les allocations perçues par les mères de jeunes enfants (300 rands par enfant)  viennent également en complément.

Le rétrécissement des revenus est source de tensions et de conflits, voire de violences intra-familiales. Comment faire vivre un groupe familial contraint à la cohabitation de trois générations sur 800 rands par mois? Les tensions vont avoir lieu autour de la répartition des (maigres) ressources disponibles. La dépense principale est la nourriture, composée seulement des basiques pap (bouillie de maïs), thé et sucre. Les dépenses pour l’éducation (uniformes ou livres pour les écoliers) et la santé sont non prioritaires. Parfois les familles ne peuvent plus payer leurs notes d’électricité (la moitié des familles interrogées) et elles ont recours à des branchements sauvages ou utilisent la paraffine pour s’éclairer.

Lorsque la famille possède une cour, les femmes essayent de faire pousser quelques légumes pour améliorer l’ordinaire. Les membres de la famille participent à une économie informelle, échange de services entre voisins, et activités plus ou moins légales. Mais très souvent si les filles sont censées partager avec le reste de la famille leurs revenus, il n’en est pas de même pour leurs frères ou leurs pères. Les jeunes femmes percevant une allocation pour jeune enfant (méprisamment appelé “Imali yeqolo”, l’argent gagné avec son dos, par l’ex-ministre des finances Malusi Gigaba) sont censées la partager avec la famille et son vivement prises à parti si elles ne reversent pas tout dans la caisse commune.

Les familles propriétaires d’un logement de plusieurs pièces en sous-louent pour s’assurer un revenu complémentaire via les loyers. Les femmes vont faire de menus travaux, planter des légumes dans un bout de jardin le cas échéant. Elles vont aussi faire du bénévolat dans des associations souvent liées à des églises qui pourront leur apporter quelques gratifications. Certaines jeunes femmes vont échanger des services sexuels contre de l’argent ou de la nourriture, la précarité alimentaire étant la norme.

Les hommes, dans la très patriarcale culture zouloue, sont traditionnellement les principaux pourvoyeurs de la famille. Ils se retrouvent humiliés de ne plus pouvoir remplir leur fonction et s’adaptent moins facilement à un autre rôle. “Ma femme ne me respecte plus” dira l’un des interviewés à la chercheuse. Et il refusera de détailler à une femme (la chercheuse) l’usage qu’il fait de l’argent dont il dispose. Sa femme se prêtant à l’interview investit tout ce qu’elle gagne pour la famille et la maison. Les femmes sont moins affectées dans leur identité que les hommes par la perte d’emploi formel. Mais en tant que responsables de l’espace domestique, leur disponibilité pour produire des revenus dans l’économie informelle est moindre, ayant toujours à s’occuper des tâches ménagères, des enfants et fournir un repas par jour aux membres de la maisonnée. De fait la position des femmes se renforce, ce qui est très mal admis par les hommes de la maison.

« Men frequently compensate for their sense of powerlessness by exerting power over women. Zulu tradition is frequently invoked in order to justify the subordination of women and to reassert the position of the man as the ‘natural’ head of the household”

Ne trouvant pas leur place/rôle dans la maison, certains hommes vont extorquer des fonds à leurs mères/femmes/filles pour aller passer leur temps au shebeen (troquet local).

La fonte des revenus a fait disparaître également les instances de socialisation et d’entraide. Sans revenus réguliers, plus question de verser quelques centaines de Rands à un syndicat ou à une église. Dans “Dog eats dog”, le héros mentionne que sa tante ne va plus à l’église qu’une fois qu’elle a reçu sa pension à la fin du mois car elle avait été aperçue ne donnant que cinq rands à la quête alors que le tarif règlementaire était de dix rands. L’humiliation conséquente à sa stigmatisation par le pasteur l’avait fait renoncer à aller aux offices lorsqu’elle n’avait pas dix rands sur elle… Les associations qui prospèrent sont les associations informelles qui ne demandent pas de cotisation fixes que les familles ne peuvent plus leur verser.

Si la solidarité qui peut émaner des interviews est admirable, force est de constater que c’est une solidarité plus contrainte que volontaire. Les grands-mères avouent un état d’épuisement et de lassitude à porter leur famille à bout de bras. Il y a un seuil à partir duquel, il n’est pas humainement possible de “faire mieux avec moins”…

« The biggest challenges facing older people today in these communities does not come as much from the challenges of old age – ill health and death- as from domestic violence and abuse – emotional, financial, physical and psychological. The perpetrators are mostly the victims’ children and grandchildren. The motive is usually their desire to get access to the older person’s pension money.”

Les échecs des politiques de créations d’emplois et l’économie quasi-stagnante en Afrique du Sud ne laissent pas présager d’évolution positive possible. L’auteure met en évidence l’effet pervers du système des allocations qui bénéficient en priorité aux femmes ayant des jeunes enfants et aux grands-mères, qui les rendent vulnérables aux maltraitance des hommes de la famille. (L’allocation vieillesse pour les hommes n’est perçue qu’à partir de 65 ans et compte-tenu des tendances démographiques, ils sont moins nombreux à partir de cet âge-là).

Quelles solutions à ces situations dramatiques? L’auteure plaide pour une refonte du système d’allocations, voire pourquoi pas de la mise en place d’un revenu universel comme cela a été fait en Namibie. Mais la Namibie compte 2,5 millions d’habitants et l’Afrique du Sud vingt fois plus… Dans un pays dont la dette publique est très élevée, et dont la capacité d’emprunt est affaiblie, plusieurs agences de notation ayant dégradé le ratio de la dette, il resterait à trouver les ressources pour financer une telle mesure.

La lecture de cette recherche permet de mieux comprendre les stratégies de subsistance dans les deux townships, et met en exergue le rôle crucial des aides sociales dans la survie des familles pauvres. A la lumière de ce livre, on comprend mieux le drame qu’aurait été la défaillance de SASSA (l’organisme qui délivre chaque mois leur aide sociale aux dizaines de millions de bénéficiaires).

Il aurait été intéressant de lire des études de cas similaires dans les townships des grandes métropoles, plus proches de bassins d’emplois potentiels, mais aussi plus mélangés et plus peuplés.  Il faudrait comparer les stratégies de subsistance des sud-africains pauvres qui ont droit à ces aides sociales minimales, et des immigrés plus ou moins légaux sans ce filet de sécurité. Quelle est la part de la solidarité familiale/communautaire? Des activités illégales? Cela permettrait peut être de comprendre dans quelle mesure les violences xénophobes régulières dans les townships peuvent être attribuées à la concurrence autour de ressources rares.

* “Eating from one pot The dynamics of survival in poor South African households” Sarah Mosoetsa Wits University Press 2011