Il y a quelques jours, nous étions assises dans la cuisine, tu me faisais face accoudée au plan de travail du coin repas, l’air vaguement ennuyé. Tu avais ton sweat-shirt de terminale, un vêtement informe gris avec le logo de l’école privée dans laquelle tu as promené un mal-être d’adolescente qui ne s’est jamais vraiment achevé. Tes yeux verts dans le vague, les cheveux bruns mi-longs coiffés en pétard comme d’habitude. J’ai sorti mon téléphone portable et je t’ai prise en photo. La n-millionième photo depuis que tu es arrivée dans ma vie.
Ton album de naissance est le plus fourni des trois. C’était avant l’avènement du smartphone, il fallait acheter des pellicules et les faire développer. Cela ne nous a pas rebutés. Nous avons dû faire la fortune du photographe local. Je t’ai beaucoup prise en photo. Nous habitions loin de nos familles. Il fallait leur donner une idée de la petite bostonienne que j’avais mise au monde, et documenter les moments fugaces de tes premiers mois.
Sur la première double-page, figure le faire-part de ta naissance, bilingue, et la première photo de toi. Tu reposes sur le côté dans un petit berceau aux parois en plexiglas monté sur une armature à roulettes en aluminium. Tu as les yeux ouverts, dans le vague. La sage-femme t’a recouverte jusqu’aux épaules d’une petite couverture d’hôpital blanche.
Le calme de cette photo contraste avec le souvenir chaotique que j’ai de ces quelques jours.
Quelques mois plus tôt, j’avais rejeté d’un haussement d’épaules les « mais ça ne te fait pas peur d’accoucher aux Etats-Unis ? » posés par des amies inquiètes. Les six derniers mois de ma grossesse ont été exaltants. Découverte des US, du Québec, et de la Nouvelle Angleterre pendant la « foliage season ». A l’université, je cachais mon gros ventre sous une salopette en jean, et ça me faisait rire intérieurement quand tu me donnais des coups de pied alors que nous discutions très sérieusement avec mes camarades sur les pères fondateurs de la sociologie.
Ton père et moi avons suivi les seize heures de cours de préparation à la naissance obligatoires, à base de méthode Lamaze, dispensés par une sage-femme chevaline et impudique. Formation très complète avec des exercices pratiques, respiration du petit chien, massage du dos, repérage des bonnes et des mauvaises contractions… et vidéos répugnantes d’accouchements ! J’avais lu au moins cinq ouvrages sur le sujet, dont le Laurence Pernoud, et le livre recommandé par le collège des gynécologues obstétriciens nord-américains.
A neuf heures du matin, le 30 décembre, ton père m’a amenée aux urgences du Newton-Wellesley Hospital, après six heures de contractions. « Ce sont des Braxton-Hicks, du faux travail, ramenez-la chez vous » a dit la sage-femme des urgences, blasée. Nous sommes rentrés à la maison, ton père est parti travailler. Fausse alerte. RAS. J’ai passé la journée dans mon lit. J’ai essayé de dormir, sans succès. Pas la force de lire, ou de descendre au salon regarder la télé. J’étais incapable de trouver une position confortable, debout, assise, allongée… terrassée périodiquement par cette sensation d’avoir l’abdomen pris dans un étau de plus en plus intense.
Lorsque ton père est rentré vers dix-huit heures, il m’a trouvée agitée. Il a appelé une première fois le numéro d’urgence. La sage-femme lui a expliqué que je n’étais pas en travail, qu’il n’avait qu’à me faire couler un bon bain chaud et me donner un petit verre de vin… ça détend ! Deux heures plus tard, il a rappelé, indigné, et a décidé de me ramener pour un examen. Autre sage-femme de garde, autre son de cloche cette fois-ci. « Tu es dilatée à quatre centimètres, Honey, on te garde, tu vas avoir ton bébé cette nuit ! ».
Ils m’ont emmenée dans une chambre qui faisait aussi salle d’accouchement, et présenté la sage-femme qui m’assisterait pendant tout le travail. Une trentenaire brune aux yeux noirs et aux cheveux bouclés. Elle m’a dit de revêtir la blouse d’hôpital et de me mettre à l’aise, ce n’était pas pour tout de suite. Je me suis sentie soulagée un petit moment, puis les vagues ont repris. L’étau se refermait de plus en plus fort, mon abdomen faisait sécession, vivant sa vie en dehors de moi, m’infligeant des douleurs d’intensité croissante, me laissant hors d’haleine et incrédule.
« Si tu continues à bouger tu n’auras pas de péri ! » menace l’anesthésiste. La sage-femme me prend la main et plonge ses yeux dans les miens. « Tu vas respirer avec moi, regarde ! » elle souffle sur le dos de ma main pour me montrer comment contrôler ma respiration. Je m’accroche à son regard noir comme à une bouée de sauvetage. Je ne me souviens plus de son nom. Sur ton certificat de naissance, délivré par le comté de Middlesex, et sur le petit cartel attaché à ton berceau de maternité, que j’ai collé dans ton album, figure juste le nom de l’obstétricienne, Liz Foley, une BCBG bostonienne un peu coincée qui n’est venue que le temps de faire une épisio, vers trois heures du matin. C’est pourtant le nom et l’image de cette sage-femme que j’aurai voulu garder, de celle dont la présence constante m’a évité le naufrage.
Après l’éruption chaotique de l’accouchement, elle t’a débarbouillée, enveloppée dans une couverture et t’a tendue vers moi. « C’est une fille ! ». Mes yeux s’embuent encore en y repensant.
Tu es minuscule, très rouge, les cheveux très noirs en pétard, et tes yeux, tes grands yeux humides écarquillés me regardent et m’interrogent. « Tu es qui toi ? ». Je t’aime dès le premier coup d’oeil, même si je ne sais pas te le dire. Tu m’impressionnes. Les nouveaux-nés ont souvent ces regards de vieux sages auxquels on ne la fait pas. La sage-femme te reprend pour faire ta toilette, sur la desserte amenée à cet effet dans la chambre. Je regarde chacun de ses mouvements, je ne vous quitte pas des yeux, sidérée. Ton père s’est assis à côté de moi, sur le lit. Elle te lave doucement, t’habille avec un des petits pyjamas que j’ai amenés. Il est trop grand. Tu flottes dans ton pyjama, elle roule trois fois les manches pour dégager tes tout petits poignets fermés. Elle couvre tes cheveux noirs d’un petit bonnet. Elle nous explique l’emmaillotage, pour sécuriser les nourrissons les premières semaines, nous montre comment t’enrouler dans ces petites couvertures de flanelle de coton qu’on nous a recommandé d’acheter. Elle a le geste sûr. Elle te dépose dans la coque de ton petit berceau en plexiglas. Il faut te reposer, après ce début de nuit mouvementé. Elle nous recommande d’en faire de même.
Je ne dors pas cette nuit-là. Je passe ce qu’il en reste à te regarder. Mon souvenir de l’hôpital, c’est cette chambre aux murs bleus, le calme professionnel de la sage-femme, la lumière électrique tamisée, et le goût du ginger-ale, qu’on me recommande de boire en grande quantité.
Je vis une période irréelle. J’ai l’impression de flotter dans un vêtement trop grand, inadapté. Je suis désemparée quand tu te mets à pleurer. Je sonne au moyen de la petite poire pendue à un fil près du lit. « Qu’est-ce qu’il y a Honey ?» me demande l’aide-soignante. « Elle pleure, je ne sais pas pourquoi… ». « Elle a peut-être faim, il faut la mettre au sein ! » Mais je n’ai pas encore de montée de lait. « Ce n’est pas grave, ça va venir, met la au sein, ça stimule la production. Vas-y, je te regarde ». J’essaie. C’est un fiasco, tu ne t’accroches pas, tu t’énerves de plus en plus. « Chhhh » souffle l’aide-soignante. « Il faut qu’elle prenne toute l’aréole, tu comprends, sinon ça ne marche pas. Réessaie ! ». Ca fonctionne mieux mais au prix de pincements très douloureux. Tu te lasses vite, sembles t’endormir, puis les cris repartent. Tu ne têtes que sur un sein, je finis par avoir des cloques.
Tu pleures encore. Je sonne de nouveau. « Elle vient de têter, qu’est-ce qu’elle a ? » « Les bébés pleurent parfois sans raison, il faut la bercer, lui parler… » « Lui parler ? Mais elle ne comprend pas, qu’est-ce que je peux lui dire ? » « Dis-lui : « Hello little peanut ! ». « Hello little peanut ! » émets-je avec une voix tremblotante. Ca ne marche pas non plus. Je te berce, sur le ventre, sur le dos. J’arpente la chambre de long en large, malgré mon corps endolori et mes écoulements. Ton père prend le relais. Nous n’échangeons pas beaucoup, totalement absorbés par ta présence, noyés dans notre nouvelle vie de parents…
Le 2 janvier vers dix heures du matin, un bénévole de l’hôpital m’amène dans un fauteuil roulant vers l’entrée, où nous attend ton père avec notre voiture. Je te tiens contre moi, solidement arrimée. Dans le sac, accroché à l’une des poignées, le viatique dont j’ai été gratifiée pour cette nouvelle vie : un coussin en forme de bouée, un accessoire en plastique pour les bains de siège et une cassette VHS sur l’allaitement après la montée de lait. Nous nous bagarrons avec la ceinture de sécurité pour comprendre comment fixer le fauteuil coque… Il n’y a pas de photo de ce moment pathétique, sous l’auvent de l’hôpital, qui nous protège de l’humidité, dans l’atmosphère hivernale du Massachussets, et du manteau de neige qui a recouvert le parking.
Me revient en mémoire un sujet de colle de philo en prépa : « la naissance d’un enfant, c’est la mort des parents ». J’avais trouvé le sujet stupide, mal formulé. Il me tombe dessus comme une évidence. Mon ancien moi est mort ce jour-là. J’ai laissé au Newton-Wellesley Hospital, une partie de mon insouciance, de mon inconséquence. Tu es entrée dans ma vie.