L’Afrique côté lectures…

“Ce que le Jour doit à la Nuit”, “Petit Pays”, “Agaat”

L’Afrique, l’article défini singulier dont on affuble le nom du continent cache mal la diversité des histoires et des cultures qui y sont présentes. J’ai récemment fini trois livres dont j’ai envie de vous parler et qui illustrent (un peu) cette diversité. Deux livres d’auteurs francophones: “Ce que le jour doit à la nuit” de Yasmina Khadra, “Petit Pays” de Gaël Faye, et un livre d’une auteur Afrikaner: “Agaat” de Marlene Van Niekerk (traduit en anglais). Trois livres qui montrent les difficultés qu’il y a à évoquer l’Afrique comme un continent unifié et homogène.

C’est la première fois que je lis ces trois auteurs. Et je vais les évoquer dans l’ordre décroissant de l’intérêt qu’ils ont suscité pour moi. J’ai emprunté le Yasmina Khadra au café bouquin de Jobourg Accueil, j’avais entendu beaucoup de bien de cet auteur confirmé mais n’avais jamais pris le temps d’ouvrir un de ses livres. Ayant de surcroît passé mes premières années en Algérie et ayant une partie de mon ascendance originaire d’Oran, me plonger dans une production littéraire algérienne ne me déplaisait pas. “Ce que le jour doit à la nuit” conte l’histoire de Younes devenu Jonas, algérien “assimilé” vivant son enfance puis son adolescence dans la société pied-noire à Oran puis Rio Salado, petite ville de vignes fondée par des descendants d’espagnols. Son monde se réduit à une petite bande de garçons du même âge avec lesquels ils font les quatre-cent coups jusqu’aux inévitables “évènements d’Algérie” qu’ils ne verront pas venir et à l’indépendance qui séparera ceux qui pensaient être amis pour la vie. Younes sera hanté jusqu’à la fin par son histoire d’amour impossible avec Emilie.

Gaël Faye dont ce premier roman a déjà reçu le prix Fnac des lecteurs et est short-listé pour le Goncourt, évoque à travers l’histoire de son personnage principal et narrateur, petit garçon puis adolescent de Bujumbura, les tragédies jumelles de ces deux “petits pays” des grands lacs: le Rwanda et le Burundi. Gaby, le personnage principal retrace son parcours de petit garçon métis qui vit une enfance heureuse et insouciante à Bujumbura entre un père ingénieur français un brin hippie et une mère rwandaise immigrée au Burundi lors d’un précédent épisode de haine des hutus contre les tutsis. La séparation des parents est le début de la perte d’innocence de Gaby et peu à peu, les évènements politiques, coup d’Etat au Burundi puis massacre des tutsis au Rwanda viendront marquer à jamais son existence et celle de sa famille. La volonté de neutralité et de non-engagement du père ne réussira pas à abriter sa famille de la brutalité d’une réalité historique où ceux qui ne choisissent pas se voient assigner un camp.

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Le troisième roman, “Agaat” de Marlene Van Niekerk, qui m’a été chaudement recommandé par une universitaire de l’université de Pretoria (et je comprends pourquoi!) retrace la vie de Kamilla de Wet née Redhelinghuys. Par ce roman, Marlene Van Niekerk renouvelle un genre assez populaire de la littérature Afrikaner, le “roman de ferme”. Camilla, fille unique d’une mère autoritaire est une bonne représentant de la bonne société agricole Afrikaner du Cedeberg, région montagneuse de la province orientale du Cap. A l’occasion de son mariage, elle hérite de la ferme créée par son arrière grand-mère: Grootmoedersdrift. Elle va consacrer sa vie à cette terre qu’elle a dans les veines, telle une Scarlett O’hara d’Afrique Australe. Bien plus douée pour l’agriculture que son mari, le beau, creux, violent et rancunier Jak de Wet, elle mène l’exploitation de main de maître, les initiatives de Jak menant souvent à des catastrophes. Malheureuse de ne pas avoir d’enfant, elle adopte dans un premier temps une petite fille à moitié infirme maltraitée par les siens, dont elle fera sa créature et qu’elle prénommera Agaat. L’enfant se révèle redoutablement douée et apprend très vite tous les secrets de la ferme et de la tenue d’une maison. La bonne société Afrikaner voit d’un mauvais oeil ce surinvestissement de Milla dans cette enfant et lorsqu’elle attend enfin un héritier, elle se résigne à réassigner à Agaat sa place de servante. Agaat devient la nourrice et la confidente de Jakkie, qu’elle aidera sa mère à mettre au monde. L’histoire est narrée à la première personne par Milla, sur son lit d’agonie, où elle est à la merci d’Agaat qui veille sur elle et prévient ses moindres désirs, Milla étant atteinte d’une paralysie qui fait qu’elle ne peut plus communiquer que par des battements de paupières. La narration entrecroise flux de conscience du présent où Milla se voit décliner, les interactions quotidiennes avec Agaat, il y a des pages très belles sur la relation de soins, les retours sur le passé où Agaat lit les carnets où Milla tenait son journal. Cette oeuvre est une oeuvre foisonnante, d’une expression très poétique, jamais lugubre malgré le sujet. Il y a notamment une scène savoureuse où la grabataire Milla réussit à faire une farce à sa voisine la trop vertueuse et bien-pensante Béatrice. Agaat est un roman qu’il faut prendre le temps de déguster où l’on voit la pesanteur de la société Afrikaner, les carcans dans lesquels elle emprisonne hommes et femmes, blancs et noirs. Contraintes que fuira Jakkie, l’enfant unique, tiraillé entre sa mère blanche et sa mère de couleur… La palette des sentiments finement décrits entre Agaat et Milla est incroyable de finesse.

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Les ressorts narratifs sont assez similaires dans les deux premiers romans, la chronologie (même si dans les deux cas il s’agit de restitution, par les personnages principaux, d’événements passés) reste linéaire. Même si l’écriture de Khadra est une écriture de belle facture, je n’ai pas été emportée par ce roman comme j’ai pu l’être par ceux de de Gaël Faye ou de Marlene Van Niekerk. Gaël Faye réussit, en peu de pages à captiver son lecteur et à l’absorber toutes affaires cessantes dans son récit et à le déposer un peu plus loin, après l’avoir secoué dans ses tourbillons comme une vague le ferait d’un baigneur imprudent. Sans doute le fait qu’on ne connaît pas grand chose au fond du Rwanda et du Burundi renforce t’il l’intérêt pour le roman. Et les soubresauts des destins actuels des deux pays, l’un montré par certains comme une réussite de réconciliation avec un Paul Kagame couvert de louanges, tandis que l’autre s’enfonce dans la violence et la censure, renvoyant chez eux les journalistes indiscrets, ne fait qu’accroître le besoin de comprendre la généalogie de tout cela.

Le but de la littérature (enfin celle qui m’est chère), c’est d’ouvrir des mondes. Objectif particulièrement réussi pour Gaël Faye et Marlene Van Niekerk, et dans une moindre mesure pour Yasmina Khadra. En tout cas un encouragement à continuer d’explorer les productions littéraires africaines!

“Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie” Gaël Faye “Petit Pays” Grasset 2016

Culture du sport, sculpture du corps?

De l’omniprésence du “gym” dans la vie sociale urbaine sud-africaine…

“Reconstruction and reconciliation, nation-buiding and development must go hand-in-hand. In this process sport is a great force for unity and reconciliation”. Nelson Mandela Speaking at the International Fair-Play Award Pretoria 25th of June 1997

L’Afrique du Sud est considérée, et à juste titre, comme un pays de sport. Un des rares pays du continent à avoir accueilli deux coupes du monde, elle est aussi une des premières nations africaines pour le nombre de médailles aux jeux olympiques et aux jeux paralympiques. Le sport a été l’un des vecteurs privilégiés par Nelson Mandela pour créer l’embryon d’une cohésion nationale dans un pays (encore) profondément divisé par l’héritage de l’apartheid.

Bénéficiant d’un climat idéal, d’une nature d’une variété et d’une beauté à couper le souffle, elle est évidemment un pays où les sports d’extérieur sont une tradition. Un coup d’oeil au rayon presse/loisirs des librairies ou des supermarchés permet de vérifier qu’y abondent les magazines qui leurs sont consacrés, poussant à explorer à pied, à vélo, en kayak ou en voiture les beautés de ses paysages. En revanche, je ne m’attendais pas en arrivant à cette omniprésence des salles de sport (ici appelés “Gyms”) dans le paysage urbain. Pas un quartier qui n’ait son ou ses gyms. Dans les quartiers défavorisés, certaines organisations ont même créé des gyms pour permettre aux habitants d’apprendre la discipline et se garder des tentations de la drogue et/ou de la petite délinquance.

L’inscription à un “gym”, dans les quartiers aisés ou “midle class” de Johannesburg, fait pratiquement partie des obligations locales, alors même que le climat et la topographie de la ville, surtout dans la partie nord, les “suburbs”, permettent une pratique hors les murs quasi permanente. Dans les discussions courantes avec les sud-africain(e)s blancs et non-blancs, viennent naturellement les mentions du gym, que ce soit pour s’excuser “il faut que j’aille au gym”, pour trouver un sujet de conversation consensuel “vous êtes inscrit(e) à quel gym?” etc. Si vous avez une assurance santé privée, celle-ci peut même (c’est le cas de la mienne) vous rembourser la moitié de votre abonnement au gym pourvu que vous y alliez un nombre minimum de fois dans l’année (de mémoire au moins une fois par semaine).

Le gym des beaux quartiers comprend plusieurs aires d’agrès divers, pour muscler plus particulièrement telle ou telle partie du corps, des tapis de marche/course et autres accessoires “cardio” : “treadmills”, marche elliptique, etc; des salles de cours pour yoga, Pilates, shape, step et toutes autres sortes de techniques, une (voire plusieurs) piscines. La fréquentation des gyms est assez élevée et les heures de pointes y sont très exotiques puisque les premiers cours commencent à cinq heures et demie du matin (!!!!) en semaine… et sept heures le week-end (ouf!). Lorsqu’on se rend au gym tôt le matin (je n’ai pas vérifié, pas encore assez acclimatée) ou en fin de journée (expérience personnelle), le gym bourdonne des exercices des professionnels venant évacuer le stress d’une journée de travail, attendre la fin des bouchons pour rentrer chez eux, ou simplement prendre soin de leur personne et se reconnecter avec leur corps.

Ce qui (me) surprend c’est la variété des gens qui fréquentent le gym, jeunes, vieux, hommes, femmes, blancs, non-blancs (dans la même proportion de leur représentation dans les quartiers aisés), et la relative mixité de l’utilisation de tous les espaces/cours. Alors que j’avais plutôt une représentation clivée et genrée: aux hommes les agrès et aux femmes les cours, celle-ci ne semble pas avoir cours ici. Les femmes brassent (aussi) de la fonte, et les hommes suivent (aussi) les cours de Pilates, de stretching ou de yoga.  Les sud-africains, plus que nous (enfin que moi) semblent avoir une connaissance de techniques du corps variées, les nuances du yoga et ses différentes versions n’ont pas de secret pour eux. J’ai même trouvé sur le Web un brasseur de fonte expatrié qui comparait favorablement la pratique des gyms sud-africains à celle des gyms états-uniens où l’on s’entraîne sérieusement, contrairement à l’Europe…

Je me suis demandé quels facteurs pouvaient conduire à cet engouement pour le gym. L’une des explications couramment avancée est que malgré les atouts des sports d’extérieur, l’insécurité des rues de Johannesburg, dont toutes ne sont pas sécurisées par des patrouilles de gardes privées (ne parlons pas de la JMPD aux états de services douteux), et qu’il est donc hasardeux de s’y aventurer le soir ou de grand matin pour un jogging. Le tapis de course au gym serait donc un bon ersatz. Dans mon quartier un certain nombre d’habitants bravent cet interdit, mais pour être honnête, les travailleurs noirs qui marchent pour aller/rentrer du boulot y sont plus nombreux que les joggers. Une seconde explication vaguement psychanalytique, serait que ce surinvestissement du gym serait une réponse d’une communauté favorisée se sentant assiégée. Pas facile à démontrer… Une autre explication serait plutôt vers une culture du corps différente où ce qui importe n’est plus seulement un entretien physique régulier, bon pour le moral et pour la santé, un impératif du “stay fit”, mais une volonté de modeler son corps eut-être plus marquée qu’en France. Le sport en extérieur permet la convivialité pour les sports collectifs et la performance pour les sports individuels. Sa seule pratique influe soit marginalement sur la forme du corps, soit d’une façon qui va à l’encontre de certains canons esthétiques: hypertrophie de certains muscles/partie du corps, asymétrie des bras pour le tennis, etc.

Le gym permet de rectifier les corps, de les faire évoluer en conformité avec un idéal musclé pour les hommes, élancé/musclé pour les femmes.Le gym vous offre d’ailleurs une consultation personnalisée à l’inscription qui vous permet d’élaborer un objectif personnalisé: perte de poids, augmentation de masse musculaire, développement/réduction de telle ou telle partie, et vous propose un programme. Vous pouvez (moyennant finance) vous assurer le concours d’un “personal trainer” qui vous aidera à atteindre vos objectifs en vous assignant un certain nombre d’exercices et une fréquence d’exercice. Le site du gym offre également ces services de diagnostic/proposition d’exercices variés que vous pouvez imprimer chez vous. Pour les vrais accros, une partie des machines est équipée de wifi et vous pouvez alors entrer votre nom d’utilisateur et votre mot de passe pour pouvoir plus tard consulter sur le site votre temps d’exercice, le nombre de calories consommées et votre taux de complétion de votre programme. Big Brother au gym… au service de votre corps rêvé, le nec-plus-ultra du techno-narcissisme.

Deux éléments supplémentaires permettent de conforter cette thèse. Le premier est l’omniprésence des complément nutritionnels dans les magasins d’alimentation, les pharmacies, les supermarchés, les compléments permettant le développement de la masse musculaire ont beaucoup de succès. On trouve même dans certains malls des “suburbs” des magasins spécialisés dans les compléments alimentaires. Le second élément est la présence fréquente dans l’espace public de publicités pour les techniques de chirurgie esthétique, qui permettent de rectifier par le scalpel, le laser ou autre, ce que le gym ne peut corriger.

Je n’ai pas trouvé d’études sociologiques sur le sujet, et il pourrait être intéressant de creuser les similitudes de ces techniques de cultures du corps/sculpture du corps dans des pays nouveaux comme les Etats-Unis, le Brésil et l’Afrique du Sud… N’empêche qu’il y a une certaine ironie dans le fait qu’une partie des abonnés au gym cherchent à garer leur voiture au plus près de l’entrée et prennent l’ascenseur pour accéder aux zones d’exercice…

 

 

 

#ScienceMustFall… de la décolonisation de la science…

Vers une épistémologie africaine? Le débat fait (o)rage…

Le feuilleton des manifestations dans les universités n’est toujours pas achevé, mais il s’est enrichi d’un épisode intéressant le week-end dernier et a enflammé les réseaux sociaux sous le mot-dièse #ScienceMustFall. L’une des revendications des étudiants, au delà de la gratuité des frais de scolarité, est en effet, depuis le début du mouvement, de susciter une décolonisation du savoir dans les universités, que ce soit par la modification des curriculum ou la revendication d’une science africaine. Le Vice Chancellor de l’Université de Cape Town (UCT), qui prône le dialogue, a laissé organiser dans son université une session de débats avec les étudiants “Fallists” pour faire progresser la compréhension entre les parties. La partie du débat la plus médiatisée (environ 4mn) figure ici. On y voit une jeune Fallist prendre la parole pour énoncer comment elle s’y prendrait pour “décoloniser la science” et exprimer son mépris et sa défiance de la science occidentale dont elle veut faire table rase pour construire les bases d’une science africaine. Ceux que ça intéresse pourront trouver la transcription de son argumentation à la fin de ce billet, car j’ai trouvé important de reproduire ses propos pour mieux comprendre ce qu’il y a derrière ce mouvement de #ScienceMustFall.

Les réactions, on s’en doute, ont été assez vives, plutôt pour critiquer le discours de l’impétrante qu’on peut, à première vue qualifier de délirante, d’ubuesque voire de comique, rappelant les meilleurs passages de Molière sur le charlatanisme. L’oratrice, très vindicative s’en prend d’ailleurs à Newton, et à sa pomme, qu’elle accuse de totalitarisme. Selon elle, sur la seule foi d’une chute dudit fruit, Newton aurait inventé une équation qu’il aurait, en quelque sorte, contraint tout le monde à adopter. Elle oppose à la science “totalitariste” occidentale le savoir africain que la science occidentale ne peut expliquer: par exemple le pouvoir de sorciers zoulous pouvant faire tomber la foudre sur de cibles désignées. Les réactions exploitent donc ces éléments pour discréditer la revendication des fallists. On a eu droit à une avalanche de tweets amusants ou méprisants. Les plus drôles étant “obviously you don’t understand the gravity of the situation”, et une citation d’Arthur Miller (qui s’y connaissait en stupidité, il avait épousé Marilyn) “the two most common elements in the world are hydrogen and stupidity”.

 

D’autres déplorent le niveau d’éducation qui fait qu’on peut avoir son Matric (examen final de l’enseignement secondaire) avec 30% de réussite aux épreuves. D’autres encore accusent les Fallists d’être de dangereux gauchistes fomentant une révolution retournant ainsi l’accusation de tentation totalitariste. Curieusement je n’ai pas lu beaucoup de tweets de défense des théories de l’oratrice. En tout cas la question de décolonisation du savoir est une question intéressante et qui mérite d’être posée, plutôt que d’être écartée d’emblée. C’est d’ailleurs le but de réunions régulièrement organisées dans les facultés. J’ai assisté à plusieurs séminaires, à Wits comme à UJ (University of Johannesburg) où cette question revenait, mais où le débat semblait hélas aussi impossible que dans la vidéo du 12 octobre.

Après ces propos liminaires, je vais donc essayer de poser quelques réflexions, je l’espère éclairantes, sur la vidéo, la discussion, et sur la science.  Ayant été formée à la sociologie des sciences et techniques, le sujet d’une épistémologie africaine ne peut m’être indifférent. Précision méthodologique: je n’ai pas réussi à trouver l’intégralité du débat en vidéo, ce qui fait perdre des éléments de contexte et donc de signification à cette tirade. Les personnes qui ont mis en ligne ces extraits ont pu effectuer des coupures sur ce qui se passe avant ou après et qui auraient pu être précieux. Y-a-t’il eu une autre réponse à cette tirade que celle, réprimée, du jeune homme qui questionne la véracité de l’anecdote des jeteurs de foudre? La modératrice du débat a t’elle accepté de prendre des questions? Quelles étaient ses questions? En l’absence de ces éléments, il est difficile de savoir si cette vidéo a été mise en ligne pour discréditer le mouvement où si elle reflète le reste du débat.

Ces quelques minutes de vidéo appellent les commentaires de plusieurs ordres. Tout d’abord il est intéressant de se pencher sur ce qu’est la science “occidentale” et comment elle s’est constituée, puis sur l’espace de discussion comme un espace d’élaboration de la science, et enfin sur ce que pourrait signifier une épistémologie africaine.

Une commentatrice (médecin de son état) déplorait sur twitter qu’on perde du temps à débattre de sociologie de la science plutôt qu’à enseigner son contenu, arrivant de ce fait à l’ignorance crasse (“ignorantus, ignoranta, ignorantum” clamait le Médecin Malgré lui de Molière) démontrée par l’oratrice de #FeesMustFall. Il se trouve que je pense qu’au contraire, une compréhension des conditions de naissance des sciences ne nuit pas à l’apprentissage de leurs résultats. Et la distinction sémantique que la présentatrice fait elle-même entre la science qui est vraie (true) et la science africaine qui résulte de ce que certains croient (believe) que les sorciers font tomber la foudre lui révèlerait, si elle y réfléchissait quelques secondes, ce qui fait la différence entre la science et la non-science.

La science s’est construite dans un projet émancipateur, celui de connaître les lois qui régissent le monde et de libérer les individus du poids des croyances. C’est vrai qu’après la Renaissance elle s’est essentiellement construite dans l’espace occidental, mais auparavant elle doit l’algèbre et un certain nombre de notions mathématiques clés aux civilisations arabes et indiennes. On peut également concéder que certaines innovations issues des connaissances scientifiques ont pu servir à soumettre les continents et opprimer des peuples. Comme l’écrivait Marcel Pagnol: “il faut ce méfier des ingénieurs, ça commence par la machine à coudre, et ça finit par la bombe atomique”.

La prise à partie d’Isaac Newton et de la théorie de la gravitation qu’il aurait imposée à tout le monde part d’une représentation erronée de la science qu’on peut sans doute mettre sur le compte des lacunes de l’enseignement secondaire local. Isaac Newton ne s’est pas contenté de croire qu’il y avait une force appelée gravitation qui faisait immanquablement choir la pomme ou tout autre objet/sujet, qu’il soit noir ou blanc, s’il n’y avait d’autres forces qui s’exerçaient en sens contraire, mais il a dû la démontrer. Il s’inscrivait par ailleurs dans toute une tradition qui d’Aristote à Kepler en passant par Galilée cherchaient à expliquer le mouvement des astres. Et les écrits de Newton montrent ses errements.

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Ce qui a démarqué le fait scientifique de la croyance, c’est un système de vérification, qui a pu varier au cours des siècles, de la démonstration en public au jugement de groupes de scientifiques. C’est ainsi qu’on a pu départager les scientifiques des charlatans. Au coeur de la démonstration scientifique, il y a une démarche identifiable de vérification approuvée par des acteurs du champ scientifique. La controverse scientifique est une des figures des grandes découvertes scientifiques qui ne sont souvent pas, comme les images d’Epinal aiment à les dépeindre, l’objet de révélations immédiates, mais le sujet de longues discussions, de réfutations, en témoignent les nombreux échanges de lettres de Newton avec les scientifiques de son époque.

Donc loin d’être un travail solitaire, le travail scientifique engage des discussions, des controverses, des réfutations et des vérifications. De nos jours les revues scientifiques sont un des espaces de discussion où se fait la science. Ce sont des espaces imparfaits, mais ouverts à la critique. L’ouverture de l’espace de discussion semble problématique dans la vidéo de #ScienceMustFall. Le panel, organisé par les étudiants en accord avec l’université, n’était pas simplement consacré à la science mais à toutes les revendications des étudiants “fallists”. Des règles de discussions avaient été édictées, évoquées implicitement par la modératrice qui rabroue l’étudiant intervenant après l’évocation des sorciers du Kwazulu Natal commandant la foudre. L’une des règles était a priori que le débat devait être:  un espace sûr et non antagonique (“a safe, non-antagonizing space”). Le résultat de cette règle est de laisser formuler des énoncés même fantaisistes qui ne peuvent être réfutés. Il ne s’agit donc pas d’un débat mais d’une exposition d’opinions, ou d’idées sans aucun principe hiérarchisant que l’applaudimètre. La vidéo montre bien au premier rang devant la table où figurent les intervenants (tous étudiants et en majorité noirs), des jeunes gens applaudissant et s’esclaffant bruyamment de la véhémence avec laquelle la jeune femme propose de faire table rase de la science occidentale. En revanche, en arrière plan d’autres étudiants (à majorité blancs) restent comme pétrifiés pendant toute la diatribe. En aucun cas cet espace ne pourrait permettre de bâtir une épistémologie africaine, car le “safe, non-antagonistic space” contraint de fait les contradicteurs au silence sous le motif du respect de l’autre.

La question de la décolonisation des sciences ne doit pas être prise à la légère et disqualifiée du fait du discours aberrant de l’oratrice de #sciencemustfall. Les travaux de sociologie/d’anthropologie des sciences et techniques ont montré que les environnements de production des faits scientifiques pouvaient introduire des biais. La racialisation des africains doit sans doute beaucoup à la construction de l’anthropologie au dix-neuvième siècle. Le partage nature/culture où le non-occidental était systématiquement placé du coté de la nature et l’occidental du côté de la culture a pu influencer des questions et des démarches de recherche. Il serait bon de réinterroger une partie des données scientifiques à l’aune de ce savoir. Avec quelle(s) méthode(s)? Probablement pas en y opposant des croyances, mais en engageant de véritables discussions contradictoires, en proposant des critères de validation/réfutation.

 

Transcript discours de #ScienceMustFall (short version 2:20mn)

Meeting organized in UCT on October 12th with Fallist students. Short exerpt from a 2 hours meeting.

« I was actually thinking of that… cause I think it was going to be one of the questions. How do we even start to decolonize science ? Because science is true because it is science and you know what can you do ? And my response to that was if I personnaly was committed to enforcing decolonization science as a whole is a product of Western Modernity and the whole thing should be scratched off (laughs in the room) and so if you want… you can want pratical solutions to how to decolonize science, we’ll have to restart science from… I don’t know an African perspective, from our perspective our lived experiences. For instance I have a question for all the sciences people, there is a place in KZN in (…) and they believe that through the magic, the black magic… you call it black magic, they call it witchcraft, you are able to send lightning to strike someone (rumour) so can you explaining that scientifically because that it is something that happens (a voice in the room : « It’s not true ! », interruption. The debate moderator asks the dissenter to apologize to the speaker and reminds him the house rules that they all have agreed on for the sake of debate. He must not disrespect the sacred space of debate. The dissenter apologizes and the speakers says that is the reason why she did not choose science at university)… but Western modernity is the direct antagonistic factor to decolonization because Western knowledge is totalizing. They say that it was Newton and only Newton who saw an apple falling and then out of nowhere decided that gravity existed and created an equation and that was it for the rest of … whether people knew Newton or not, or whether (inaudible) that happened in Western Africa or Northern Africa the thing is the only way of explaining gravity is through Newton who sat under a tree and saw an apple fall. So Western modernity is the problem that decolonization directly deals with, to say that we are going to decolonize by having knowledge that is produced by us, that speaks to us, and that is able to accommodate knowledge from our perspective. So if you are saying that you disagree with her approach it means that you are vested in such a way that you yourself still need to go back, internally, decolonize your mind . Come back and say how can I relook at what I have been studying all these years because Western knowledge it’s very pathetic to say (inaudible) I from a decolonized perspective believe we can do more as knowledge producers as people who were given the benefits of reason or whatever… or what people say when we think or rationalize. So decolonizing the science would mean doing away with it entirely and starting all over again to deal with how we respond to environment, how we understand it. »

Crossroads…

On the road… on n’est jamais déçu… road trip à Johannesburg!

Les amateurs de road-movies le savent bien, on n’en apprend jamais autant sur une société et ses obsessions qu’à ses carrefours.

Dans une agglomération qui compte, selon les estimations, entre huit et dix millions d’habitants et ne propose pas de transports publics dignes de ce nom, le réseau routier est d’une importance capitale à la vie urbaine. Malgré les plaintes assez fréquentes de ses habitants, les routes de Johannesbourg sont plutôt bien entretenues, et la circulation n’y connaît pas ces embouteillages incessants de certaines autres grandes métropoles africaines comme Nairobi ou Lagos. la conduite à Jo’burg est un sujet de prédilection dans les communications entre les anciens et les nouveaux. Il faut évidemment commencer par s’habituer à conduire du mauvais côté de la route, à naviguer entre les rues fermées par leurs habitants et surveillées par des compagnies de sécurité, ce qui complique le travail des GPS, apprendre à se méfier des “taxis” ces minibus Toyota qui sillonnent la ville pour transporter les plus pauvres, et qui sont prêts à tout pour poursuivre leur course au profit, doubler les voitures dans toutes les configurations possibles, avec une préférence marquée pour la queue de poisson, brûler les feux (ici appelés “robots”), et malmener de l’avertisseur ou de la voie tout ce qui s’oppose à leur passage. Il faut également apprendre à partager les routes avec toutes sortes de véhicules pas toujours homologués, des carrioles vintage aux charrettes à bras dont les timoniers préfèrent en général emprunter les routes à contresens.

L’étendue de la ville et l’importance de la circulation automobile rendent indispensables ces instruments de régulation du trafic que sont les feux (je ne sais si quelqu’un a compté le nombre de feux à Joburg, mais c’est un travail de romain!). On n’apprécie jamais autant l’apport de ces accessoires que quand ils tombent en panne à une heure où la circulation se densifie. La défection de certains feux sur le William Nicol Drive en fin d’après-midi, c’est le mal de tête assuré! Certains recommandent de ne jamais s’arrêter aux feux la nuit tombée, pour des raisons de sécurité (sic), le feu rouge pouvant permettre à des brigands de s’emparer de votre voiture en vous menaçant d’une arme (ça arrive). Le jeu est alors de s’assurer que la voie est libre avant de traverser le carrefour en toute illégalité. Si les radars de contrôle de vitesse sont assez courants, les caméras pour prendre en flagrant délit les conducteurs ne respectant pas les feux n’ont pas encore été mis en service.

Pour la sociologue que je suis, lorsque mon attention de conductrice n’est pas sollicitée par la tâche complexe de déterminer quand je puis sans risque engager ma voiture dans le carrefour parce qu’ils ont encore arrêté ce satané feu (souvent par interruption de l’alimentation électrique, il y a des travaux partout, cette ville est un chantier permanent), les carrefours sont des lieux particulièrement révélateurs de ce qu’est la société sud-africaine. Les carrefours des quartiers nord de Johannesburg, présentant un paysage moins urbain que CBD (central business district), bénéficient souvent de terre-pleins et de beaux trottoirs, donc de surface d’exposition supplémentaire. L’humoriste Trevor Noah qui a grandi à Soweto explique dans l’un de ses sketches où il compare les villes nord-américaines à celles de son pays natal qu’il avait été frappé par le fait qu’il n’y avait (aux USA) jamais personne aux carrefours.

A Johannesburg, pour peu qu’on circule sur une des grandes artères qui traversent la ville, les carrefours sont immanquablement accaparés, en tout cas dans la journée. Il y a bien sûr les mendiants de tous âges qui vous tendent la main puis la portent à leur bouche pour vous montrer qu’ils ont faim. Quelques femmes avec leur petit calé dans le dos, ou parfois avec des plus grands qui attendent patiemment, les fesses calées dans le terre-plein poussiéreux. Je me demande toujours comment ils font pour ne pas attraper de coup de soleil en plein cagnard, ou ne pas finir sous les roues des voitures. Il y a les aveugles, ou les paralytiques accompagnés par un parent compatissant. Parfois ces mendiants essaient de faire preuve d’originalité. La semaine dernière au lieu du sempiternel “homeless, 2 children, looking for a job, please help, God Bless You”, ou de la version service public “I keep this area clean and crime free, please help”, un mendiant a essayé un “my wife was kidnapped by CIA, please help”. Il était trop loin pour que je lui demande si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle…

Il y a ceux qui tentent de monnayer quelques marchandises (des chargeurs de téléphones portables made in China qui tomberont en capilotade après la première utilisation, le fixe-vignette d’immatriculation sur le pare-brise, des chapelets de perles en bois avec au choix une croix chrétienne ou la forme de l’Afrique). Il y a les artisans qui vendent des sculptures d’animaux (girafes, lions, hippopotames ou rhinocéros) ou de fleurs en perles qui mettent un peu de couleur et de fantaisie au bord des routes. Les vendeurs de balais en fibre du Kwazulu Natal et les méga-plumeaux en plumes d’autruche (authentiques!) pour déloger les araignées des plafonds. Les vendeurs de journaux et autres distributeurs de prospectus.

Au début de mon séjour j’ai aussi été intriguée par ces gens au milieu des carrefours affublés de sacs poubelles noués à leur cou. Ils attendent simplement de vous débarrasser des cochonneries que vous accumulez dans vos véhicules, moyennant un dédommagement sous forme de piécettes. Certains peu scrupuleux empochent les piécettes et oublient en partant vos papiers gras et gobelets sur le terre-plein. Le week-end quelques clowns ou acrobates remplacent les laveurs de pare-brises essaient d’améliorer leur ordinaire en offrant quelque pitrerie. Les plus remarquables sont les équipes de jeunes gesticulant sur des casiers à bouteille dans un exercice qui se situe mêle les claquettes, le hip hop et le jonglage.

Parfois ce ne sont pas les gens que l’on remarque aux carrefours, mais les affichages sauvages… sorte de rappel des obsessions populaires et des maux de la société. Publicités pour des services divers. Petites pancartes en carton accrochées aux arbres ou feuilles collées à la hâte. Les numéros de téléphone de chercheurs d’emplois, sur des petits cartons griffonnés à la hâte, les pubs pour les élagueurs (on est dans une “man made forest”, je ne vous l’ai pas dit?) ou de jardiniers. Dans un pays où le chômage est endémique, les moyens même les plus désespérés sont à tenter. Les pubs pour le “Penis Enlargment”, les “quick abortions”, les prothèses de fesses. Raccourci des stéréotypes. Ici les femmes noires les plus désirables sont du genre dodues, le terme pour désigner une femme belle en isiZulu signifie également “rembourrée”, et la reine n’est pas appelée roi-femelle, mais éléphante… et dans un pays où l’éducation sexuelle est indigente, où les lieux publics et les entreprises sont obligées de mettre des préservatifs gratuits dans les toilettes, et au taux de grossesses adolescentes imposant, les faiseuses d’anges ont un avenir…

 

 

 

R. n’a pas payé sa lobola…

Un aperçu sur le mariage coutumier en Afrique Australe

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Une des découvertes que l’on fait en tant qu’expatriée à Johannesburg, et bénéficiant d’une belle maison et de moyens confortables, c’est la gestion d’une domesticité. En fonction de la taille de votre maison et de vos exigences, vous pourrez vous adjoindre l’aide d’une “maid” ou “helper” à plein temps, ou à temps partiel, la loger chez vous (toutes les maisons d’une certaine taille sont équipées de staff quarters, dont les lois de l’apartheid spécifiaient que les murs ne devaient pas jouxter vos murs) où venant par ses propres moyens. En fonction de la taille de votre jardin il faudra également recourir à l’embauche d’un jardinier. Les sites d’échange de tuyaux entre expatriés (merci la page Facebook des “Amis de Jobourg”!) vous permet en général de trouver des personnes recommandées, dont les patrons sont partis vers d’autres horizons. Nous avons donc hérité de M., une sexagénaire sepedi du Limpopo, qui tient notre maison de main de maître, et a un talent pour l’entretien du linge, et pour le jardin, de R., un malawite d’une petite vingtaine d’années, qui entretient le jardin trois jours par semaine et s’est plutôt révélé une bonne recrue.

Compte-tenu de la proximité qui s’installe du fait du temps passé à la maison, et du fait que les niveaux de salaire ne sont pas très élevés, et qu’en plus ils ne sauraient pas forcément à qui s’adresser, il est du ressort des patrons (je sais, ça fait maternaliste) de venir en aide à leurs employés lorsque ceux-ci ont des problèmes. Par exemple, de les amener chez le médecin ou leur fournir des médicaments lorsqu’ils sont malades ou prêter une oreille attentive lorsqu’ils la sollicitent. Là encore merci “Les amis de Jobourg” qui permettent de trouver des adresses de médecins qui ne surfacturent pas en partant du principe que l’assurance santé (privée) de ses clients va rembourser. Ces derniers temps, R. ne semblait pas dans son assiette. Il a fini par cracher le morceau lundi en m’expliquant que sa “femme” avait déserté leur domicile commun en emportant tous leurs biens (excepté le lit) et la paye que je lui avais donné vendredi (et probablement la tourniquette pour faire la vinaigrette s’ils en avaient une)… Il avait donc besoin d’aide pour remplacer ses biens. Je lui ai demandé de quoi il avait besoin de la façon la plus urgente. Il m’a répondu d’un frigo et d’une télé (sic). J’étais un peu sceptique parce que la semaine d’avant il m’avait demandé d’habiter dans le staff quarter avec M., mais celle-ci ne trouvant pas l’idée à son goût (et on peut la comprendre) je lui avais signifié que ce ne serait pas possible. Mais bon, tout de même, c’était compliqué de rester insensible à ses problèmes, sachant les conditions d’hébergement des gens à Diepsloot, et sachant qu’on ne peut avec nos yeux d’occidentaux imaginer ce que vivent les gens des “informal settlement”, il est dur de ne pas envisager de donner un coup de main. Je lui ai dit de réfléchir à ce que je pouvais faire pour l’aider et de m’en informer.

Hier, je me suis entretenue avec lui en fin de journée en disant qu’il fallait au moins qu’il porte plainte contre sa femme, les frères et le père de celle-ci qui l’avaient aidé à déménager le tout. Après tout, elle n’avait droit au pire qu’à la moitié des biens! Et je lui ai demandé s’il avait réfléchi à ce que je pouvais faire pour l’aider. La communication n’est pas fluide, l’anglais n’étant ni ma langue maternelle, ni celle de R. . En fait m’a t’il dit, il voulait récupérer sa femme, car il l’aimait, et ce que voulaient le père et les frères de sa dulcinée, c’était de l’argent… C’est du chantage? Lui ai-je demandé. Non pas vraiment, ici quand un jeune homme veut se marier avec une jeune fille, il doit payer sa famille. Ah, ai-je répondu, you have to pay lobola! -Yes! Exactly…  Mais pourquoi? Ai-je demandé. – Because if they want to get married, anybody has to pay lobola! Not in France? No? Bref, j’avais déjà entendu parler de la lobola, mais de façon abstraite, je n’avais pas réalisé que cela pouvait influer directement sur la vie des gens que je connaissais (OK je suis un peu naïve). R., grâce à son boulot à la maison a pu emménager avec Dulcinée, mais maintenant les parents de Dulcinée attendent de voir les espèces sonnantes et trébuchantes qui doivent les dédommager de l’entretien et/ou l’éducation de leur fille. Et ça ne rigole pas. R. aurait donc l’intention d’aller rencontrer la famille de Dulcinée ce week-end à Alexandra pour engager la transaction et négocier des facilités de paiement. Mais vous avez une idée de ce que cela peut vous coûter? Dix-mille kwacha malawites, ce qui fait à peu près huit-mille rands… Il est gagnant sur le taux de change m’annonce t’il avec le sourire…

J’avais l’impression de me retrouver dans une pièce de Molière où les tourtereaux sont séparés par les calculs de parents avides de négocier la meilleure union pour leurs enfants. La loi sud-africaine reconnait deux types de mariage: les mariages conclus sous la “common law” et les mariages coutumiers, à ceci près que deux individus ne peuvent contracter qu’un seul mariage selon la common law à la fois, mais pendant le même temps les hommes peuvent contracter plusieurs mariages coutumiers (s’ils ont les moyens de payer les lobolas afférentes)… Ce qui fait le mariage coutumier, c’est le versement de la lobola, mais aussi la cérémonie de “handing-over” de la mariée à son promis, et l’installation dans une habitation commune des tourtereaux. C’est donc une réalité très présente dans le quotidien des jeunes gens d’origine africaine en Afrique du sud, quel que soit le milieu considéré. La modernité apparente des grandes métropoles n’a pas effacé le poids des coutumes. Un geek local a même imaginé une application smartphone pour calculer la valeur de la lobola! Les modalités de négociation et de paiement de la lobola diffère en fonction des ethnies, mais la pratique demeure. La négociation implique la famille étendue (oncles et tantes des deux promis) et pas seulement les pères et mères, c’est une façon, dit la coutume, de tisser des liens entre les deux familles. A l’origine, la lobola se calculait en têtes de bétail. Aujourd’hui en milieu urbain, les transactions se font en numéraire, mais en prenant le prix de la tête de bétail comme unité de calcul. Entrent en jeu l’éducation de la jeune femme, le fait qu’elle soit vierge, qu’elle ait déjà ou non des enfants etc. Les demandes irréalistes des familles sur le montant de la lobola est vue comme une explication de la tendance baissière du nombre de mariages en Afrique du Sud. Ainsi une journaliste a pu se vanter sur les réseaux sociaux d’avoir été évaluée à douze vaches par l’application… Une future attorney s’est prêtée également au jeu et même si elle ne considérait pas la pratique de la lobola comme importante elle envisageait de devoir s’y soumettre pour rassurer sa famille, comme gage de respect des traditions.

On peut comprendre, dans un pays comme l’Afrique du Sud où l’africanité a été réprimée par l’apartheid, ce besoin de reconnaître et de se ré-approprier une histoire, des coutumes et des traditions. Et d’ailleurs R. n’a pas connu l’apartheid, étant venu du Malawi. En revanche, en tant que féministe et humaniste, il y a un certain nombre de points qui me dérangent dans le maintien de cette tradition.

D’abord, j’ai du mal à admettre le marchandage des mérites d’une fiancée. Cette pratique peut être vécue comme humiliante par les femmes comme le laisse entendre ce témoignage.  Ensuite, le mariage coutumier est par nature asymétrique, les hommes peuvent contracter autant d’unions qu’ils peuvent acquitter de lobola, et ne laissent pas à la femme la propriété de biens. Ainsi, à la mort de leur mari, il est fréquent que les femmes (selon le droit coutumier) se voient refuser par la famille élargie de celui-ci de demeurer dans la résidence où elle habitait avec lui, les procès en succession sont compliqués lorsqu’il y a dans les familles une union célébrée selon la common law et des unions selon la loi coutumière. Les droits des femmes et des enfants à l’héritage sont alors totalement différents. Dans cette décision le tribunal de Pretoria a refusé la requête de la famille d’une femme venda qui contestait le droit à une part de l’héritage de son mari parce qu’il n’avait pas fini de payer la lobola promise, il n’en avait versé que les trois quarts…

Par ailleurs chez les Xhosa, existe la pratique de la Theleka, qui consiste pour le père de la mariée à pouvoir demander régulièrement à son gendre des dédommagements en têtes de bétail, et à avoir le pouvoir, en cas de non paiement, de reprendre chez lui sa fille et les descendants de sa fille. Comme le fait remarquer l’article ici, cette pratique serait non seulement inconstitutionnelle, la loi ne reconnaissant pas le paiement de la lobola comme seule preuve du mariage coutumier, mais aussi contraire aux intérêt de l’enfant ou des enfants ramenés dans la famille maternelle selon le bon vouloir de leur grand-père. Bref j’ai du mal à voir dans les lois coutumières autre chose qu’un instrument du patriarcat, mais c’est sans doute une vue de “féministe blanche” à l’orée de la ménopause…