Eloge de la polyphonie

« Il faut mille voix pour raconter une histoire » selon un proverbe peau-rouge rapporté par Erri de Luca dans un petit livre qui vient de paraître chez Gallimard. J’ai lu et redit et retourné cette phrase plusieurs fois dans mes ruminations actuelles tellement elle me semble juste et sensée. Il faut mille récits pour raconter une histoire, mille voix qui se mêlent et se répondent, et se corrigent et s’infléchissent, et tissent une toile qui n’en a que plus de force, de consistance, de véracité. Bien sûr si vous les détaillez une par une, elles ne disent pas tout à fait la même chose, ne sont pas toujours synchrones, l’ensemble frise parfois la cacophonie. Mais malgré cela, ou à cause de cela, l’ensemble n’en est que plus beau, plus accompli parce que toujours fragile.

La polyphonie n’est pas forcément virtuose, comme dans un opéra de Mozart où les couches de voix se superposent. Elle est vieille comme Hérode. C’est le chant du peuple, même le plus démuni, le chant des esclaves, des travailleurs de force. Dans notre époque d’abondance, la polyphonie est oubliée, délaissée, pour une version appauvrie des récits communs. Il n’y a plus qu’une seule histoire, ou plutôt deux versions qui s’affrontent dans une vision manichéiste renforcée par les canaux des télévisions d’information en continu et des réseaux sociaux. La culture du clash se satisfait peu des nuances, des entre-deux, des voix faibles.

Pendant ma vie étudiante, j’ai brièvement fait partie d’une chorale. L’expérience qui m’a profondément marquée. Plus jeune, j’aimais chanter. Enfant, je chantais uniquement à l’oreille, reprenant des airs glanés ici ou là, des chansons populaires essentiellement. Je chantais avec mes sœurs, parfois accompagnées par mon père à la guitare et parfois avec mes cousines un répertoire qui allait de Joe Dassin à Georges Brassens, en passant par Claude François et les plus grands succès de l’Eurovision. L’important, c’était la conviction. Nous chantions à tue-tête pour notre plus grande joie. Nous nous suivions, nous empêtrions dans nos fils, nous rattrapions à la volée… Il n’y avait pas de gagnante ni de perdante, même si certaines avaient une plus jolie voix, d’autres une voix qui portait plus, d’autre une meilleure mémoire des textes, ou une oreille plus sûre. Chanter nous réunissait dans une connivence réjouissante. Le chant libère les poumons et donne la légèreté de l’oiseau.

Etudiante, j’ai retrouvé cette joie au sein d’une chorale dont j’ai brièvement fait partie. Malgré ma voix de jeune adulte, plus malhabile que ma voix d’enfant, mon manque d’éducation musicale qui m’obligeait à apprendre à l’oreille ce que les autres lisaient dans leur partition, j’en ai un souvenir lumineux. J’avais des voisines obligeantes, dans le camp des mezzos, qui me soufflaient les phrases pour que je puisse me joindre à elles. Les défauts de ma technique, nombreux, se noyaient dans la masse. Je sortais de ces répétitions les poumons dilatés, le cœur léger, et l’étau qui serrait mon thorax, en ces années où, rétrospectivement, je sais que je n’étais pas très heureuse, cette parenthèse du chant me comblait. Et ce qui me comblait, c’est qu’avec ma voix pathétique, je puisse participer à quelque chose d’aussi puissant que cet ensemble.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire », dit la sagesse peau-rouge, elle aurait pu ajouter que si ces voix ne s’écoutent pas, ce n’est pas une histoire qu’elles produisent, c’est une cacophonie. La cacophonie, plus que la polyphonie caractérise notre époque. Les êtres humains n’ont jamais eu autant l’occasion de s’exprimer, et jamais eu autant l’occasion de manifester leur désaccord, entre deux messages de publicité des réseaux qui ont bien compris que le nerf de la guerre, c’est de posséder le canal, pas le contenu. Des réseaux qui ont bien raison d’entretenir la cacophonie, car qui dit polémique dit pic d’audience, et qui dit pic d’audience implique plus d’efficacité de la pub. C’est plus facile de rendre accro au canal des petites phrases provocatrices et des énervements subséquents, qu’à une conversation apaisée où l’on s’écoute, se complète, se désaccorde, se réaccorde partiellement. Et où l’on se confirme que le plus important c’est de trouver un moyen de vivre ensemble, sur cette planète où nous sommes très différents, par nos histoires, nos goûts, nos enfances, nos errements.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire ». Et aussi mille visages, c’est la leçon que j’ai retenue de l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie de l’artiste sud-africain.e Zanele Muholi. Par son travail, l’activiste visuelle (c’est comme ça qu’elle se définit) cherche à sensibiliser aux voix de personnes qu’on n’entend d’autant moins qu’elles sont une minorité dans un pays qui préfère les ignorer, quand elles ne sont pas lynchées dans les townships ou soumises à des viols correctifs/collectifs. L’Afrique du Sud est un pays qui peut à la fois être perçu en Afrique comme un havre pour toutes les sexualités, la constitution de 1996 est un exemple d’inclusivité des minorités sexuelles, et un pays moins exemplaire dans la réalité, où les possibilités du mariage homosexuel et de la GPA dans les classes blanches aisées masquent la grande intolérance des townships. Par la variété des portraits qu’il/elle fait des militant.e.s avec lesquel.le.s il/elle chemine, il/elle interroge le narratif dominant et les positions/convictions des spectateurs. Les photographies sont marquantes, de multiples portraits qui disent la diversité et l’humanité plus qu’un long discours. Et les témoignages filmés sur la difficulté d’être/ de se découvrir différent.e, chacun.e à sa manière sont d’une force inouïe. Par l’accumulation des récits, plus que par des slogans l’artiste réussit le tour de force de questionner nos certitudes, de nous ouvrir au questionnement. Qu’y a t’il de plus humain que le questionnement ?

Et pour celles/ceux qui l’auraient loupée, courez-y, c’est jusqu’à la semaine prochaine !!!

Faut-il avoir vécu une enfance de merde pour pouvoir écrire?

C’est la question que je me suis posée après avoir écouté quelques épisodes du podcast Bookmakers, de Richard Gaitet sur Arte Radio. Les podcasts, vous savez- ce truc de millennials qui a remplacé nos émissions de radio! Mon amie Dorothée, avec laquelle j’ai suivi les ateliers de Marie-Agnès Valentini, m’a mentionné ce podcast lors de notre dernier déjeuner. Elle m’a mentionné particulièrement ceux avec Mohamed Mbougar Sarr, et de Claude Ponti. Ravie, je me suis empressée de télécharger quelques épisodes à écouter en faisant mon ménage ou en gratouillant dans mon jardin. J’ai adoré l’échange avec Mbougar Sarr, un vrai passionné de littérature comme on en rencontre souvent chez les anciens khâgneux. J’ai donc enchaîné avec Lydie Salvayre, dont j’avais beaucoup aimé “Pas pleurer” hommage à la mère, gagnée par la sénilité, qui revivait son été 1936 républicain en Catalogne, puis j’ai pioché Hervé Le Tellier, Alain Damasio – je n’ai pas accroché – et Claude Ponti. Et là, j’ai ressenti à la fois une intense frustration, et une inconfortable interrogation : faut-il vraiment avoir vécu une enfance de merde pour avoir le droit d’écrire?

Le point commun de tous les récits, si l’on excepte l’auteur du Goncourt 2021, c’est d’avoir eu une enfance épouvantable. Enfant adultérin, de réfugié, de mère indifférente, malaimante, père absent, violent ou alcoolique, humiliations diverses liées à une origine modeste, stigmate infamant, exposant à perpétuité aux commentaires moqueurs de la bonne bourgeoisie. Qu’on ne se méprenne pas, les histoires individuelles sont émouvantes, et loin de moi l’idée de les dévaloriser. D’ailleurs tous ces auteurs n’en font pas forcément le sujet de leurs ouvrages. Certains subliment grâce à l’imagination leurs blessures intimes. J’ai compris d’où venait l’idée des “parents de carton” d’un des albums de Claude Ponti. En revanche l’insistance de Richard Gaitet, l’animateur du podcast, à revenir sur les blessures d’enfance, de tout ramener à l’écriture comme revanche sur l’existence a fini par m’insupporter.

Il faut dire que c’est un récit, voire un narratif assez entendu, les humiliations de l’enfance rachetées par la littérature. Je pense à “Poil de Carotte” de Jules Renard, ou “L’enfant” de Jules Vallès dont les extraits figuraient dans tous les manuels de français au collège. Les épreuves de l’enfance forgent une sensibilité acérée aux injustices de ce monde et développent un regard intéressant, et sont une source d’inspiration pour ces auteurs. Mais, a contrario, cela exclut-il de toute prétention littéraire celles qui ont bénéficié d’une enfance plutôt heureuse? Ne peut-on être admis dans le cercle des initiés qu’en ayant fait les frais d’une parentèle dysfonctionnelle? Les anciens enfants heureux doivent-ils errer indéfiniment dans le purgatoire des scribouillards?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol

Faut-il célébrer les quatre cents ans de Molière?

Molière a quatre cents ans. J’ai lu dans le journal Le Monde que d’aucuns, dans sa propre maison, la Comédie Française, se seraient posé la question de ce qu’il fallait en faire. Ses pièces ne sont-elles pas un peu datées? Molière n’est-il pas moins subtil que Marivaux? Il n’était pas toujours très tendre avec les femmes, Molière! Une vraie féministe peut-elle lui pardonner “Les précieuses ridicules” et “Les femmes savantes”, des pièces où il moque des femmes désireuses de s’instruire? Peut-on, doit-on, fêter Molière dont les valeurs ne cadreraient plus avec une époque éprise d’une diversité que son siècle ignorait, tout tourné qu’il était vers un roi Soleil qui promulga en 1685 le Code Noir, accélérateur de la traite transatlantique.

La première fois que j’ai entendu parler de Molière, enfin de Jean-Baptiste Pocquelin, fils de tapissier, plus connu sous le nom de Molière, c’est à Cansado, dans le salon de notre maison. Maman nous avait acheté une série de livres disques éducatifs de la collection du Petit Ménestrel, et parmi ceux-ci, il y avait un disque sur la vie de Molière avec des extraits de spectacles enregistrés à la Comédie Française.

Comme j’ai pu rire en entendant la scène de ménage entre Martine et Sganarelle, au début du “Médecin malgré lui”, la scène où Scapin feint l’enlèvement de son jeune maître pour soutirer de l’argent à son père “que diable allait-il faire dans cette galère?”, la scène de l’avare où Arpagon cherche sa cassette “au voleur, à l’assassin, il est là, je le tiens!”, et la scène où Louison vend la mèche sur les amours de sa grande soeur à son malade imaginaire de père. J’ai été émue à l’écoute du dialogue entre Arnolphe et Agnès dans “L’école des femmes”. Pourquoi un vieil homme voudrait-il épouser cette jeune innocente? Cela n’était pas totalement décalé avec la réalité du pays où j’habitais et où il arrivait qu’on marie les filles à peine pubères. J’ai écouté ce disque des dizaines de fois, il finissait par crisser – il faut dire que le sable omniprésent n’arrangeait pas un vinyle déjà soumis à l’usure naturelle – et je crois qu’à la fin je le connaissais par coeur. Je lui dois sans doute mon amour du théâtre, longtemps imaginé, avant de passer la porte de la rue de Richelieu, des années après, lorsque je suis devenue parisienne.

Mon second contact avec Molière, ce furent les quatre tomes de ses pièces, dans la collection Garnier Flammarion, achetés par maman à la librairie Clairafrique de Dakar. Les ai-je lus et relus aussi! J’aimais ces dialogues vifs et bien troussés, ces personnages qui se dessinaient derrière ces lignes écrites en petits caractères. J’étais en cinquième, je préférais “le Médecin malgré lui” et le “Bourgeois Gentilhomme” aux plus compliqués “Dom Juan” ou “Tartuffe” qu’il me faudrait plus de temps pour apprécier.

Molière a accompagné ma scolarité dans le secondaire. On étudiait alors une pièce par an dans ces éditions scolaires pour lesquelles chaque professeur avait sa préférée, ce qui nous a valu d’en avoir , à la maison, au moins trois versions différentes, à la grande incompréhension de ma mère… J’ai encore en tête certaines des tirades apprises par coeur pour le cours de monsieur Irolla, inoubliable professeur de français de mes années lycée, qui nous les faisait déclamer sur l’estrade, à côté de son bureau. Pour certains c’était un supplice. J’aimais bien donner la réplique aux malheureux cloués au pilori. “Et Tartuffe?”

J’ai retrouvé Tartuffe en Afrique du Sud. Il y a quatre ans. Sylvaine Stryke, une sud-africaine sponsorisée par l’Institut Français en avait fait une mise en scène pour le Joburg Theatre. Nous y avions invité les jeunes de Sizanani et leur mentors. J’ai été frappée par la pertinence de la pièce dans un contexte sud-africain, et par la façon dont l’intrigue et les dialogues sonnaient particulièrement juste dans ce contexte.

Un (faux) dévot invoquant Dieu à toutes les sauces mystifie un père crédule tout en courtisant sa jolie (seconde) épouse, voilà qui ne surprendrait pas dans un township! Des amours contrariées de jeunes tourtereaux, pour lesquels le mariage est impossible sans l’assentiment de la famille et des échanges d’argent, tristement courant! Une domestique familière n’ayant pas sa langue dans sa poche et disant leur fait à tous les membres de la maisonnée, une habituée des beaux quartiers ? Les domestiques y sont les meilleurs amis/ennemis des familles, dont elles connaissent les plus intimes travers. La metteuse en scène avait voulu choisir ses acteurs dans toute la palette de la nation arc-en-ciel, pour présenter une famille métissée, et la pièce a fait mouche. Cela se voyait aux sourires, et aux visages réjouis des spectateurs. “I may be pious, but I’m still a man”… “Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme”!

L’universalité de Molière m’a surprise ce soir-là, au Joburg theatre. J’ai été émerveillée que ses messages puissent passer aussi bien, malgré les différences de contexte. Les hypocrites gouvernent toujours le monde. Les bigots prospèrent, et la religion (ou l’apparence de religion) conduit, ici comme aux antipodes, à des attitudes déraisonnables quand, au lieu de questionner l’esprit, on se contente d’appliquer la lettre. J’ai revu cette fois où Véro, l’animatrice de Sizanani, motivant les jeunes pour le Matric (le bac sud-africain), avait fini par dire aux étudiants que ce n’était pas la peine que leurs Gogo (grands-mères), s’usent en prières tous les dimanches à l’église pendant des heures. L’obtention du Matric est plus sûrement une histoire de travail que de miracle (et peut-être de décision du ministre de l’éducation d’accorder un “pass” à 40% de réussite aux épreuves).

Molière aussi, me vint à l’esprit lorsque cette amie sociologue, éduquée à l’Université de Cape Town m’avait raconté la réaction de sa mère lorsqu’elle avait envisagé de s’inscrire en doctorat. “Mais tu ne trouveras jamais de mari!”. Les femmes savantes, ici et là-bas, font encore peur. Une femme éduquée, c’est une hérésie: “Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,/ Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez / Quand la capacité de son esprit se hausse / A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.”

C’était une redécouverte assez délicieuse que de voir que l’oeuvre d’un homme, qui a voulu “peindre d’après nature” le portrait de son temps, arrive à toucher, trois siècles et demi après, les coeurs de jeunes gens d’un autre continent.

Retour du paradis

Deux ans et deux mois. Deux ans et deux mois que je n’étais pas revenue à Maurice, cette île qui est devenue, un peu par hasard, mon deuxième chez moi. La politique “zéro covid” du gouvernement mauricien lui a fait fermer les frontières de février 2020 à octobre 2021. Mais, comme dans d’autres pays ayant pris cette option, le variant delta a changé la donne. Compte-tenu de l’importance économique du tourisme, l’île a pu/dû réouvrir, le 1er octobre, sans quarantaine préalable aux personnes vaccinées.

“Ici, sur cette île, se sont mêlés les temps, les pays, les vies, les légendes, les aventures les plus fameuses et les instants les plus ignorés, les marins, les soldats, les fils de famille, et aussi les laboureurs, les ouvriers, les domestiques, les sans-terre. Tous ces noms naissant, vivant, mourant, toujours remplacés, portés de génération en génération, une écume verte couvrant un rocher à demi émergé, glissant vers une fin imprévisible et inévitable”

JMG Le Clézio, Alma

En arrivant à l’aéroport de Plaisance, j’ai retrouvé l’île aimée, ses palmiers, ses champs de canne, ses abribus peints, ses constructions anarchiques et sa circulation hasardeuse. J’ai reconnu ces camions hors d’âge et ces bus sans-gêne qui s’arrêtent n’importe où parce qu’ils sont les plus gros. Nous avons pris le chemin des écoliers entre l’aéroport et la maison. J’ai humé avec délectation l’air des petits villages du sud-ouest de l’île, souri devant les tabagies et autres petites boutiques aux devantures colorées, et les rues étroites bordées de rampes pour éviter que les véhicules n’empiètent sur les trottoirs. J’ai reconnu ces bosquets de grands bambous et de ravenales qui rappellent furieusement les forêts imaginaires du Douanier Rousseau.

On réduit trop souvent Maurice à des paysages de carte postale, des lagons turquoise ourlés de sable fin, de filaos et de cocotiers. Mais, je le sais depuis mes premiers cours de catéchisme, le paradis est une arnaque. C’est une conception tronquée, répétée à l’envi par les tours-opérateurs et promoteurs de l’île vacances, couchée en technicolor sur les brochures et dans les publi-reportages des magazines du dimanche. Heureusement, la littérature est un antidote qui guérit des raccourcis simplistes, et je me suis plongée avec bonheur dans “Alma” le roman de JMG Le Clézio paru en 2018, trouvé au rayon Poches de ma librairie.

En tissant deux récits parallèles, celui de Dominique Fe’sen dit “Dodo, et celui de Jérémie Fersen, lointain cousin du premier, d’ascendance mauritienne, mais n’étant jamais venu sur l’île. Des itinéraires à rebours, de la France à Maurice, et de Maurice à la France. Jérémie prend le prétexte de suivre les traces du dernier Dodo (le volatile) pour enquêter sur ses origines familiales, résumées dans la destinée d’Alma. Alma, c’est le domaine situé dans le centre de l’île, acquis par l’ancêtre Axel Fersen au dix-huitième siècle, nommé d’après le prénom de sa femme, Alma Soliman, et perdu par la famille à la fin de la seconde guerre mondiale. Les parcours de ces deux personnages servent de prétexte à une description de l’île et de son histoire. Une histoire des multiples composantes de l’île, des splendeurs et misères des unes et des autres. C’est aussi un portrait de cette île en train de disparaître au fur et à mesure de la conversion des champs de canne à sucre, qui ont présidé à la vie de l’île pendant des siècles, en “smart cities“, hôtels de luxe, ou résidences pour étrangers.

Le bétonnage des anciens champs de canne a commencé, comme celui des terrains proches du littoral, vendant des “petits coins de paradis” à des étrangers attirés par la douceur du climat et les taux de fiscalité plus que cléments. Le Clézio rend compte de cette évolution tout en n’épargnant pas la société issue de l’exploitation sucrière: une société extrêmement cloisonnée ou le métissage est une tare. Jérémie découvre peu à peu l’histoire de sa famille en rencontrant les derniers témoins de l’histoire d’Alma. Dodo, le dernier Fe’sen de Maurice, est un paria dès sa naissance, et son récit est empreint de poésie. Il chante la gloire des petites gens, de ces invisibles de la société mauricienne, toujours repoussés aux marges par les manoeuvres des acteurs du marché. Dodo, le clochard céleste vivant d’aumône, de “ptits sous” et de vêtements de seconde main donnés par des âmes charitables. Dodo qui n’en veut à personne et trace son chemin au jour le jour. JMG Le Clézio a pris le parti très réussi d’écrire le langage parlé de Dodo en italiques et de faire une belle part aux savoureuses expressions créoles.

J’ai aimé retrouver dans ce roman toute une géographie de noms qui n’apparaissent que rarement dans les guides et qui me sont devenus familiers. Des noms qui éveillent chez moi des images et des fous-rires. Dès mon premiers séjour j’ai été charmée ou interloquée par les noms poétiques, baroques, exotiques des lieux dès lors qu’on parcourt l’île par ses propres moyens. Curepipe, Crève-coeur, Fond du Sac, La Louise, Palma, Beaux-Songes, Flic en Flac, Bambous, Souillac, Chamouny, Verdun, etc. J’ai aimé aussi tout une série d’expressions kréoles qui me rappellent les échanges parfois compliqués dans des magasins ou au téléphone avec divers interlocuteurs de ma vie de tous les jours au pays du Dodo. Ce qui mène parfois à des incompréhensions, des quiproquo. Comment exprimer le passé ou le futur en kréol? J’ai mis du temps à comprendre qu”on pé allé” peut évoquer une action passée ou à venir en fonction du contexte.

Ce livre a accompagné mon retour sur l’île, et mes étonnements/agacements vis à vis des changements intervenus. Les nouveaux rond-points, rocades, et échangeurs routiers à intégrer dans les itinéraires familiers. L’autopont qui enjambe le rond-point Phoenix aussi appelé Rond-Point La Bière pour essayer de mieux canaliser la circulation tellement dense aux heures de pointes. Les portiques et les caméras de vidéosurveillance ont poussé un peu partout. Les dirigeants de l’île la rêvent en nouvelle Singapour. Sur les routes, ces caméras ne semblent pas encore avoir eu l’effet de discipliner les automobilistes locaux. Quand aux caméras à 360° sur certaines plages publiques, elles ne découragent pas les amateurs de pique-nique. L’autre dimanche à Pointe d’Esny, une famille mauricienne déjeunait tranquillement sous l’une d’elles. Que pouvait bien en penser l’éventuel garde au terminal de télésurveillance, si jamais il y en avait un? De nouveaux “morcellements” (lotissements) et projets immobiliers “de standing” ont poussé çà et là en lieu et place des champs de canne. Le sucre ne rapporte plus, il faut bien rentabiliser la terre. C’est la loi du marché constate Le Clézio. Et la loi du marché a ses gagnants et ses perdants.

Comme l’illustre la photo que j’ai choisie pour illustrer ce billet, la conversion des terrains des compagnies sucrières en logements, en centres d’affaires, la drague des fonds d’estuaire pour faire place à des marinas, l’agression des pentes abruptes de la Tourelle du Tamarin pour y construire des duplex aux vues panoramiques sur l’océan indien, ne se font pas pour ceux que l’histoire a laissés de côté. Ceux qui vivent encore dans des abris en tôle ondulée le long des routes, à Rivière Noire, Case Noyale ou au village du Morne, sur des terrains mal fichus qu’ils partagent avec quelques poules et quelques chèvres, ainsi que ces chiens faméliques qui pullulent à Maurice. “Drwa enn lakaz” peut se traduire par “droit au logement”. Il a bon dos le paradis…