Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

La peste soit des bigots et de leur bigoterie*

Quand la bigoterie tuait des femmes et des enfants dans la très catholique irlande… Retour sur l’histoire des blanchisseries magdaleniennes où furent réduites en esclavages des “filles perdues” selon la définition de l’église

Puisque la fin novembre a été choisie comme période de lutte contre les violences faites aux femmes, un coup de projecteur sur l’une des forces les plus oppressives de l’histoire : la religion, et des crimes que l’on peut commettre en son nom. J’ai lu ce week-end “small things like theseun court roman de l’irlandaise Claire Keegan, acheté sous la recommandation du libraire de Waterstones, lors d’un passage récent à Londres.

Le roman, qui figurait parmi les finalistes du Booker Prize 2022, retrace, dans les années 1980, la prise de conscience d’un homme juste, face à une réalité que beaucoup de citoyens ont voulu ignorer. Bill Furlong, livreur de charbon d’un petit village irlandais, le long de la rivière Barrow, est un homme à maints égards décent. Travailleur acharné, mari et père attentif, il vit une vie humble et honorable, malgré une enfance pauvre et en marge de bâtard né à une domestique d’un amour de passage. Peut-être est-ce cette enfance qui lui donne un penchant pour l’introspection et une certaine retenue.

Un jour qu’il livre la blanchisserie du couvent magdalénien en marge du village il est confronté à une jeune femme très troublée, en butte à des maltraitances de la part des soeurs. Que faire dans une Irlande encore très profondément catholique où le silence est de mise?

Il n’est évidemment pas dans mon intention de dévoiler dans ce billet l’intrigue de ce livre, ni l’évolution de Bill Furlong, mais cette lecture donne l’occasion de plonger dans ce qui fut un scandale majeur pour la république d’Irlande et la religion catholique, tout du moins ses autorités et ses ordres religieux, tout au long du vingtième siècle. Ce scandale a déjà été évoqué au cinéma via “The Magdalen Sisters” de Peter Mullan, sorti il y a vingt ans (déjà!), et plus récemment dans le “Philomena” de Stephen Frears.

De 1922 à 1996, on envoyait dans les couvents des “Magdalen sisters” les filles “perdues”, pour qu’elles y fassent pénitence et se repentent de leurs péchés. Elles travaillaient dans les blanchisseries que tenaient les religieuses, lavant et repassant le linge dans des conditions dignes de l’esclavage, purifiant leurs âmes tout en blanchissant le linge des clients. Comme elles étaient souvent envoyées (par leurs familles, sur les conseils des prêtres, par les services sociaux) dans ces institutions pour avoir eu des liaisons sans être mariées, une partie d’entre elles était enceintes. Elles y mettaient au monde leurs bébés dans des conditions qui ne permettaient pas la survie des enfants, et dans le cas où les bébés étaient assez vigoureux, on obligeait les femmes à proposer leurs enfants à l’adoption.

On estime que dix-mille femmes ont été enfermées dans ces blanchisseries en six décennies. Certaines y sont mortes dans l’anonymat. En 1993 on a découvert, enfouis sous le site d’une des “Magdalen Laudries” à Dublin, 133 corps de femmes non identifiées, des certificats de décès n’ont pas permis d’attester avec certitude qui étaient les défuntes. Les religieuses obtinrent l’autorisation de faire procéder à la crémation des corps, sans plus de questions. Un comité de défense des survivantes “Justice for the Magdalene” est constitué pour que soient reconnus les torts faits à ces femmes, et que les survivantes puissent être indemnisées et avoir droit à des minima sociaux, leurs années de travail non rémunéré dans les blanchisseries Magdaléniennes ne donnant lieu à aucune prestation sociale.

Il a fallu attendre 2011 pour qu’une commission d’enquête soit mise en place par l’Etat Irlandais pour faire la lumière sur l’histoire de ces blanchisseries et l’éventuelle complaisance, voire complicité de l’Etat dans leur fonctionnement. Le rapport est accablant. En 2013, le premier ministre Enda Kenny présente ses excuses au nom de l’Etat Irlandais et assure que les survivantes seront indemnisées. Les associations regrettent qu’une procédure de justice transitionnelle comme la commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud, n’ait été mise en place pour que les survivantes puissent faire face à celles et ceux qui ont organisé leur incarcération dans ces couvents. Les documents et les archives des couvents n’ont pas été mis à la disposition des historiennes et des historiens qui déplorent la tiédeur des autorités à rétablir les faits.

La découverte, en 2012, par Catherine Corless, une historienne amatrice des sépultures clandestines de presque huit cents nourrissons dans la maison pour (filles)mères et enfants de Tuam, sous la responsabilité de la congrégation de Notre Dame du Bon Secours, a contribué à lever le voile sur la façon dont étaient traités les mères célibataires et leurs enfants dans la très catholique Irlande. Issus du péché, leurs enfants considérés comme illégitimes se voyaient dénier toute humanité jusque dans la mort, enterrés anonymement dans des fosses secrètes. Catherine Corless a reçu de nombreux honneurs pour sa contribution à l’histoire de Tuam. Son travail a incité le gouvernement à investiguer les agissements, sur la même période de dix-huit maisons pour mères et enfants, et les résultats sont accablants : environ 15% des enfants de ces maisons mouraient, faute de soins convenables, bien au dessus de la mortalité infantile du pays.

Le premier ministre a présenté ses excuses et promis des réparations, mais a en même temps fait passer une loi pour interdire pendant trente ans, l’accès aux archives de la commission d’enquête, certaines informations paraissant trop “sensibles”. Il n’est pas impossible que certaines très hautes personnalités ne sortent pas grandies de l’enquête. Le film de l’écossais Peter Mullan “The Magdalen Sisters” connut un grand succès en Irlande, moins pour avoir obtenu le Lion d’Or à Venise l’année de sa sortie, que pour avoir été conspué par le Vatican. Les affaires de pédophilie dans l’église irlandaise et la défense calamiteuse de cette dernière ont sans doute joué un rôle dans cette popularité.

Les bons romans nous immergent dans des mondes, c’est le cas de celui de Claire Keegan qui incite à en apprendre plus sur ces agissements d’une Eglise d’autant plus inhumaine qu’elle était fortement imbriquée dans le monde politique irlandais. Ce roman, et ces affaires remontant à la surface après avoir été mises sous une chape, rappellent que la bigoterie tue, quel que soit son credo et sa couleur. Les religions étant majoritairement patriarcales, les femmes et les enfants sont d’autant plus exposés à la violence et aux abus qu’il n’y a pas de contrepouvoir politique au pouvoir religieux. On tend à l’oublier en France où la fille aînée de l’église s’est largement sécularisée. Il ne faudrait pas cependant que l’oubli de l’histoire nous incline à l’indulgence envers une bigoterie se présentant sous d’autres atours.

*Tartuffe, Molière

Zanzibar, une autre idée du paradis?

La littérature, c’est bien connu, est une alliée précieuse du voyage. Plus que ces guides à grand tirage, on devrait toujours avoir dans ses bagages des ouvrages des romanciers locaux…

La première fois que je vis Zanzibar, c’était en 2002. Le coup de foudre ne fut pas immédiat. Il faut dire que nous avions été pris en charge dans un taxi hors d’âge à l’aéroport, après un long périple via de Nairobi, et qu’à cause de troubles politiques – il y avait une manifestation en cours dans le coeur de la vieille ville- le taxi nous avait déposés, en pleine chaleur de début d’après-midi, à un endroit de sa connaissance en nous disant qu’il fallait continuer tout droit, avec nos valises dans les rues poussiéreuses, pour trouver notre hôtel, sis dans une ancienne demeure omanaise.

Le chauffeur ne pouvait pas aller plus loin dans la ville, le périmètre, nous dit-il, était bouclé par la police. Il nous conseillait de ne pas traîner. Nous avons donc parcouru ce qui m’a paru une distance considérable, mais qui ne devait pas excéder le kilomètre, dans une rue où toutes les maisons étaient fermées – pour se protéger de la chaleur ou par peur des débordements?- avec en fond sonore les bruits des rondes d’hélicoptères de la police tanzanienne qui surveillaient la ville. Arrivés à l’hôtel, nous avons été installés dans une chambre aux murs peints en bleu délavé et aux meubles en bois sombre, avec une grande partie ouverte sur l’extérieur. La salle de bain en plein air donnait en contrebas sur un temple indien.

Epuisés par le périple, nous avons suivi le conseil du réceptionniste de l’hôtel de ne pas sortir avant le lendemain matin, afin de nous assurer que les troubles étaient bien terminés. Nous avons pris un verre et sans doute grignoté quelque chose le soir, sur la terrasse du toit de l’hôtel, en écoutant, à la lueur magique du soir déclinant, une polyphonie d’appels à la prière s’élever de tous les quartiers de la ville. Nous devions passer deux jours à Stone Town avant d’aller à la plage au nord de l’ïle.

La lendemain, la vieille ville nous ravit de son charme fané, ruelles étroites, bâtiments en pierre de corail aux enduits fatigués et portes monumentales sculptées et ouvragées. Nous avons flâné dans les rues, admiré les empreintes africaines, indiennes, omanaises et coloniales dans cette petite cité aux nombreuses boutiques en rez-de-chaussée de commerçants aux origines variées. Nous avons découvert le front de mer, et le port dans les eaux duquel allaient et venaient les boutres à voile faisant penser aux livres d’Henri de Montfreid et d’Hugo Pratt. Pour se rafraîchir, des enfants rieurs sautaient des rochers dans les eaux de l’océan Indien.

Je me souviens du Blues café, établi sur une jetée, où l’on pouvait se restaurer en regardant, dans l’eau turquoise translucide sous les piliers, les demoiselles et les poissons anges tournoyer en attendant des reliefs de nos repas, et où passait en boucle un 33 tours du groupe suédois ABBA – c’était avant le streaming!. Le restaurant offrait un poste d’observation de premier ordre sur le front de mer, les déambulations des passants, employés ou commerçants, familles ou groupes de jeunes, et des marchands massaï à l’affût des touristes.

Malgré tout, je me pris de bec avec un jeune garçon dont nous avions accepté étourdiment qu’il nous serve de guide et qui commença à nous débiter des banalités sur l’esclavage qu’il restreignait à la traite transtlantique. “You know Maam, why there are black people in America? Because evil white people took them from here, to work as slaves in America.” Je lui répondis sèchement que, d’une part, une grande proportion des esclaves en Amérique venaient des côtes ouest de l’Afrique, en témoignaient les vestiges mis en avant de l’île de Gorée, au Sénégal, jusqu’aux côtes angolaises, et que, vue la mainmise des sultans omanais sur l’île des siècles avant la traite transatlantique, l’esclavage n’avait pas été importé par les blancs, mais était d’abord le fait des arabes. “We made peace with them.” me répondit-il insolemment…

Je n’appréciai pas non plus l’écriteau dans notre lodge de Nungwi, nous demandant de ne pas descendre en maillot sur la plage pour ne pas indisposer les indigènes. Nous avions choisi un écolodge, tenu par un kenyan blond qui communiquait avec son staff en swahili, des paillotes simples sur une plage aux teintes d’aquarelle dont la mer d’un turquoise translucide se retirait à des kilomètres à marée basse, laissant apprécier le sable blanc et fin, et qui présentait trop de vagues à marée haute pour être vraiment baignable. Le village était à plus d’un kilomètre, et les risques de croiser et d’indisposer un indigène, à part ceux travaillant pour le lodge qui devaient être habitués aux excentricités des occidentaux rougissant au soleil de l’équateur. Mais une fois lu l’écriteau, je ne me sentais pas de ne pas en respecter la consigne… Je me souviens de longues balades sur la plage nous menant au village pour voir rentrer les bateaux de pêche dans des tableaux à faire pâlir les aquarellistes. Dès qu’on s’éloignait de la plage pour aller vers le village en revanche, on était frappé par la nudité des lieux, le terrain de foot à peine délimité et les sacs plastique en lambeaux qui fleurissaient les buissons d’épineux secs où broutaient les chèvres qui abondent dans ces paysages.

L’image d’Epinal de l’île aux épices ne résistait pas devant les vues de la ville nouvelle de Zanzibar, collection d’immeubles en béton mités par la salinité de l’air marin, ni celles de ces petits villages de pêcheurs aux quelques bâtisses basses sans charme. Zanzibar a laissé une forte impression sur ma rétine, ces paysages à aquarelles et cette architecture composite ne peuvent qu’exercer une séduction efficace. Si on sait ignorer les ombres ourlant le tableau…

J’aurais apprécié, alors, de pouvoir lire les romans d’Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature 2021, pour mieux apprécier cette île complexe. J’ai fini la semaine dernière “Desertion”, un roman situé à Zanzibar. Le récit, bizarrement construit, retrace à la fois les amours clandestines de Pearce, un aventurier anglais, et Rehanna, native de l’île, dans les années 1920, et les trajectoires de Fatima, Amin et Rashid, une fratrie dans la Zanzibar à la fin de la colonisation britannique. On comprend plus tard la juxtaposition des deux histoires, les amours contrariées de Pearce et Rehanna donneront naissance à la mère de Jamila, amour impossible d’Amin quarante ans plus tard. C’est un roman d’initiation désabusé, où se lit l’impossibilité d’exprimer son individualité dans une île corsetée par un islam qui régit toutes les relations sociales. Tenir son rang et ne pas faire honte à sa famille et à ses parents y est plus important que s’épanouir en tant qu’individu. Sur l’île, il est mal vu de transgresser les limites entre les communautés, on peut être musulman d’origine indienne, arabe ou africaine, mais on se marie entre soi dans son ethnie d’origine.

L’amour, grand sujet des romans occidentaux depuis “La princesse de Clèves”, n’a pas droit de cité.

Love was something transgressive and ridiculous, an antic, or at best an exploit.

Gurnah, Abdulrazak. Desertion. Bloomsbury Publishing.

Les hommes et les femmes jouent des rôles immuables, et vivent des vies modestes et dignes. Rashid, le narrateur est le seul à s’enfuir, à la faveur d’une bourse d’étude obtenue en Angleterre. Il vivra un exil extérieur et intérieur dans ce pays qui finit par devenir un peu le sien, par les hasards de la grande histoire. Ce qui fait le sel de ce roman, c’est, plus que ces histoires individuelles, la façon dont elles sont imbriquées à l’histoire de l’île, faisant apparaître sa composition, son impossible colonisation, ses maisons en ruines, ses espoirs déçus, le coup d’Etat tanzanien, et son corollaire, l’annexion de Zanzibar par son grand voisin. La junte au pouvoir empêchera Rashid de rentrer voir les siens pendant des années.

Quel dommage que je n’aie pas eu connaissance des écrits d’Abdurazak Gurnah plus tôt. Sans doute aurais-je plus apprécié ma visite sur l’île et mieux compris ce qui s’y tramait. J’aurais compris pourquoi l’annexion de ce qui était alors le sultanat de Zanzibar avait été mal vécue par une population qui ne se sentait pas d’attache particulière à la Tanzanie. Comment cette annexion avait laissé des traces dans la population, se reveillant, comme des cicatrices mal guéries, à l’approche des élections, causant ces troubles qui nous ont surpris. Et puis le regard de l’auteur sur un monde occidental très imbu de lui-même, sa réécriture de l’histoire coloniale sont très révélateurs et incitent à la réflexivité. Comme l’écrit Rashid, le narrateur, qui est un double de l’auteur, ce sont des histoires qui s’emboîtent dans d’autres histoires qui tiennent tout lié. Une façon, en passant par le biais de ces mésaventures amoureuses de deux couples séparés par deux générations, de brosser les traits d’une, île Zanzibar, dont l’histoire complexe est trop souvent gommée au profit du narratif béat vantant ses qualités esthétiques ou récréatives.

Pleure, ô pays bien aimé…

J’ai eu du mal à écrire ce post, je l’ai remâché mille fois dans ma tête, et je me suis décidée à vous le livrer tel quel. Le mois de juillet a été éprouvant pour tous les amoureux de l’Afrique du Sud, mais plus encore pour mon cercle d’amis à Johannesbourg. Samedi 17 juillet, à 14h30, nous avions rendez-vous en visioconférence pour la cérémonie d’adieu à R. décédé le 1er juillet après deux mois d’hospitalisation en service de réanimation pour avoir contracté le Covid au mois d’avril.

Cette semaine a coïncidé avec celle des heurts suivant l’incarcération de Jacob Zuma, l’ex-président de la république sud-africaine doit purger une peine de quinze mois pour outrage à la justice. Il a consciencieusement évité de répondre aux questions embarrassantes des juges cherchant à l’entendre à propos des 783 (et quelques) charges de corruption qui pèsent contre lui. Au point d’indisposer les magistrats qui l’ont fait condamner à quinze mois de prison pour mépris de la justice. Dans le bras de fer qui a succédé, les autorités lui ont donné cinq jours pour se rendre avant que la police vienne l’arrêter dans son domaine de Nkandla. Les membres de la famille de Zuma et des partisans ont appelé à la “résistance” de ses partisans pour lui éviter la prison. Peine perdue, l’ancien président s’est rendu.

Après l’incarcération de Zuma, les alliés de l’ancien président ont appelé à une démonstration de force en bloquant les routes dans la province du KZN sous la bannière #shutdownKZN. Ces manifestations se sont transformées en scènes de pillage massif, essentiellement dans la province du Kwazulu-Natal fief de la famille Zuma, mais aussi dans le Gauteng, où habite la seconde plus forte proportion de zoulous.

Le bilan de cette semaine folle s’est alourdi à plus de 330 morts, et à des dégâts matériels considérables, principalement dans le Kwazulu-Natal. Des centres commerciaux entiers ont été détruits, des camions incendiés au niveau du péage de Mooi Riber sur la N3, la route qui relie Johannesbourg à la ville de Durban, principal port du pays et capitale de la province, des rumeurs se sont propagées. Les étrangers craignaient une flambée xénophobe comme il y en avait eu en septembre 2019. A Johannesbourg, ce sont essentiellement les commerces des townships comme Alexandra ou Soweto qui ont été dévastés, alors qu’aux abords de Durban, même les malls des quartiers plus aisés étaient visés.

Le gouvernement Ramaphosa a mis du temps à réagir. L’envoi de l’armée en renfort pour sécuriser les centres commerciaux semble, en tout cas pour l’instant, avoir calmé le jeu. Mais des milliers de commerces ont été détruits, des milliers de commerçants ont tout perdu, et des milliers d’employés du commerce qui n’avaient pas perdu leur emploi du fait de la pandémie, vont probablement se retrouver sans moyen de subsister. S’il restait un minimum de confiance dans le gouvernement de l’ANC, alors que le pays subit une troisième vague de Covid 19, que les hôpitaux sont débordés, et que la campagne de vaccination a marqué le pas dans deux des provinces les plus peuplées du fait des manifestations, celle-ci a été réduite à néant. Les chaînes de logistiques locales ont par ailleurs été compliquées par le blocage de la N3 et les incendies de camions.

Cette semaine là, le pays a craint un basculement dans l’anarchie. Certains amis de mon âge disent n’avoir pas souvenir de tels évènements de leur vivant, et certainement pas depuis l’avènement de la démocratie dans le pays, la tension est redescendue, mais pour combien de temps? Le président Ramaphosa saura t’il trouver une solution pour éteindre toutes les braises?

C’est à l’issue de cette semaine que la famille de R a décidé de réunir en visioconférence les membres de la famille, les amis et les collègues qui le souhaitaient pour une cérémonie d’hommage. R est mort à l’hôpital, après deux mois de hauts et de bas, et une petite accalmie qui lui avait permis de revoir K, son épouse, et leurs deux enfants, rentrés d’Ecosse où ils étudient, avant que le virus n’endommage plus son organisme, et que les conditions d’accueil dans un hôpital submergé de patients Covid n’interdisent aux proches de venir lui rendre visite et le soutenir par leur présence.

R n’étant pas croyant, les discours sur la vie éternelle et la résurrection des morts auxquels je suis habituée en tant que catholique nous ont été épargnés. La cérémonie s’est centrée sur R, sur celui qu’il avait été, qui serait célébré et regretté, dans des souvenirs à la fois poignants et joyeux de ce.lle.eux qui l’ont connu et aimé. Les sanglots n’ont pas manqué. Les témoignages des proches, du frère et de la soeur aînée lui survivant, de son ami d’enfance, de K et de leurs deux enfants, et de leurs d’amis intimes ont été poignants. Plus joyeuses étaient les évocations des performances de R. sur les pistes de danse, de sa vocation avortée de manager d’un groupe de punk rock lors de ses études de droit à Wits, ou de son goût pour les chapeaux flashy pour protéger sa peau pâle de descendant de migrants écossais.

Etrange cérémonie, entre sourire et larmes, rendue nécessaire par les circonstances particulières. L’interdiction de se réunir a forcé les familles à trouver des moyens nouveaux de rendre un dernier hommage à R., malgré les distances et les précautions sanitaires.

Ce qui prédominait, pour tous, c’était le choc. Pendant les deux mois où nous avions suivi le cours de sa maladie après son hospitalisation, sur le groupe WhatsApp dédié à informer ses amis, pour ne pas submerger K de nos questions bien intentionnées mais angoissantes, nous avions tous dans l’idée qu’il ne pouvait pas ne pas s’en sortir. Pas encore soixante ans, une allure de géant tranquille, de solide produit des terres australes, il était impossible que l’histoire se finisse là. K nous faisait part des quelques nouvelles transmises au goutte à goutte par des médecins pressés. L’évolution était lente, et il était difficile de la vivre autrement qu’au jour le jour. Lorsque K et leurs enfants ont pu échanger avec lui, on aurait voulu croire la partie gagnée, R. disait vouloir rentrer à la maison. Il jouait avec l’idée qu’une fois la séquence maladie passée, il pourrait, comme il aimait à le faire, partir en vacances en Italie. Mais des complications se sont présentées. Et les nouvelles se sont espacées. Jusqu’au 1er juillet.

J’ai peu connu R., invitée chez eux par son épouse K, une avocate à la silhouette de ballerine, l’esprit aussi affûté que le corps, férue d’art et de voyages, que j’avais rencontrée lors d’une soirée dans un atelier d’artiste. Nous avions sympathisé, et avons déjeuné ensemble puis elle nous a invités à l’un des déjeuners qu’elle aimait organiser, le dimanche. Fine cuisinière, elle n’était pas de celles à se contenter d’un braaï, mais concoctait des plats délicieux rehaussés par des vins sud-africains. C’est chez R et K que j’ai découvert des variétés insoupçonnées de Gin, aromatisées aux Fynbos, les herbes sud-africaines.

Les déjeuners dominicaux chez K & R étaient toujours très joyeux et animés. On y rencontrait une foule de gens intéressants et drôles, et on y parlait beaucoup de tout, des derniers bouquins que nous avions lu, mais surtout, de l’actualité sud-africaine. C’est lors d’un de ces déjeuner que nous avons appris la mort de Winnie Mandela. L’Afrique du Sud était un sujet qui passionnait R. épicurien lettré, et ses invités. Tous férus de l’histoire politique de leur pays, on sentait chez eux le désir, non pas de passer leur temps à débiner la classe politique et de prédire un avenir à la Zimbabwéenne, mais de comprendre et analyser ce qui ne fonctionnait pas dans une démocratie qu’ils avaient vu advenir en tant que jeunes adultes. Une démocratie qu’ils avaient appelée de leurs voeux en manifestant sur les campus sud-africains dans les années 80. Parmi les amis de toutes origines de R et de K. , la plupart n’envisageait pas de vivre autre part que dans leur pays natal, et d’avoir en réserve un plan de repli, comme une partie de la population blanche aisée. “C’est mon pays, mon avenir est ici, ai-je entendu dans ces échanges. Il y a des difficultés, mais ce n’est pas en changeant de pays que nous aiderons à les surmonter.”

Pour une étrangère, c’était un privilège de pouvoir échanger avec des interlocuteurs éduqués et qui avaient à coeur de partager avec moi des anecdotes sur l”histoire de leur pays, sur les personnalités politiques, les livres à lire du moment. J’appréciais chez R. cette absence de dogmatisme, l’attention qu’il avait aux arguments de chacun, sa volonté de ne pas clore un débat d’une manière dogmatique, mais en essayant de trouver la vision la plus complète. Je suis sûre que les discussions des déjeuners dominicaux chez R et K, sur les meilleures options pour sortir le pays de l’ornière, sur les différentes composantes de cette semaine de chaos auraient été très enrichissantes. Troubles fomentés par les partisans de Zuma? Pillages opportunistes? Désespoir des townships devant les rigueurs de l’hiver, des confinements successifs, des chiffres du chômage – on parle de 70% pour les jeunes?

Les déjeuners chez K et R étaient de ceux que nous nous réjouissions de pouvoir retrouver un jour, quand nous retournerions à Joburg. J’espérais revenir sous cette agréable véranda en savourant un Gin Inverroche, ou un verre de Sauvignon Blanc en m’informant des dernières nouvelles. La pandémie ne nous en a pas laissé le loisir.

En conclusion, je voudrais reprendre les premières phrases de K, faisant remarquer que désormais la vaccination était ouverte largement en Afrique du Sud, elle n’était ouverte jusqu’alors qu’aux plus de 60 ans, et qu’elle enjoignait tous ceux qui ne l’étaient pas, à profiter largement de cette opportunité. Si R en avait eu la possibilité, nous disait-elle, il l’aurait fait sans hésiter, et il serait encore sans doute parmi nous. Une occasion que saisiront sans doute les amis de R, en Afrique du Sud, comme en France, la vaccination est un marqueur social. Un sondage récent démontrerait que pour 50% des sud-africains, la prière est plus efficace que le vaccin

La dernière fois que j’ai vu une mante religieuse…

Vous pouvez aussi écouter ce billet ici.

La dernière fois que j’ai vu une mante religieuse, je veux dire, pas dans le vivarium d’un quelconque musée des sciences, mais une vraie mante religieuse, en liberté, ça devait être dans les années 90. Les fenêtres de la maison familiale restant toujours ouvertes pendant la période estivale, nous avions souvent ces visiteuses redoutées dont la vue de la silhouette gothique nous faisait pousser des cris stridents.

Il faut dire que cet insecte spectaculaire par sa taille et son aspect mi-végétal, mi-animal, était à son aise dans la portion de maquis, chênes lièges, cistes, myrtes et arbousiers qui bordaient notre maison. Il ne faisait pas de différence entre l’habitat de ses voisins humains et celui des insectes. “Inutile de crier! s’esclaffait mon père, elle ne mange personne, à part son partenaire !” Il nous arrivait parfois, horreur suprême, d’en voir deux accolées, leurs corps longilignes et leurs membres crochus arrimés l’un à l’autre surmontés par leurs quatre gros yeux verts globuleux*. Cette multiplication de membres griffus et verdâtres nous dégoûtait.

“C’est horrriiiible!” reprenions nous, enlève la (ou les) tout de suite! “. Nous nous refusions à nous approcher de la zone colonisée par l’importune, persuadés qu’elle ne manquerait pas de nous attaquer férocement. Mon père la pinçait délicatement au niveau du thorax entre son pouce et son index et la réexpédiait à l’extérieur. Nous étions tranquilles jusqu’à la prochaine incartade.

Alors que j’avais une terreur bleue de ces animaux à l’époque, l’adulte que je suis devenue trouverait rassurant de voir réapparaître cette créature d’un autre âge dans la maison à la belle saison. Mais force est de constater que sa présence s’est raréfiée jusqu’à devenir inexistante. Les maisons de vacances ont poussé comme des champignons sur les collines alentour, et la végétation endémique a reculé, laissant place à de majestueux palmiers qui marquent le standing de leur propriétaire, des oliviers taillés, des compositions de lavandes et de romarin, et des haies de lauriers blancs et roses résistant à la sécheresse mais probablement moins intéressants pour les mantoptères.

La Corse, longtemps citée comme une exception, n’a pas échappé à la poussée immobilière qui a perverti et enlaidi certaines parties du littoral français. Les collines bordant le Golfe d’Ajaccio sont désormais mitées par des constructions de styles divers qui ont rogné sur le maquis. Le difficile équilibre entre la pression immobilière et la préservation de paysages respectant une faune et une flore endémiques s’est réalisé au détriment de la seconde.

Les mantes religieuses se sont repliées plus loin, comme les tortues qu’on apercevait parfois ou comme les salamandres sur le bord de la petite source qui a depuis été captée sur le terrain voisin. Il reste encore quelques rainettes, attirées par la lumière les soirs d’été. Pour combien de temps?

* Particularité de la mante: elle possède cinq yeux! Deux gros yeux verts à facettes, et trois yeux simples et fixes…

On ne naît pas femme…

Quelques réflexions à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes.

C’est le retour du mois de mars, les jours rallongent, les jupes raccourcissent et les jonquilles remplacent les perce-neige et les crocus sur pelouses engourdies par l’hiver. Comme tous les ans nous allons être abreuvé.e.s d’initiatives de tous poils aux alentours de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars. J’avoue en ressentir d’avance une certaine fatigue. Cette débauche d’initiatives d’autant plus brillantes qu’elles ne passent pas le cap du printemps finit par me donner le tournis. La mise à l’honneur des droits des femmes, cela devrait être toute l’année, et pas seulement en mars.

“Historiques, pas hystériques”

Les colleuses parisiennes

C’est pourquoi aujourd’hui je veux simplement rendre hommage à toutes ces femmes, activistes ou non, qui n’attendent pas le mois de mars pour avoir des idées et s’impliquer. Parce qu’il faut choisir ces chevaux de bataille, je me suis plus impliquée sur le volet de l’égalité professionnelle, avec HEC Au Féminin et Grandes Ecoles au Féminin. Mais j’avoue aussi un petit faible, et un sursaut de fierté, quand je vois, sur les murs de nos villes, certains collages féministes qui interpellent les passant.e.s sur ces violences que continuent à subir les femmes, et que nos sociétés semblent incapables d’empêcher.

Ces collages, forcément éphémères, ont le mérite de rappeler cette vérité qui dérange: dans notre pays, les femmes ne sont pas à l’abri. Elles ne sont pas à l’abri dans les espaces publics, ni dans les espaces privés. Les faits ne sont pas nouveaux, mais ils sont de plus en plus insupportables. Il faut rendre grâce aux colleuses de rappeler quotidiennement sur nos murs, ce que les murs permettent d’ignorer.

Dans l’atelier d’écriture que je fréquente depuis quelques mois, il n’y a que des femmes, d’âges divers. Au gré des propositions de notre animatrice sont remontées des bribes de vie dont certaines nous ont sidérées. Il est toujours troublant de constater qu’aucune d’entre nous n’était exempte de souvenirs, d’expériences d’une “violence ordinaire” pour reprendre le terme d’une de nos participantes. Des expériences remontant par bribes, et dont une partie aurait pu aboutir à des condamnations pénales, mais qui ont été soigneusement enfouies par leur protagoniste, parce que “ça ne se faisait pas” (de rapporter), parce qu’elles auraient eu peur de ne pas être crues, parce que le perpétrateur était un proche estimé dans la famille, parce qu’elle n’a pas su réagir, parce que c’est elle qui aurait porté le stigmate de “dévergondée, dégueulasse, vicieuse, tordue”.

Ces femmes ont construit leur vie parfois malgré cela parce que, comme elles le disent, “il n’y avait pas mort d’homme”(sic), elle n’allaient pas ressasser le passé toute leur vie. Elles ont les moyens psychologiques et culturels pour le faire… Mais lorsque des phénomènes comme #metoo ont émergé, elles n’ont pas été surprises. Elles ont eu des bouffées de colère, des remontées de bile, contre les commentaires dubitatifs “quand-même, pourquoi parler aussi longtemps après, elles l’ont un peu cherché aussi non? Faut être sacrément naïve aussi!”. L’une de mes compagnes d’atelier décrit la nausée ressentie en constatant que malgré les mises en garde et les prises de conscience, on en soit encore là, que les jeunes générations de femmes, celles de nos filles et parfois de nos petites-filles, ne soient pas plus en sécurité aujourd’hui que nous l’avons été. Nous qui avons été jeunes à la fin du siècle dernier, nous qui avons profité de ce que les luttes féministes ont arraché le droit à la conception et à l’avortement, le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’assentiment d’un père ou d’un mari, le droit d’intégrer les grandes écoles, la suppression du droit de la notion de “chef de famille”, etc. nous ne tolérons pas de voir que le patriarcat tient bon.

Aucun corps ne t’appartient en dehors du tien

Les colleuses parisiennes

Certains n’apprécient guère la provocation de ces oeuvres d’art éphémères, mais la passante que je suis les vit comme une manifestation de soutien, un clin d’oeil. Un petit encouragement à ne pas se laisser aller. “On te croit” dit un collage. Parce que souvent, les victimes de violences ont en plus la charge de démontrer que ces dernières ne sont pas le fruit de leur imagination. Parce que souvent on leur fait miroiter les conséquences de leur plainte pour l’agresseur. “Vous êtes sûre que vous voulez porter plainte? Vous en connaissez les conséquences? On va devoir le mettre en garde à vue. Pour vos enfants, vous avez réfléchi? Que vont-ils en penser?” s’est vu objecter une de mes amies en instance de divorce venue déposer au commissariat de son quartier après que son mari avait porté la main sur elle.

Bravo donc à vous toutes, les anonymes qui concevez et animez ces campagnes sur les murs de nos villes. Je déteste trop la foule pour manifester, mais je suis de tout coeur avec vous… Et en conclusion, un de mes collages préférés…

Le recycleur…

“I am just a poor boy
Though my story’s seldom told
I have squandered my resistance
For a pocketful of mumbles
Such are promises
All lies and jest
Still, a man hears what he wants to hear
And disregards the rest”

Paul Simon, Annie Gawenda, The boxer

Même à l’heure où je meurs je suis invisible. Pourtant, vous me croisez tous les jours, dans vos avenues verdoyantes, vous me dépassez, sans m’accorder un seul regard. Je suis un cafard, un cloporte. Le niveau le plus bas de l’évolution dans l’échelle de la population locale. Y aura t’il l’un de vous pour me ramasser, alors que je gis dans mon sang, sur ce bord de chemin, salement rossé par des voyous en mal d’argent pour acheter leur dose de nyaope. Mais qu’espéraient-ils trouver dans les affaires d’un recycleur ? Des diamants de contrebande ?

Je m’appelle Samuel, je suis venu du Malawi pour trouver du travail. Mon cousin Richard travaillait ici comme jardinier et renvoyait chez lui plus de kwachas que je n’en gagnais à l’école. J’ai quitté mon boulot d’instituteur dans mon petit village près de la frontière du Mozambique pour prendre la route. Cela faisait des mois que je ne recevais plus ma paye, probablement envoyée sur le compte en banque d’un chef local. J’ai trouvé un petit groupe avec lequel fait des jours et des jours de marche, sur des routes cabossées et peu sûres pour éviter la police. Ma famille avait récolté un peu d’argent. Ma mère m’a donné sa bénédiction, quelques bananes pour le voyage, et fait promettre d’envoyer des nouvelles.  

Au bout d’une semaine, je suis arrivé à Johannesburg. J’étais impressionné par les grands immeubles, et la circulation. « Prends un taxi à la gare de Gandhi square, et rejoins-moi à Diepsloot » m’avait écrit Richard. Arrivé à son adresse, il n’était pas là. « Hayi, Richard, cela fait quelques jours qu’on ne l’a pas vu» me dit l’homme avec lequel il partageait une baraque en tôle, dans une rue étroite et poussiéreuse. « Il faut qu’il revienne vite, le proprio n’aime pas les loyers en retard ! ». Il me concéda quand même, moyennant finance, de dormir sur le matelas de Richard. Le lendemain, il m’indiqua l’adresse de son patron. Je sonnais sur le côté d’une grande maison blanche avec une haute grille. Une vieille domestique en uniforme derrière la grille me regarda d’un air dédaigneux « Richard ! » dit-elle en roulant les r, « Richard, il n’est pas venu depuis le début de la semaine ! Il a encore dû picoler ce week-end, tous des menteurs et paresseux ces malawites, ils ne s’entendent que pour venir piquer notre boulot, tsss !». Elle tourna le dos et repartit dans la maison.

Le numéro de Richard ne fonctionnait plus. J’envoyais un message à la maison, personne n’avait de nouvelles. Peter, l’un de mes compagnons de voyage m’avait laissé son numéro. Il me dit de le rejoindre à la gare de taxi de Gandhi square. Il avait rejoint des connaissances dans un squat de CBD, un de ces immeubles désertés dont les vitres explosées avaient été remplacées par du carton, où l’on se réchauffait en buvant de l’alcool et en allumant des feux de bois dans les nuits froides de Jobourg, craignant, chaque matin, de se réveiller transformé en torche humaine.

J’ai frappé à toutes les portes des commerces de CBD pour trouver un boulot, mais il fallait être présenté. Mon passé d’instituteur au Malawi n’impressionnait personne. On me regardait avec mépris ou compassion. Mes quelques économies disparaissaient aussi vite que le soleil, le soir, sur la savane. Il me fallait trouver un job, et vite. Ma mère m’écrivait que la situation empirait au village. Richard n’avait toujours pas réapparu. Je guettais dans les visages croisés dans les rues, ses traits moqueurs et son sourire. En vain.

C’est Peter qui me présenta au Tatoué, un nigérian aux scarifications verticales sur le menton les pommettes et le front. Le Tatoué régnait sur une bande de recycleurs auxquels il confiait des secteurs de la ville. Il prit mes derniers rands en caution du chariot et des grands sacs en toile que je devais tirer toute la journée sur mon secteur pour y récupérer dans les poubelles, les déchets à recycler, aluminium, plastique, carton. « Il va falloir te muscler, prof ! » dit-il en dévoilant ses dents du bonheur. Il m’indiqua les points de collecte où monnayer les déchets. Je partais au lever du soleil. Tous les soirs, en rentrant au squat, je devais lui donner la moitié de mes gains. Un jour, il m’a proposé de prendre du grade, et de passer dans son autre business, mais je n’ai pas voulu. La drogue, c’est le pire des maux, nous répétait le pasteur, chaque dimanche, au pays.

J’ai travaillé quelques mois pour Le Tatoué dans Jeppestown. Il m’aimait bien. Je ne faisais pas d’histoire. En tant qu’ancien instit, j’avais repéré la combine des types du centre de tri pour sous-estimer le poids et le volume des marchandises. J’étais plus à l’aise que mes camarades pour le calcul mental. J’étais respecté. J’ai appris à ne plus faire le dégoûté en triant les poubelles. Je me nourrissais des restes trouvés dans les poubelles des restaurants, m’habillais avec des hardes sorties de l’oubli auquel les avaient voués leur ancien propriétaire. J’ai commencé à envoyer quelques sous à la maison. Je devenais plus fort physiquement et traîner mon chariot, même plein, m’était de moins en moins pénible. Les jours où j’arrivais à amasser assez de déchets pour faire deux tournées au centre de tri, je me prenais pour le roi du monde. Je payais une bière à Peter.

Et puis le Tatoué s’est embrouillé avec un constable du poste de police de Jeppestown. Alors qu’on n’avait jamais vu de flics sur le secteur, on a commencé à en voir au coin des rues. Ils nous demandaient nos papiers, nous gardaient par plaisir pendant des heures à nous interroger, à menacer de nous confisquer les chariots, jusqu’à ce qu’on leur lâche un peu d’oseille. Je n’ai pas eu le fin mot de l’histoire, mais Le Tatoué a fini en tôle. Le mot a fait le tour du squat. « Sauve-qui peut ! ». Peter m’a dit qu’il allait tenter sa chance plus au nord. « Récupère ton chariot et ton sac, on se casse ! »

Nous avons marché, marché. Lorsque nous n’avons plus été pourchassés par la police ou par des rivaux, nous avons trouvé un point de chute dans un parc boisé, le long d’une petite rivière, sous l’ombre protectrice des grands eucalyptus à l’odeur poivrée. L’eau de la petite rivière et du réservoir en contrebas nous permettait de nous décrasser, en rentrant de la journée de labeur. Le quartier était plus aéré que CBD, les nuits à la belle étoile plus sûres que la nuit au squat. Les récoltes étaient plus variées, les poubelles des riches sont des mines inexploitées. Mais le centre de collecte était plus loin, il fallait passer sous l’autoroute et marcher plus longtemps, en évitant de nous faire écraser par les automobilistes, et remarquer par les patrouilles de police, et les vigiles des sociétés de sécurité. On devait trouver des combines pour passer les grilles qui clôturaient certaines rues, soudoyer des gardes pour qu’ils ferment les yeux. C’est devenu plus dur de faire deux tournées par jour. J’ai cessé d’envoyer de l’argent à ma mère.

L’hiver est arrivé, il faisait de plus en plus froid la nuit. Avec Peter, nous faisions des feux avec du bois mort pour nous réchauffer. De bonnes âmes de la paroisse locale passaient pour nous apporter des couvertures, des thermos de thé et quelques provisions. Elles se sont portées garantes pour nous lorsque la police a menacé de nous expulser, aiguillonnée par les riverains qui n’aimaient pas voir nos tas de hardes et nos chariots sous les arbres lorsqu’ils promenaient leurs chiens ou faisaient leur jogging. « Chh, chhh » faisaient les nounous en accélérant leurs pas lorsque les petits enfants sortant de l’ère de jeu nous désignaient de leurs petites mains potelées, alors que nous faisions la sieste, à l’heure la plus chaude de la journée après une première tournée dans le froid.

Une nuit, les voyous sont arrivés, alors que notre feu n’était plus que braises et que nous nous apprêtions à dormir. Ils étaient trois, je ne les avais jamais vus dans le voisinage. Ils ont voulu s’installer près de notre campement. Ils parlaient fort. Nous leur avons demandé d’aller plus loin. Ils se sont incrustés, ont sorti des bouteilles d’alcool fort et ont commencé à boire. Ils étaient de plus en plus bruyants. Je leur ai dit de se calmer ou d’aller plus loin, mais ils ne voulaient rien en faire. L’un d’entre eux, un balafré avec des dreadlocks blonds m’a dit d’arrêter de faire le connard, de fumer un truc. « La nuit est à tout le monde, et le parc aussi ! » a-t’il déclamé, « et toi tu n’es qu’un connard de ramasseur de merde !».

Il a sorti une sorte de pipe en plastique dans laquelle il a fourré le tabac d’une cigarette sortie de sa poche, et le contenu d’un petit morceau de plastique. Il a allumé le tout. Lui et ses copains se sont approchés de notre feu et ont commencé à se passer la pipe en inspirant bruyamment. Ca les a mis dans une sorte de torpeur, puis ils ont tous commencé à ricaner comme des charognards. Je me suis enfoncé dans mes couvertures, j’avais sommeil, j’étais peu à peu engourdi par le froid et je ne voulais pas me battre. Je me suis assoupi et j’ai été réveillé par un cri de Peter. L’un des acolytes du balafré était en train de fouiller dans ses affaires. Ca sentait le roussi. Il jetait toutes les maigres possessions de Peter dans le feu après s’être assuré qu’elles ne contenaient rien qui l’intéresse. Je me suis levé et j’ai commencé à prêter main forte à Peter qui essayait de le retenir. Le second larron est venu à la rescousse du premier pendant que le balafré nous regardait d’un air satisfait.

Ils ont tabassé Peter, et ils s’en sont détournés pour essayer de fourrager dans mes affaires, aiguillonnés par le balafré. J’ai vu rouge. Moi qui n’ai jamais été bagarreur, j’ai commencé à frapper, frapper au hasard. J’avais ramassé quelques hardes que je pensais revendre au marché le dimanche, et reçu ma paye de la semaine du centre de tri, j’allais enfin pouvoir envoyer des sous à la maison. J’ai dégommé le plus gros d’entre eux, il voyait trente-six chandelles et crachait du sang. C’est alors que le balafré a sorti une lame de la poche de sa chemise. Je l’ai vue trop tard, j’ai commencé à courir vers la première maison gardée par un vigile, au bout du parc. Il m’a rattrapé sur le parking. « Prend-ça, connard ! ». J’ai senti une douleur au côté. Je me suis affalé sur le trottoir, près du square où jouent les enfants. Tout est calme, la nuit est encore sombre. Les deux voyous se sont acharnés à coup de pieds sur moi. Ma bouche ne s’ouvre plus, ma vue est brouillée, je sens que la vie me quitte peu à peu, alors que le soleil commence à s’élever à l’est. Je pense à ma mère, au village. Je me vois, sur mon chariot, les deux mains sur la poignée, je rêve que je vole sur l’arc du soleil et rejoins auprès d’elle la terre de mes ancêtres.

Retrouver le temps long…

Et si on retrouvait le temps de penser?

Parfois, des lectures s’imposent comme des évidences. J’ai ouvert récemment un livre qui était depuis longtemps dans ma pile à lire électronique et j’ai eu comme une illumination… un “moment de grâce” comme le disait une ancienne ministre sarkozyste découvrant la ligne 13 du métro… Ce livre, c’est: “Thinking Fast and slow” de Daniel Kahneman, psychologue et économiste israélien qui a remporté le prix Nobel d’économie en 2002, pour avoir remis en cause – avec succès- la théorie de l’acteur rationnel. Dans ce livre, devenu très vite un best-seller, et traduit en français par“Système 1 et Système 2, les deux vitesses de la pensée”, Kahneman expose ses travaux en théorie cognitive. Selon lui, tous les humains disposent de deux systèmes de pensée pour évaluer les situations dans lesquelles ils se trouvent: un système rapide, et un système lent.

Le système 1 est hérité de notre évolution, permet d’agir rapidement, instinctivement et son mérite est de nous avoir préservés de l’extinction en nous permettant de nous mettre à l’abri des dangers dès que nous les percevions. Le système 2 est plus analytique, il nous permet d’étudier les problèmes en profondeur et d’éloigner les nombreux biais dûs à la rapidité du système 1. Pour un grand nombre de situations de la vie, le système 1 est suffisant et nous agissons comme par réflexe, sans avoir besoin. Mais ce système est hautement faillible, et comporte de nombreux biais. Il nous entraîne dans de nombreux pièges cognitifs. Pour les problèmes plus complexes, seul le système 2 peut nous aider à saisir l’étendue des enjeux et nous faire prendre des décisions adaptées en examinant lentement les problèmes.

Outre le côté très pédagogue de l’ouvrage, qui se lit très facilement, j’ai été fascinée, à sa lecture, par le parallèle qu’on peut percevoir avec la façon dont sont pensées les différentes crises que nous traversons: qu’elles soient crées par la pandémie de Covid, le réchauffement climatique, ou la libération d’une otage aux mains de djihadistes sahéliens.

Ces derniers temps, un halo lumineux se crée très régulièrement dans mon cerveau et clignote : “Alerte système 1, Alerte système 1!” lorsque je regarde les émissions d’informations ou les réseaux sociaux, et que je prends le temps d’analyser comment l’actualité est commentée par la ronde des “experts” sollicités pour nous donner leur éclairage,

Les émissions et les publications sur les RS sont formatées pour s’adresser au système 1: susciter des réactions instinctives, sans ouverture possible du débat. Les journalistes/présentateurs sont sans doute fautifs, comme les “experts”, prompts à enflammer la polémique pour assurer leur marketing personnel, sans parler des politiques, qui feraient mieux de se taire… Personne n’ose proclamer de but en blanc que la période est compliquée, et que seul le temps pourra véritablement montrer si les décisions sont fondées ou pas. Le sort d’une épidémie ne se joue pas sur des déclarations, mais sur une multitude d’actions, une implication de tous les acteurs à différents niveaux et c’est de la bêtise, ou de la vantardise de croire que les déclarations (forcément contradictoires sur la durée) sur telle ou telle chaîne feront la différence.

Retrouvons le temps long, le temps de penser, le temps d’agir, le temps de laisser agir. Arrêtons d’enfourcher nos Rossinante pour conquérir les moulins. Nous en savons aujourd’hui plus sur la Covid19 qu’aux débuts de la pandémie, mais nous n’avons pas pour autant trouvé de solution miracle. Il est trop tôt pour décréter que nous aurons un vaccin dans x mois et que cela résoudra tous nos problèmes, ou que les masques ne servent à rien et qu’il aurait fallu larguer de l’hydroxychloriquine par canadair sur tout le territoire! Utilisons notre système 2, oui, ça prend du temps, ça fait un peu mal à la tête, pour examiner les faits, ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et comment il serait raisonnable d’agir en conséquence…

Retrouvons le temps long aussi dans l’affaire de la libération de Sophie Pétronin, la dernière otage française au Mali. Après les cris de joie de son fils et de son comité de soutien, se sont fait entendre les critiques sur le caractère inapproprié des premières déclarations de l’ex-otage aux médias. Ne peut-on pas tirer les enseignements du passé, et concevoir que l’ex-otage n’est pas encore tout à fait elle-même. Que pour faire sens de son expérience, elle a besoin, elle-aussi, d’un peu de temps, et que ses déclarations à chaud ne reflètent pas forcément ce qu’elle pensera dans six mois, un an, six ans… Il faut relire les très émouvants écrits de Jean-Paul Kauffmann pour comprendre à quel point cette reconstruction ne peut être immédiate!

Faisons fonctionner notre système 2 avant de réagir et de susciter des débats enflammés et contreproductifs! Rome ne s’est pas faite en un jour, comme l’écrivait le célèbre philosophe René Goscinny…

Une nouvelle ère pour l’ANC ?

Fin de séquence électorale en Afrique du Sud. L’IEC, l’autorité électorale sud-africaine, a fini samedi 11 mai 2019 en fin de journée, le décompte des votes de la sixième élection législative depuis la fin de l’apartheid en 1994. Malgré quelques protestations autour de quelques incidents qui auraient émaillé la journée de vote du 8 mai, l’autorité électorale a estimé que tout s’était déroulé dans le calme, et que l’élection était valide.

Cette élection n’a pas bouleversé les équilibres existant entre les différentes forces politiques en présence dans le pays. Comme prévu, l’ANC reste majoritaire, avec 57, 50 % des suffrages, elle récolte toutefois une marge moins confortable que lors des élections précédentes, le DA, principal parti d’opposition a engrangé avec 20,77% des performances décevantes, en deçà des ambitions de ses leaders, quant à l’EFF (le parti des Economic Freedom Fighters), il a plutôt bien tiré son épingle du jeu, avec 10,79% des votes, profitant des déboires des deux autres principaux partis, et devenant le premier parti d’opposition dans trois provinces.

Zapiro’s cartoon @dailymaverick (8 May 2019) #Elections2019 #VotingDayhttps://t.co/JXWdhys020 pic.twitter.com/OGzdtEdkDJ— Zapiro (@zapiro) 9 mai 2019

Ces élections sont une bonne et une mauvaise nouvelle pour l’ANC et pour Cyril Ramaphosa qui a pris la tête de l’ANC en février 2018, après la destitution de Jacob Zuma dont l’image s’était érodée notablement après les révélations du rapport sur le “state capture”. Bonne nouvelle, parce que les résultats prouvent que la méthode imposant Ramaphosa à la tête de l’ANC un an avant les législatives était la bonne tactique, et que cela a certainement permis à l’ANC de rester majoritaire. Ce résultat permettra par ailleurs à Ramaphosa de prôner la continuité de sa politique de réforme de l’ANC, de lutte contre la corruption et les prébendes dont bénéficiaient certains poids lourds du parti.

On peut espérer que feront partie de l’opération de nettoyage certains politiciens nuisibles comme le numéro Un du Free State, Ace Magashule, affidé de Jacob Zuma et toujours secrétaire général du parti malgré les nombreux soupçons de corruption et de détournement de fonds dont il fait l’objet. Ses turpitudes sont détaillées dans le livre du journaliste Peter Myburg “Gangster state”, paru le mois dernier en Afrique du Sud.

Ramaphosa était le favori du monde des affaires sud-africain. Le quotidien Business Day et The Economist avaient appelé à sa réélection. Le résultat permettra sans doute de rassurer Sandton et de ne pas engendrer d’exil massif des élites économiques.

Cependant, la situation du pays ne devrait pas s’améliorer comme par magie du seul fait de la marge confortable de l’ANC. Certes, le pays a échappé à des semaines de tractations de boutiquiers sur la constitution du gouvernement du fait de la persistance de la dominance de l’ANC sur la vie politique, mais l’influence de l’ANC s’érode lentement d’élection en élection. Seuls 66% des électeurs se sont déplacés cette fois-ci, alors que la participation était plutôt au dessus des 70% pour les élections précédentes, et une majorité de jeunes entre 18 et 35 ans n’ont pas voté.

Ramaphosa doit donc agir rapidement pour enrayer la lente désaffection des électeurs et surtout offrir des perspectives aux jeunes les plus défavorisés qui se retrouvent souvent avec des niveaux de chômage bien supérieurs aux 30% affichés officiellement. Les entreprises locales doivent retrouver la croissance pour pouvoir fournir des emplois. Or la croissance est obérée par un monde économique gangrené par la corruption et des pratiques qui obèrent la productivité des entreprises. Comme le cite ce rapport publié par Transparency International, la corruption impacte directement la croissance et ne contribue pas à la réduction des inégalités.

La marge de manoeuvre du nouveau président est étroite. Les derniers mois de la dernière législature, sous son impulsion ont vu fleurir les commissions d’enquête établissant des soupçons de corruption dans tous les domaines. Mettre hors d’état de nuire les corrupteurs et les corrompus serait souhaitable, mais risque de provoquer un séisme à l’intérieur du parti, tant celui-ci est atteint à tous les niveaux. Dans son discours d’hier il a dit avoir compris les messages de son électorat, reste à convaincre l’appareil d’un parti ou la politique de redistribution interne était moins une affaire de compétences que de poids électoral.

Les entreprises d’Etat, au bord du dépôt de bilan nécessitent des mesures drastiques. Comment faire, par exemple, alors que l’économie est atone, pour licencier sans douleur la moitié des effectifs pléthoriques d’Eskom. Un graphe qui circulait sur Internet avant les élections montrait que le nombre d’employés d’Eskom avait doublé entre 2008 et 2017 alors que la production en kilowatt-heures restait stable sur la même période. Les centrales sont dans un état épouvantable, n’ayant pas été maintenues pendant des années, contraignant l’entreprise à des délestages qui pénalisent entreprises et particuliers.

Les électeurs sont désabusés, tels les parents de la journaliste Pontsho Pilane (fort sympathique jeune femme du North West) qui notent fort à propos que si l’eau courante a été rétablie dans leur village la semaine avant les élections, elle devrait logiquement se tarir une fois les échéances électorales passées.

Bref, pas d’état de grâce en vue pour Ramaphosa, mais plutôt une équation difficile à résoudre. On lui souhaite bonne chance et bon courage!

https://www.france24.com/fr/20190509-debat-afrique-sud-elections-legislatives-sud-africaines-ramaphosa-anc?fbclid=IwAR3nF95MTOEzOcaXQ4se68sjXLY-_Z1ZauJybOKw1vhGIAv9zcjb2cni4FA

Les illusions perdues de Sindiwe Magona…

Cette semaine, j’ai envie de vous parler de littérature, une de mes façons préférées d’explorer le monde. J’ai fini récemment “To my children’s children” l’autobiographie (de sa naissance à son accession à l’âge adulte) de Sindiwe Magona, auteure sud-africaine de culture Xhosa et j’avais envie d’en écrire tout le bien que j’en pense.

Dans “to my children’s children”, Sindiwe Magona qui a écrit (entre autres) le superbe roman “Mother to mother” enseigné aujourd’hui dans les écoles sud-africaines, raconte son enfance, son adolescence et le début de son âge adulte sous l’apartheid. Née en 1943 dans un petit village du Transkeï (aujourd’hui Eastern Cape), Sindiwe passe ses cinq premières années dans un petit village, dans une vraie vie communautaire, avec sa grand-mère, ses oncles et tantes, sa mère et ses frères et soeurs. Le père est parti essayer de gagner sa vie dans la grande ville du Cap et ne revient que très rarement. Elle se rappelle qu’à cette période-là elle l’appelait, comme ses cousins, “l’oncle du Cap”. Elle garde un souvenir béni de cette période où tous vivaient dans une communauté très solidaire, où chacun, jusqu’au plus petit avait un rôle et une tâche à réaliser pour la collectivité, sous la houlette sévère mais juste de sa grand-mère. Cette communauté soudée qui se nourrissait des histoires racontées par les anciens, une fois accomplies les tâches de la journée. Mais la santé de la mère contraint la famille à rejoindre le père, dans un des townships du Cap.

La famille s’installe à Solomon, quartier de Blaauvlei, un township des Cape Flats, battu par les vents et le sable. Le père part tout les matins travailler comme pompiste au centre ville, la mère multipliera les petits métiers (vendeuse à la sauvette, etc) pour améliorer l’ordinaire de la famille tout en prenant soin des enfants. Ils occupent pendant un temps, une pièce dans un “shack en tôle ondulée” appartenant à la famille Masola, dont le père engloutit en alcool l’argent des loyers récoltés, occasionnant des disputes épiques avec son épouse dont profitent allègrement les locataires.

“This family looked, sounded, and smelled as if they had seen better ways. They must have, because the ones they were seeing, when I came to know them, could not have been worse. Except that when I saw them again, some twenty-five years later, hard though this would have been to imagined when we lived in their house, they were faring worse. I guess even in reaching rock bottom, there are different levels of bottoms and different hardnesses of rock” p 21-22

Malgré l’évidente pauvreté de la famille, Sindiwe Magona raconte une enfance heureuse entre des parents sévères (les châtiments corporels sont fréquents à la maison comme à l’école) et aimants. Les années à Blaauvlei sont les années de la découverte, découverte enthousiasmante de la grande ville, découverte de l’école qui sera déterminante dans le parcours de Sindiwe Magona. Son horizon s’ouvre dans cette banlieue du Cap où elle apprend à lire, comme elle apprend aussi, de façon subliminale, la supériorité du blanc.

“I cannot recall anyone ever telling me that whites were better (not in the same way I was given instructions about the omnipotence and omniscience of the Deity). I know that by the time I reached my teens, that fact was firmly, unshakeably, rooted in my mind. Who can wonder? The whole environment screamed: ‘WHITE IS BEST'”.  P 40

Les parents, bien que peu éduqués, ont la conviction que seule l’éducation pourra donner de meilleures chances à leurs enfants et encouragent ceux-ci à fréquenter l’école et à y réussir. Elle décrit une scolarité plutôt chaotique dans des écoles des townships bondées, bruyantes, manquant cruellement de moyens. Des professeurs ayant du mal à retenir le nom de leurs élèves trop nombreux. Les chapardages de livres entre élèves. Elle décrit aussi le tiraillement de sa jeune conscience entre le monde des coutumes et les nouvelles connaissances acquises à l’école. Elle cite notamment l’anecdote hilarante ou, ayant suivi un cours d’hygiène à l’école elle se met en tête d’ouvrir grandes les fenêtres de leur shack pour aérer, avant que sa mère referme aussitôt, de peur de voir la famille envahie par les mauvais esprits ou les mauvais sorts attirés par les ouvertures.

L’accession à l’âge adulte se fait à travers une série de désillusions. Ayant la possibilité de faire des études et de devenir institutrice, elle a fait la fierté de ses parents.  Elle découvre qu’un diplôme ne se traduit pas forcément en offre d’emploi (elle se refusera à écouter les suggestions qu’une enveloppe au directeur pourrait être secourable), et doit travailler dans une poissonnerie pendant plusieurs mois. Elle déchante, lorsqu’elle obtient enfin un poste, en découvrant l’état pitoyable des écoles dans lesquelles elle doit enseigner. Elle y découvre que sa formation l’a tout sauf préparée à sa mission. Sa classe comporte des élèves de neuf à dix-neuf ans, avec des niveaux très hétérogènes. Souvent élevés par une mère qui peine à joindre les deux bouts, très peu d’élèves sont réceptifs à l’enseignement dans des classes bondées. Elle réalise que son enfance pauvre mais heureuse lui a fermé les yeux aux injustices et aux misères du monde. Elle s’aperçoit aussi qu’une bonne éducation ne donne pas forcément un bon salaire. Malgré le prestige de sa fonction d’institutrice, elle est très mal payée (il faut dire que l’état sud-africain, qui a mis en place la “Bantu education” dépense à l’époque, 28 rands pour chaque élève noir contre 480 pour un élève blanc).

La fin de son adolescence correspond aussi à un déplacement géographique. Le gouvernement de l’apartheid relocalise les populations des townships et la famille se retrouve à Nyanga East (aujourd’hui Guguletu). La vie de communauté qui s’était construite à Retreat est perdue, et dans le nouveau township, les conditions de vie s’avèrent plus dures.

Le dernière (et plus dure désillusion) vient de sa vie affective. Totalement ignorante des choses de la chair, elle se retrouve enceinte en 1962 alors qu’elle n’est évidemment pas mariée. Cette grossesse est une double défaite, elle est une déception pour ses parents qui se sont sacrifiés pour son éducation et elle se fait renvoyer de l’enseignement pour deux ans, car, même dans les écoles publiques des townships, une grossesse hors mariage est considérée comme immorale. Celle qui se voyait partie pour une carrière d’institutrice, est contrainte de travailler comme bonne à tout faire dans des familles blanches de Cape Town. Ce qui lui donne l’occasion d’affiner son analyse des relations raciales dans l’ Afrique du Sud des années 60.

Le père de ses enfants, n’ayant pas acquitté la lobola scellant le mariage traditionnel Xhosa, se révèlera tout aussi inefficace pour contribuer à l’éducation des enfants. Elle l’a néanmoins épousé civilement pour réaliser qu’elle lui a donné de ce fait autorité sur elle et qu’il peut nuire à ses désirs d’avancement en refusant qu’elle aille étudier pour être infirmière dans le Eastern Cape, ou en occasionnant son renvoi en annonçant à son employeuse qu’elle est enceinte. A vingt trois ans, alors qu’elle attend son troisième enfant, et qu’elle vit chez ses parents avec ses frères et soeurs (à 13 dans une maison prévue pour 4), elle realise avec amertume qu’elle va devoir se battre toute seule.

“Where I had seen a friend and a lover, stood an adversary and a rapist. The man on whom I had plan to lean became the cruel current sweeping away the seeds of hope, an nightmare squashing and crashing my dreams… Materially my parents had not been able to give me much. But, thank God, they had instilled in me unshakeable belief in myself and in my capabilities. Moreover, I had not in my home witnessed irresponsibility… to me people grew up to do their duty. Mine was clearly hauling myself to the state of professional respectability.” p 153 

Il faut lire ce beau témoignage sur la condition d’une famille Xhosa sous l’apartheid. L’auteure y déploie des talents de conteuse (“story teller”) sans doute hérités de son enfance rurale. C’est un tableau sans concession de la vie des townships, de la pauvreté, des rapports entre les races, dont elle ne prend conscience qu’assez tardivement, mais aussi des rapports entre les hommes et les femmes.

C’est un document très intéressant sur la culture Xhosa, ses coutumes. Les descriptions de rites, des rites de naissance, de protection du mal, de guérison à la négociation de la lobola, sont très vivantes et passionnantes, avec quelques traits d’humour dûs au recul de l’auteure, maintenant grand-mère et essayant de transmettre, à ses petits enfants, les reflets d’une époque antérieure à leur naissance. Ce témoignage me ramène aux interviews recueillies pour ma recherche auprès des jeunes mères des townships. Le moment humiliant de la négociation de l’enhlabulo (réparation des dommages) avec la famille du père présumé, l’accouchement seule à l’hôpital public, et la découverte d’un enfant à la fois écrasante et source de joie profonde. La phrase “en Afrique il y a peut être des grossesses non désirées, mais il n’y a pas d’enfant non désiré” résonne avec les témoignages que j’ai recueillis de ces jeunes mères…

“To my children’s children” est aussi une belle histoire de résilience, une incitation à la persévérance, et une victoire de la volonté sur la fatalité. Alors qu’elle aurait pu considérer à 23 ans que sa vie était finie, plombée par les effets conjugués du patriarcat, de l’apartheid et des maternités arrivées trop tôt, Sindiwe Magona a réussi à poursuivre des études, obtenir un doctorat, travailler pour les Nations Unies et écrire des romans…

Et parce que nous allons vers un long week-end, un cadeau bonus! L’extrait la lecture, par l’auteure, du récit qui fait suite à celui-ci: “Forced to grow”.