Le recycleur…

“I am just a poor boy
Though my story’s seldom told
I have squandered my resistance
For a pocketful of mumbles
Such are promises
All lies and jest
Still, a man hears what he wants to hear
And disregards the rest”

Paul Simon, Annie Gawenda, The boxer

Même à l’heure où je meurs je suis invisible. Pourtant, vous me croisez tous les jours, dans vos avenues verdoyantes, vous me dépassez, sans m’accorder un seul regard. Je suis un cafard, un cloporte. Le niveau le plus bas de l’évolution dans l’échelle de la population locale. Y aura t’il l’un de vous pour me ramasser, alors que je gis dans mon sang, sur ce bord de chemin, salement rossé par des voyous en mal d’argent pour acheter leur dose de nyaope. Mais qu’espéraient-ils trouver dans les affaires d’un recycleur ? Des diamants de contrebande ?

Je m’appelle Samuel, je suis venu du Malawi pour trouver du travail. Mon cousin Richard travaillait ici comme jardinier et renvoyait chez lui plus de kwachas que je n’en gagnais à l’école. J’ai quitté mon boulot d’instituteur dans mon petit village près de la frontière du Mozambique pour prendre la route. Cela faisait des mois que je ne recevais plus ma paye, probablement envoyée sur le compte en banque d’un chef local. J’ai trouvé un petit groupe avec lequel fait des jours et des jours de marche, sur des routes cabossées et peu sûres pour éviter la police. Ma famille avait récolté un peu d’argent. Ma mère m’a donné sa bénédiction, quelques bananes pour le voyage, et fait promettre d’envoyer des nouvelles.  

Au bout d’une semaine, je suis arrivé à Johannesburg. J’étais impressionné par les grands immeubles, et la circulation. « Prends un taxi à la gare de Gandhi square, et rejoins-moi à Diepsloot » m’avait écrit Richard. Arrivé à son adresse, il n’était pas là. « Hayi, Richard, cela fait quelques jours qu’on ne l’a pas vu» me dit l’homme avec lequel il partageait une baraque en tôle, dans une rue étroite et poussiéreuse. « Il faut qu’il revienne vite, le proprio n’aime pas les loyers en retard ! ». Il me concéda quand même, moyennant finance, de dormir sur le matelas de Richard. Le lendemain, il m’indiqua l’adresse de son patron. Je sonnais sur le côté d’une grande maison blanche avec une haute grille. Une vieille domestique en uniforme derrière la grille me regarda d’un air dédaigneux « Richard ! » dit-elle en roulant les r, « Richard, il n’est pas venu depuis le début de la semaine ! Il a encore dû picoler ce week-end, tous des menteurs et paresseux ces malawites, ils ne s’entendent que pour venir piquer notre boulot, tsss !». Elle tourna le dos et repartit dans la maison.

Le numéro de Richard ne fonctionnait plus. J’envoyais un message à la maison, personne n’avait de nouvelles. Peter, l’un de mes compagnons de voyage m’avait laissé son numéro. Il me dit de le rejoindre à la gare de taxi de Gandhi square. Il avait rejoint des connaissances dans un squat de CBD, un de ces immeubles désertés dont les vitres explosées avaient été remplacées par du carton, où l’on se réchauffait en buvant de l’alcool et en allumant des feux de bois dans les nuits froides de Jobourg, craignant, chaque matin, de se réveiller transformé en torche humaine.

J’ai frappé à toutes les portes des commerces de CBD pour trouver un boulot, mais il fallait être présenté. Mon passé d’instituteur au Malawi n’impressionnait personne. On me regardait avec mépris ou compassion. Mes quelques économies disparaissaient aussi vite que le soleil, le soir, sur la savane. Il me fallait trouver un job, et vite. Ma mère m’écrivait que la situation empirait au village. Richard n’avait toujours pas réapparu. Je guettais dans les visages croisés dans les rues, ses traits moqueurs et son sourire. En vain.

C’est Peter qui me présenta au Tatoué, un nigérian aux scarifications verticales sur le menton les pommettes et le front. Le Tatoué régnait sur une bande de recycleurs auxquels il confiait des secteurs de la ville. Il prit mes derniers rands en caution du chariot et des grands sacs en toile que je devais tirer toute la journée sur mon secteur pour y récupérer dans les poubelles, les déchets à recycler, aluminium, plastique, carton. « Il va falloir te muscler, prof ! » dit-il en dévoilant ses dents du bonheur. Il m’indiqua les points de collecte où monnayer les déchets. Je partais au lever du soleil. Tous les soirs, en rentrant au squat, je devais lui donner la moitié de mes gains. Un jour, il m’a proposé de prendre du grade, et de passer dans son autre business, mais je n’ai pas voulu. La drogue, c’est le pire des maux, nous répétait le pasteur, chaque dimanche, au pays.

J’ai travaillé quelques mois pour Le Tatoué dans Jeppestown. Il m’aimait bien. Je ne faisais pas d’histoire. En tant qu’ancien instit, j’avais repéré la combine des types du centre de tri pour sous-estimer le poids et le volume des marchandises. J’étais plus à l’aise que mes camarades pour le calcul mental. J’étais respecté. J’ai appris à ne plus faire le dégoûté en triant les poubelles. Je me nourrissais des restes trouvés dans les poubelles des restaurants, m’habillais avec des hardes sorties de l’oubli auquel les avaient voués leur ancien propriétaire. J’ai commencé à envoyer quelques sous à la maison. Je devenais plus fort physiquement et traîner mon chariot, même plein, m’était de moins en moins pénible. Les jours où j’arrivais à amasser assez de déchets pour faire deux tournées au centre de tri, je me prenais pour le roi du monde. Je payais une bière à Peter.

Et puis le Tatoué s’est embrouillé avec un constable du poste de police de Jeppestown. Alors qu’on n’avait jamais vu de flics sur le secteur, on a commencé à en voir au coin des rues. Ils nous demandaient nos papiers, nous gardaient par plaisir pendant des heures à nous interroger, à menacer de nous confisquer les chariots, jusqu’à ce qu’on leur lâche un peu d’oseille. Je n’ai pas eu le fin mot de l’histoire, mais Le Tatoué a fini en tôle. Le mot a fait le tour du squat. « Sauve-qui peut ! ». Peter m’a dit qu’il allait tenter sa chance plus au nord. « Récupère ton chariot et ton sac, on se casse ! »

Nous avons marché, marché. Lorsque nous n’avons plus été pourchassés par la police ou par des rivaux, nous avons trouvé un point de chute dans un parc boisé, le long d’une petite rivière, sous l’ombre protectrice des grands eucalyptus à l’odeur poivrée. L’eau de la petite rivière et du réservoir en contrebas nous permettait de nous décrasser, en rentrant de la journée de labeur. Le quartier était plus aéré que CBD, les nuits à la belle étoile plus sûres que la nuit au squat. Les récoltes étaient plus variées, les poubelles des riches sont des mines inexploitées. Mais le centre de collecte était plus loin, il fallait passer sous l’autoroute et marcher plus longtemps, en évitant de nous faire écraser par les automobilistes, et remarquer par les patrouilles de police, et les vigiles des sociétés de sécurité. On devait trouver des combines pour passer les grilles qui clôturaient certaines rues, soudoyer des gardes pour qu’ils ferment les yeux. C’est devenu plus dur de faire deux tournées par jour. J’ai cessé d’envoyer de l’argent à ma mère.

L’hiver est arrivé, il faisait de plus en plus froid la nuit. Avec Peter, nous faisions des feux avec du bois mort pour nous réchauffer. De bonnes âmes de la paroisse locale passaient pour nous apporter des couvertures, des thermos de thé et quelques provisions. Elles se sont portées garantes pour nous lorsque la police a menacé de nous expulser, aiguillonnée par les riverains qui n’aimaient pas voir nos tas de hardes et nos chariots sous les arbres lorsqu’ils promenaient leurs chiens ou faisaient leur jogging. « Chh, chhh » faisaient les nounous en accélérant leurs pas lorsque les petits enfants sortant de l’ère de jeu nous désignaient de leurs petites mains potelées, alors que nous faisions la sieste, à l’heure la plus chaude de la journée après une première tournée dans le froid.

Une nuit, les voyous sont arrivés, alors que notre feu n’était plus que braises et que nous nous apprêtions à dormir. Ils étaient trois, je ne les avais jamais vus dans le voisinage. Ils ont voulu s’installer près de notre campement. Ils parlaient fort. Nous leur avons demandé d’aller plus loin. Ils se sont incrustés, ont sorti des bouteilles d’alcool fort et ont commencé à boire. Ils étaient de plus en plus bruyants. Je leur ai dit de se calmer ou d’aller plus loin, mais ils ne voulaient rien en faire. L’un d’entre eux, un balafré avec des dreadlocks blonds m’a dit d’arrêter de faire le connard, de fumer un truc. « La nuit est à tout le monde, et le parc aussi ! » a-t’il déclamé, « et toi tu n’es qu’un connard de ramasseur de merde !».

Il a sorti une sorte de pipe en plastique dans laquelle il a fourré le tabac d’une cigarette sortie de sa poche, et le contenu d’un petit morceau de plastique. Il a allumé le tout. Lui et ses copains se sont approchés de notre feu et ont commencé à se passer la pipe en inspirant bruyamment. Ca les a mis dans une sorte de torpeur, puis ils ont tous commencé à ricaner comme des charognards. Je me suis enfoncé dans mes couvertures, j’avais sommeil, j’étais peu à peu engourdi par le froid et je ne voulais pas me battre. Je me suis assoupi et j’ai été réveillé par un cri de Peter. L’un des acolytes du balafré était en train de fouiller dans ses affaires. Ca sentait le roussi. Il jetait toutes les maigres possessions de Peter dans le feu après s’être assuré qu’elles ne contenaient rien qui l’intéresse. Je me suis levé et j’ai commencé à prêter main forte à Peter qui essayait de le retenir. Le second larron est venu à la rescousse du premier pendant que le balafré nous regardait d’un air satisfait.

Ils ont tabassé Peter, et ils s’en sont détournés pour essayer de fourrager dans mes affaires, aiguillonnés par le balafré. J’ai vu rouge. Moi qui n’ai jamais été bagarreur, j’ai commencé à frapper, frapper au hasard. J’avais ramassé quelques hardes que je pensais revendre au marché le dimanche, et reçu ma paye de la semaine du centre de tri, j’allais enfin pouvoir envoyer des sous à la maison. J’ai dégommé le plus gros d’entre eux, il voyait trente-six chandelles et crachait du sang. C’est alors que le balafré a sorti une lame de la poche de sa chemise. Je l’ai vue trop tard, j’ai commencé à courir vers la première maison gardée par un vigile, au bout du parc. Il m’a rattrapé sur le parking. « Prend-ça, connard ! ». J’ai senti une douleur au côté. Je me suis affalé sur le trottoir, près du square où jouent les enfants. Tout est calme, la nuit est encore sombre. Les deux voyous se sont acharnés à coup de pieds sur moi. Ma bouche ne s’ouvre plus, ma vue est brouillée, je sens que la vie me quitte peu à peu, alors que le soleil commence à s’élever à l’est. Je pense à ma mère, au village. Je me vois, sur mon chariot, les deux mains sur la poignée, je rêve que je vole sur l’arc du soleil et rejoins auprès d’elle la terre de mes ancêtres.

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