Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?*

Chaque matin de ces vacances, lorsque je m’avançais de la varangue sur la terrasse, au coin de la piscine, une volée de bulbuls, un moineau et un tisserin, venaient se percher sur les branches dénudées du frangipanier voisin. L’ancienne locataire avait pris l’habitude de les nourrir. Ils attendaient que je leur émiette les restes du pain de la veille pour s’en délecter. Ils m’observaient, toujours perchés, se rapprochant parfois puis se perchant en sécurité à une distance plus raisonnable. Et je finissais par répondre à leur insistance. Ils se ruaient alors sur les miettes et les faisaient disparaître, puis reprenaient leurs trilles et leurs piaillements dans les arbres alentour. Lorsque la quantité de pain était plus importante, il n’est pas rare que d’élégantes tourterelles et des mainates s’invitassent au festin, repoussant de la zone les oiseaux plus petits. Le déhanchement des mainates et leur criaillement désagréable me faisaient penser aux mafiosi des films noirs new yorkais, dans leur jaquette noire et blanche, leurs œillades noires et leurs manières de mauvais garçons décourageant les autres passereaux. 

J’ai toujours aimé les animaux. J’ai partagé mon enfance avec un certain nombre de leurs représentants: chiens bien sûr, perruches, canaris, hamsters, hérissons, etc. Ils m’ont aidée à construire la personne que je suis devenue, expérimentant un mode de relation à l’autre particulier. Je les considérais comme des amis un peu spéciaux qui gardaient toujours leur part de mystère. Pourtant, si je peux comprendre ce que les humains gagnent à la fréquentation des animaux, la réciproque ne ne paraît pas évidente. Et bien sûr, je ne peux m’empêcher, de temps à autre, de me poser la question de ce qu’ils peuvent penser. Je perçois, à leur fréquentation, qu’il y a une forme de conscience animale, et que la théorie de l’animal comme une sorte de machine naturelle mue par son seul instinct est aussi ridicule que la fable des souris qui parlent ou des canards irascibles. 

Cet été, j’ai apprécié de lire l’ouvrage de Vinciane Despret, au titre bien trouvé : “Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?”. Dans ce court ouvrage, l’auteure aborde, à la manière d’un dictionnaire, différents aspects de la relation des humains aux animaux. La théorie globale de l’ouvrage est que la vision sociobiologiste dominante sur les animaux, celle qui en fait des êtres de nature mus uniquement par leurs déterminismes biologiques, visant à la reproduction de leur patrimoine génétique, ne peut rendre compte de la multitude et de la complexité des comportements animaux. Elle démonte au moyen d’exemples réjouissants, puisés dans la littérature éthologique, les “anomalies” comportementales de nos amies les bêtes au regard des théories déterministes. 

L’auteure remet également en question la posture d’extériorité des humains vis à vis du monde animal: que se passe t’il lorsque nous nous intégrons dans le tableau et que nous observons les animaux, non pas derrière une glace, comme a cru bon de le faire la science rationnelle, mais lorsque nous observons les animaux en prenant en compte les interactions que nous avons, que nous le voulions ou non, avec eux, à partir du moment ou nous les observons ? Si les chapitres sont inégaux, les arguments, tous puisés dans la littérature éthologique sont passionnants. 

Observer les animaux derrière une vitre ou des grilles, comme cela s’est fait dans des zoos ou des laboratoires depuis le dix-neuvième siècle, c’est assurément garantir de fabriquer des bêtes. C’est ne pas leur laisser les moyens de nous étonner. Et Dieu sait si l’étonnement est fondateur en philosophie. Or, dès qu’on sort d’un cadre contrôlé, les animaux sont incroyables. Ceux qui vivent près des animaux vous le diront, il exhibent des caractères très différents, se mêlent de ce qui ne les regarde pas, bref, ne répondent pas au script de la nécessité génétique. Observer des animaux en laboratoire nous dit Vinciane Despret, c’est comme induire des généralités sur le comportement humain en observant des prisonniers. Or remarque l’auteure, la science s’est bien passée, depuis ses débuts, d’interroger ceux qui vivent avec les animaux qui sont depuis longtemps persuadés que ceux-ci ont autant de variété d’être que les humains. 

Sur les grands singes, par exemple, c’est à partir du moment où les primatologues ont été envoyés étudier les populations sauvages, plutôt que de se contenter à en étudier les colonies élevées dans des zoos qu’on a pu comprendre l’étendue de leur vie sociale, et contrer les narratifs de domination majoritaires. Les différentes entrées de ce dictionnaire permettent de mesurer l’étendue de ce qu’on peut apprendre des animaux en élargissant le cercle d’observation. Et combien cet élargissement peut susciter un savoir exaltant, contrairement à celui acquis via une expérimentation animale qui met les animaux dans des situations extrêmes où ils ne peuvent nous apporter que des réponses pauvres, et qui son discutables du point de vue éthique.

Comme beaucoup des livres de Vinciane Despret, cet ouvrage offre une lecture stimulante, et nous laisse avec de nombreuses interrogations. Une thèse surnage cependant: la façon dont nous envisageons la vie animale est un gradient de notre humanité. Nous sommes plus humains avec les animaux, lorsque nous ne les détachons pas de notre monde, que lorsque nous les considérons comme faisant partie d’une réalité séparée. Cela passe par la réflexion sur un nouveau contrat social, qui intègre le monde animal.

Retrouver le temps long…

Et si on retrouvait le temps de penser?

Parfois, des lectures s’imposent comme des évidences. J’ai ouvert récemment un livre qui était depuis longtemps dans ma pile à lire électronique et j’ai eu comme une illumination… un “moment de grâce” comme le disait une ancienne ministre sarkozyste découvrant la ligne 13 du métro… Ce livre, c’est: “Thinking Fast and slow” de Daniel Kahneman, psychologue et économiste israélien qui a remporté le prix Nobel d’économie en 2002, pour avoir remis en cause – avec succès- la théorie de l’acteur rationnel. Dans ce livre, devenu très vite un best-seller, et traduit en français par“Système 1 et Système 2, les deux vitesses de la pensée”, Kahneman expose ses travaux en théorie cognitive. Selon lui, tous les humains disposent de deux systèmes de pensée pour évaluer les situations dans lesquelles ils se trouvent: un système rapide, et un système lent.

Le système 1 est hérité de notre évolution, permet d’agir rapidement, instinctivement et son mérite est de nous avoir préservés de l’extinction en nous permettant de nous mettre à l’abri des dangers dès que nous les percevions. Le système 2 est plus analytique, il nous permet d’étudier les problèmes en profondeur et d’éloigner les nombreux biais dûs à la rapidité du système 1. Pour un grand nombre de situations de la vie, le système 1 est suffisant et nous agissons comme par réflexe, sans avoir besoin. Mais ce système est hautement faillible, et comporte de nombreux biais. Il nous entraîne dans de nombreux pièges cognitifs. Pour les problèmes plus complexes, seul le système 2 peut nous aider à saisir l’étendue des enjeux et nous faire prendre des décisions adaptées en examinant lentement les problèmes.

Outre le côté très pédagogue de l’ouvrage, qui se lit très facilement, j’ai été fascinée, à sa lecture, par le parallèle qu’on peut percevoir avec la façon dont sont pensées les différentes crises que nous traversons: qu’elles soient crées par la pandémie de Covid, le réchauffement climatique, ou la libération d’une otage aux mains de djihadistes sahéliens.

Ces derniers temps, un halo lumineux se crée très régulièrement dans mon cerveau et clignote : “Alerte système 1, Alerte système 1!” lorsque je regarde les émissions d’informations ou les réseaux sociaux, et que je prends le temps d’analyser comment l’actualité est commentée par la ronde des “experts” sollicités pour nous donner leur éclairage,

Les émissions et les publications sur les RS sont formatées pour s’adresser au système 1: susciter des réactions instinctives, sans ouverture possible du débat. Les journalistes/présentateurs sont sans doute fautifs, comme les “experts”, prompts à enflammer la polémique pour assurer leur marketing personnel, sans parler des politiques, qui feraient mieux de se taire… Personne n’ose proclamer de but en blanc que la période est compliquée, et que seul le temps pourra véritablement montrer si les décisions sont fondées ou pas. Le sort d’une épidémie ne se joue pas sur des déclarations, mais sur une multitude d’actions, une implication de tous les acteurs à différents niveaux et c’est de la bêtise, ou de la vantardise de croire que les déclarations (forcément contradictoires sur la durée) sur telle ou telle chaîne feront la différence.

Retrouvons le temps long, le temps de penser, le temps d’agir, le temps de laisser agir. Arrêtons d’enfourcher nos Rossinante pour conquérir les moulins. Nous en savons aujourd’hui plus sur la Covid19 qu’aux débuts de la pandémie, mais nous n’avons pas pour autant trouvé de solution miracle. Il est trop tôt pour décréter que nous aurons un vaccin dans x mois et que cela résoudra tous nos problèmes, ou que les masques ne servent à rien et qu’il aurait fallu larguer de l’hydroxychloriquine par canadair sur tout le territoire! Utilisons notre système 2, oui, ça prend du temps, ça fait un peu mal à la tête, pour examiner les faits, ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et comment il serait raisonnable d’agir en conséquence…

Retrouvons le temps long aussi dans l’affaire de la libération de Sophie Pétronin, la dernière otage française au Mali. Après les cris de joie de son fils et de son comité de soutien, se sont fait entendre les critiques sur le caractère inapproprié des premières déclarations de l’ex-otage aux médias. Ne peut-on pas tirer les enseignements du passé, et concevoir que l’ex-otage n’est pas encore tout à fait elle-même. Que pour faire sens de son expérience, elle a besoin, elle-aussi, d’un peu de temps, et que ses déclarations à chaud ne reflètent pas forcément ce qu’elle pensera dans six mois, un an, six ans… Il faut relire les très émouvants écrits de Jean-Paul Kauffmann pour comprendre à quel point cette reconstruction ne peut être immédiate!

Faisons fonctionner notre système 2 avant de réagir et de susciter des débats enflammés et contreproductifs! Rome ne s’est pas faite en un jour, comme l’écrivait le célèbre philosophe René Goscinny…

Johannesburg, une héroïne de roman…

Pourquoi j’aime Johannesburg…

Johannesburg??? “Vous êtes obligés d’y aller?”, “c’est une punition?”, “vous n’avez pas peur?”, “vous allez vous faire tuer/cambrioler/etc…”, “pourquoi Johannesburg et pas Cape Town; c’est plus joli Cape Town non?”…

Lorsque nous avons annoncé notre déménagement à Joburg, les réactions ont été unanimement négatives. La ville de Johannesburg a une réputation épouvantable. Je dois avouer que les seules fois où j’y avais fait escale auparavant, les hauts murs couronnés de barrières électriques, l’omniprésence des compagnies privées de sécurité, et l’insistance des mendiants aux feux rouges, ne m’ont pas parus très engageants. Il ne m’a pas fallu un mois pour apprécier cette ville. Les visites (merci Jobourg Accueil et Sarah Cox) et mes lectures n’ont fait que renforcer mon attachement à ma nouvelle ville d’adoption.

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eGoli (la cité de l’or), son nom africain, Joburg ou Jozi, comme l’appellent familièrement les branchés, cette métropole d’Afrique australe, a une vie courte mais qui tient de l’épopée. Il y a cent trente ans, Johannesburg n’existait pas. Tout juste y avait-il une poignée de fermes sur une partie de veld vallonée confisquée aux tribus autochtones après le grand Trek, épisode mythique de l’histoire afrikaner. En 1886 la découverte du filon d’or aiguisa les convoitises et fut le prélude à l’arrivée de toutes sortes d’aventuriers. Les anglais avaient jusque là dédaigné l’intérieur de la région, préférant s’établir en bord de mer, en confisquant la province du Cap à la compagnie des Indes néerlandaise et en s’installant au Natal. Ils laissaient aux afrikaners les confrontations rugueuses avec les autochtones et la culture de terres arides. La découverte de filons de précieux métaux et pierres dans l’intérieur des terres vont avoir des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui. C’est d’ailleurs assez émouvant de découvrir, dans les plans détaillés de Johannesburg, de ceux que l’on se fournit pour pouvoir circuler sans se perdre dans cette ville, on trouve encore, de ci, de là, des terrains miniers. Les seules parcelles non construites du secteur, avec quelques parcs.

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Joburg est née de la convoitise des hommes. Son histoire est composée d’un mélange détonnant d’aventure, de capitalisme, de cupidité, de racisme, de violence et rêves. En dix ans une véritable ville se construisit. Le premier camp de prospecteurs comptait 500 hommes, l’année suivante en 1887, ils étaient 3000. Dix ans plus tard, la population était quasiment de 100 000 habitants, principalement des hommes, blancs et noirs, à la recherche de la fortune. Une croissance donc incroyable pour une ville dont on a estimé au debut du vingtième siècle qu’elle recelait le quart des réserves mondiales d’or et qui abritait le plus grand nombre de millionnaires au kilomètre carré. Ces chercheurs de bonne fortune, venus de tous les continents, ont marqué la ville de leurs rêves de nouveaux riches. Ils ont marqué la ville de leur empreinte particulière, en faisant un singulier mélange de différentes communautés où longtemps les noirs ont été tenus à part. L’inclinaison du filon a fait que les premiers chercheurs d’or ont dû laisser la place aux capitalistes capable de mobiliser les fonds pour investir dans les machines suffisamment puissantes pour atteindre le précieux métal. Il faut en remuer de la terre pour accéder à l’or… Les besoins en étayage des galeries ont aussi fait remplacer la végétation basse endémique par des espèces d’arbres venues d’autres continents pour produire des poteaux et fleurir parcs et rues des où se situaient les pseudo manoirs des magnats de la pépite. D’un plateau aride, la ruée vers l’or a fait une “man made forest” (une forêt artificielle). Se promener au printemps dans les rues de Parktown ou de Saxonwold bordées de Jacarandas amenés d’Amérique du Sud dans la première moitié du vingtième siècle est un enchantement.

Joburg est une succession de quartiers qui s’étend à partir de la position du premier filon. L’histoire mouvementée de l’Afrique du sud au vingtième siècle ainsi que l’afflux de migrants de toute l’Afrique ont redessiné la géographie de cette ville. L’écrivain Mark Gevisser offre un bon panorama des transformations de la ville depuis les années 60 dans le livre où il évoque son itinéraire personnel: “lost and found in Johannesburg”. Joburg offre aujourd’hui un paysage urbain spectaculaire, tout en contrastes… des immeubles clinquant des centres dédiés aux affaires, aux “matchbox houses” et shacks des townships. Se promener dans les différents quartiers est émouvant car on y sent tous les succès et les naufrages des rêves et des ambitions des habitants successifs. La maison de style italien ou toscan cohabite avec le manoir anglais la fermette “Cape dutch”  et les cubes hypermodernes du style international. Dans une rue du quartier de Hyde Park on peut même trouver un palais totalement inspiré du Parthénon avec des caryatides en plâtre ponctuant le mur d’enceinte…

L’attraction qu’a exercée la capitale économique de l’Afrique du Sud sur les représentants de l’économie mondialisée, depuis la fin de l’apartheid a fait croître les quartiers résidentiels et dépeuplé le centre-ville historique qui fait aujourd’hui l’objet d’initiatives de réhabilitation et de “gentryfication”. Elle a aussi appelé des ruraux et des migrants de pays limitrophes: zimbabwéens, zambiens, malawites, ou de pays plus lointains: congolais, rwandais, somaliens, qui sont venus y chercher du travail et contribuent à la surpopulation des townships et à l’établissement de ce que l’Etat sud-africain appelle des “informal settlements” dans la grande périphérie des villes. Successions de constructions branlantes en tôle ondulée, souvent raccordées illégalement au réseau électrique elles sont aussi dérangeantes que les hauts murs surmontés de barrières électrifiées des quartiers d’Estate ou de “clusters” bunkerisés où, selon les mots de la romancière Lauren Beukes “la classe moyenne abrite sa paranoïa”. Si l’on visite Soweto, le township modèle avec sa célèbre rue Vilakazi qui a hébergé deux prix Nobel (Desmond Tutu et Nelson Mandela), les autres townships restent en marge. On échoue par hasard à Alexandra, en remontant trop au nord l’avenue Louis Botha, bordée d’échoppes miteuses, ou en prenant la mauvaise sortie d’autoroute avant Sandton… Alexandra, township créé en 1908 (ou en 1912 selon les versions), conçu pour abriter 150 000 habitants et qui en héberge sans doute cinq fois plus, avec les contraintes que cela exerce sur les services publics et la fourniture d’eau et d’électricité. Passé le pont sur Louis Botha, la poussière et les boutiques de réparation de pneus ou les centres de tris des déchets recyclables indiquent qu’on est dans une autre ville. Pourtant les rêves de ses habitants sont sans doute similaires à ceux des habitants des autres suburbs. Avoir un bon emploi, acheter une belle voiture, assurer un gîte convenable à sa famille… Johannesburg est aussi la métropole sud-africaine qui a le mieux réussi à mixer les populations  ce qui en fait à mes yeux, malgré tous ses défauts, une ville très attachante!

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J’ai pris les photos de ce post lors d’une visite à Maboneng, quartier en cours de rénovation du centre ville de Joburg. 

“Johannesburg est hanté par son passé, par le spectre du crime et de la violence, par la manière dont technologie et magie coexistent là où on ne s’y attendrait pas. Malgré ses fantômes c’est aussi un endroit incroyablement vivant, vibrant d’opportunités et d’espoirs. Les gens y sont, pour l’essentiel, vivants et amicaux” Lauren Beukes dans son avant propos au roman “Zoo City”