Retrouver le temps long…

Et si on retrouvait le temps de penser?

Parfois, des lectures s’imposent comme des évidences. J’ai ouvert récemment un livre qui était depuis longtemps dans ma pile à lire électronique et j’ai eu comme une illumination… un “moment de grâce” comme le disait une ancienne ministre sarkozyste découvrant la ligne 13 du métro… Ce livre, c’est: “Thinking Fast and slow” de Daniel Kahneman, psychologue et économiste israélien qui a remporté le prix Nobel d’économie en 2002, pour avoir remis en cause – avec succès- la théorie de l’acteur rationnel. Dans ce livre, devenu très vite un best-seller, et traduit en français par“Système 1 et Système 2, les deux vitesses de la pensée”, Kahneman expose ses travaux en théorie cognitive. Selon lui, tous les humains disposent de deux systèmes de pensée pour évaluer les situations dans lesquelles ils se trouvent: un système rapide, et un système lent.

Le système 1 est hérité de notre évolution, permet d’agir rapidement, instinctivement et son mérite est de nous avoir préservés de l’extinction en nous permettant de nous mettre à l’abri des dangers dès que nous les percevions. Le système 2 est plus analytique, il nous permet d’étudier les problèmes en profondeur et d’éloigner les nombreux biais dûs à la rapidité du système 1. Pour un grand nombre de situations de la vie, le système 1 est suffisant et nous agissons comme par réflexe, sans avoir besoin. Mais ce système est hautement faillible, et comporte de nombreux biais. Il nous entraîne dans de nombreux pièges cognitifs. Pour les problèmes plus complexes, seul le système 2 peut nous aider à saisir l’étendue des enjeux et nous faire prendre des décisions adaptées en examinant lentement les problèmes.

Outre le côté très pédagogue de l’ouvrage, qui se lit très facilement, j’ai été fascinée, à sa lecture, par le parallèle qu’on peut percevoir avec la façon dont sont pensées les différentes crises que nous traversons: qu’elles soient crées par la pandémie de Covid, le réchauffement climatique, ou la libération d’une otage aux mains de djihadistes sahéliens.

Ces derniers temps, un halo lumineux se crée très régulièrement dans mon cerveau et clignote : “Alerte système 1, Alerte système 1!” lorsque je regarde les émissions d’informations ou les réseaux sociaux, et que je prends le temps d’analyser comment l’actualité est commentée par la ronde des “experts” sollicités pour nous donner leur éclairage,

Les émissions et les publications sur les RS sont formatées pour s’adresser au système 1: susciter des réactions instinctives, sans ouverture possible du débat. Les journalistes/présentateurs sont sans doute fautifs, comme les “experts”, prompts à enflammer la polémique pour assurer leur marketing personnel, sans parler des politiques, qui feraient mieux de se taire… Personne n’ose proclamer de but en blanc que la période est compliquée, et que seul le temps pourra véritablement montrer si les décisions sont fondées ou pas. Le sort d’une épidémie ne se joue pas sur des déclarations, mais sur une multitude d’actions, une implication de tous les acteurs à différents niveaux et c’est de la bêtise, ou de la vantardise de croire que les déclarations (forcément contradictoires sur la durée) sur telle ou telle chaîne feront la différence.

Retrouvons le temps long, le temps de penser, le temps d’agir, le temps de laisser agir. Arrêtons d’enfourcher nos Rossinante pour conquérir les moulins. Nous en savons aujourd’hui plus sur la Covid19 qu’aux débuts de la pandémie, mais nous n’avons pas pour autant trouvé de solution miracle. Il est trop tôt pour décréter que nous aurons un vaccin dans x mois et que cela résoudra tous nos problèmes, ou que les masques ne servent à rien et qu’il aurait fallu larguer de l’hydroxychloriquine par canadair sur tout le territoire! Utilisons notre système 2, oui, ça prend du temps, ça fait un peu mal à la tête, pour examiner les faits, ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, et comment il serait raisonnable d’agir en conséquence…

Retrouvons le temps long aussi dans l’affaire de la libération de Sophie Pétronin, la dernière otage française au Mali. Après les cris de joie de son fils et de son comité de soutien, se sont fait entendre les critiques sur le caractère inapproprié des premières déclarations de l’ex-otage aux médias. Ne peut-on pas tirer les enseignements du passé, et concevoir que l’ex-otage n’est pas encore tout à fait elle-même. Que pour faire sens de son expérience, elle a besoin, elle-aussi, d’un peu de temps, et que ses déclarations à chaud ne reflètent pas forcément ce qu’elle pensera dans six mois, un an, six ans… Il faut relire les très émouvants écrits de Jean-Paul Kauffmann pour comprendre à quel point cette reconstruction ne peut être immédiate!

Faisons fonctionner notre système 2 avant de réagir et de susciter des débats enflammés et contreproductifs! Rome ne s’est pas faite en un jour, comme l’écrivait le célèbre philosophe René Goscinny…

Chronique d’une sidération…

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien… Cela fait un mois que je n’arrive pas à écrire, sidérée par les mesures extraordinaires qui se sont abattues sur un tiers des habitants de la planète, appelés, pour ceux qui peuvent, à rester chez eux et s’engraisser sur leur canapé pour sauver le monde. Tous sauf les personnels de santé, en première ligne de la lutte contre le virus, et sauf les invisibles sans lesquels nos sociétés s’arrêteraient de fonctionner: les employé.e.s de supermarché, des réseaux de transport et d’énergie, de l’approvisionnement d’eau et des autres services indispensables à la vie de la communauté.

Je me suis abstenue d’écrire sur le coronavirus et sur la gestion de crise. En cette période dominée par l’urgence, n’étant ni médecin, ni spécialiste de l’histoire ou de la sociologie des épidémies, ni même spécialiste de la gestion de crise, autant laisser s’exprimer ceux qui ont des choses à dire, ceux qui étudient depuis longtemps des phénomènes similaires.

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. J’observe simplement avec curiosité des similitudes dans les réactions et la gestion de cet épisode avec des séquences historiques déjà bien documentées. Malgré la revendication de la “radicale nouveauté” de ce phénomène épidémique dû au coronavirus, les controverses auxquelles les tentatives de juguler la maladie donnent naissance restent finalement dans des répertoires connus. La recherche de coupables, de bouc émissaires, la stigmatisation des étrangers et des plus vulnérables perçus comme sales et vecteurs de maladies, la peur de la mort, la panique et la recherche de remèdes ou d’hommes providentiels sont des topiques éprouvés de toutes les oeuvres littéraires sur les épidémies.

Deux tribunes/éditoriaux, m’ont incitée à sortir de la règle que je me suis fixée, pour des raisons différentes. Ces deux tribunes ont trait à des sujets qui me tiennent à coeur: les femmes et l’Afrique. La première tribune a été publiée par la talentueuse Avivah Wittenberg Cox dans Forbes soulève le fait que les états qui gèreraient le mieux la crise du coronavirus seraient des états gouvernés par des femmes. Le traitement laisse penser que pour l’auteur, il y a bien un lien de causalité. La seconde, publiée par Gauz, un écrivain ivoirien dans Jeune Afrique questionne l’évidence du confinement décidé par une grande partie d’états africains emboîtant le pas aux états européens dès la mi-mars.

Je voudrais partager avec vous trois choses que ces tribunes m’ont menées à formuler, des réflexes sains à avoir, particulièrement en temps de crise et d’incertitude forte, comme c’est le cas aujourd’hui.

  1. Ce n’est pas parce qu’un titre, une tribune, énoncent une vérité qui nous convient qu’ils sont forcément pertinents.
  2. La pertinence d’un énoncé se vérifie dans son argumentation.
  3. L’important, plus que les leaders providentiels, les molécules présidentielles ou que sais-je encore ce sont les dispositifs.

Je ne fais pas mystère de mes engagements féministes, et j’aimerais beaucoup croire que les femmes sont plus vertueuses que les hommes, et qu’une fois au pouvoir, elles se conduisent mieux que leurs homologues masculins. Je pense cependant qu’attribuer la réussite de la gestion de l’épidémie de Covid 19 au genre de leur dirigeante est une belle histoire qui comporte quelques failles. Parce qu’elles sont des femmes, et qu’elles auraient un rapport différent à la vérité, une plus grande efficacité dans les décisions, elles auraient mieux exploité les techniques et enfin elles auraient prodigué un amour maternel et maternant à leurs populations permettant une meilleure confiance et in fine, de meilleurs résultats.

“Il faudrait rencontrer une femme, bien sûr, ça sauverait tout; les femmes ont été inventées pour sauver les hommes”

Thomas B. Reverdy
L’envers du Monde

Oui, ces femmes sont sans aucun doute remarquables, certaines des décisions qu’elles ont prises dans le passé ont prouvé qu’elles savent faire preuve de courage et d’indépendance d’esprit. Angela Merkel a une carrière que beaucoup d’hommes politiques lui envient, Jacinda Ardern a su rassembler au moment de l’attentat de Christchurch, une communauté nationale secouée, les premières déclarations de la très jeune première ministre de Finlande à son accession au pouvoir il y a six mois, avaient été remarquées pour l’importance de l’humanité qu’elle dégageait.

Cependant, l’histoire a aussi eu son lot de femmes leaders qui ne répondaient pas à ces critères, qu’on songe à Indira Gandhi, Bénazir Bhutto, Golda Meir, Margareth Thacher ou, plus proches de nous, Theresa May. Il ne faut pas confondre corrélation et causalité martèlent les profs de statistiques, et ils ont raison…

“L’humanité est médiocre. La majorité des femmes n’est ni supérieure ni inférieure à la majorité des hommes. Toutes deux sont égales. Toutes deux méritent le même mépris”.

Valentine de Saint-Point
Manifeste de la femme futuriste

Ce n’est pas parce qu’un énoncé nous arrange, qu’il est pertinent. C’est l’un des messages que je retiens de la tribune de Gauz dans Jeune Afrique. Un certain nombre de pays d’Afrique, le Maroc, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Kénya, l’Île Maurice, l’Afrique du Sud pour en citer quelques-uns ont dès la mi-mars mis en place une fermeture des frontières et le confinement de leurs habitants. Cette rapidité d’action alors que le nombre de cas identifiés sur le continent (tous importés) était encore très faible, et qu’aucun décès n’était alors déclaré, a déclenché une vague de louanges internationales. L’Afrique montrait sa rapidité de réaction, contrairement à certains pays européens qui regrettent désormais amèrement de n’avoir pas pris suffisamment la question au sérieux.

Un bon point pour l’Afrique donc. Mais remarque Gauz, l’Afrique est un continent très divers et les caractéristiques de ses populations diffèrent beaucoup de celles des pays d’Europe ou d’Asie ou le confinement a prouvé une certaine efficacité. Faut-il confiner une population majoritairement jeune lorsqu’on sait que 80% des formes graves d’atteinte au coronavirus concerne les personnes de plus de 75 ans? Le confinement et l’impossibilité de subvenir aux besoins de leur famille en gagnant leur pitance au jour le jour ne risque t’il pas d’être pire que le mal? Les inégalités déjà accentuées sur le continent ne vont-elles pas devenir insupportables? Dans les bidonvilles des grandes agglomérations, le confinement est illusoire tellement les conditions d’hébergement sont précaires.

L’armée sud-africaine a été envoyée dans certains townships pour faire respecter le confinement, mais les habitants n’ont rien à manger racontent les correspondants un peu partout. Comment faire respecter des mesures d’hygiène quand il y a un robinet pour cinq rues et WC mobile pour cinq habitations? s’interroge le responsable d’une ONG. La déscolarisation pour un temps indéfini n’aura t’elle pas d’effets négatifs sur l’avenir de jeunes pour lesquels l’éducation est la voie vers un avenir meilleur?

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Mais ça vaut sans doute le coup de se poser la question. J’en viens à mon dernier point: tout est une question de dispositif. La réponse à l’épidémie n’est pas uniquement une question de leadership éclairé, de performance du système de santé, de disponibilité d’une molécule, de mise en place de solutions d’intelligence artificielle, c’est surtout la capacité à combiner des arrangements locaux qui apportent des réponses pertinentes.

Le problème c’est à la fois les caractéristiques du virus, la façon dont il se transmet, et affecte les gens, mais aussi les caractéristiques des corps physiques et des corps sociaux sur lesquels il se déploie. La gravité de l’épidémie dépend du dispositif. Tout ne s’aligne pas magiquement lorsque le politique parle et décline une stratégie, si intelligente soit-elle. Les différences de létalité du virus dépendent de la structure de la pyramide des âges, de la disponibilité de savon, de masques, de sur-blouses, de gel hydro-alcoolique, de conditions préexistantes chez les victimes, du nombre de lits en réanimation dans les hôpitaux, de la possibilité de tester, de la capacité à réquisitionner des industries pour produire les masques et les respirateurs manquants etc.

“Ce que nous croyons savoir et ce que nous ignorons coexiste en nous sans distinction aucune”

Haruki Murakami
Les amants de Sputnik

Bref, s’il me reste une dernière remarque à vous communiquer, quand le présent est confus, n’hésitez pas à avoir recours aux belles-lettres et aux humanités, ça vous évitera de vous fourvoyer. En ce moment les fables de La Fontaine dites par Fabrice Lucchini sur Instagram me sont d’un grand secours, et la littérature aussi. Je suis en train de finir “Némesis” de Philip Roth sur une épidémie de polio à Newark pendant la seconde guerre mondiale…