Reconnecter avec son brocoli intérieur… mode d’emploi!

Des trucs et des ficelles pour contourner la difficulté d’écrire… L’écriture, ça se travaille, dans la joie, et dans le brocoli!

Où l’on parle de livres, d’écriture, du sens de la vie, d’amitié et de brocolis…

Amies lectrices, amis lecteurs, je vois vos pupilles vaciller fébrilement devant votre écran. Enfin pour celles et ceux qui ont ouvert ce billet malgré ce titre calamiteux. “Elle a pété un câble Bénédicte ? Il faut qu’elle arrête de fumer les herbes de son potager normand, cela ne lui vaut rien qui vaille!”. Je m’égare ces temps-ci, mais avant de m’envoler pour mon continent de coeur, alors que mes batteries faiblissent et que je ne sais plus d’où, pourquoi, et comment j’écris, je voulais évoquer un livre qui me fait du bien, un de ces manuels d’écriture dont je prends régulièrement des shoots pour m’adonner à cet exercice solitaire et souvent ingrat: “Bird by Bird, Some Instructions on Writing and Life” d’Anne Lamott.

Je l’ai commandé à un libraire d’occasion, je ne suis pas sûre qu’il soit réédité, mais il m’accompagne dans mes moments de doutes et je ne puis que le recommander à celles et ceux qui taquinent le clavier, et poursuivent des envies d’écriture. Mon amie Christie m’a offert il y a quelques années, “The Right to Write”, de Julia Cameron, qui propose une série d’exercices pour délier la plume ou le clavier, et j’ai une pile de manuels d’écriture dans ma bibliothèque, mais ces temps-ci, j’aime bien me réfugier dans les courts textes d’Anne Lamott. J’apprécie ses positions philosophiques sur l’existence, et l’humour de cette professionnelle des cours d’écriture créative.

Anne Lamott et ses anecdotes me sauvent des affres de la page blanche, et des crises d’imposture qui me traversent périodiquement. Oui, écrire (pour moi), c’est me demander tous les jours s’il ne vaudrait pas mieux renoncer, que de coucher sur l’écran des platitudes en comparaison desquelles la Belgique paraît plus haute que l’Himalaya. J’atteins mon Everest le jour de l’envoi de mes factures.

La dernière fois que ma crise Bartlebyenne était à son acmé -cf mon dernier billet– ce n’est pas un DJ, mais cette phrase de son livre, qui m’a sauvé la vie :“on a tous un truc à pleurer”. On a tous un truc à pleurer, et on écrit tous autour de ce truc. Certaines histoires sont plus universelles ou plus immédiatement parlantes, comme les histoires de transfuges ou de réfugiés – je vous ai dit que j’avais adoré le premier roman d’Ocean Vuong?- Mais personne, pas même le bébé le plus fortuné ne naît dans un monde d’où la maladie, la souffrance ou la mort seraient absentes. C’est la révélation de Siddharta (Gautama), si bien décrite par Herman Hesse, et le ferment d’un bon nombre d’oeuvres littéraires!

Nous nous constituons littérairement autour d’un manque, que nous cherchons à pallier par nos tentatives de donner du “sens” à ce que nous expérimentons. Ecrire, c’est construire autour de l’imperfection, même futile, de nos vies. L’essentiel est dans le chemin que cela nous fait emprunter. Voilà que je m’exprime comme un personnage de Tintin… De quoi finir décapitée, comme un brocoli!

Mais c’est quoi au fait, cette histoire de légume? Revenons donc à nos brocolis. D’où viennent-ils ces brocolis? De chez monsieur Lam, le marchand de primeurs premium de Garches? Peut-être, mais pas tout à fait. Ils proviennent d’un autre texte d’Anne Lamott, qui l’a puisée elle même chez Melvin Kaminsky alias Mel Brooks (il n’y a pas de mauvaise référence lorsque l’on écrit, il n’y a que des références qui fonctionnent). Le brocoli est à Anne Lamott ce que le chewing gum est à Mac Gyver… C’est un moyen à mettre en oeuvre lorsqu’on approche de la panne sèche: il suffit de reconnecter avec son brocoli intérieur, ou explique Brooks, “demander au brocoli comment on doit le manger”. Laissons nous guider par l’appel du brocoli, et tout ira bien! Gageons que vous ne verrez plus vos brocolis du même oeil!

Et vous, quels sont vos trucs pour replonger dans l’écriture, ou trouver un sens à la vie quand tout part en lambeau?

Faut-il avoir vécu une enfance de merde pour pouvoir écrire?

C’est la question que je me suis posée après avoir écouté quelques épisodes du podcast Bookmakers, de Richard Gaitet sur Arte Radio. Les podcasts, vous savez- ce truc de millennials qui a remplacé nos émissions de radio! Mon amie Dorothée, avec laquelle j’ai suivi les ateliers de Marie-Agnès Valentini, m’a mentionné ce podcast lors de notre dernier déjeuner. Elle m’a mentionné particulièrement ceux avec Mohamed Mbougar Sarr, et de Claude Ponti. Ravie, je me suis empressée de télécharger quelques épisodes à écouter en faisant mon ménage ou en gratouillant dans mon jardin. J’ai adoré l’échange avec Mbougar Sarr, un vrai passionné de littérature comme on en rencontre souvent chez les anciens khâgneux. J’ai donc enchaîné avec Lydie Salvayre, dont j’avais beaucoup aimé “Pas pleurer” hommage à la mère, gagnée par la sénilité, qui revivait son été 1936 républicain en Catalogne, puis j’ai pioché Hervé Le Tellier, Alain Damasio – je n’ai pas accroché – et Claude Ponti. Et là, j’ai ressenti à la fois une intense frustration, et une inconfortable interrogation : faut-il vraiment avoir vécu une enfance de merde pour avoir le droit d’écrire?

Le point commun de tous les récits, si l’on excepte l’auteur du Goncourt 2021, c’est d’avoir eu une enfance épouvantable. Enfant adultérin, de réfugié, de mère indifférente, malaimante, père absent, violent ou alcoolique, humiliations diverses liées à une origine modeste, stigmate infamant, exposant à perpétuité aux commentaires moqueurs de la bonne bourgeoisie. Qu’on ne se méprenne pas, les histoires individuelles sont émouvantes, et loin de moi l’idée de les dévaloriser. D’ailleurs tous ces auteurs n’en font pas forcément le sujet de leurs ouvrages. Certains subliment grâce à l’imagination leurs blessures intimes. J’ai compris d’où venait l’idée des “parents de carton” d’un des albums de Claude Ponti. En revanche l’insistance de Richard Gaitet, l’animateur du podcast, à revenir sur les blessures d’enfance, de tout ramener à l’écriture comme revanche sur l’existence a fini par m’insupporter.

Il faut dire que c’est un récit, voire un narratif assez entendu, les humiliations de l’enfance rachetées par la littérature. Je pense à “Poil de Carotte” de Jules Renard, ou “L’enfant” de Jules Vallès dont les extraits figuraient dans tous les manuels de français au collège. Les épreuves de l’enfance forgent une sensibilité acérée aux injustices de ce monde et développent un regard intéressant, et sont une source d’inspiration pour ces auteurs. Mais, a contrario, cela exclut-il de toute prétention littéraire celles qui ont bénéficié d’une enfance plutôt heureuse? Ne peut-on être admis dans le cercle des initiés qu’en ayant fait les frais d’une parentèle dysfonctionnelle? Les anciens enfants heureux doivent-ils errer indéfiniment dans le purgatoire des scribouillards?

De la difficulté d’écrire…

Même si c’est l’écriture est la voie que j’ai choisie, souvent je doute, et vous?

Faire le vide.

Ne pas ouvrir de livre. Garder à distance les téléphones portables, tablettes, ordinateurs.

S’abstenir d’arroser les plantes, de ranger les stylos en les alignant à droite sur le bureau par nature, taille et couleur.

Ne pas s’interroger sur l’encre restant dans la cartouche, sur le nombre de pages restant dans le cahier. Sera-t’il suffisant?

Ne pas s’interroger sur la présence ou l’absence de lignes sur le papier, sur leur espacement idéal.

Ne pas essayer de mieux former ses lettres, ne pas se demander si la plume ne bave pas, ou si la bille est trop dure, ou s’il ne manque pas un ressort dans le stylo, une spirale à la reliure du cahier.

Ne pas se gratter le nez, l’intérieur des genoux ou le front. Ne pas nettoyer pour la énième fois ses lunettes, c’est pourtant vrai qu’elles sont sales!

Ne pas remarquer l’écureuil qui descend, le long du tilleul, pour resquiller des graines de tournesol, laissées pour les mésanges. Ne pas s’émerveiller de sa capacité à s’empiffrer la tête en bas, ses quatre pattes écartées sur le tronc, et sa queue rousse en panache, frémissant d’excitation.

Ne pas entendre le cri de la perruche à collier, venant le déloger, en l’abreuvant de tous les noms d’oiseaux. Ne pas ouvrir la fenêtre, pour chasser l’imposteure.

Commencer à former des lettres sur la page. Des mots de rien du tout. Ne pas les juger. Ecrire quand même. Ecrire une page, deux pages, et puis trois, ou plus si ça vous vient.

Ne pas se rappeler du papier réglé et du porte-plume, des lettres maladroites devenant plus régulières, des virgules rouges des corrections du maître de cours préparatoire. Un blond maigre avec un bouc et des pommettes taillées à la serpe, qui sentait le tabac et portait des chemisettes à carreaux.

Ne pas se rappeler ses premières rédactions, et d’Annick L. dont la maîtresse aimait lire les textes à haute voix, et de la jalousie qui vous prenait. “Pourquoi toujours elle?”

Ne pas se rappeler les “mal dit”, les “je ne vous comprends pas” inscrits rageusement en rouge dans la marge. Oublier les vers de mirliton des cartes de fête des mères, des pères et des grands-mères. Les lettres d’amour mal écrites qui finissaient en lambeaux au fond de la poubelle, quand elles n’étaient pas brûlées à la flamme d’une bougie.

Oublier les compositions éléphantesques, mal formulées, où l’écriture pompeuse ne pouvait faire ignorer qu’on maîtrisait mal le sujet. Les “propos lourds, inintéressants” inscrits par le prof de philo pour lequel dans ce bas monde, il y avait les âmes et les ânes, qu’une seule lettre faisait différer, et que vous étiez toujours classée dans les ânes.

Oublier le mémoire de littérature du voyage que vous n’avez jamais pu écrire, de peur de décevoir le professeur qui vous tenait en haute estime.

Oublier les centaines de pages griffonnées, tapuscrites, retranscrites, remastiquées, qui forment l’Anapurna de vos tentatives avortées d’écrire un “vrai” texte.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol

Bonjour Tamarin!

Un poème en prose écrit lors de mon dernier séjour… dans ce qui est devenu mon second chez moi…

Bonjour petit cardinal sur la faitière du toit,

Bonjour boulboul farceur sur le frangipanier,

Bonjour tisserin pressé,

Bonjour le flamboyant toujours plus majestueux,

Bonjour les libellules voletant à la surface de l’eau,

Bonjour les palmes dansant dans l’air,

Bonjour lézard multicolore dans l’arbre du voyageur,

Bonjour gros papillon aux ailes de velours noir.

Bonjour Tamarin !

Bonjour ô mon Rempart, dent de requin géante émergeant des cannes à sucres ondulant dans le vent, sentinelle minérale veillant depuis des siècles sur la baie du Tamarin.

Bonjour l’oratoire à Marie, dans ta rondeur pierreuse au couleurs bleue et blanche, accueillant les prières des voyageurs, juste avant le pont de la rivière du Rempart.

Bonjour le rond-point de Yémen, qui indique Port-Louis à 23,5 kilomètres, et ta piste rouge qui s’enfonce dans les champs de cannes. Bonjour l’antenne-relais palmier sauveuse des néo-nomades.

Bonjour les grands arbres, et la broussaille exubérante. Bonjour les arrêts de bus. Bonjour Perle de la Savane, Perle de l’ouest, Prince de la Route, King of Love, Sunshine Bus et Mad Max, Road Warrior, qui abritez les déplacements des travailleurs, les amours et les moqueries des lycéens et collégiens en uniforme.

Bonjour le centre commercial construit sur le champ de friches à l’entrée de Tamarin, promesse d’une vie plus moderne. Bonjour le vieux pont de fer qui enjambe la rivière, juste après l’école Paul et Virginie.

Bonjour la vieille église en pierre volcanique, et sa petite école où l’on voit parfois s’égayer les enfants en uniforme bleu à l’heure de la récré.

Bonjour les Salines, réduites à portion congrue, conservées pour que les touristes puissent y admirer dans leurs eaux. Bonjour la Tourelle qui se reflète dans les eaux peu profondes des bassins aux pierres noires.

Bonjour le grand banyan, sur le bord de la route masquant. Bonjour le temple indien.

Bonjour Tamarin !

Faut-il célébrer les quatre cents ans de Molière?

Molière a quatre cents ans. J’ai lu dans le journal Le Monde que d’aucuns, dans sa propre maison, la Comédie Française, se seraient posé la question de ce qu’il fallait en faire. Ses pièces ne sont-elles pas un peu datées? Molière n’est-il pas moins subtil que Marivaux? Il n’était pas toujours très tendre avec les femmes, Molière! Une vraie féministe peut-elle lui pardonner “Les précieuses ridicules” et “Les femmes savantes”, des pièces où il moque des femmes désireuses de s’instruire? Peut-on, doit-on, fêter Molière dont les valeurs ne cadreraient plus avec une époque éprise d’une diversité que son siècle ignorait, tout tourné qu’il était vers un roi Soleil qui promulga en 1685 le Code Noir, accélérateur de la traite transatlantique.

La première fois que j’ai entendu parler de Molière, enfin de Jean-Baptiste Pocquelin, fils de tapissier, plus connu sous le nom de Molière, c’est à Cansado, dans le salon de notre maison. Maman nous avait acheté une série de livres disques éducatifs de la collection du Petit Ménestrel, et parmi ceux-ci, il y avait un disque sur la vie de Molière avec des extraits de spectacles enregistrés à la Comédie Française.

Comme j’ai pu rire en entendant la scène de ménage entre Martine et Sganarelle, au début du “Médecin malgré lui”, la scène où Scapin feint l’enlèvement de son jeune maître pour soutirer de l’argent à son père “que diable allait-il faire dans cette galère?”, la scène de l’avare où Arpagon cherche sa cassette “au voleur, à l’assassin, il est là, je le tiens!”, et la scène où Louison vend la mèche sur les amours de sa grande soeur à son malade imaginaire de père. J’ai été émue à l’écoute du dialogue entre Arnolphe et Agnès dans “L’école des femmes”. Pourquoi un vieil homme voudrait-il épouser cette jeune innocente? Cela n’était pas totalement décalé avec la réalité du pays où j’habitais et où il arrivait qu’on marie les filles à peine pubères. J’ai écouté ce disque des dizaines de fois, il finissait par crisser – il faut dire que le sable omniprésent n’arrangeait pas un vinyle déjà soumis à l’usure naturelle – et je crois qu’à la fin je le connaissais par coeur. Je lui dois sans doute mon amour du théâtre, longtemps imaginé, avant de passer la porte de la rue de Richelieu, des années après, lorsque je suis devenue parisienne.

Mon second contact avec Molière, ce furent les quatre tomes de ses pièces, dans la collection Garnier Flammarion, achetés par maman à la librairie Clairafrique de Dakar. Les ai-je lus et relus aussi! J’aimais ces dialogues vifs et bien troussés, ces personnages qui se dessinaient derrière ces lignes écrites en petits caractères. J’étais en cinquième, je préférais “le Médecin malgré lui” et le “Bourgeois Gentilhomme” aux plus compliqués “Dom Juan” ou “Tartuffe” qu’il me faudrait plus de temps pour apprécier.

Molière a accompagné ma scolarité dans le secondaire. On étudiait alors une pièce par an dans ces éditions scolaires pour lesquelles chaque professeur avait sa préférée, ce qui nous a valu d’en avoir , à la maison, au moins trois versions différentes, à la grande incompréhension de ma mère… J’ai encore en tête certaines des tirades apprises par coeur pour le cours de monsieur Irolla, inoubliable professeur de français de mes années lycée, qui nous les faisait déclamer sur l’estrade, à côté de son bureau. Pour certains c’était un supplice. J’aimais bien donner la réplique aux malheureux cloués au pilori. “Et Tartuffe?”

J’ai retrouvé Tartuffe en Afrique du Sud. Il y a quatre ans. Sylvaine Stryke, une sud-africaine sponsorisée par l’Institut Français en avait fait une mise en scène pour le Joburg Theatre. Nous y avions invité les jeunes de Sizanani et leur mentors. J’ai été frappée par la pertinence de la pièce dans un contexte sud-africain, et par la façon dont l’intrigue et les dialogues sonnaient particulièrement juste dans ce contexte.

Un (faux) dévot invoquant Dieu à toutes les sauces mystifie un père crédule tout en courtisant sa jolie (seconde) épouse, voilà qui ne surprendrait pas dans un township! Des amours contrariées de jeunes tourtereaux, pour lesquels le mariage est impossible sans l’assentiment de la famille et des échanges d’argent, tristement courant! Une domestique familière n’ayant pas sa langue dans sa poche et disant leur fait à tous les membres de la maisonnée, une habituée des beaux quartiers ? Les domestiques y sont les meilleurs amis/ennemis des familles, dont elles connaissent les plus intimes travers. La metteuse en scène avait voulu choisir ses acteurs dans toute la palette de la nation arc-en-ciel, pour présenter une famille métissée, et la pièce a fait mouche. Cela se voyait aux sourires, et aux visages réjouis des spectateurs. “I may be pious, but I’m still a man”… “Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme”!

L’universalité de Molière m’a surprise ce soir-là, au Joburg theatre. J’ai été émerveillée que ses messages puissent passer aussi bien, malgré les différences de contexte. Les hypocrites gouvernent toujours le monde. Les bigots prospèrent, et la religion (ou l’apparence de religion) conduit, ici comme aux antipodes, à des attitudes déraisonnables quand, au lieu de questionner l’esprit, on se contente d’appliquer la lettre. J’ai revu cette fois où Véro, l’animatrice de Sizanani, motivant les jeunes pour le Matric (le bac sud-africain), avait fini par dire aux étudiants que ce n’était pas la peine que leurs Gogo (grands-mères), s’usent en prières tous les dimanches à l’église pendant des heures. L’obtention du Matric est plus sûrement une histoire de travail que de miracle (et peut-être de décision du ministre de l’éducation d’accorder un “pass” à 40% de réussite aux épreuves).

Molière aussi, me vint à l’esprit lorsque cette amie sociologue, éduquée à l’Université de Cape Town m’avait raconté la réaction de sa mère lorsqu’elle avait envisagé de s’inscrire en doctorat. “Mais tu ne trouveras jamais de mari!”. Les femmes savantes, ici et là-bas, font encore peur. Une femme éduquée, c’est une hérésie: “Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,/ Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez / Quand la capacité de son esprit se hausse / A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.”

C’était une redécouverte assez délicieuse que de voir que l’oeuvre d’un homme, qui a voulu “peindre d’après nature” le portrait de son temps, arrive à toucher, trois siècles et demi après, les coeurs de jeunes gens d’un autre continent.

Mon glossaire sud-africain

Marie-Agnès, géniale animatrice d’atelier d’écriture, ayant proposé la semaine dernière un exercice de glossaire, je n’ai pas hésité à replonger dans ces petits mots, ces petites expressions typiquement sud-africaines. Une occasion de relire aussi (rapidement) une partie des billets de ce blog… Enjoy!

Ag shame : interjection, mix afrikaans-anglais, signale la désolation et/ou la compassion. “Le petit chat est mort! – Ag shame!”.

Biltong : friandise du bush. Viande de gibier ou de boeuf séchée et découpée en fines lamelles. Peut servir d’encas, ou colmater les petites fringales de la journée.

Borehole : puits/pompage privé de la nappe phréatique. Permet aux habitants des quartiers aisés d’arroser leurs somptueux jardins, et de remplir leur piscine même en temps de pénurie due à l’abaissement des niveaux des réservoirs.

Braaï: moment de convivialité. Rassemblement amical, déjeuner du week-end autour du braaï, ustensile connu sous d’autres latitudes sous le nom de barbecue. On est attendu à un braaï à partir de 13h00 et on peut en repartir vers 17h00, en ayant énormément consommé de viande, d’alcools -sud-africains bien sûr!- et autres délices. Il est recommandé de prendre un Uber pour rentrer chez soi après un braaï, sauf si vous êtes invité par votre voisin.

Eish : Interjection polysémique familière, plutôt utilisée par la population africaine, à ne pas utiliser dans un dîner chic. Eish! signale l’interrogation, l’incrédulité, l’impuissance, la sympathie, et parfois l’amusement. “Il faut que jeunesse se passe… Eish!”

Glamping: contraction de “glamour” et “camping”. Un oxymore pour certains, le glamping est une activité réservé aux blancs sud-africains. “Camper dans le bush? “ m’objecta un jour mon prof de zoulou “c’est n’importe quoi, le bush c’est plein de bêtes, et dangereuses en plus!”. On peut aimer le camping et le luxe, d’où le glamping, version luxueuse du premier avec à la clé des dizaines d’équipements dont je n’aurais jamais imaginé l’existence, disponible dans des enseignes de sport et de plein air, ou chez le très chic Melvin and Moon pour les nostalgiques de Out of Africa.

God bless you : expression fourre-tout, permet de ravaler sa culpabilité devant le mendiant auquel on vient de donner quelques pièces au pied du robot.

Gym : lieu important de la sociabilité des villes sud-africaines. On s’inscrit au gym pour profiter des centaines d’appareils et d’agrès pour moduler son corps, pour suivre des cours collectifs (ah, le “strech-a-move de Jannie!”), nager, mais surtout échanger les derniers potins dans les vestiaires ou au bar autour d’un cocktail détox-vitamines.

Inhlawulo : dommages et intérêts demandés par la famille d’une jeune femme enceinte, engrossée lors d’une relation hors mariage, à la famille du géniteur supposé. Les dommages sont censés couvrir les besoins de la mère pendant sa grossesse et les premiers mois du bébé. La demande est souvent synonyme d’humiliation publique pour la jeune femme.

Hadeda: réveille-matin johannesbourgeois. Nom de ces ibis aux plumes grises irisées qui nichent dans les arbres majestueux des jardins de Johannesburg. Ils produisent juste avant l’aube des cris de bébés humains qu’on égorge. Les hadedas se nourrissent de Parktown prawns, larves de gros grillons qui prolifèrent dans les pelouses bien arrosées des beaux quartiers.

Lekker : de l’afrikaans, cool, chouette, bath… Si un interlocuteur, ou une interlocutrice répond “lekker” à l’une de vos propositions, vous pouvez en déduire: 1) qu’il/elle est enthousiaste; 2) qu’il/elle est probablement afrikaner ou que sa langue maternelle est l’afrikaans.

Loadshedding: aussi appelé délestage. Manifestation de l’impuissance des centrales électriques sud-africaines à fournir de façon constante et sans interruption une population toujours plus accro à l’énergie. Symbole de la corruption et de la mauvaise gestion Eskom, surnommée Eishkom, la compagnie d’électricité nationale, a plus brillé ces dernières années par sa capacité à engraisser des proches du pouvoir, qu’à entretenir un parc de centrales à charbon vieillissantes.

Lobola : prix de la fiancée, largement répandu en Afrique Australe et en Afrique de l’Est. Somme demandée par la famille de la future mariée à la famille du futur marié, pour donner sa bénédiction aux épousailles. Le prix se négocie en équivalent-vaches et prend en compte l’âge, la beauté, le niveau d’éducation de la future épouse. Des petits malins ont même inventé un application pour la calculer. Ce qui, semble-t-il, aurait contribué à l’inflation des lobola. Bien que reconnaissant les mariages coutumiers et religieux en plus du mariage civil, l’Afrique du Sud détient un record de naissances hors mariage.

Malva pudding : gâteau éponge écoeurant, étouffe-chrétien composé d’une base à fort taux de glucose, de beurre et de farine, arrosé d’une crème à la vanille manquant de subtilité.A refuser poliment.

Robot: feu de circulation. Ne pas chercher Goldorak ou un androïde quelconque lorsqu’on vous parle de robots en Afrique du Sud. Il s’agit d’un bête feu de circulation.

Roïbos : tisane rouge, à base de roïbos (plante-rouge), boisson favorite des sud-africains.

Taxi: minibus Toyota Quantum utilisé comme transport collectif par les noirs pour rentrer dans leur township. Les taxis sud-africains portent sur leur hayon leur maxime: “sesfikile”: on est arrivé. “siyaya”: on y va, des versets de la Bible en version littérale ou en version cryptique Isaïe 37:12, des professions de foi: “God is my sheperd”. Les taxis sont des hauts-lieux de la vie johannesbourgeoise: on y naît, on y meurt, on s’y rencontre. Les conducteurs de taxis sont connus pour leur conduite hasardeuse, leur habileté à manier des “profanities” (grossièretés), et leur piètre observance du code de la route. Ne pas essayer de leur faire entendre raison.

Western Cape : Province du Cap, de la cité-mère. Lieu de vacances favori de nombreux sud-africains, et siège du parlement. Partout ailleurs dans le pays, il est de bon ton de dire du mal du Western Cape et de ses poseurs d’habitants.

Près des remparts de Séville…

ce que j’aimerais pour 2022…

“Est-ce que tu crois que les toreros/ font juste ça comme un boulot/ et qu’sur leur costume à la con/ c’est leur mère qui recoud les boutons”

Sanseverino “Frida”

De quoi rêvez-vous pour 2022?

Je rêve d’insouciance, de chaleur, et de jacarandas, et peut-être aussi de fête, de vraie fête. Je rêve que je suis de nouveau à la feria de Séville, une année où elle n’aurait pas de risque d’être annulée, que je déambule encore, les yeux émerveillés, sur les berges du Guadalquivir, près de la Plaza de Toros, et dans les rues entre les casetas, à admirer les équipages, les cavaliers et cavalières en livrée grise et chapeau noir, les belles du jour dans leur robe qui s’ouvrent sur leurs chevilles comme des corolles de fleurs. J’accueille émerveillée cette débauche de couleurs, de sons et de joie.

Je rêve du ruban en latérite bordé de cocotiers de la route des pêcheurs. Je rêve que je vais enfin pouvoir visiter le palais d’Abomey. Je rêve d’apercevoir un lamentin dans la lagune de Porto Novo, chevauché par un Zangbéto.

Je rêve de voir un jour Hanoï et le Vietnam, pays dont sont partis mes grands parents. Je rêve de pouvoir aller avec ma mère, sur la tombe de ces derniers au cimetière de Bel-Air à Dakar, pour son quatre-vingtième anniversaire.

Je rêve de retourner au Parc Kruger, à Jobourg et Cape Town, de marcher entre Cape Point et ce Cap de Bonne Espérance dont le nom illuminait les livres de géographie de mon enfance.

Je rêve de réentendre les cris des singes hurleurs, et d’apercevoir un vrai quetzal dans la forêt brumeuse, de nager dans les rouleaux de Playa Pemca, au nord de Tamarindo. Je rêve de refaire un tour à Chichicastenango en pays Maya et de voir miroiter le lac Altitlàn sous le soleil.

Je rêve d’un monde où voyager devient de nouveau possible, où parcourir les continents n’est pas une course d’obstacles, où la confrontation avec les autres me font grandir en humanité et en foi en l’être humain.

Je rêve que cette année 2022 soit, pour nous tous, un début et non pas une fin, que s’éloignent les visions d’apocalypse, et que se nouent de nouvelles aventures, sous le signe de la joie et du partage, et d’une humanité grandie.

Et vous, quels sont vos rêves pour 2022? A très vite!

Les yeux de Peter O’Toole, en gros plan, sur l’écran du kinopanorama…

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Hier matin, je me suis réveillée avec cette phrase dans la tête: “les yeux de Peter O’Toole, en gros plan, sur l’écran du kinopanorama“. Elle m’a bien plu cette expression, je l’ai retournée plusieurs fois dans ma tête comme on roule, dans la paume de sa main, un gros galet déniché au lit d’une rivière.

Dans la phase de demi-sommeil qui a succédé, je me suis rappelée d’un des rares cours qui m’ait vraiment intéressée pendant mes études. C’était un cours optionnel s’intitulant: “littérature du voyage”.

Je ne me souviens plus de l’intervenant de “littérature du voyage”. C’était un homme d’un certain âge, me semble-t-il. Mais quand on a dix-neuf ans, tous les plus que vingtenaires paraissent des antiquités! Il avait un regard rêveur et une mèche châtain clair. Il nous a partagé sa passion pour des auteurs comme Valéry Larbaud, Knut Hamsun. Il nous a incités à lire le Siddharta d’Herman Hesse. Il nous a fait emprunter mille chemins entre le Caire et le Cap à la suite de Paul Théroux. Je ne manquais jamais ce rendez-vous hebdomadaire! J’échangeais avec plaisir avec lui pendant les cours.

Mais au moment de rédiger l’inévitable papier qui sanctionnerait le suivi du cours pour l’administration: rien, le trou, le néant total! J’avais choisi pour sujet “la littérature du désert, de Paul Bowles à Jean Marie Gustave Le Clézio”. Je me suis trouvée incapable de délivrer quoi que ce soit. Le trou noir, la panne. J’ai fini par sécher le dernier cours. Il a dit à mes camarades qu’il était très déçu, que bien sûr je pouvais le contacter pour lui rendre mon papier hors délai, qu’il avait eu l’impression que j’accrochais bien au contenu du cours et qu’il ne comprenait pas pourquoi je me dérobais à ce qui était juste une formalité. C’en a été fini de mes tentatives littéraires pour évoquer les paysages désertiques dans lesquels j’avais grandi.

J’ai relu récemment “un thé au Sahara”. J’ai été plongée dans un profond ennui. Kit et Port Moresby, le couple de héros fuyant le monde ébranlé par la seconde guerre mondiale, part se réfugier en Afrique, et passe son temps à se chamailler. L’Afrique du Nord est juste un vaste décor sur lequel se joue le drame de leur mésentente conjugale et la vacuité de leurs existences. Le désert est la toile de fond, et ses habitants, aux silhouettes à peine esquissées, servent de faire valoir à la médiocrité des protagonistes…

Cette représentation, comme celle du fameux Lawrence d’Arabie immortalisé par les yeux bleus hallucinés de Peter O’Toole, a eu un tel succès en occident qu’on ne sait plus en présenter de nouvelles. Elles occupent toute la place. Elles absorbent tous les imaginaires. Elles ont constitué une nouvelle mythologie dont il est très difficile de s’échapper. “Je n’ai rien vu dans le Sahara”semblent dire les anti-héros de Paul Bowles imitant un discours durassien. Circulez, il n’y a plus rien à voir… plus rien à voir derrière les yeux de Peter O’Toole, en gros plan sur l’écran du kinopanorama…

J’ai longtemps cru que mes souvenirs étaient faux, tant ils ne correspondaient pas à ces récits archétypaux. Romanciers et cinéastes ne voyaient que le déploiement du vide, quand mes souvenirs sont ceux du plein. Peut-être mes souvenirs d’enfance n’étaient qu’une illusion? Me serais-je laissée berner?

“Les souvenirs, c’est quelque chose qui vous réchauffe de l’intérieur. Et qui vous déchire le coeur en même temps”

Haruki Murakami “Kafka sur le rivage”

Un Jack Sparrow des mers du sud…

Un moment d’évasion puisqu’il nous est désormais difficile de voyager! Rencontre sur les côtes malgaches…

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Il y a des périodes où l’on a besoin d’évasion, une fiction élaborée à partir d’une rencontre de voyage, lors d’une croisière en catamaran vers les îles Ramdama, au nord-est de Madagascar, une de ces images qui vous restent dans la tête. L’équipage vient de mettre le bateau au mouillage pour la nuit dans une petite baie. Une voix non identifiée retentit. Elle provient d’une vieille pirogue avec une voile toute trouée faisant route vers le catamaran. La voix s’amplifie, c’est un homme qui chante à gorge déployée. La voile s’affale et la pirogue aborde à l’arrière du bateau De taille moyenne, torse nu, une coiffure afro malmenée par le sel et le soleil l’occupant de la pirogue nous sourit, bien campé à côté de son mât, dévoilant ses dents du bonheur : « Bonjour Vaasa ! ». Il essaye sans succès de nous fourguer une bouteille de son elixir de noix de coco fermentée, puis repart en chantant avec quelques offrandes. Cette brève rencontre m’a inspiré une histoire… écrite il y a quelques années pour l’atelier de Marion Rollin!

« Aristide, Aristide ! ». Les enfants appellent à l’extérieur de la case en riant. Ils continuent en chantonnant : « Aristide, Aristide ! ». L’homme émerge peu à peu de sa torpeur. Il a mal au crâne. Ses paupières sont des écailles qu’il dissout en les frottant avec ses poings. L’antienne continue : « Aristide, Aristide ! ». Le village est déserté par les adultes. Les hommes sont repartis à la pêche, les femmes cultivent les terres, un peu plus loin. Et comme tous les après-midis, les enfants viennent taquiner Aristide.

L’homme s’est redressé sur sa natte. Il regarde par les jointures du panneau de palmes tressées qui constitue les murs de sa maison. C’est encore le petit Joseph qui mène le bal. Quel garnement celui-là ! Mais qu’est-ce qu’ils ont ces enfants, ils n’ont rien de mieux à faire que d’embêter un honnête homme dont la tête est prise dans un étau ? Aristide regarde dans l’unique pièce de sa case, et essaie de trouver un peu d’eau pour se rincer le visage. Il a la tête aussi dure qu’une noix de coco. Il a beau balayer du regard l’intérieur de sa case, il n’aperçoit pas la calebasse. Elle doit être dehors. Il sort. Le soleil qui fond droit sur sa tête lui fait fermer les yeux. Aïe !

La calebasse est là, sur le plancher en bois qui lui sert de terrasse et de pas de porte. Ah… le pouvoir rafraîchissant de l’eau douce. Il va falloir en rechercher au puits. A la ville, Aristide a un cousin qui dispose, oh grand luxe ! d’un robinet. Point de cela ici. Aristide saisit deux bidons en plastique sous les rires des enfants et se dirige vers le puits, à la sortie du village, près de l’enclos à zébus. Les enfants l’accompagnent en piaillant, certaines petites filles portant le dernier-né de la fratrie, en T-shirt sale et morve au nez, sur leurs hanches menues. « Aristide, Aristide ! » chantonnent les enfants qui font mine de s’éloigner si l’homme se tourne vers eux mais restent à portée de voix.

Accompagné de son escorte bourdonnante Aristide arrive au point d’eau et remplit ses bidons. Il faut pomper l’eau à la main en actionnant vigoureusement le levier mi-rouge, mi-rouille. Aristide s’asperge le visage avec la dernière giclée et s’ébroue, ce qui fait rire les enfants. « Aristide », dit Joseph « pourquoi tu ne vas pas travailler ? » « Mais qu’est-ce qui te permet de me parler comme ça garnement ! » Les autres enfants observent, des paillettes de malice au fond de leurs yeux noirs. Aristide prend ses bidons et retourne vers sa case, toujours environné de sa suite. Il remise l’eau dans un coin de la pièce.

Les enfants se rapprochent en chuchotant. Aristide passe la tête par l’embrasure de la porte et les chuchotements s’arrêtent. Il sort de sa case et se dirige vers l’arrière où se trouve son « atelier ». Un espace sableux délimité par un tas de noix de coco d’une part, un tas d’écorces de noix de coco d’autre part et deux tonneaux en acier, un rouge France et un bleu pétrole, à l’ombre d’un grand arbre. Il s’assied à l’ombre de l’arbre, assure entre ses jambes le pieu rouillé en acier qui lui sert à enlever l’écorce fibreuse des noix de coco pour n’en garder que le cœur, et commence.

Il chantonne. Un coco, deux cocos, trois cocos… Planter la fibre sur le pieu, déchirer d’un coup sec l’enveloppe, un, deux, sortir le cœur, hop, jeter l’enveloppe, un, deux, sortir le cœur, hop, jeter l’enveloppe à droite, le cœur à gauche. Joseph reprend : « Aristide, Aristide, pourquoi tu ne veux pas travailler ? » « -Mais je travaille, Joseph, j’épluche les cocos ! » « -ce sont les vieux qui épluchent les cocos ! » -« Impertinent, va !  Hier, j’ai cueilli les cocos, aujourd’hui j’épluche les cocos ! » « -Mais ce n’est pas un travail, ça, les cocos ! » « Va t’en Joseph, tu m’ennuies ! » Les enfants se lassent, se dispersent dans le village.

Aristide continue d’éplucher les cocos. Les petites filles font cuire le riz, à côté. Le soleil est rentré dans son dernier quart. Aristide casse les cœurs de coco et en écrase la pulpe qu’il met dans le tonneau bleu. Les hommes vont commencer à rentrer, il renverse les bidons sur le plancher devant sa case, sort quelques verres usés. Ils aiment bien faire une pause chez lui en rentrant de la pêche. Un petit peu de coco fermentée leur fait oublier la longue journée en pirogue et la morsure du soleil, la corde des filets qui entaille les doigts…

Les enfants réapparaissent et chantonnent : « Aristide, Aristide, pourquoi tu ne veux pas travailler ? » Aristide frémit et tourne la tête pour répliquer vertement aux impudents, mais sa face s’éclaire d’un large sourire : là-bas, à l’entrée de l’estuaire, vient de se profiler la silhouette d’un catamaran : des touristes ! Il saisit quelques unes des bouteilles en plastiques maintes fois recyclées remplies de son tord-boyaux, prend avec lui quelques noix de coco et se dirige vers la plage où l’attend sa fidèle pirogue. Aujourd’hui, la chance est avec lui !