Les damnées de la terre

Au tout début de mon séjour à Johannesbourg, je suis allée voir une exposition du photographe sud-africain David Goldblatt. C’était une rétrospective avec essentiellement des petits formats en noir et blanc qui documentaient l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid : un pays scindé en deux par un état profondément raciste.

Parmi les photos qui m’ont marquées, peut être parce que les photos des villes de Goldblatt ont plus circulé, quelques clichés de la vie rurale dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Une province aux immenses paysages photogéniques, et aux maisons circulaires aux toits de chaume appelées rondavels. Les paysages typiques n’intéressaient pas le photographe, ce qu’il capturait déjà dans son objectif, au début des années 1960, c’était la misère de ces populations rurales, privées de terre. Le Natives land act de 1913 a réservé aux noirs la propriété de 7% des terres, dans des zones bien circonscrites, les 93% restant revenant aux blancs.

Les hommes noirs partaient vers les villes ou les mines pour chercher du travail et subvenir aux besoins de leur famille. Restaient les femmes, les vieillards et les enfants dans des zones désolées, difficiles à cultiver. Sur les clichés, les corps sont décharnés, les visages froissés. C’est à ces photos que m’a fait penser un premier article, lu sur les sites de la presse sud-africaine au mois d’août. J’avais commencé à rédiger un billet, m’adressant à la première personne à cette mère infortunée, devenue meurtrière, mais j’ai arrêté d’écrire tellement cela me faisait mal d’évoquer cette histoire. Comment se figurer l’abomination de tels actes? Et puis le même schéma s’est reproduit, presqu’un mois après… Il faut deux points pour faire une droite, et deux faits divers sordides pour tracer un malheur qui n’est pas qu’individuel, mais questionne toute une société, quoi qu’en disent les représentants de la province qui ont vite fait de circonscrire les évènement dans la catégorie des faits isolés causés par des problèmes mentaux.

Par deux fois, à un mois d’intervalle, dans une région reculée du Cap Oriental, des mères ont tué leurs enfants avant de se donner la mort. Sept morts selon un même schéma. Des empoisonnements à la mort aux rats, un poison bon marché, qu’on peut trouver dans le moindre spaza shop. Le 7 août, à Butterworth, un huissier chargé de recouvrer les dettes d’une mère de famille, la retrouve pendue dans son rondavel, avec, près d’elle, ses trois enfants qu’elle a assassinés. Elle a empoisonné les deux petits et poignardé l’aînée, une adolescente de quatorze ans, qui tentait probablement, selon la police, de l’empêcher d’agir. Elle s’est ensuite pendue, laissant une note disant qu’elle ne pouvait plus faire face à ses dettes. L’enquêteuse chargée du dossier incrimine la pauvreté abjecte de cette mère isolée, que les maigres allocations reçues du gouvernement, ne suffisaient plus à maintenir à flot. La femme quémandait régulièrement chez ses voisins de la nourriture pour les enfants qui avaient l’habitude de ne pas manger à leur faim.

Le 11 septembre, à Lusikisiki, une autre femme va chercher ses quatre enfants chez leur grand-mère pour les emmener “prier”. Arrivés dans la forêt, elle les force à prendre des pilules de raticide. L’un des enfants, âgé de onze ans, recrache le poison et fait le mort avant de s’enfuir. Là encore, c’est la pauvreté abjecte dans laquelle se trouvait cette famille qui aurait suscité le passage à l’acte.

On a du mal à croire que de tels drames soient possibles dans la première économie du continent. Certes l’Afrique du Sud connaît, depuis la crise du Covid, des années compliquées. L’économie n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2020. Les coupures d’électricité, de plus en plus importantes, dues au manque d’entretien des infrastructures et au sabotage à l’intérieur d’Eskom, ont obéré la productivité des industries. La chute du rand et l’inflation ont fait le reste. Les habitants vivent moins bien qu’il y a quatre ans, et ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en font les frais. En mars 2022, sept enfants sont morts de malnutrition sévère dans cette même province du Cap Oriental.

On représente souvent la violence des villes sud-africaines, et la pauvreté des habitants des townships, plus marquante par la proximité des opulentes richesses de la fraction la plus aisée de la population. Personne ne vient jamais voir dans les campagnes reculées du Cap Oriental, province dont 72% de la population vit sous le seuil de pauvreté. On a oublié les photos de Goldblatt. En plus du filet de sécurité – amenuisé par l’inflation – que représentent les allocations pour les mères isolées – j’en ai parlé ici – près des agglomérations, un certain nombre d’acteurs, comme l’ONG Gift of the givers proposent des colis alimentaires aux plus pauvres. Mais leur action ne peut s’étendre aussi loin des villes. Dans la province du Cap Oriental les transports sont rares, les routes mal entretenues. Pour tout un tas de raisons, l’aide n’arrive pas en bout de ligne. En période pré-électorale, l’ANC, au pouvoir dans l’exécutif provincial, fait des efforts, mais une fois les échéances passées, les pauvres retombent dans l’oubli.

Alors que les taux de malnutrition infantile ont quadruplé dans la province par rapport à 2018/2019, et que l’inflation grignote le pouvoir d’achat, le budget consacré aux programmes de colis alimentaires a diminué. Le nombre de colis alimentaires distribué par les services sociaux est ridiculement bas. Les autorités de la province préfèrent attribuer ces morts au déséquilibre psychologique des mères plutôt qu’aux ravages d’une pauvreté tellement abjecte qu’elles préfèrent en épargner leurs enfants.

“Nowhere is the devastating impact of the cost-of-living crisis more evident than in female-headed households in the Eastern Cape,” 

Kobus Botha Parlementaire du parti Democratic Alliance

Ces faits divers nous rappellent à quel point la destinée de ces femmes, définies par leur fonction biologique et sociale de reproduction, peut être une malédiction. Ces femmes n’ont pas eu le choix de la maternité, ni d’assumer des enfants dont les pères ne voulaient pas, ou bien ont disparu sans demander leur reste. La bigoterie de la société sud-africaine, l’injonction de maternité qui leur est faite rend très difficile de refuser des grossesses. Lorsque l’enfant paraît, la femme s’efface derrière la mère et laisse place à un être pétri d’inquiétude dont la vie est vouée à assurer la survie de ses petits. Pour les plus pauvres d’entre les pauvres, cela devient un fardeau trop lourd à porter.