Saumâtre Nature?

La clôture de parc nationaux est elle la meilleure façon de préserver la biodiversité? Quels sont les acteurs les plus légitimes?

Août 1991, nous nous sommes installés le mois précédent dans une petite maison de la banlieue de Boston, et nous profitons de trois semaines de vacances pour faire un tour des parcs nationaux de l’ouest américain. Après une semaine au Yellowstone, où la variété de la flore et de la faune m’a rappelé avec insistance le psaume de la Création, nous prenons un vol de Salt Lake City pour Las Vegas, où nous avons loué une Ford plus encombrante que puissante, avec le passage de vitesse au volant. Nous en sommes à notre dernière étape : les paysages légendaires des westerns de notre enfance.

Ce voyage est celui de l’émerveillement, c’est mon deuxième voyage aux Etats-Unis, pays mythique où je n’aurais jamais rêvé de mettre les pieds, alors que je grandissais sur les franges du Sahara. Je suis fascinée par l’échelle grandiose des paysages et de leur variété. Je déteste d’emblée Las Vegas et son atmosphère de cupidité électrique. Les gens aimantés par le jeu et les gains mirifiques qu’on leur fait miroiter, les bandits manchots jusque dans les toilettes, et les grilles de loto sur les tables de petit déjeuner, avec les chiffres rouges clignotants sur des écrans longilignes tout le long de la salle à manger du Circus Circus. Je suis ravie que nous n’y passions qu’une nuit, et que nous filions ensuite vers Flagstaff, notre camp de base pour le Grand Canyon et plus tard vers Monument Valley.

“Comment pouvons-nous parler de progrès alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie?”

Romain Gary, Les racines du ciel.

La beauté minérale des paysages de cette partie du sud-ouest des Etats-Unis me rappelle les paysages de mon enfance, avec une végétation différente. Les entablements géologiques rouges du Grand Canyon, et leurs variations de couleurs selon le moment de la journée sont un enchantement. Dans la chaleur d’août, le monde animal se terre. Nous apercevrons tout au plus quelques coyotes, lorsque le soir tombe. Le seul rappel que nous nous trouvons sur des terres indiennes, ce sont ces écriteaux baroques, à quelques endroits. « Caution, friendly indians behind you », et les publicités pour un « trading post » d’artisanat Navajo.

A Kayenta, ou nous avons pris une chambre d’hôtel pour visiter Monument Valley, je perçois pour la première fois, que la réalité du lieu est moins paradisiaque, et que cette beauté des paysages préservés se double sans doute d’un coût humain. Je visite la supérette locale pour refaire le plein de bouteilles d’eau et de quelques fruits et snacks pour la route. Autour de moi, et des inévitables touristes, et quelques représentants de la population locale, des Navajos, descendants de Manuelito, les visages las et pour la plupart obèses, achètent bières, chips et barres chocolatées avec des « food stamps », ces bons distribués par les autorités aux descendants des tribus natives privés d’autres moyens de survie.

Ce cliché ne figure pas dans mon album de voyage. Mais le malaise reste aussi vivace que les tirages que j’ai collés dans un album photo relié à la couverture en tissu noir. Il ressurgit par moments. Comme cette fois à l’entrée du parc d’Etosha, en Namibie, où des femmes himbas[1], le corps et les longues tresses enduites de pigments rouges proposent de petits objets artisanaux sans âme, se prêtant au jeu de la photographie par les touristes qui postent sur les réseaux sociaux la rencontre « tellement authentique » avec une madone australe allaitant son enfant. Ou lorsque l’hôte bien intentionné d’une réserve privée propose la visite du village typique de telle ou telle ethnie, avec présentation d’artisanat local et danses folkloriques. Ou lorsque sur le groupe d’expatriés d’un réseau social, un futur voyageur demande des expériences locales « véridiques », « sortant des sentiers battus ».

Je n’arrivais pas à analyser le mélange de gêne et d’agacement que je ressentais à ces moments-là. J’ai lu récemment quelques articles de la chercheuse Aby Sène-Harper sur les liaisons dangereuses entre développement, capitalisme et sauvegarde de la nature. Et certains de ses arguments ont fait mouche.

La préservation de la nature, qui est un objectif louable, n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Ce qui joue, en toile de fond de toute une pensée conservationniste, depuis la création des premiers parcs nationaux, notamment le Yellowstone, mais aussi ceux qui ont suivi, c’est une mise en accusation des peuples autochtones, soupçonnés d’être à l’origine de la dégradation des terres et de la perte de ce qui ne s’appelait pas encore la biodiversité. La pensée conservationniste est donc, dès l’abord, très marquée par des filtres coloniaux.

La protection des espaces « naturels » se fait, dès la fin du dix-neuvième siècle, par l’éviction des habitants humains et leur marginalisation. Une nature préservée, c’est une nature « vierge » de toute occupation humaine, et tant pis si ces terres abritent depuis la nuit des temps des êtres humains. Ceux-ci sont disqualifiés d’office. Les habitants originels sont repoussés aux marges des réserves naturelles, où ils survivent comme ils peuvent. Ils n’ont souvent pas le bagage scolaire ni les dispositions sociales pour se qualifier pour les emplois touristiques ou scientifiques induits.

Je me souviens que quand j’étais enfant, mes parents étaient très amis avec le directeur du centre de pêche d’Air Afrique, dans la Baie du Lévrier, pas très loin de Nouadhibou. Ce géant jovial, qui a passé sa vie dans les camps de chasse ou de pêche de l’ouest africain, avait toujours beaucoup de succès avec ses histoires de traque d’éléphants. Il ne manquait pas de bagout et racontait avec humour ses expéditions les plus épiques, où transparaissait la volonté de satisfaire la chasse au trophée de tel client important, star du show business ou du monde des affaires. Il existait des centaines de guides de chasse et de pêche comme lui, officiant sur le continent africain ou toute autre étendue giboyeuse et peu peuplée. Alors qu’on a beaucoup fustigé les “populations indigènes irresponsables” auxquelles on a volontiers imputé la disparition de la biodiversité, le rôle de la prédation “de loisir” et celui de l’exploitation des ressources minérales ou agricoles intensives menant à l’extinction de la faune ont été euphémisées. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée de créer des zones de conservation de la nature, même si elles ont parfois un côté un peu factice, j’en ai parlé ici. En revanche, il faut réinterroger le modèle pour que les bénéfices en soient plus équitablement partagés. Si la biodiversité est notre patrimoine commun -et cela j’en suis persuadée- ne faut-il pas réinterroger le postulat selon lequel les populations qui en ont été en charge depuis des milliers d’années seraient moins à même de le protéger que les héritiers des puissances coloniales?

Selon Aby Sène-Harper, des dizaines de millions de gens auraient été déplacés pour laisser la place à ces forteresses de la conservation de la nature où les élites mondiales viennent se reconnecter avec une idée fantasmée de la nature telle qu’elle devrait être, ou payer des dizaines de milliers de dollars pour avoir le droit de tuer des animaux sauvages. Drôle de paradoxe qui fait qu’on accepte, dans des réserves privées adjacentes au Kruger, ou dans les espaces immenses du Bostwana, qu’un touriste puisse sacrifier un lion en payant des milliers de dollars, mais lorsqu’un braconnier tue un rhinocéros pour gagner à peine mille dollars, on réclame sa tête et le droit de lui tirer dessus sans sommation… Selon que vous serez puissant ou misérable…

Avec l’augmentation des terres protégées, et une sensibilité de plus en plus acérée à la cause de la biodiversité, la sanctuarisation se gagne au prix d’une militarisation des zones, et des méthodes musclées de protection. Les heurts deviennent de plus en plus fréquents, notamment au Congo, et plus récemment en Tanzanie.

A l’heure où la gouvernance mondiale de l’environnement, mise en place pour sauver notre planète des conséquences catastrophiques d’un réchauffement climatique excessif, prévoit de sanctuariser 30% de la surface des terres d’ici 2030, c’est un élément qu’il faut avoir en tête pour ne pas répéter à l’inifini les mêmes injustices.

“L’Afrique ne s’éveillera à son destin que lorsqu’elle cessera d’être le jardin zoologique du monde.”

Romain Gary, Les racines du ciel


[1] https://www.namibie-en-liberte.com/conseils-voyage/culture/himbas

Johannesbourg brûle t’il?

Mercredi 4 septembre, j’ai reçu un appel de la journaliste présentant le Journal Afrique de TV5 Monde me demandant si je voulais venir dans son studio commenter l’actualité sud-africaine, notamment la flambée de xénophobie en Afrique du Sud. J’ai accepté de me prêter à cet exercice compliqué s’il en est : il me fallait répondre en maximum une minute et demie à chaque question posée. Difficile de refléter un contexte aussi complexe que celui du pays de Mandela vingt-cinq ans après la chute de l’apartheid en un temps aussi ramassé… Je vais tenter de le faire dans ce billet de blog.

Partons des faits. Depuis quelques semaines, des incidents près de Durban, dans le centre de Pretoria, dans le sud (Lenasia) puis dans le centre de Johannesbourg laissent penser à une résurgence de ces poussées de xénophobie dont l’Afrique du Sud est coutumière. Près de Durban et sur certains axes routiers près de Jobourg, les routiers sud-africains ont encouragé des barrages pour filtrer les véhicules conduits par des chauffeurs étrangers et les molester. A Pretoria des chauffeurs de taxis d’origine étrangère ont été pris pour cibles ainsi que des commerçants nigérians du centre-ville que leurs attaquants accusaient de trafics de drogue, sous l’oeil bienveillant de la police.

Dans le centre de Johannesbourg, à Jeppestown, dimanche dernier, des émeutiers auraient effectué des raids sur des magasins appartenant à des commerçants étrangers, les ont pillé et y ont mis le feu, laissant des images de désolation, une dizaine de morts (en majorité sud-africains) et des centaines de milliers de rands de dégâts.

Comment comprendre cet accès soudain de violence, et cette expression de haine envers les étrangers? Les responsables politiques ont été assez timorés dans leurs commentaires jusqu’à mercredi, refusant d’attribuer les exactions à la xénophobie, mais arguant que les violences étaient le fait de criminels cherchant juste un prétexte pour voler et piller des commerces. Il faut dire que la désignation des étrangers comme responsables de tous les maux du pays est commune à bien des politiques sud-africains, c’est même le fond de commerce de certains. Le maire de Johannesbourg, Hermann Mashaba, commençant son mandat il y a deux ans, avait promis de “nettoyer” le centre-ville des squatters étrangers qu’il rendait responsable de l’insécurité qui y régnait depuis des décennies. L’ex-ministre de la santé leur attribuait l’engorgement des services de santé publique et des hôpitaux, et leur mauvais fonctionnement. La rhétorique sur les étrangers qui volent l’emploi des locaux fait florès dans un pays où le taux de chômage ne baisse pas.

La réaction spontanée des politiques, en l’absence d’échéances électorales proches, aurait été de laisser s’éteindre d’elles-mêmes les flammes plutôt que de monter au créneau. Les réactions internationales, et notamment des chefs d’Etat africains, au premier rang desquels, le président de l’Union Africaine, et celui du Nigeria, Muhammad Buhari ne leur en a pas laissé le loisir. Les actions xénophobes ont donc été condamnées par le Président Ramaphosa dans une déclaration minimale mercredi 4 septembre, promettant que les crimes ne resteraient pas impunis. Il pouvait difficilement s’engager moins. D’autant que les entreprises sud-africaines cherchant dans les marchés africains la croissance qu’elles n’arrivent pas à trouver chez elles, sont fragilisées sur leurs marchés extérieurs par de tels évènements. Le pillage, en guise de représailles, de supermarchés Shoprite et de boutiques MTN au Nigéria, n’arrange pas leurs affaires…

Mais qu’est-ce qui pousse des sud-africains des quartiers populaires à se soulever et à s’en prendre aux personnes d’origine étrangère et à leurs biens? La xénophobie est-elle un mal qui touche particulièrement les sud-africains? Ces sud-africains qui disent “je vais en Afrique” lorsqu’ils voyagent sur le continent, comme s’ils s’y sentaient une place à part… Il y a certainement une grande méconnaissance du continent africain en Afrique du Sud, du fait de l’isolation du pays au moment de l’apartheid. De nombreux cadres de l’ANC contraints à l’exil avaient trouvé refuge dans les pays voisins, où même en Tanzanie ou au Nigéria. Les générations suivantes se sont renfermées et considèrent désormais avec méfiance les “autres”. Pourtant l’Afrique du Sud est depuis longtemps un pays de migration. Les mines employaient des ouvriers venant de toute l’Afrique australe, zimbawéens, zambiens, habitants du Lesotho ou du Swaziland…

Il faut d’abord souligner le caractère endémique de la violence dans ce pays, une violence enracinée dans l’histoire. On a oublié les violences terribles dans les townships au moment de la fin de l’apartheid. Une violence qui n’était pas seulement le fait des blancs contre les noirs, mais aussi des noirs contre des noirs. Une salle du musée de l’apartheid à Joburg rappelle les affrontements entre les tenants de l’Inkatha Freedom Party (zoulou) et les différentes composantes de l’ANC. L’Afrique du Sud est un pays où l’on meurt pour une poignée de tournesols, ou pour un sac d’oranges… Le taux de violence familiale dans le pays est effrayant, les violences interpersonnelles, et notamment les violences liées aux genre sont légion, et les violences institutionnelles ne le sont pas moins. Le comédien Trevor Noah avait plaisanté, dans l’un de ses sketches, sur la violence dans les établissements scolaires, et notamment celle exercée par les professeurs sur les élèves: “we don’t beat them, we hit them!”*. Le topos de l’infirmière maltraitante est un thème récurrent des discours sur les hôpitaux publics, j’en ai recueilli des exemples lors de ma recherche.

La persistance de la violence est le symptôme d’une société qui va mal, et d’une population qui s’impatiente de ne pas recueillir les dividendes de la chute de l’apartheid. Les promesses de prospérité, santé, éducation et sécurité pour tous n’ont pas été tenues. La politique de Reconstruction and Development Programme (RDP) lancée par le gouvernement de Mandela en 1997, et les politiques des gouvernements suivants n’ont réussi que marginalement à redresser les déséquilibres historiques. Le fossé entre les plus pauvres et les plus riches s’est accru depuis vingt-cinq ans, et périodiquement les pauvres se rappellent au bon souvenir des gouvernants en manifestant leur insatisfaction.

La population sud-africaine a cru depuis la fin de l’apartheid, à un rythme plus soutenu que l’économie (malgré quelques années fastes). Le “miracle économique” sud-africain a attiré de plus en plus de ressortissants des pays voisins fuyant des pays politiquement et économiquement sinistrés et venant y chercher du travail. Ils se sont dirigées vers des villes encore marquées par l’urbanisme de l’apartheid, peu conçues pour accueillir le surcroît de population des migrants, qu’ils viennent des provinces sud-africaines ou des pays alentour, accentuant la compétition des plus pauvres pour les ressources rares: logement, subsistance, emploi…

Dans une économie où l’emploi est rare, ce sont les quartiers les plus défavorisés qui en pâtissent le plus. La désindustrialisation causée par la libéralisation des échanges (j’en ai parlé ici), a contraint les individus et les familles à des systèmes de débrouille généralisés. Dans une population condamnée à vivre d’expédients, de combines plus ou moins légales et de petits boulots, la concurrence accrue n’est pas vue d’un bon oeil.

Par ailleurs, les migrants ne sont pas toujours les plus mal lotis dans ces systèmes, ils viennent avec des capitaux sociaux, culturels et économiques très divers, et peuvent donner l’impression de mieux tirer leur épingle du jeu que des populations locales moins éduquées et moins solidaires. Malgré leurs diplômes, ils sont exclus d’une grande partie du marché de l’emploi du fait de règles administratives (les étrangers, même noirs ne font pas partie des ‘Black Empowerment Programmes’) et ont donc, pour débouché la création d’entreprise, commerciale ou non.

Je me souviens d’avoir fait un tour de Diepsloot avec la responsable d’une association, et avoir remarqué que les supérettes semblant les plus prospères appartenaient à des somaliens, quand les ‘spaza shops’ de leurs voisins sud-africains faisaient pâle figure. On m’a expliqué que les somaliens avaient développé des systèmes de centrales d’achats qui leur permettait d’offrir plus de choix et de meilleurs prix que leurs concurrents indépendants.

Ajoutez à ces éléments déjà explosifs, une police hautement corruptible, beaucoup plus efficace pour extirper des frais de protection aux commerçants, racketter les responsables de trafics et les automobilistes que pour garantir la sécurité des citoyens (si tant est qu’elle en ait les moyens), et vous avez les ingrédients d’une catastrophe annoncée. Les policiers envoyés sur les lieux auraient ‘observé’ les actions des pilleurs sans essayer de les dissuader. Il y a trois ans, le commissaire du poste de Jeppestown (où ont eu lieu une partie des troubles du week-end dernier) avait fini par être muté, après une campagne de protestation dans les journaux, il avait réussi à cumuler 180 jours d’absence sur l’année précédente alors qu’il dirigeait le poste de police d’un des quartiers les plus réputés de la ville pour ses problèmes d’insécurité. Dans la police, comme dans l’éducation ou la santé, l’avancement hiérarchique est moins dû aux états de service des fonctionnaires qu’au rattachement politique (et aux connections avec l’ANC)…

Dès lors que les gouvernements de l’ANC ont failli à leur mission de mettre en place des institutions fortes, garantissant à l’accès à tous à une éducation de qualité, des services de santé convenables, et à la sécurité, il n’est guère étonnant que des révoltes populaires éclatent fréquemment, et ciblent en priorité les habitants des quartiers les moins sécurisés, compte-tenu de la stratification géographique des villes.

Plutôt que des déclarations de principe sur le caractère intolérables de ces attaques, on aurait aimé que le président Ramaphosa mette les moyens d’enquêter réellement sur ce qui a provoqué les émeutes et que cette enquête aboutisse à une sanction réelle des responsables, et la restructuration de la police pour plus d’efficacité**, plutôt qu’à un énième épisode oublié une fois retombée l’agitation médiatique…

*”On ne les bat pas, on les frappe”

**Une internaute faisait remarquer que si le gouvernement n’avait pas hésité à envoyer les canons à eaux sur les étudiants de l’Université de Cape Town (qui manifestaient contre le viol et le meurtre de leur camarade de première année, violée et tuée dans un bureau de poste), mais pas sur les pilleurs de Jeppestown.

Il ne faut jamais désespérer…

Ce billet revient sur une affaire qui a passionné les internautes sud-africains du 17 au 20 novembre 2018. L’affaire Ganas/Momentum

Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui dans Ngisafunda, j’ai envie de vous raconter une histoire qui finit bien (enfin presque). Une histoire, où l’alliance des médias et des réseaux sociaux a fini par faire plier le grand capital pour la défense de la Veuve et de l’Orpheline. L’histoire commence tristement, en 2014, par un fait banalement ordinaire, dans la banlieue de Durban. Denise Ganas se fait violemment braquer, devant son garage. Les agresseurs en voulaient à la voiture familiale. Monsieur Ganas s’interpose entre l’agresseur qui menaçait sa femme et cette dernière et meurt, transpercé par les balles. Leur fille Carmen sera blessée pendant l’attaque, d’une balle ayant transpercé le mur de la maison. 

Nathan Ganas avait souscrit en 2012 une assurance décès auprès de l’assureur Momentum, au nom de sa femme, Denise. Celle-ci pensait donc obtenir un capital, suite à son veuvage. D’ailleurs Momentum versa, au moment du décès, une avance de 50 000 rands qui couvrirent le montant des funérailles . Las, l’assurance traîne la patte, diligente une enquête en explorant les dossiers médicaux du défunt et s’aperçoit que celui-ci avait omis de déclarer un diabète au moment de la souscription du contrat d’assurance-décès. L’assureur à l’époque, avait juste demandé la réalisation d’un test HIV pour l’évaluation du risque et s’était basé sur du déclaratif pour établir le montant de la prime. Momentum a considéré que la non-déclaration du diabète de Nathan Ganas déliait la compagnie de son contrat vis à vis de lui. Momentum n’aurait pas à payer les 2,4 millions de rands dus au titre de l’assurance décès. Elle demande d’ailleurs que lui soient restitués les 50 000 rands payés au moment du décès, la police étant frappée de nullité, les 50 000 rands ont donc été indûment perçus. 

La veuve est, on peut l’imaginer, totalement indignée par un tel refus, elle argue que, le décès de son mari étant dû à une fusillade, son taux de sucre dans le sang n’est pas en cause. Elle fait donc appel au médiateur de la compagnie d’assurance, puis à un second pour expertise et avis contradictoires. Les deux médiateurs concluent, comme la compagnie, que le contrat était caduc dès l’instant où Nathan Ganas n’avait pas respecté la clause qui lui imposait d’informer l’assureur de son diabète. La veuve, après quatre ans de tractations, porte donc son affaire à la connaissance des médias sud-africains qui se déchaînent contre Momentum, trouvant abusive la pratique qui prive la veuve et ses orphelins d’un capital, au prétexte d’une argutie technique, alors que le diabète n’est pas la cause directe du décès.

La direction de l’assureur reste d’abord droite dans ses bottes. Le directeur général de Momentum, un monsieur Le Roux répète les termes du contrat, et les conditions de caducité qui s’appliquent au cas de Nathan Ganas. Il dévoile les termes de l’étude de l’expert qui montrent que le diabète était connu du défunt dès avant la souscription de sa police d’assurance décès. Le défunt aurait en effet consulté cinq fois pour son diabète durant des trois ans précédant la souscription de son contrat. L’omission de ce type de condition entraînant la nullité du contrat, l’assureur ne se sent pas lié. La connaissance du diabète de son souscripteur l’aurait fait changer de niveau de risque et aurait impliqué des versements plus importants que ceux réellement acquittés. Mais pour faire un geste de conciliation, Momentum était tout de même prête à rembourser à la veuve les primes versées par son mari et renoncer à recouvrer les 50 000… C’est par égard pour ses autres clients que Momentum assumerait de ne pas verser les 2,4 millions de rands. 

Les médias s’indignent, Internet aussi. Les appels à boycotter Momentum pleuvent, des internautes exhibent sur Twitter leur lettre de résiliation de leurs contrats avec Momentum. Un mot-dièse #MomentumMustFall est lancé. Des journalistes radio influents s’emparent du sujet. Quarante huit heures de violente campagne sur Twitter, qui met les mots-dièse #Momentum et #MomentumMustFall en tête des préoccupations des Internautes sud-africains entre le 17 Novembre et le 20 novembre incite la direction de Momentum à capituler. Certes leur point de vue est légalement incontestable, mais il est, comme le rappelle Thuli Madonsela, juriste très respectée, éthiquement condamnable. La direction de Momentum comprend qu’aucune campagne de relations publiques ne lui permettra de regagner la main, et annonce donc la création d’un fond spécifique pour les victimes de mort violente dans les cas où la police normale ne permettrait pas, comme pour Nathan Ganas, leur indemnisation. Cette prime sera puisée dans les bénéfices de l’assureur et non affectée à des ‘pools’ d’assurés, pour des victimes assurées ayant succombé du fait d’un crime violent, et ne sera pas cumulable avec une autre prime.

Les internautes sud-africains célèbrent leur victoire en s’auto-félicitant d’avoir contraint la compagnie d’assurances à capituler. La veuve et les orphelins de Nathan Ganas vont pouvoir envisager l’avenir un peu plus sereinement, et se concentrer sur leur reconstruction. On ne peut que se réjouir de l’heureux épilogue. 

Cette affaire rappelle quand même les problèmes liés à la logique assurantielle. Les assureurs sud-africains, pas plus que leurs collègues internationaux, ne sont des philanthropes. Leur travail est de classer des gens par classe de risque et de les faire payer en fonction de la probabilité de survenue des dommages, ou de refuser de les assurer si le risque est trop élevé. L’histoire ne dit pas si Nathan Ganas a sciemment omis de déclarer son diabète, ou si, n’étant pas traité pour cette affection chronique, il a pensé que ça n’avait pas d’importance, mais cela aurait pu avoir des conséquences dramatique pour sa famille si la campagne médiatique n’avait pas fonctionné. Les compagnies d’assurances sud-africaines sont des entreprises très profitables qui caracolent dans le peloton de tête des capitalisations boursières locales. Certaines financent des sièges sociaux pharaoniques sur Rivonia, l’une des artères principales de Sandton. 

J’avais évoqué dans un des tous premiers billets de Ngisafunda l’impression mitigée de mes premiers contacts avec le système assurantiel sud-africain. Un système qui peut devenir très intrusif. Sous prétexte de mieux vous connaître et déterminer votre profil de risque pour vous faire payer ‘le bon prix’, un certain nombre de données sont collectées qui peuvent être utilisées contre vous. Nous avons eu la mauvaise surprise à la fin de notre première année de voir notre prime augmenter malgré l’absence de sinistre et aucun autre changement. Nul doute que certaines des données transmises à notre insu par le ‘tracker’ ont dû modifier notre profil de risque.

Dans les systèmes où les Etats-Providence sont à bout de souffle, on tend à vouloir confier de plus en plus à des organismes privés et notamment à des assurances une partie des prestations incombant jusqu’alors à la solidarité nationale . L’affaire Momentum nous rappelle le risque de voir marginaliser certains profils, rendus inassurables. 

 

L’héritage de la perte*… (Devenir mère à Johannesburg part 7)

Jeudi 11 octobre dernier était consacré à réfléchir aux conditions d’éducation des filles dans le monde. Je m’étais inscrite à une conférence organisée à l’Assemblée Nationale par la délégation aux droits des femmes et l’UNICEF. Cette conférence a permis d’entendre des témoignages à la fois de responsables politiques (députés, ministère des affaires étrangères) mais aussi d’acteurs de terrain (Unicef, fédération GAMS) sur la condition des filles dans le monde, les mariages forcés, les mutilations sexuelles et entraves à l’éducation des filles. Cette éducation des filles dont on entend souvent qu’elle serait le plus sûr moyen de changer le monde…

Parmi les jeunes mamans que j’ai interrogées, certaines étaient plus jeunes que d’autres (l’âge des femmes interrogées allait de 13 à 43 ans), et certaines, pour paraphraser Georges Orwell, étaient plus égales que d’autres. L’histoire la plus poignante que j’ai entendue est sans doute celle de cette jeune femme… Je l’interroge dans la cuisine du centre communautaire, près de chez elle. Elle est menue, très noire, elle porte une combi-short en éponge jaune. Sa peau lisse porte sur le visage, le cou et les bras, des marques et des cicatrices qui vont du rose au ton sur ton. Elle a l’air d’avoir été malmenée dans sa courte vie. A sa silhouette svelte, on ne dirait pas qu’elle a donné naissance à sa fille il y a à peine trois semaines. Apprenant que c’est aussi récent, je lui propose d’ajourner notre entretien, mais elle me dit vouloir me répondre. Nous échangeons dans un anglais heurté. Elle a sans doute plus l’habitude de parler zoulou ou sotho dans sa vie quotidienne. 

Je m’appelle “Encore et Encore”, je viens d’avoir dix-sept ans je suis la quatrième d’une famille de six. J’ai arrêté l’école il y a un an, quand je me suis enfuie de la maison pour enfants de Benoni, où une assistante sociale nous avait envoyés,  avec certains de mes frères et soeurs, parce que notre mère était malade. Je n’aimais pas cette maison, on était une vingtaine là-bas on se battait beaucoup. Là-bas j’allais à l’école, j’étais en quatrième (grade 7) mais je n’aimais pas. Alors un jour je me suis enfuie. J’ai sauté dans un train, et je suis revenue à Soweto, ma mère n’était pas contente, mais elle a accepté que je reste avec elle.

Je suis tombée enceinte en janvier. Je ne prenais pas de contraception, nous utilisions des préservatifs. Ca n’a pas marché. Je me suis aperçue que j’étais enceinte parce que j’avais des nausées, je ne me sentais pas bien. Et puis je n’ai pas eu mes règles. La tante avec laquelle j’habitais (ma mère était partie vivre avec un ‘nouveau mari’ dans le nord, vers Pretoria), m’a acheté un test de grossesse. Il était positif. Quand je l’ai dit à mon petit ami,  il a dit qu’il ne pouvait pas être le père. Ses yeux lancent des éclairs. Ils brillent et expriment ce qui me semble être de la rancoeur et/ou de la déception. Ma tante m’a dit d’aller à la clinique, de ne pas tuer l’enfant. Elle m’a emmenée à la clinique de Klipspruit, où les infirmières ont été très gentilles. Elle m’ont enregistrée, m’ont pris la tension, m’ont fait tous les examens de sang pour le HIV. Elles m’ont dit que je devais revenir tous les mois pour la visite, et que je devais dormir beaucoup. Je n’aime pas rester à l’intérieur et dormir, j’ai beaucoup marché pendant ma grossesse.

J’y allais tous les mois. Les infirmières nous expliquaient des trucs sur le bébé, comment le nourrir au sein, comment le baigner. Elles ne t’expliquent pas comment tu vas avoir ton bébé, sinon ça te ficherait la trouille. Elles te disent juste que si tu as très mal au ventre, il faut que tu viennes à la clinique. Si tu perds les eaux, il faut que tu ailles à la clinique. S’il y a un problème on t’enverra à Bara. Une nuit, j’ai senti les douleurs. Ma mère était revenue. Je lui ai dit que je voulais y aller maintenant. J’avais tellement mal! On est arrivées à la clinique à deux heures du matin. Il y avait cette infirmière, qui s’appelait Lilian. Elle m’a dit que mon ventre était trop gros, qu’il fallait faire une césarienne. Elle m’a envoyée à Bara. Là-bas, ils m’ont fait une césarienne à 4 heures du matin. Ils m’avaient fait une piqûre dans le dos pour m’endormir le bas du corps. Ils m’ont montré ma fille, un gros bébé de plus de 3 kilos avec beaucoup de cheveux. Puis ils l’ont prise pour lui faire des examens. Je l’ai appelée Angel, c’est ma mère qui a choisi le nom. Cette nuit-là, je n’ai pas pu dormir, je n’arrêtais pas de la regarder. J’avais été entre la vie et la mort, et j’étais vivante. J’ai remercié Dieu parce que le bébé et moi étions vivantes.

Quand je me suis levée, j’ai eu très mal au ventre. Une infirmière m’a donné des exercices à faire. J’avais mal partout. Lorsque j’ai commencé à allaiter, j’avais tellement mal. Elle n’arrêtais pas de tête. C’est tout ce qu’elle aime faire, téter et dormir. Elle ne se fatigue jamais de téter.

Je lui demande comment elle fait, pour les couches et les vêtements du bébé, si elle perçoit une allocation.

Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas droit aux allocations. Je ne perçois rien. Je suis venue du Lesotho avec ma mère, qui voulait essayer de travailler ici. Mais elle est tombée malade. Elle est en situation irrégulière, et nous aussi. Nous n’avons droit à rien. Je vis de ce que me donnent les gens, les voisins. Les couches, les habits… Je dois compter sur la communauté. Un jour celle-ci me donne un couche, ou un habit pour le bébé. Le lendemain c’est une autre.

Elle se tait. Je lui demande comment elle voit l’avenir de sa fille. Si elle aimerait qu’elle aille à l’école.

Je ne sais pas, je n’ai pas d’argent. Je ne sais pas si j’aurais de l’argent quand elle sera assez grande.

Elle fixe le sol. Je comprends qu’elle n’a plus très envie de parler. Je la remercie. Elle interpelle la cuisinière qui lui apporte un gros plat de ce qui ressemble à des pâtes au fromage. ‘Encore et Encore’ se jette dessus avec voracité. 

Le témoignage de cette jeune fille m’a beaucoup touchée parce que c’est sans doute le plus dur que j’ai entendu. Ce témoignage est rassurant dans le sens où, contrairement à l’image très souvent véhiculée dans les média sud-africains sur les migrantes enceintes, rejetés des structures de santé publiques et accouchant dans des conditions déplorables, Encore et Encore a bénéficié d’un soin qu’elle juge adéquat (avec une césarisation dans les deux heures ce qui est sans doute exceptionnel, elle avait probablement un ange avec elle). La différence majeure avec les autres jeunes filles interrogées dans les townships est que celles-ci avaient un soutien familial présent et rassurant. Dans le cas d’Encore et Encore, on s’aperçoit que dans la pauvreté il y a des strates, et que du fait de son statut d’immigrée clandestine, elle est vouée à une vie de précarité, de rudesse, son jeune corps en porte les marques, et ne peut pas s’autoriser à rêver à l’avenir. Ni pour elle, ni pour sa fille. Or comme le faisait remarquer Mylène Flicka, blogueuse béninoise à la conférence à l’Assemblée Nationale, le moteur de toute émancipation, c’est la possibilité de rêver. 

* Titre du très beau livre de l’indienne Kiran Desai: ‘The inheritance of loss’  vainqueur du Mann Booker Price en 2006

 

Etre sage-femme à Johannesbourg…

Il n’y a heureusement pas que des sages-femmes maltraitantes en Afrique du Sud. Dès le début de ma recherche, j’ai entendu parler de Good Hope. Good Hope est ce qu’on appellerait en France une “maison de naissance”, un lieu où les femmes viennent accoucher sous la supervision de sages-femmes. Good Hope, c’est l’anti 90% de césariennes, c’est la clinique vers laquelle les femmes qui veulent avoir un accouchement naturel se tournent. Certaines des femmes que j’ai interrogées sont arrivées en fin de grossesse à Good Hope après avoir eu un ultimatum de leur obstétricien pour la date de programmation de la césarienne. J’ai décidé d’aller interroger quelques sages-femmes de Good Hope. Thembeka est l’une d’elles. Après avoir repoussé deux fois notre entretien pour cause de cliente en travail, cette pimpante quinquagénaire m’a reçue, entre deux consultations, à son bureau, un bureau aux murs colorés avec derrière elle l’inévitable pêle-mêle de photos, de faire-parts et de cartes de remerciements de jeunes familles. Un beau résumé de ce que pourrait être la nouvelle Afrique du Sud: des mamans et des papas de toutes les couleurs, des bébés fripés arborant toutes les nuances de couleurs de peaux, un peu fatigués et exténués par leur grande aventure…

Je viens d’une petite ville du Eastern Cape, j’ai grandi dans un township de Port Elizabeth. Je me débrouillais bien au lycée. Après mon examen de fin de secondaire, en 1994, je voulais avoir un bon travail, j’ai fait un an de comptabilité, je n’ai pas accroché. J’ai décidé d’être infirmière car j’admirais beaucoup une de mes tantes qui avait choisi cette voie-là. Je me souviens l’avoir vue rentrer du travail dans le township avec sa veste à épaulettes, ça m’avait marquée. Dans la famille c’était quelqu’un dont on parlait avec respect. La première fois que j’ai travaillé dans une maternité, j’ai su que je voulais faire ça, toute ma vie. Je me suis donc spécialisée dans l’obstétrique un an et demi après mon diplôme d’infirmière, et il y a quelques années j’ai fait une formation aux soins néo-natals. J’était bonne dans ce métier. J’aimais aider les femmes et leur tendre leur nouveau-né. Quand tout se passe bien, ce travail, c’est juste d’être en empathie avec la femme, la rassurer, la réconforter. Quand j’ai été diplômée, j’ai commencé à travailler à l’hôpital public, et là j’ai déchanté.

Les gardes s’enchaînaient, on n’était pas assez nombreuses, il fallait se battre pour tout avec l’administration, avoir assez de linge pour tout le monde, le travail était épuisant. J’essayais de faire malgré tout mon boulot le mieux possible, mais c’était de plus en plus dur. Un jour, il y a eu l’incident de trop. J’étais de garde avec une collègue plus âgée qui tenait un “tuck-shop”* pendant la journée, parce qu’avec son salaire d’infirmière, elle n’arrivait pas à joindre les deux bouts. J’avais plusieurs femmes en travail à gérer et je n’y arrivais plus. Elle dormait à poings fermés. Elle faisait souvent ça, et on s’arrangeait. Cette fois-ci, parce que je ne pouvais pas faire autrement, je l’ai réveillée. Je lui ai demandé de suivre une petite jeune femme de dix-sept ans qui attendait son premier bébé, elle était à dilatation complète et il y avait juste à l’assister pour la poussée.

Quand j’ai entendu comment elle la traitait, j’en étais malade. Cela me fait encore mal au ventre rien que d’y penser. Je ne pouvais pas supporter la façon dont elle traitait cette pauvre jeune femme. Elle l’a injuriée, malmenée, je ne pouvais rien faire, j’entendais ça alors que je m’occupais de mes patientes. C’était tellement révoltant que le lendemain matin, j’ai donné ma démission. Je ne pouvais pas rester dans un système où on traite les gens comme ça. Je ne pouvais pas être complice d’une institution où l’on manquer à ce point d’humanité. Cette jeune mère de dix-sept ans, je pense encore à elle parfois, aux coups qu’elle a reçu de ma collègue, et je me sens tellement mal. J’ai décidé d’aller travailler dans le privé, là au moins les conditions seraient meilleures, il y a moins de patientes.

J’ai déménagé à Johannesburg parce que dans l’Eastern Cape, il y avait très peu d’hôpitaux privés à l’époque. J’aurais pu aller au Cap, mais c’est une ville très blanche, le personnel d’encadrement dans les hôpitaux est très raciste. Alors je suis allée à Johannesbourg. Je me suis installée à Soweto et j’ai trouvé un boulot dans une première clinique huppée du centre ville. C’était bizarre, pas très longtemps après la fin de l’apartheid, l’encadrement afrikaner ne faisait aucun effort pour parler une autre langue que l’afrikans. Je suis allée travailler dans une clinique du East Rand. Après ma formation à la néonatalogie, on m’a proposé de ne pas être en première ligne mais d’assister mes collègues lorsqu’il y avait des situations obstétriques compliquées.

Ca marchait plutôt bien, j’étais contente. Ma superviseuse a été très encourageante avec moi. Elle aussi est passionnée par notre métier. Elle me faisait des compliments sur mon travail. Elle trouvait que j’avais un don pour l’obstétrique, qu’on voyait que j’aimais ce métier. C’est elle qui m’a suggéré de m’établir à mon compte. En 2009, elle m’a dit: “tu sais, il y a Good Hope, cette clinique dirigée par des sages-femmes, ce serait plus intéressant pour toi”. J’ai hésité. C’était confortable d’être salariée, les conditions de travail n’étaient pas désagréables, cela me permettait d’envoyer des sous à ma mère qui garde mes enfants dans le Eastern Cape. Pas facile de se lancer quand on est mère célibataire. M’établir à mon compte comportait un certain nombre de risques. Mais en même temps, ce qui me chiffonnait à l’hôpital c’est que c’est toujours l’obstétricien qui a le dernier mot. En tant que sage-femme, même si tu penses qu’une femme peut attendre plus, qu’on pourrait tenter une autre approche, une autre position, si l’obstétricien pense autrement, tu n’as qu’à te taire et exécuter ses décisions. La mère n’a pas son mot à dire non plus.

Ma superviseuse connaissait du monde ici. Elle m’a arrangé un entretien avec la responsable de Good Hope. On s’est bien entendues. Elle m’a proposé de faire d’y faire des gardes en attendant de développer une clientèle suffisamment importante pour gagner ma vie. C’est ce que j’ai fait les premières années. Maintenant, je suis complètement à mon compte. Je suis les grossesses du début à l’accouchement, je reçois les futurs parents ou les mères, je les accompagne pendant les neufs mois, je les assiste au moment de leur accouchement et je fais le suivi à la maison après. Je ne fais pas d’accouchement à domicile, je trouve ça compliqué, et on a ici, à Good Hope, des salles qui permettent de donner une atmosphère très familiale à l’accouchement. L’idée est de proposer une naissance la moins traumatisante possible, en respectant au maximum le choix des parents. Nous avons sur place une échographiste qui fait les examens à 12 semaines, 22 semaines et 36 semaines. Nous avons un.e obstétricien.ne référent.e. C’est lui/elle qui donne le feu vert, à 36 semaines pour un accouchement naturel. Et s’il y a un souci le jour de la naissance, il/elle peut intervenir et effectuer une césarienne.

Ce que j’ai gagné en m’installant à Good Hope? Une certaine autonomie par rapport aux médecins et mon indépendance financière, mais également une histoire très différente avec les parents. Je les écoute tout au long du suivi de grossesse, mais aussi, et c’est une partie que la naissance à l’hôpital a tendance à faire oublier, je vais revoir les femmes chez elles trois fois pendant deux heures dans les dix jours qui suivent la naissance. On parle organisation, sommeil du bébé, allaitement, toutes les petites questions qui tracassent les nouveaux parents. J’en ai même qui me rappellent des mois après. Ce soir à la fin des consultations, je vais revoir une maman qui a accouché il y a six mois. Je l’ai eue au téléphone, je sens qu’elle ne va pas bien. On va en parler.

*Les tuck-shops ou spaza-shops sont des petites boutiques vendant des denrées de base dans les townships

 

 

Vera:”un tel moment d’indignité”(Devenir mère à Johannesbourg, Part 5)

J’ai rencontré Vera via une informatrice qui m’avait indiqué connaître une ou deux femmes blanches ayant accouché dans des hôpitaux publics à Johannesbourg. Pour échapper à l’interprétation dichotomique “les blanches accouchent dans le privé/les noires accouchent   dans le public”, j’avais besoin d’interviewer aussi des blanches ayant donnée naissance dans le secteur public (gouvernemental comme on dit à Jobourg). Elle m’a présenté Vera, une amie d’amie. Nous nous sommes donné rendez-vous dans le coffee shop d’un grand mall récemment rénové à l’ouest de la ville, pas trop loin de chez Vera, qui partage sa voiture avec son mari. Celui-ci s’éclipse quand j’arrive au coffee shop et elle l’appellera à la fin de notre conversation. 

J’ai vingt-huit ans, ma fille en a trois. Je suis née dans un hôpital public, ma mère a toujours accouché à Joburg Gen (ancien nom de l’hôpital public de Joburg rattaché à l’université de Wits). Quand nous nous sommes mariés il y a quatre ans nous souhaitions avoir un enfant assez vite. C’est arrivé assez facilement. Je m’en suis aperçue à six semaines de grossesse et j’ai fait les tests à huit semaines. Puis je suis allée à l’hôpital.

Je savais que je devrais obligatoirement avoir une césarienne. Ayant été opérée du dos dans mon enfance, les médecins m’avaient dit que ça pourrait entraîner des complications pour un éventuel accouchement par voie basse. Nous n’avions pas d’assurance de santé privée, nous ne pouvions pas nous le permettre. Je venais d’être licenciée de mon job d’assistante dans une école maternelle, mon mari bossait dans le restaurant de son oncle. Nous n’avions pas d’argent et je pensais que l’hôpital public n’était pas si mal que ça. L’hôpital Raïma Moosa est le plus proche de la maison, et c’est un hôpital spécialisé mère/enfant, donc ça me paraissait un bon choix.

Pendant toute la grossesse, aller à l’hôpital pour la consultation bimestrielle au début, puis mensuelle après six mois, était une épreuve. Je devais me lever à 4h30 du matin, pour être à l’hôpital à 5h30 pour ne pas y passer trop de temps. Tu es appelée en fonction de ton ordre d’arrivée. A chaque fois on était des dizaines assises de longues heures sur des bancs en bois, les infirmières n’arrivaient qu’à 7h30. Les infirmières n’avaient aucune patience, elles criaient. On se serait cru à l’armée: premier rang debout! Elles vous hurlaient dessus sans arrêt, c’était stressant. J’avais peur de ne pas faire ce qu’il fallait et de perdre mon tour. Comme j’étais souvent la seule blanche, je ne voulais pas non plus me faire remarquer. Parfois dans le regard des autres et surtout des infirmières, je sentais cette interrogation: “mais qu’est-ce que tu as fait pour être là? Quelle sorte de blanche es-tu?”. Je n’avais surtout pas envie que l’une d’elles me prenne en grippe.

Nous étions était appelées en groupe devant les infirmières qui reprenaient nos dossiers. Elles parlaient à plusieurs femmes en même temps, il n’y avait aucune intimité. Elles nous donnaient à toutes un récipient pour faire pipi dedans, les portes des toilettes ne fermaient pas, il n’y avait pas de papier, on faisait tout sous le regard des autres. C’était assez  déshumanisant. Je suis grosse, je n’aime pas mon corps. Pendant ma grossesse, j’avais des vergetures sur le ventre. Je me souviens de ce groupe d’adolescentes qui me dévisageaient et qui ont commencé à me toucher le ventre pour sentir ce que ça faisait. Aucune n’a demandé la permission de toucher, de regarder. Je ne voulais pas protester, être prise pour quelqu’un qui se croit supérieur.

C’était le bazar, il y avait des filles enceintes jusqu’aux dents qui fumaient dans l’entrée de l’hôpital. Personne ne leur disait rien. Les infirmières nous traitaient comme si nous étions des enfants gâtées. J’essayais de me faire la plus transparente possible, je ne voulais pas qu’elles me singularisent, qu’elles croient que je faisais la fière. Je jouais la soumission, je ne voulais surtout pas qu’elles me renvoient à la fin des consultations. Après les tests (sanguins, urine, poids, etc.) je voyais le médecin, rapidement.

Le pire ça a été pour la césarienne programmée. Ca m’a profondément choquée. Je pensais qu’une césarienne programmée allait être plus simple. Dès la première consultation à l’hôpital on avait programmé la césarienne pour le 21 avril. Je suis rentrée le 20 avril à l’hôpital, à neuf heures du matin. On m’a installée dans une salle avec plein de femmes en différentes phases de travail. Il y avait une trentaine de lits, séparés d’un mètre cinquante. Je me souviens que la femme en face de moi était nue à partir du bassin. Il y avait des femmes vraiment en travail, qui avaient l’air de souffrir énormément, et on se moquait d’elles. “Taisez-vous! Restez tranquilles!” leur disaient les infirmières. Il y avait cette infirmière qui circulait avec des seaux de matière sanglante… J’avais l’impression d’être une vache attendant son tour sur une chaîne d’abattage. C’était l’horreur! On m’a amenée dans une chambre vers six heures du soir avec toutes celles qui étaient programmées pour une césarienne le lendemain, nous étions une dizaine. On nous a dit que nous pouvions prendre un bain.

J’ai attendu que ce soit plus calme, vers deux heures du matin, je suis allée à la salle de bains. La baignoire était répugnante. J’avais prévu et j’avais amené ma crème à récurer. Il n’y avait ni bonde, ni douche dans la baignoire. Je n’ai pas pu me laver. On ne nous a jamais dit l’heure à laquelle nous étions censées avoir nos césariennes, ni le nom du médecin qui devait nous opérer. L’anesthésiste devait passer le soir pour discuter de la possibilité d’une péridurale. Il n’est jamais venu. A sept heures du matin, le 21 avril, les infirmières sont venues nous poser des intraveineuses, et nous avons attendu. Elles nous ont dit qu’il y avait eu une panne d’électricité au bloc et qu’elles ne savaient pas quand nous passerions. A deux heures du matin, le jour suivant (le 22 NDRL), les infirmières sont venues me chercher. j’ai eu à peine le temps d’envoyer un texto à mon mari, pour lui dire que j’allais rentrer au bloc. Il n’avait pas le droit d’assister à la césarienne.

Arrivée au bloc, un médecin m’a dit: “OK, on va vous césariser”. Il n’avait pas lu mon dossier. J’ai dû lui dire que j’avais eu une opération du dos. Il m’a dit: “on va vous faire une anesthésie générale”. C’était un docteur noir, il n’avait pas l’air du tout de s’intéresser. Il ne m’a pas regardée et m’a en tout parlé deux minutes. Il y avait cinq personnes au bloc, principalement des internes. L’un des internes m’a mis un masque sur le nez, et je ne me souviens plus de rien. Quand je me suis réveillée, un interne m’a demandé: “comment vous sentez-vous?”. Je lui ai dit que je ressentais une brûlure terrible au ventre. Ils m’ont donné de la morphine. Ils avaient calé ma fille sous mon bras, sur mon brancard et ils m’ont emmenée en salle de réveil. J’ai dormi pendant six heures, après quoi une infirmière m’a secouée. “Réveille-toi, tu dois nourrir ton bébé!”. Je me sentais tellement mal. On m’avait donné une de ces chemises d’hôpital, que je devais porter avec la fente devant. J’étais totalement nue, exposée, avec plein de traces de sang séché sur mes cuisses et mes jambes. On ne m’avait même pas nettoyée après la césarienne. Je me sentais humiliée. J’étais encore vaseuse à cause de la morphine. Aucune de nous n’était habillée, on avait toutes encore ces chemises d’hôpital ouvertes devant, tachées de sang. On avait à se lever et prendre nos bébés, essayer de les allaiter… il n’y avait aucune intimité. C’était extrêmement douloureux de se lever.

Lorsque j’ai essayé de nourrir ma fille, le fun a commencé. Je n’avais pas de lait. J’ai dû aller voir les infirmières qui ont commencé à me malaxer la poitrine pour stimuler la production de lait. Je me sentais stupide. Il devait y avoir du lait là-dedans non? Elles m’ont donné du lait maternisé à donner à ma fille. Je ne voulais absolument pas lui donner le biberon, je voulais la nourrir. Donc je lui donnais dans une petite tasse. C’était très acrobatique et très stressant. Il faisait une chaleur monstrueuse dans la salle. J’étais stressée, ma fille était nerveuse, elle le sentait. Toutes les deux heures les infirmières nous réveillaient pour que nous nourrissions nos bébés. J’étais dans les vapes. Je devais leur montrer à chaque fois que je n’avais pas de lait et quémander un peu de lait à donner à ma fille. J’ai fini par leur dérober du lait en douce, pour ne plus avoir à subir leur contrôle.

Le deuxième jour, un médecin est venu vérifier nos cicatrices. Il m’a dit que je pourrai sortir le lendemain. J’étais soulagée. J’ai refusé les anti-douleurs parce que je ne supportais plus la morphine. Le lendemain matin, ils nous ont dit de libérer nos lits pour les femmes qui allaient arriver. Ils nous ont toutes fait assoir sur des chaises autour de la table au centre de la salle. nous devions attendre la visite du pédiatre pour sortir. Nous sommes restées jusqu’à six heures du soir. Elle est arrivée, et elle n’a même pas consacré deux minutes à regarder chaque bébé.

Lorsque je suis arrivée chez moi, j’ai pu enfin prendre une douche. J’ai mis au moins une demi-heure à me frotter et me savonner pour me débarrasser du sang séché. J’étais en miettes, ma fille était nerveuse, et on a mis un peu de temps à s’ajuster. Elles ne m’ont même pas expliqué à l’hôpital comment m’occuper d’elle, à quelle fréquence la nourrir, comment la laver, la coucher… Je ne savais pas combien de temps je continuerai à saigner… Je n’en suis pas morte, ma fille non plus, elle va plutôt bien maintenant. Mais je me souviendrai toujours du manque total de dignité que j’ai ressenti, de la négligence, de la méchanceté. Ca a été très traumatisant.

 

 

 

 

Faut-il sauver les fermiers blancs?

La polémique de la semaine, c’est la déclaration d’un ministre australien disant que son pays allait mettre en place une procédure accélérée de visa d’immigration accélérée pour les fermiers blancs voulant quitter l’Afrique du Sud. Cette prise de position aurait été suscitée par un risque de “dérive zimbabwéenne” de la situation des fermiers en Afrique du Sud, suite au vote, au parlement sud-africain d’un amendement qui permettrait les expropriations de terre sans compensation.

“Our farm is designated as one of those that, under the new government, may be taken away (for nothing) or bought (at whatever nominal price) by the government for the purpose of ‘land redistribution’. (…) Our farm is gone, whether we like it or not. Dad shrugs. he lights a cigarette. he says, ‘well, we had a good run of it, hey?” Alexandra Fuller Don’t let’s go to the dogs tonight

Une mesure demandée par l’EFF de Julius Malema et qui a été soutenue par l’ANC, à laquelle Malema a extorqué son accord, l’échangeant contre la promesse de faire chuter Athol Trollip, maire de Nelson Mandela Bay depuis Août 2016, et qui présente le désavantage d’être DA (Democratic Alliance) et blanc.

Le vote de cet amendement a plombé l’optimiste (béat) qui habitait le pays depuis la nomination de Cyril Ramaphosa comme président, faisant ressortir les fantômes de la catastrophe qu’à représenté l’éviction brutale et sanglante des fermiers blancs du Zimbabwe dans les années 2000, conduisant un pays réputé pour être le grenier de l’Afrique Australe à une dépendance alimentaire fatale pour l’économie et les populations les plus vulnérables du pays.

Le vote de l’amendement sur l’expropriation sans compensation a par ailleurs fait remonter les inquiétudes dans une population de fermiers qui disent vivre en état de siège, dans la crainte d’être assassinés, et dont AfriForum, le think-tank Afrikaner se fait régulièrement l’écho dans la presse. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une attaque violente sur une ferme ne soit perpétrée. Il y eu en 2016/2017 638 attaques sur des fermes et 74 personnes tuées sur la même période. Les détails sordides des attaques révèlent une barbarie et une sauvagerie particulière. D’où l’accusation portée de “génocide” à l’oeuvre contre les fermiers blancs par AfriForum et abondamment relayée. En France les médias ont rapporté les attaques, et certains ont même évoqué une “omerta” sur les meurtres de fermiers blancs.

Bref, vue de loin, l’Afrique du Sud peut être perçue comme un pays à feu et à sang et à deux doigts d’une plongée dans un gouffre similaire à celui qu’à vécu son voisin d’outre Limpopo. Qu’en est-il réellement? Les fermiers blancs, réellement menacés, y sont ils, plus que d’autres populations, en danger? J’ai voulu rassembler dans ce billet quelques éléments pour relativiser les images déformées complaisamment colportées dans certains médias (notamment un reportage présenté par Bernard de La Villardière intitulé: “L’Afrique du Sud au bord du chaos”).

Tout d’abord, quelques faits. Ce qui frappe, lorsqu’on parcourt ce pays, c’est son immensité. Sur un territoire qui est deux fois et demi celui de la France métropolitaine, il accueille environ 50 millions d’habitants dont une bonne partie vit aux abords des grandes agglomérations du pays. Le reste du territoire est très peu peuplé. Les fermes étant généralement dans des parties quasi-désertes du territoire. Du fait de leur isolement, elles sont de fait très vulnérables aux attaques et les fermiers ont depuis longtemps été habitués à constituer des milices et des groupes d’entraide en cas de problème. On peut trouver des exemples de cette vulnérabilité dans le roman de JM Coetzee “Disgrace” et dans le récit qu’Alexandra Fuller de son enfance dans des fermes au Zimbabwe et en Zambie: “Don’t let’s go to the dogs tonight”. Les difficultés d’exploitation de fermes peu rentables, et les troubles politiques des années 1970 et 80 contraindront la famille Fuller à changer régulièrement d’endroit pour des fermes de plus en plus isolées et vulnérables.

L’agriculture commerciale de l’Afrique du Sud est très développée. Elle permet l’autosuffisance alimentaire et des exportations vers les pays voisins. Les caractéristiques géographiques et climatiques offrent toute une variété de récoltes, des produits de base comme des produits plus exotiques. On peut trouver, produits sur le territoire national, des champs de maïs, des vignes, des oliveraies, des vergers de pommiers (vers le Cap) et des producteurs de mangues et d’agrumes (vers le Mpumalunga). On comprend sans mal que certains huguenots et autres membres des églises réformées européennes au XVIIème siècle (Dieu le leur pardonne) aient pu y voir une vraie terre promise.

Les Boers, devenus Afrikaners, se sont enorgueillis d’avoir su faire fructifier ces terres. Ils omettent tout de même d’évoquer que leur prospérité agricole a bénéficié de l’exploitation d’une main d’oeuvre d’esclaves avant la mainmise des anglais sur le territoire, et d’une force de travail sous-payée après… Ils ont également profité du Land Act de 1913 qui réservait 93% de la terre aux blancs minoritaires sur le territoire et seulement 7% aux noirs, La “relative” bonne santé des fermes sud-africaines est donc assise sur cette double injustice historique que vingt quatre ans de transition démocratique n’ont pas su effacer. Les gouvernements qui se sont succédés depuis 1994 ont essayé de rétablir l’injustice sur la répartition de la terre en essayant de racheter à des fermiers volontaires leur terres pour les céder à des fermier noirs. Malheureusement, la redistribution a été assez limitée.

Comme je l’ai écrit à plusieurs reprises dans ce blog, l’ANC, au pouvoir depuis la transition démocratique, a failli. Elle n’a pas su (ou pas pu, mais cela revient au même) mettre en place des services publics qui compensent les inégalités historiques. Les “service delivery protests” qui émaillent la vie locale des provinces montrent à quel point les localités isolées manquent de services de base. Le raccordement de tous à l’eau et à l’électricité, les promesses de logements décents, d’écoles publiques de qualité pour tous et de services de santé et de sécurité (police) au services de tous, sont très souvent restées à l’état de promesses non réalisées. Dans ces conditions, il n’est pas incompréhensible que les violences s’accroissent et la presse locale regorge tous les jours d’incidents dans les zones rurales. Des violences qui s’exercent à l’intérieur mais aussi à l’extérieur des communautés. Dans cette lutte de ceux qui n’ont rien contre ceux qui possèdent, le fermier (blanc ou noir) est malheureusement une cible facile en zone rurale.

La violence contre les fermiers fait partie des violences endémiques. Mais la violence exercée par les fermiers n’est pas non plus inexistante, je l’ai plusieurs fois rapporté dans ce blog. Par ailleurs le jeu de certains acteurs politiques comme l’EFF et Black Land First n’a cessé d’attiser les flammes de la haine communautaire et ne va pas dans un sens de l’apaisement.

On ne peut nier que les fermiers soient menacés. On peut comprendre que la barbarie de certaines attaques entretienne un sentiment de vulnérabilité qui puisse devenir paranoïaque. Cependant, pour établir la qualification de “génocide” il reste à prouver que les fermiers blancs soient plus menacés que d’autres segments de la population, et que c’est leur couleur de peau qui motive des attaques qui les cibleraient spécifiquement. Aucune statistique ne peut permettre d’établir qu’il y a effectivement plus de risque pour les fermiers blancs, car la race ne fait pas partie des éléments collectés par la police lorsqu’une attaque de ferme est rapportée. Par ailleurs, les 80 meurtres de fermiers sont à rapporter aux quelques 19 000 meurtres enregistrés par en dans le pays.

La violence insupportable à l’encontre des fermiers est à l’image de celle qui frappe le reste du pays, dont seuls sont exempts (la plupart du temps) ceux qui peuvent se protéger dans des résidences hyper sécurisées, derrière des hauts murs surmontés de barrières électrifiées, avec plusieurs systèmes d’alarmes reliés à des sociétés privées de sécurité disposant de forces d’interventions rapides 24 heures sur 24. L’état de déshérence des forces de police, ne répondant pas au besoin de sécurité et de justice les plus basiques des populations laisse place à une culture de l’autodéfense et de méfiance vis à vis de l’autre qui s’exprime malheureusement dans des actes de violence et de barbarie. Parce qu’ils n’ont aucune confiance dans la police, les habitants finissent par vouloir rendre eux mêmes un semblant de justice aveugle et expéditive.

Dans ce pays où les inégalités n’ont cessé de se creuser depuis la fin de l’Apartheid, les mots que Coetzee fait dire par David Lurie, le personnage principal de “Disgrace”, à sa fille Lucie qui a été violée par trois hommes dans sa ferme, gardent une poignante actualité…

“(it is a ) risk to own anything: a car, a pair of shoes, a packet of cigarettes. Not enough to go around, not enough cars, shoes, cigarettes. Too many people, too few things. What there is must go into circulation, so that everyone can have a chance to be happy for a day. That is the theory; hold to the theory and to the comforts of theory. Not human evil, just a vast circulatory system, to whose workings pity and terror are irrelevant. That is how one must see life in this country: in its schematic aspect. Otherwise one could go mad.” JM Coetzee Disgrace

Le président Ramaphosa essaie de déminer le terrain depuis l’annonce de l’amendement sur l’expropriation sans compensation. L’avenir nous dira comment il compte mettre en oeuvre cette épineuse question. Reste à savoir si c’est la meilleure façon de combler les inégalités. Quant à la violence endémique dans la société sud-africaine, elle ne pourra se résorber sans une importante remise à niveau des services publics. Une vraie évolution des services de police est nécessaire. Comment faire en sorte que ceux-ci soient perçus comme au service de l’ordre et de la loi à la fois par les fermiers et les populations les plus pauvres? C’est à cette seule condition que pourront s’apaiser les tensions.

Vivre avec rien… la sobriété (mal)heureuse?

Une fois n’est pas coutume, cette semaine j’ai décidé de vous parler d’un livre “Eating from one pot”*. Ce livre est le compte-tenu d’une recherche menée par Sarah Mosoetsa, du département de sociologie de l’université de Wits. Elle s’intéresse aux stratégies d’existence/de survie des familles pauvres dans deux townships du Kwazulu-Natal.: Enhlalakahle et Mpumalunga.

On échappe rarement à deux narratifs opposés sur la pauvreté: celui de la lutte impitoyable pour la subsistance ou celui de la formidable solidarité de ceux qui manquent de tout mais pour lesquels l’entraide est la clé de voûte de la survie. Les romans “Dog eats dog” ou “After tears” de Niq Mhlongo, un auteur que j’apprécie beaucoup, offrent une vision ironique de la débrouillardise ordinaire de l’habitant des townships. Ses récits montrent régulièrement des jeunes hommes extorquant, à force de roublardise, une partie de l’argent que leur mère ou tante économisait pour le loyer du domicile familial, et allant tout dépenser en joints ou en alcool, mais également des jeunes femmes échangeant des faveurs sexuelles contre de l’argent.

“”Oh Dingz, I nearly forgot. Your brother left some money for you to pay for the electricity and rent at the municipality office” said my aunt “that is, if you have the time?” I hesitated; I could see a way out of my cashless situation; I could use the rent money to celebrate elections and then get Dunga to bail me out when he got paid at month-end” Niq Mhlongo, Dog eats dog. Kwela Books.

Mais, si le regard du romancier est acéré et se nourrit d’un sens de l’observation remarquable, il lui manque la profondeur de l’enquête sociologique.

L’enquête de Sarah Mosoetsa est très intéressante parce qu’elle déploie, grâce à sa connaissance des terrains toutes les dimensions de la vie dans les townships qu’elle a patiemment observés et dont elle a longuement interrogé une centaine d’habitants. L’ouvrage nous permet de comprendre comment la pauvreté a pu se développer dans cette région suite à la transition démocratique, et comment cette pauvreté est vécue par les familles, et conduit à des tensions et des conflits autour de la répartition des ressources et des rôles familiaux, qui pourraient être des éléments d’explications des violences endémiques des township.

Les townships étudiés ont la particularité de se trouver à proximité de villes où fleurissaient les industries textiles et de la chaussure avant la chute de l’apartheid. L’embargo décrété par les puissances occidentales contre le régime de l’apartheid avait contraint le pays à developper une industrie qui employait à l’époque la moitié des habitants de Mpumalunga et Enhlalakahle. Avec la chute de l’apartheid et la signature des accords du GATT à Marrakech en 1994, ces industries n’ont plus été protégées de la concurrence extérieures et ont été amenées à fermer où à se délocaliser. Nombre des travailleurs se sont alors trouvés sans emploi et sans revenu fixe. Les entreprises fermant ont parfois octroyé à leurs employés une indemnité, mais celle-ci a vite été engloutie, en l’absence de perspective de ré-emploi. Les politiques économiques”progressives”et d’allègement de la pauvreté des gouvernements post-transition démocratique n’ont guère porté leurs fruits. Si quelques familles ont eu des trajectoires “ascendantes” ce n’est pas la majorité. La majorité reste enkystée dans une pauvreté dont on ne voit pas l’issue.

Les groupes familiaux se sont alors reconstituées essentiellement en se regroupant autour d’un parent possédant une source de revenu stable et/ou un logement. Ces regroupements sont le résultat de choix plus pragmatiques qu’affinitaires.  De plus en plus souvent dans les townships, les grands-mères qui sont devenues ce point central à la non-désintégration de la famille et des individus, parce qu’elles perçoivent une allocation de l’état à partir de 60 ans (environ 800 rands, soit 60 Euros), laquelle allocation sert de revenu de base à toute la famille. Les familles interrogées par la chercheuse (bien que les trajectoires sont diverses) disposaient en moyenne de 800 rands par mois. Les allocations perçues par les mères de jeunes enfants (300 rands par enfant)  viennent également en complément.

Le rétrécissement des revenus est source de tensions et de conflits, voire de violences intra-familiales. Comment faire vivre un groupe familial contraint à la cohabitation de trois générations sur 800 rands par mois? Les tensions vont avoir lieu autour de la répartition des (maigres) ressources disponibles. La dépense principale est la nourriture, composée seulement des basiques pap (bouillie de maïs), thé et sucre. Les dépenses pour l’éducation (uniformes ou livres pour les écoliers) et la santé sont non prioritaires. Parfois les familles ne peuvent plus payer leurs notes d’électricité (la moitié des familles interrogées) et elles ont recours à des branchements sauvages ou utilisent la paraffine pour s’éclairer.

Lorsque la famille possède une cour, les femmes essayent de faire pousser quelques légumes pour améliorer l’ordinaire. Les membres de la famille participent à une économie informelle, échange de services entre voisins, et activités plus ou moins légales. Mais très souvent si les filles sont censées partager avec le reste de la famille leurs revenus, il n’en est pas de même pour leurs frères ou leurs pères. Les jeunes femmes percevant une allocation pour jeune enfant (méprisamment appelé “Imali yeqolo”, l’argent gagné avec son dos, par l’ex-ministre des finances Malusi Gigaba) sont censées la partager avec la famille et son vivement prises à parti si elles ne reversent pas tout dans la caisse commune.

Les familles propriétaires d’un logement de plusieurs pièces en sous-louent pour s’assurer un revenu complémentaire via les loyers. Les femmes vont faire de menus travaux, planter des légumes dans un bout de jardin le cas échéant. Elles vont aussi faire du bénévolat dans des associations souvent liées à des églises qui pourront leur apporter quelques gratifications. Certaines jeunes femmes vont échanger des services sexuels contre de l’argent ou de la nourriture, la précarité alimentaire étant la norme.

Les hommes, dans la très patriarcale culture zouloue, sont traditionnellement les principaux pourvoyeurs de la famille. Ils se retrouvent humiliés de ne plus pouvoir remplir leur fonction et s’adaptent moins facilement à un autre rôle. “Ma femme ne me respecte plus” dira l’un des interviewés à la chercheuse. Et il refusera de détailler à une femme (la chercheuse) l’usage qu’il fait de l’argent dont il dispose. Sa femme se prêtant à l’interview investit tout ce qu’elle gagne pour la famille et la maison. Les femmes sont moins affectées dans leur identité que les hommes par la perte d’emploi formel. Mais en tant que responsables de l’espace domestique, leur disponibilité pour produire des revenus dans l’économie informelle est moindre, ayant toujours à s’occuper des tâches ménagères, des enfants et fournir un repas par jour aux membres de la maisonnée. De fait la position des femmes se renforce, ce qui est très mal admis par les hommes de la maison.

« Men frequently compensate for their sense of powerlessness by exerting power over women. Zulu tradition is frequently invoked in order to justify the subordination of women and to reassert the position of the man as the ‘natural’ head of the household”

Ne trouvant pas leur place/rôle dans la maison, certains hommes vont extorquer des fonds à leurs mères/femmes/filles pour aller passer leur temps au shebeen (troquet local).

La fonte des revenus a fait disparaître également les instances de socialisation et d’entraide. Sans revenus réguliers, plus question de verser quelques centaines de Rands à un syndicat ou à une église. Dans “Dog eats dog”, le héros mentionne que sa tante ne va plus à l’église qu’une fois qu’elle a reçu sa pension à la fin du mois car elle avait été aperçue ne donnant que cinq rands à la quête alors que le tarif règlementaire était de dix rands. L’humiliation conséquente à sa stigmatisation par le pasteur l’avait fait renoncer à aller aux offices lorsqu’elle n’avait pas dix rands sur elle… Les associations qui prospèrent sont les associations informelles qui ne demandent pas de cotisation fixes que les familles ne peuvent plus leur verser.

Si la solidarité qui peut émaner des interviews est admirable, force est de constater que c’est une solidarité plus contrainte que volontaire. Les grands-mères avouent un état d’épuisement et de lassitude à porter leur famille à bout de bras. Il y a un seuil à partir duquel, il n’est pas humainement possible de “faire mieux avec moins”…

« The biggest challenges facing older people today in these communities does not come as much from the challenges of old age – ill health and death- as from domestic violence and abuse – emotional, financial, physical and psychological. The perpetrators are mostly the victims’ children and grandchildren. The motive is usually their desire to get access to the older person’s pension money.”

Les échecs des politiques de créations d’emplois et l’économie quasi-stagnante en Afrique du Sud ne laissent pas présager d’évolution positive possible. L’auteure met en évidence l’effet pervers du système des allocations qui bénéficient en priorité aux femmes ayant des jeunes enfants et aux grands-mères, qui les rendent vulnérables aux maltraitance des hommes de la famille. (L’allocation vieillesse pour les hommes n’est perçue qu’à partir de 65 ans et compte-tenu des tendances démographiques, ils sont moins nombreux à partir de cet âge-là).

Quelles solutions à ces situations dramatiques? L’auteure plaide pour une refonte du système d’allocations, voire pourquoi pas de la mise en place d’un revenu universel comme cela a été fait en Namibie. Mais la Namibie compte 2,5 millions d’habitants et l’Afrique du Sud vingt fois plus… Dans un pays dont la dette publique est très élevée, et dont la capacité d’emprunt est affaiblie, plusieurs agences de notation ayant dégradé le ratio de la dette, il resterait à trouver les ressources pour financer une telle mesure.

La lecture de cette recherche permet de mieux comprendre les stratégies de subsistance dans les deux townships, et met en exergue le rôle crucial des aides sociales dans la survie des familles pauvres. A la lumière de ce livre, on comprend mieux le drame qu’aurait été la défaillance de SASSA (l’organisme qui délivre chaque mois leur aide sociale aux dizaines de millions de bénéficiaires).

Il aurait été intéressant de lire des études de cas similaires dans les townships des grandes métropoles, plus proches de bassins d’emplois potentiels, mais aussi plus mélangés et plus peuplés.  Il faudrait comparer les stratégies de subsistance des sud-africains pauvres qui ont droit à ces aides sociales minimales, et des immigrés plus ou moins légaux sans ce filet de sécurité. Quelle est la part de la solidarité familiale/communautaire? Des activités illégales? Cela permettrait peut être de comprendre dans quelle mesure les violences xénophobes régulières dans les townships peuvent être attribuées à la concurrence autour de ressources rares.

* “Eating from one pot The dynamics of survival in poor South African households” Sarah Mosoetsa Wits University Press 2011

 

 

 

Mort d’une journaliste sud-africaine…

Son nom ne vous dira rien. Elle s’appelait Suna Venter. Elle a été retrouvée morte chez elle jeudi 29 juin 2017.  Un arrêt cardiaque. A trente-deux ans. Un procès avec son ancien employeur, la chaîne publique SABC venait de conclure à sa réintégration (avec sept de ses camarades) et au paiement de dommages et intérêts. Sa vie professionnelle pouvait recommencer, mais son corps a abandonné la partie.

Quels sujets tellement délicats avait-elle traités pour mettre sa santé à risque ? Des trafics d’armes, de diamants, des génocides ? Que nenni. Ses désaccords avec son employeur, SABC, portaient sur politique intérieure sud-africaine. L’an dernier, avec sept autres journalistes de la chaîne (surnommés depuis les SABC8) elle avait contesté la politique du media national qui ne voulait pas que soient couvertes les nombreuses manifestations contre l’inefficacité du gouvernement et des autorités provinciales tenues par l’ANC (les « delivery protests ») dans de nombreux villages et villes. Les habitants manifestaient contre le manque de services qui sont devenus des droits avec la chute de l’apartheid : accès à l’eau, à l’électricité, à l’éducation, à la santé. Ils brûlaient des écoles, organisaient des barrages sur les principaux axes routiers, brûlaient des pneus.

Mais la direction de SABC n’en démordait pas : il ne fallait pas encourager les gens dans la voie de la protestation, donner une mauvaise image des autorités ANC affaiblies avant les élections municipales d’août 2016… ne pas désespérer Pietmaritzburg…  Les huit journalistes qui s’opposaient publiquement à cette décision furent donc mis à pied et privés d’antenne. Mais aussi stressante que soit cette situation, elle n’est que la partie émergée du calvaire de Suna Venter dans la dernière année. Comme l’a révélé sa famille, elle a été la victime de multiples intimidations, SMS de menace, domicile cambriolé à plusieurs reprises, pneus de son véhicule lacérés, câbles sectionnés sur sa voiture. On lui a tiré dessus au pistolet à grenaille à la sortie d’un restaurant. Elle a été enlevée, et retrouvée attachée à un arbre du Melville Koppie, ses agresseurs ayant mis le feu à l’herbe autour d’elle.

Les hommages à une journaliste courageuse pleuvent. Mais vendredi matin, Tim Cohen, un journaliste venu soutenir son collègue de Business Day, Peter Bruce a été molesté devant le domicile de celui-ci par des membres du mouvement BLF* (Black Land First) qui voyaient en lui un agent du « White Monopoly Capital ». Les manifestants de BLF, reprochent aux éditoriaux de Peter Bruce de faire la part belle aux critiques des agissements de la famille Gupta (cf « Eish*, State Capture !» le billet que j’avais écrit il y a quelques mois) et de moins s’intéresser à d’autres affaires concernant des grands patrons sud-africains blancs. Curieusement, ce regain d’hostilité a lieu quelques semaines après la diffusion des « #Guptaleaks » qui ont rendu publics des emails de membres de la famille Gupta avec un certain nombre de personnalités politiques ou d’entreprises sud-africaines qui montrent la collusion des uns avec les autres, et la corruption du système.

Depuis que j’écris ce blog j’exprime régulièrement ma confiance dans le système sud-africain pour prévenir une dérive du pays vers le chaos. J’ai notamment plusieurs fois écrit que la présence d’une presse libre et d’une justice indépendante pouvaient servir de contrepouvoir et garantir la jeune démocratie de ce pays. Les attaques contre les journalistes, dénoncées vigoureusement par le SANEF (South African National Editors Forum) et les débuts décevants de la nouvelle « Public Protector » qui semble s’être totalement détournée de l’enquête sur le “State Capture”, pour s’intéresser à des faits beaucoup plus anciens, montrent la fragilité des contrepouvoirs et la possibilité d’un basculement.

Le médecin de Suna Venter avait demandé à la jeune femme de trouver une profession moins stressante. Cette dernière avait répondu qu’on ne quittait pas un champ de bataille avant la fin des combats. Son cœur ne l’a pas entendu ainsi…

Les images illustrant cet article sont des détails d’oeuvres du peintre sud-africain Colbert Mashile qui expose actuellement à la galerie Everard Read à Johannesburg. 

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Voir le Cap et mourir…

On a tout dit sur Cape Town, lieu le plus visité d’Afrique du Sud. Fondée par des huguenots néerlandais énervés cherchant à pratiquer leur religion à leur convenance, tout en fournissant en denrées fraîches les bateaux de la Compagnie des Indes Néerlandaises, c’est un endroit unique et magique, plébiscité par les touristes, les surfeurs et les retraités de tous poils. Difficile de ne pas en tomber amoureuse…

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Derrière les cartes postales, les superbes panoramas donnant sur la mer (froide mais) scintillante, les silhouettes massives et reconnaissables des différents pics et massifs de la Montagne de la Table, derrière les photos de vacances tous sourires dehors, il y a une autre réalité dont rendent compte, chacun à leur manière, les deux derniers livres que j’ai lus.

Tous deux écrits par des auteurs sud-africains: “Les enfants du Cap” par Michèle Rowe, et “Thirteen cents” de Kabelo Sello Duiker racontent la ville et ses part d’ombre. Ecrits avec des perspectives et des voix différentes, ce sont des lectures complémentaires qui restituent bien l’atmosphère de certains quartiers de la “Mother City”. Michèle Rowe ancienne de la communication, est venue tard à l’écriture et a choisi de s’exprimer via le genre policier, K Sello Duiker était un prodige de l’écriture qui s’est suicidé au début des années 2000 à l’âge de trente ans, les deux ouvrages explorent les histoires de jeunes “coloured”, et les douloureuses divisions d’une société sud-africaine profondément et durablement inégalitaire.

Le roman des “enfants du Cap” se déroule à Nordhoek, au sud de la ville, au bord d’une des plus belles plages de la péninsule. L’arrivée sur la longue plage de Noerdhoek en arrivant d’Hout Bay le long du Chapman’s Peak Drive est un enchantement. L’intrigue met en scène des promoteurs véreux voulant assurer une belle (et juteuse) opération de construction d’une des ces communautés enfermées entre de hauts murs surmontés de clôtures électriques et surveillées 24 heures sur 24, comme il en existe tant dans les villes aisées du pays.

Les personnages centraux sont un duo mal assorti: une psychologue un peu baba cool qui habite l’un des petits pavillons sans prétention qui constituaient l’essentiel du bâti de ce village, et milite pour la préservation de l’environnement et une jeune inspectrice “coloured” Persy Jonas, envoyée en reconnaissance lorsque la psychologue a trouvé au bout de la plage, le corps sans vie d’un hobo au passé un peu trouble habitant le village. L’enquête qui revient sur  la vie de ce petit coin de paradis dans les vingt dernières années met à jour les blessures et les fêlures des personnages principaux et les effets nocifs rémanents de l’apartheid sur la communauté. Polar bien écrit, agréable à lire qui retranscrit bien l’ambiance de cette petite bourgade tranquille qui s’étend au pied du célèbre “Chapman’s Peak”.

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Âpre, rugueux, râpeux, “Thirteen cents” est un roman noir, brutal, qui arrache la gueule le coeur. C’est l’histoire de la descente aux enfers d’un orphelin pré-adolescent de douze ans. Azure un beau “coloured” vivant dans le Eastern Cape, l’une des régions les plus pauvres du pays, part pour Cape Town avec l’un de ses voisins après la mort de ses parents et vit dans la rue. Il se prostitue pour vivre et tente tant bien que mal de garder une certaine intégrité, rester propre, éviter les drogues synthétiques, le “tik” qui ravage ses pairs, les miséreux de Cape Town. Il observe avec une rare lucidité la société des adultes de la rue, maquereaux, voyous, dealers, prostituées, miséreux, superstitieux, malhonnêtes et menteurs… L’auteur décrit les mésaventures d’Azure avec dans une écriture simple et sèche, sans fioritures. Roman difficile à lire, qu’on pose et reprend plusieurs fois tellement ce qu’il décrit nous tord les tripes. Seule respiration dans la narration une échappée purifiante sur les flancs de la montagne de la Table.

Roman lucide et très puissant sur la face cachée de Cape Town, celle qu’aucun office de tourisme ne vous vantera, celle devant laquelle on n’érigera pas de cadre jaune géant #iwasincapetown pour formater les souvenirs des vacanciers du monde entier. Une réalité qui est de plus en plus reléguée loin des yeux des touristes et loin du centre ville. Les autorités de la province du Western Cape et de la ville de Cape Town entérinent les programmes de “gentrification” et de transformation des quartiers populaires comme Sea Point, Salt River etc. et d’envoi des anciens habitants vers des quartiers très excentrés. “Cachez ces miséreux que je ne saurait voir”… Dans une ville dont l’un des traumatisme a été la destruction sous l’apartheid du fameux District Six, racontée dans un des musées de la ville, cela résonne quand même comme une mauvaise ironie de l’histoire…

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