Eloge de la polyphonie

« Il faut mille voix pour raconter une histoire » selon un proverbe peau-rouge rapporté par Erri de Luca dans un petit livre qui vient de paraître chez Gallimard. J’ai lu et redit et retourné cette phrase plusieurs fois dans mes ruminations actuelles tellement elle me semble juste et sensée. Il faut mille récits pour raconter une histoire, mille voix qui se mêlent et se répondent, et se corrigent et s’infléchissent, et tissent une toile qui n’en a que plus de force, de consistance, de véracité. Bien sûr si vous les détaillez une par une, elles ne disent pas tout à fait la même chose, ne sont pas toujours synchrones, l’ensemble frise parfois la cacophonie. Mais malgré cela, ou à cause de cela, l’ensemble n’en est que plus beau, plus accompli parce que toujours fragile.

La polyphonie n’est pas forcément virtuose, comme dans un opéra de Mozart où les couches de voix se superposent. Elle est vieille comme Hérode. C’est le chant du peuple, même le plus démuni, le chant des esclaves, des travailleurs de force. Dans notre époque d’abondance, la polyphonie est oubliée, délaissée, pour une version appauvrie des récits communs. Il n’y a plus qu’une seule histoire, ou plutôt deux versions qui s’affrontent dans une vision manichéiste renforcée par les canaux des télévisions d’information en continu et des réseaux sociaux. La culture du clash se satisfait peu des nuances, des entre-deux, des voix faibles.

Pendant ma vie étudiante, j’ai brièvement fait partie d’une chorale. L’expérience qui m’a profondément marquée. Plus jeune, j’aimais chanter. Enfant, je chantais uniquement à l’oreille, reprenant des airs glanés ici ou là, des chansons populaires essentiellement. Je chantais avec mes sœurs, parfois accompagnées par mon père à la guitare et parfois avec mes cousines un répertoire qui allait de Joe Dassin à Georges Brassens, en passant par Claude François et les plus grands succès de l’Eurovision. L’important, c’était la conviction. Nous chantions à tue-tête pour notre plus grande joie. Nous nous suivions, nous empêtrions dans nos fils, nous rattrapions à la volée… Il n’y avait pas de gagnante ni de perdante, même si certaines avaient une plus jolie voix, d’autres une voix qui portait plus, d’autre une meilleure mémoire des textes, ou une oreille plus sûre. Chanter nous réunissait dans une connivence réjouissante. Le chant libère les poumons et donne la légèreté de l’oiseau.

Etudiante, j’ai retrouvé cette joie au sein d’une chorale dont j’ai brièvement fait partie. Malgré ma voix de jeune adulte, plus malhabile que ma voix d’enfant, mon manque d’éducation musicale qui m’obligeait à apprendre à l’oreille ce que les autres lisaient dans leur partition, j’en ai un souvenir lumineux. J’avais des voisines obligeantes, dans le camp des mezzos, qui me soufflaient les phrases pour que je puisse me joindre à elles. Les défauts de ma technique, nombreux, se noyaient dans la masse. Je sortais de ces répétitions les poumons dilatés, le cœur léger, et l’étau qui serrait mon thorax, en ces années où, rétrospectivement, je sais que je n’étais pas très heureuse, cette parenthèse du chant me comblait. Et ce qui me comblait, c’est qu’avec ma voix pathétique, je puisse participer à quelque chose d’aussi puissant que cet ensemble.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire », dit la sagesse peau-rouge, elle aurait pu ajouter que si ces voix ne s’écoutent pas, ce n’est pas une histoire qu’elles produisent, c’est une cacophonie. La cacophonie, plus que la polyphonie caractérise notre époque. Les êtres humains n’ont jamais eu autant l’occasion de s’exprimer, et jamais eu autant l’occasion de manifester leur désaccord, entre deux messages de publicité des réseaux qui ont bien compris que le nerf de la guerre, c’est de posséder le canal, pas le contenu. Des réseaux qui ont bien raison d’entretenir la cacophonie, car qui dit polémique dit pic d’audience, et qui dit pic d’audience implique plus d’efficacité de la pub. C’est plus facile de rendre accro au canal des petites phrases provocatrices et des énervements subséquents, qu’à une conversation apaisée où l’on s’écoute, se complète, se désaccorde, se réaccorde partiellement. Et où l’on se confirme que le plus important c’est de trouver un moyen de vivre ensemble, sur cette planète où nous sommes très différents, par nos histoires, nos goûts, nos enfances, nos errements.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire ». Et aussi mille visages, c’est la leçon que j’ai retenue de l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie de l’artiste sud-africain.e Zanele Muholi. Par son travail, l’activiste visuelle (c’est comme ça qu’elle se définit) cherche à sensibiliser aux voix de personnes qu’on n’entend d’autant moins qu’elles sont une minorité dans un pays qui préfère les ignorer, quand elles ne sont pas lynchées dans les townships ou soumises à des viols correctifs/collectifs. L’Afrique du Sud est un pays qui peut à la fois être perçu en Afrique comme un havre pour toutes les sexualités, la constitution de 1996 est un exemple d’inclusivité des minorités sexuelles, et un pays moins exemplaire dans la réalité, où les possibilités du mariage homosexuel et de la GPA dans les classes blanches aisées masquent la grande intolérance des townships. Par la variété des portraits qu’il/elle fait des militant.e.s avec lesquel.le.s il/elle chemine, il/elle interroge le narratif dominant et les positions/convictions des spectateurs. Les photographies sont marquantes, de multiples portraits qui disent la diversité et l’humanité plus qu’un long discours. Et les témoignages filmés sur la difficulté d’être/ de se découvrir différent.e, chacun.e à sa manière sont d’une force inouïe. Par l’accumulation des récits, plus que par des slogans l’artiste réussit le tour de force de questionner nos certitudes, de nous ouvrir au questionnement. Qu’y a t’il de plus humain que le questionnement ?

Et pour celles/ceux qui l’auraient loupée, courez-y, c’est jusqu’à la semaine prochaine !!!

Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.

Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Reconnecter avec son brocoli intérieur… mode d’emploi!

Des trucs et des ficelles pour contourner la difficulté d’écrire… L’écriture, ça se travaille, dans la joie, et dans le brocoli!

Où l’on parle de livres, d’écriture, du sens de la vie, d’amitié et de brocolis…

Amies lectrices, amis lecteurs, je vois vos pupilles vaciller fébrilement devant votre écran. Enfin pour celles et ceux qui ont ouvert ce billet malgré ce titre calamiteux. “Elle a pété un câble Bénédicte ? Il faut qu’elle arrête de fumer les herbes de son potager normand, cela ne lui vaut rien qui vaille!”. Je m’égare ces temps-ci, mais avant de m’envoler pour mon continent de coeur, alors que mes batteries faiblissent et que je ne sais plus d’où, pourquoi, et comment j’écris, je voulais évoquer un livre qui me fait du bien, un de ces manuels d’écriture dont je prends régulièrement des shoots pour m’adonner à cet exercice solitaire et souvent ingrat: “Bird by Bird, Some Instructions on Writing and Life” d’Anne Lamott.

Je l’ai commandé à un libraire d’occasion, je ne suis pas sûre qu’il soit réédité, mais il m’accompagne dans mes moments de doutes et je ne puis que le recommander à celles et ceux qui taquinent le clavier, et poursuivent des envies d’écriture. Mon amie Christie m’a offert il y a quelques années, “The Right to Write”, de Julia Cameron, qui propose une série d’exercices pour délier la plume ou le clavier, et j’ai une pile de manuels d’écriture dans ma bibliothèque, mais ces temps-ci, j’aime bien me réfugier dans les courts textes d’Anne Lamott. J’apprécie ses positions philosophiques sur l’existence, et l’humour de cette professionnelle des cours d’écriture créative.

Anne Lamott et ses anecdotes me sauvent des affres de la page blanche, et des crises d’imposture qui me traversent périodiquement. Oui, écrire (pour moi), c’est me demander tous les jours s’il ne vaudrait pas mieux renoncer, que de coucher sur l’écran des platitudes en comparaison desquelles la Belgique paraît plus haute que l’Himalaya. J’atteins mon Everest le jour de l’envoi de mes factures.

La dernière fois que ma crise Bartlebyenne était à son acmé -cf mon dernier billet– ce n’est pas un DJ, mais cette phrase de son livre, qui m’a sauvé la vie :“on a tous un truc à pleurer”. On a tous un truc à pleurer, et on écrit tous autour de ce truc. Certaines histoires sont plus universelles ou plus immédiatement parlantes, comme les histoires de transfuges ou de réfugiés – je vous ai dit que j’avais adoré le premier roman d’Ocean Vuong?- Mais personne, pas même le bébé le plus fortuné ne naît dans un monde d’où la maladie, la souffrance ou la mort seraient absentes. C’est la révélation de Siddharta (Gautama), si bien décrite par Herman Hesse, et le ferment d’un bon nombre d’oeuvres littéraires!

Nous nous constituons littérairement autour d’un manque, que nous cherchons à pallier par nos tentatives de donner du “sens” à ce que nous expérimentons. Ecrire, c’est construire autour de l’imperfection, même futile, de nos vies. L’essentiel est dans le chemin que cela nous fait emprunter. Voilà que je m’exprime comme un personnage de Tintin… De quoi finir décapitée, comme un brocoli!

Mais c’est quoi au fait, cette histoire de légume? Revenons donc à nos brocolis. D’où viennent-ils ces brocolis? De chez monsieur Lam, le marchand de primeurs premium de Garches? Peut-être, mais pas tout à fait. Ils proviennent d’un autre texte d’Anne Lamott, qui l’a puisée elle même chez Melvin Kaminsky alias Mel Brooks (il n’y a pas de mauvaise référence lorsque l’on écrit, il n’y a que des références qui fonctionnent). Le brocoli est à Anne Lamott ce que le chewing gum est à Mac Gyver… C’est un moyen à mettre en oeuvre lorsqu’on approche de la panne sèche: il suffit de reconnecter avec son brocoli intérieur, ou explique Brooks, “demander au brocoli comment on doit le manger”. Laissons nous guider par l’appel du brocoli, et tout ira bien! Gageons que vous ne verrez plus vos brocolis du même oeil!

Et vous, quels sont vos trucs pour replonger dans l’écriture, ou trouver un sens à la vie quand tout part en lambeau?

Faut-il avoir vécu une enfance de merde pour pouvoir écrire?

C’est la question que je me suis posée après avoir écouté quelques épisodes du podcast Bookmakers, de Richard Gaitet sur Arte Radio. Les podcasts, vous savez- ce truc de millennials qui a remplacé nos émissions de radio! Mon amie Dorothée, avec laquelle j’ai suivi les ateliers de Marie-Agnès Valentini, m’a mentionné ce podcast lors de notre dernier déjeuner. Elle m’a mentionné particulièrement ceux avec Mohamed Mbougar Sarr, et de Claude Ponti. Ravie, je me suis empressée de télécharger quelques épisodes à écouter en faisant mon ménage ou en gratouillant dans mon jardin. J’ai adoré l’échange avec Mbougar Sarr, un vrai passionné de littérature comme on en rencontre souvent chez les anciens khâgneux. J’ai donc enchaîné avec Lydie Salvayre, dont j’avais beaucoup aimé “Pas pleurer” hommage à la mère, gagnée par la sénilité, qui revivait son été 1936 républicain en Catalogne, puis j’ai pioché Hervé Le Tellier, Alain Damasio – je n’ai pas accroché – et Claude Ponti. Et là, j’ai ressenti à la fois une intense frustration, et une inconfortable interrogation : faut-il vraiment avoir vécu une enfance de merde pour avoir le droit d’écrire?

Le point commun de tous les récits, si l’on excepte l’auteur du Goncourt 2021, c’est d’avoir eu une enfance épouvantable. Enfant adultérin, de réfugié, de mère indifférente, malaimante, père absent, violent ou alcoolique, humiliations diverses liées à une origine modeste, stigmate infamant, exposant à perpétuité aux commentaires moqueurs de la bonne bourgeoisie. Qu’on ne se méprenne pas, les histoires individuelles sont émouvantes, et loin de moi l’idée de les dévaloriser. D’ailleurs tous ces auteurs n’en font pas forcément le sujet de leurs ouvrages. Certains subliment grâce à l’imagination leurs blessures intimes. J’ai compris d’où venait l’idée des “parents de carton” d’un des albums de Claude Ponti. En revanche l’insistance de Richard Gaitet, l’animateur du podcast, à revenir sur les blessures d’enfance, de tout ramener à l’écriture comme revanche sur l’existence a fini par m’insupporter.

Il faut dire que c’est un récit, voire un narratif assez entendu, les humiliations de l’enfance rachetées par la littérature. Je pense à “Poil de Carotte” de Jules Renard, ou “L’enfant” de Jules Vallès dont les extraits figuraient dans tous les manuels de français au collège. Les épreuves de l’enfance forgent une sensibilité acérée aux injustices de ce monde et développent un regard intéressant, et sont une source d’inspiration pour ces auteurs. Mais, a contrario, cela exclut-il de toute prétention littéraire celles qui ont bénéficié d’une enfance plutôt heureuse? Ne peut-on être admis dans le cercle des initiés qu’en ayant fait les frais d’une parentèle dysfonctionnelle? Les anciens enfants heureux doivent-ils errer indéfiniment dans le purgatoire des scribouillards?

Indira, Golda, Jacinda, Nicola, et les autres… de l’évolution des femmes en politique

A l’occasion du #IWD2023 une méditation sur la place des femmes en politiques au cours des dernières décennies…

Quand j’avais dix-huit ans, je voulais être Indira Gandhi, et mourir assassinée pour l’ensemble de mon oeuvre. Il faut dire que ma génération manquait de modèles féminins puissants. Lorsque ceux-ci existaient, ils étaient considérés comme des anomalies, voire des anti-modèles. Indira Gandhi, comme Golda Meir, et, plus tard, Margaret Thatcher, ou Benazir Bhutto, étaient des femmes fortes, des dures à cuire, impitoyables, craintes et détestées. J’ai fini par changer d’idée.

Le monde politique a mis du temps à se féminiser. J’avais une trentaine d’années quand, enfin, des lois ont été votées en France et dans un certain nombre de pays de l’OCDE, pour commencer à imposer une parité dans la représentation politique, la haute fonction publique et le secteur privé. L’argument du manque de vivier, repris à l’envi par les tenants du pouvoir masculin pour justifier les inégalités, tenait de moins en moins devant l’accession décomplexée des filles dans l’enseignement supérieur et dans les formations d’élite, une fois levées les barrières à l’entrée.

Pour autant le nombre de cheffes d’Etat dans le monde n’a pas décuplé en presque quarante ans. Les différentes lois passées ont permis, bon an, mal an, d’accepter que finalement, la place des femmes était autant dans la sphère publique que dans la sphère domestique*. Le planning familial leur a laissé le choix d’avoir des enfants au moment le plus opportun pour elles. La réussite professionnelle des femmes est moins anecdotique aujourd’hui, et il faut s’en réjouir, même s’il reste des obstacles à franchir.

Alors que j’aborde la meilleure partie de ma vie, j’ai vécu l’accession au pouvoir de Jacinda Adern, en Nouvelle Zélande, alors enceinte de son premier enfant, comme une véritable révolution. Enfin un nouveau type de cheffe d’Etat! Les néo-zélandais, mais aussi, à peu près en même temps, les finlandais, et les islandais, ont porté au pouvoir des femmes jeunes, accessibles, proches de leurs concitoyens, démontrant le souci de l’autre dans leur façon de gouverner.

Les femmes cheffes d’Etat ne devaient plus uniquement faire partie de ces pionnières inflexibles de la politique, ces Madeleine Albright ou Condoleezza Rice, extrêmement douées intellectuellement mais manquant d’empathie. Qualité dans laquelle beaucoup de jeunes femmes sont socialisées depuis des millénaires, et dans laquelle elles se reconnaissent volontiers. On pouvait donc faire de la politique, au plus haut niveau, en n’adoptant pas les codes, très masculins, de l’affrontement, du rapport de force, voire de la mise à mort symbolique.

Pour cette génération, la question de “qui va garder les enfants” devient enfin moins prégnante que pour les précédentes. De plus en plus d’hommes acceptent un partage des tâches de la vie privée plus égalitaire*. Le congé paternité socialise les pères dans un rôle plus actif auprès des nouveaux-nés. Il les implique, dès la prime enfance dans une parentalité de proximité.

Force est de constater qu’après un mandat, la violence de la politique a contraint Jacinda Adern à démissionner et à laisser à d’autres le soin de porter le drapeau d’une politique tournée vers les autres. Jacinda Adern a motivé sa décision par l’épuisement de ses ressources: “plus assez de fuel dans le réservoir”. Quelques semaines plus tard, une autre femme politique, la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon jetait aussi l’éponge.

Les femmes en politique sont-elles moins résistantes que leurs homologues masculins? Certaines attribuent leur démission à des attaques plus virulentes. Sans doute, en partie. J’aimerais proposer une d’interprétation complémentaire : les femmes s’accrochent moins au pouvoir, en politique comme dans la vie professionnelle, parce que nos modèles leur laissent plus de latitude que le modèle basé sur la simple performance/résistance à l’adversité à l’aune duquel on continue de juger les hommes.

Une femme qui renonce à sa carrière pour donner plus de temps, d’attention, à ceux qui lui sont chers, qu’il s’agissent de jeunes enfants ou de parents âgés (cf l’ex-directrice générale de la RATP), ne sera pas considérée comme une ratée, une geignarde, une has-been. On trouvera même une certaine sagesse, voire une certaine noblesse à son renoncement en pleine gloire. Je n’ai pas d’exemple d’homme puissant pour lequel cela ait été le cas (et suis preneuse si vous en connaissez).

Le corollaire de cela, c’est que rares sont les hommes ayant atteint le sommet de leur trajectoire qui ne font pas la saison de trop. En France, notre société est remplie de gérontocrates qui ne veulent pas décrocher, ayant trop peur du vide les menaçant s’ils abandonnaient leurs attributs du pouvoir. La jeunesse du président de la république et de ses conseillers masque habilement le nombre de septuagénaires voire d’octogénaires, agglutinés aux portes du pouvoir, alors qu’ils pourraient jouir d’une retraite bien méritée et siroter des piña colada sur une plage des Caraïbes.

Une des raisons des difficultés de notre société à se projeter dans l’avenir?

*Les résistances dans certaines parties du globe sont encore fortes, il n’est que de regarder les situations en Iran, en Afghanistan…

**Ce constat est à relativiser, il est très dépendant des milieux socio-économiques et des traditions culturelles

Chronique d’un retour d’Egypte…

Que faire (littérairement) de nos voyages? titre un atelier d’écriture auquel j’aurais voulu assister à l’école des Mots. A défaut, plutôt que de vous monter un diaporama de mes meilleurs selfies, où un assemblage photo animé couvert d’étoiles et de points d’exclamations, “shuba, pah, plop wizz!”, je couche ici quelques impressions, avant que ma mémoire de poisson rouge ne les efface.

De ce récent voyage en Egypte, maintes fois planifié, et maintes fois reporté, je retiens d’abord un pur émerveillement. Emerveillement devant les monuments, temples, tombeaux et pyramides, traces de cette civilisation, cinq fois millénaire, qui a produit autant de beauté. Que d’ingéniosité technique pour édifier ces témoignages de la grandeur de leur époque et de leur peuple! Emerveillement devant ce miracle qu’est le Nil, qui traverse le pays des frontières du Soudan à la Méditerranée pourvoyant 97% des besoins en eau de la centaine de millions d’Egyptiens. Là où s’arrêtent les canaux de dérivation du Nil, s’arrêtent les terres cultivées, et commence l’immensité du désert, recouvrant 95% du territoire. Emerveillement devant l’intensité des couleurs, sous ce ciel pur des contrées désertiques.

J’ai craint d’être blasée. “Moi mes souliers ont beaucoup voyagé”, comme chante le poète. Des ruines d’Angkor aux volcans du Costa Rica, des chutes du Zambèze, aux portes de la Corrèze. Et puis, les musées occidentaux ne regorgent-ils pas de départements d’antiquités égyptiennes? J’ai écumé ceux du British Museum, du Louvre, du Museum of Fine Arts de Boston, du Metropolitan Museum à New York-où a été reconstitué le temple de Dendur, l’un de ces temples voués à être enfouis dans les eaux du lac Nasser au moment de la construction du barrage. L’Egypte a offert à chaque pays participant au sauvetage d’Abou Simbel, un des temples destinés aux profondeurs.

La muséographie occidentale sublime, dit-on, les collections. Pourtant, rien n’est plus émouvant que de prendre la dimension de ces monuments dans leur environnement d’origine. Même pour des monuments comme Abou Simbel et Philae qui ont dû être déplacés pour échapper à la submersion lors de la construction du grand barrage. La réalité dépasse toujours la représentation, quelle qu’en soit la qualité*. J’ai été envahie, à la vue de ces merveilles, d’un sentiment profond d’admiration, de respect et de révérence, et contrariée des manifestations intempestives d’enthousiastes flasheurs/slasheurs de tombes.

J’aurais voulu pouvoir prendre plus de temps pour absorber la multitude de sensations devant le gigantisme de certaines pièces. Ah, la salle aux centaines de de colonnes aux chapiteaux ouvragés de Karnak! La précision des sculptures comptant les exploits des commanditaires ornant les murs des temples ou des tombeaux. La délicieuse sensation d’être face à de multiples énigmes. Quel est ce cartouche déjà? Celui de Nepthys ou celui Isis? Elles se ressemblent tellement! Comment s’appelle le dieu à tête de crocodile? A l’égal des vitraux de nos cathédrales qui demandent du temps et de la concentration à déchiffrer le message principal de ce “cathéchisme en images”, les fresques des monuments égyptiens sont des livres ouverts sur des centaines d’histoires.

Il faudrait pouvoir s’asseoir, choisir un mur et suspendre le temps. Pas toujours simple. Avant d’être délogé bruyamment par des chasseurs de selfies, on s’ébahit de certains éléments gravés ou sculptés sur les murs, de certaines poses, de certains détails, l’attitude d’un petit chien, une représentation d’Isis allaitant Horus, qui préfigure nos représentations de madonne à l’enfant. Une brochette d’esclaves sous le joug d’un pharaon, dont la représentation trahit les origines variées. Crâne rasé pour les nubiens, barbes et cheveux bouclés pour les syriens… La trousse d’instruments du chirurgien, avec ciseaux et scalpels de différentes tailles. Le tabouret d’accouchement des égyptiennes de l’antiquité. Les restes de couleurs sur les ailes des vautours protégeant un plafond. Les ciels de nuit étoilés de certaines salles à Edfou.

De mes manuels d’histoire sur l’antiquité égyptienne j’avais gardé une certaine méfiance de l’Egypte Ptolémaïque trop métissée de culture grecque et suspecte de dilution. Je ne sais pas si les égyptologues tiennent encore ce discours. J’ai beaucoup aimé les temples ptolémaïques, Philae, Kom Ombo et Edfou, plus récents et mieux conservés. La qualité des sculptures y est incomparable. Et puis, comme le disait l’une de nos guides : le peuple égyptien s’est toujours mélangé avec ceux qui venaient, et tant mieux, cela nous a beaucoup apporté, la société égyptienne est forte de ces multiples influences – sauf les turcs s’est elle empressée d’ajouter. Pourquoi? Ce n’est pas clair.

L’Egypte contemporaine est également fascinante à observer. On ne peut ignorer les signes d’un état sécuritaire, même sans avoir lu Alaa el-Aswany. On ne tue pas la poule aux oeufs d’or. Les lieux touristiques sont ostensiblement gardés par des voitures de police, les véhicules blindés légers de l’armée sont présents sur des points stratégiques avec une vigie de permanence sur la tourelle de tir. Les routes sont ponctuées de points de contrôle où il vaut mieux éviter de plaisanter. La mention par le chauffeur de notre nationalité ” faransi!” lui permettait de passer semble-t-il sans avoir à glisser un billet au préposé.

Parcourir les routes égyptiennes, même dans un temps réduit, permet de réaliser l’immensité du défi posé dans la gestion du pays. La construction de cités nouvelles un peu partout tente de répondre à une vitalité démographique qui a fait du pays le troisième pays le plus peuplé d’Afrique, tout comme l’édification de nouvelles écoles ou d’hôpitaux, tous ornés de portraits du président Sisi. La vallée du Nil, entre Assouan et Louxor se densifie, délaissant de plus en plus sa vocation rurale.

Mais les vues restent pittoresques et rappellent par beaucoup d’aspects certaines gravures dans les temples des pharaons. Maisonnettes en briquettes de terre crue, palmiers dattiers et palmiers doum qui délimitent les parcelles, typiques des oasis, sous l’ombre desquels sont plantés légumes et fourrage pour les petits ânes tirant les charrettes des paysans. Petits pains ronds mis à lever à l’extérieur des maisons. Carcasses de boeuf ou de mouton pendues à leur crochet, à l’extérieur des échoppes des bouchers. Amphores en terre privées d’anses reposant sur des tripodes à l’extérieur des maisons rurales pour offrir, à tout moment, de l’eau fraîche aux voyageurs. Un garçonnet montant son âne à cru, rapportant un cylindre de gaz qu’il tient devant lui. Une petite fille sans foulard conduisant une charrette sur laquelle j’aurais bien écrit une histoire. Je l’imagine aînée d’une fratrie de filles qui aide sa mère à gérer la maison familiale, ou petite dernière d’un vieux père, qui ne sait rien lui refuser? Les femmes se font discrètes dans les rues. Sauf celles aux silhouettes d’enfant dissimulées sous des abbayas noires qui mendient au milieu de la route, sur la surélévation d’un ralentisseur, un petit calé sur leur frêle hanche.

Nous avons fini au Caire, ruche poussiéreuse et polluée, dont l’objectif du petit peuple, au-delà de s’entasser dans des minibus Toyota bondés est de soutirer, pour vivre, quelques billets à son prochain. Vendeurs de gauffrettes rondes, de marques-pages signets du Coran, de ballons en forme de coeur pour la Saint-Valentin.

Hébergés près des pyramides dans un complexe préfigurant le Caire de demain, abritant une smart-city pour entrepreneurs cairotes, deux campus universitaires, affichant de ces proverbes en vogue dans les écosystèmes de startupeurs disruptifs du monde entier “keep calm and think win-win”… Nous avons pu apercevoir brièvement le Caire historique en allant visiter le musée de la place Tahrir, cette pâtisserie rose dessinée par un architecte marseillais au début du siècle dernier. L’ouverture du Grand Egyptien Museum censé offrir, au pied des pyramides de Gizeh, un écrin à la (dé)mesure des trésors archéologiques du pays, est de nouveau reportée.

Plongée dans la mégalopole folle et bouillonnante. Une ruche humaine traversée par des autoroutes et voies rapides, des autoponts vous promenant devant des façades ocre décrépies et des forêts de paraboles, telles des champignons blafards posés sur les toits. Un paysage nocturne ponctué par les flashes des écrans géants lumineux des publicités pour réseaux de téléphone mobile, fast-food, sodas, d’affichages numériques vantant les nouveaux développements immobiliers dans des communautés sécurisées, à l’extérieur de la ville, promettant au gratin cairote** une vie de Nabab loin du brouhaha et de la pollution. La moue débonnaire d’un quinqua rappeur avec chevelure en brosse, barbe poivre et sel, et lunettes de soleil, agitant la main comme dans un slammer et promouvant, summum de la coolitude, les chips Mojito (Miam!).

*Dans un avenir proche, on pourra sans doute explorer ces monuments dans le metavers ou via des jumeaux numériques créés dans de grands espaces. J’ai pu essayer la visite du jumeau numérique de Lascaux à la Cité de l’Architecture à Paris, place du Trocadéro, c’est une façon intéressante de voir ce qu’on ne peut plus visiter. La vraie grotte de Lascaux est réservée à un quota de chercheurs trié sur le volet pour éviter d’endommager les fresques qui ont résisté pendant 21 000 ans. Cependant, en dehors des raisons de préservation des sites eux-mêmes je doute qu’un jumeau numérique soit un concurrent crédible.

** désolée, je n’ai pas pu résister ;-)))!

La fée électricité

Power to the people dit le slogan fort opportunément trouvé par le DA (Democratic Alliance), principal parti de l’opposition sud-africaine pour signifier son ras-le-bol des coupures d’électricité qui minent le pays depuis trop longtemps. Mercredi 25 janvier 2023 marque une journée d’action dans tout le pays qui devrait voir s’agréger un certain nombre de forces d’opposition. Les déboires de la compagnie nationale d’électricité ne font qu’empirer.

En décembre 2022, après ce qui avait constitué une première en septembre, au sortir de l’hiver, Eskom, aussi surnommée Eishkom annonçait de nouveau le passage dans la phase 6 de délestage. Après la stupeur : mais que diable signifie la phase 6 de délestage (WTF ?), vinrent la colère et l’incompréhension. Malgré les efforts consentis ces dernières années, la résignation au service réduit suite au Covid, le pays ne sort pas de l’ornière. Les sud-africains n’en peuvent plus. Stage 6, signifie six coupures de deux heures réparties sur 24 heures. Les usagers sont priés de se passer d’électricité la moitié de la journée : une situation rarissime sauf dans les pays en guerre, comme l’Ukraine, ou sans pilote depuis longtemps. Avouez que pour le pays auto-proclamé première puissance économique de l’Afrique, cela fait désordre!

Les industriels et les commerçants sont aux abois. Après deux années de Covid, et de confinement strict, le lot de deuils, et la débâcle économique qui a suivi, ceux qui n’ont pas déjà fait faillite sont au bord du gouffre. Comment continuer à produire, vendre, travailler, sans électricité ? Pour les commerçants vendant des produits frais, comment sécuriser leur stock ? Les délestages à répétition usent les meilleures volontés. Cerise sur le gâteau, la nouvelle direction d’Eskom a annoncé vouloir augmenter de 18% le prix du kwh pour financer les investissements nécessaires à la remise en état des centrales et du réseau. D’où la mobilisation du 25 janvier pour exprimer leur ras-le-bol.

Le président Ramaphosa a renoncé la semaine dernière à faire le déplacement prévu à Davos, où il devait, tant bien que mal, jouer la partition de l’Afrique du Sud, moteur du développement économique du continent africain. Pour essayer d’éteindre l’incendie, il a nommé une énième commission. Mais sa crédibilité est entachée par les trois décennies au pouvoir pour son parti, l’ANC dont les promesses ont été systématiquement oubliées, et où seule une minorité a su tirer son épingle du jeu en faisant preuve d’une inventivité qui pourrait inspirer les meilleurs kleptocrates. Les gouvernances de l’état, des provinces et des entreprises d’état sont des contre-exemples à tous point de vue. Il y a quatre ans j’écrivais que le système judiciaire sud-africain était un rempart contre la gabegie, je ne suis pas sûre que je le réécrirais aujourd’hui.

Ramaphosa a été reconduit parce qu’il était le moins mauvais candidat, mais avec des soupçons de corruption. La découverte fortuite de billets de banque planqués dans un canapé volé dans une de ses résidences a beaucoup terni son image. Ramaphosa, on s’en souvient est devenu riche grâce à son implication, en tant que jeune avocat, dans les négociations qui ont abouti à la chute de l’apartheid. Considéré, par les milieux d’affaires, comme la dernière cartouche de l’ANC, son bilan est plus que mitigé.

Quels sont les effets de ces délestages sur les citoyens sud-africains ? Le principal, c’est l’aggravation des inégalités. Lorsque les services publics s’effondrent, c’est une constante, les mieux dotés s’adaptent en ayant recours à des solutions privées. En Afrique du Sud ça a été le cas pour la santé, l’éducation, la sécurité et désormais l’énergie. Lorsque j’habitais Johannesbourg, avec la section locale d’IESF nous avions visité l’usine flambant neuve d’un brasseur de bière international. Lassé par les problèmes de fourniture d’eau et d’énergie, l’industriel avait investi dans une usine totalement autonome, déconnectée du système électrique, et recyclant son eau. A défaut d’autre chose, il n’y aura pas de pénurie de bière!

Aujourd’hui les sud-africains les plus aisés ont acheté des groupes électrogènes, fournissant le minimum vital pendant les interruptions. Une solution pratique mais bruyante, et coûteuse, et et polluante. Depuis le mois de septembre et l’apparition des délestages de phase 6, certains ont obtenu le droit (payant) de se déconnecter du réseau national pour fonctionner en autarcie avec panneaux photovoltaïques et batteries. C’est plus cher, mais ils ne dépendent plus d’un fournisseur de moins en moins fiable. Dans les beaux quartiers, on n’entend plus, en bruit de fond, le criaillement des ibis hadedas, ou le cancanement prostestataire des touracos gris, mais le ronronnement des groupes électrogènes. Et les effleuves écoeurantes du diesel flottent sous l’ombre bienfaisante des jacarandas.

Ironie de l’histoire, l’ANC a fini par appeler ses supporters à se joindre aux manifestations prévues le 25 janvier contre la mauvaise gestion d’Eskom dont elle a nommé les responsables depuis presque trente ans…

PS; Lorsqu’il y a quelques semaines l’opinion publique française était électrisée (jeu de mots assumé) par le risque de délestage en cas d’hiver particulièrement rude, je me suis souvenue que l’interruption intempestive des services publics les plus basiques faisait partie de mes (re)découvertes de la vie en Afrique. Si la perspective n’est pas des plus réjouissantes, je sais par expérience qu’on arrive à gérer deux heures d’interruption de l’électricité. La mise en garde gouvernementale, mal vécue par une partie de l’opinion a en tout cas eu le mérite de nous faire réaliser la dépendance que nous avions à une électricité toujours disponible, et à des prix raisonnables. Nous vivons avec la certitude implicite que nous ne manquerons jamais d’électricité, et la possibilité de coupures organisées pour maintenir le service nous parait insupportable. Envisager le sevrage, même pour deux heures sur vingt-quatre nous a fait frémir. N’est-il pas temps de réviser notre modèle?

Les fêtes de dévoilement de sexe des foetus, nouveau rite de passage des enfants à naître?

Au siècle dernier, alors que mon aînée était en petite section de maternelle, et que j’approchais du terme de mon second accouchement, je tombais (métaphoriquement) de ma chaise lorsque son institutrice me félicita pour “les jumeaux”. Des jumeaux, Doux Jésus, mais qu’est-ce qui pouvait lui faire penser que j’attendais des jumeaux? Elle avait demandé à Camille le prénom du futur bébé, et celle-ci lui avait dit “Pimprenelle ou Nicolas”. Comme nous n’avions pas demandé le sexe de notre futur enfant, c’était la réponse facétieuse que nous lui faisions, soucieux de garder l’indétermination jusqu’au moment de rencontrer notre nouveau-né. Ce genre d’anecdote n’aurait plus court aujourd’hui, alors que “l’injonction de visibilité” hypermoderne pousse les futurs parents à donner à leurs enfants une existence numérique avant même leur naissance.

Savez-vous ce qu’est une gender reveal party? Selon une journaliste du Monde celles-ci seraient de plus en plus fréquentes en France. Importées des Etats-Unis où elles ont été inaugurées par une blogueuse “famille” créative et innovante en 2008 désirant ménager une surprise à son mari qui n’avait pas assisté à l’échographie du second trimestre. Les cérémonies de dévoilement du genre consistent à créer un événement autour de la révélation du sexe biologique de l’enfant à naître. La vidéo de l’évènement est souvent diffusée sur les réseaux sociaux, et fait le buzz et informe le monde entier- enfin, le monde connecté- de la bonne nouvelle. Sur Youtube, certaines vidéos de GRP ont été vues des millions de fois…

Faut-il y voir dans ces évènements de dévoilement de l’intime, l’avènement d’un narcissime (2.0) en bleu et rose? Où une pratique somme toute minoritaire de futurs parents déboussolés voulant témoigner par là de leur adéquation à une norme de parents “performants”? Voire, une énième ruse du capitalisme, consistant à créer un business à partir de toute mode bankable. Les affaires étant les affaires, toute une série de micro-entreprises surfent sur le créneau porteur de l’événementiel familial, un contingent des mom-preneuses en mal d’activité qui ont lâché le filon des petits-pots pour bébés pour se consacrer aux ludiques baby showers et autres gender reveal parties.

A la fin du siècle dernier, lorsque j’ai eu mes enfants et que j’ai commencé à travailler sur la maternité, les futurs parents se passaient un cliché pourri en noir et blanc sur papier thermique. Seule la famille proche était informée, si les futurs parents souhaitaient connaître le sexe du foetus, et le divulguer. Au vingt-et-unième siècle, dans les pays occidentaux, la mode serait à la mise en scène instagramable de la découverte du sexe de leur futur enfant et le prétexte à une fête et à une débauche de consommation ostentatoire. La vidéo est reprise en boucle et commentée « oh my Goooood! »

Ma thèse de sociologie, soutenue il y a vingt ans, porte sur l’échographie et sur ce qu’elle apportait au suivi de grossesse, dans le domaine médical, mais aussi dans la relation des futurs parents à l’enfant à naître. L’échographie obstétricale a introduit un nouveau patient, le fœtus, et créé de nouvelles obligations, pour les soignants comme pour les futurs parents et suscité des questions passionnantes. Que faire quand l’intérêt de la mère et celui du futur enfant ne coïncident pas?

Comme je l’ai évoqué dans un chapitre de l’ouvrage “humains, non-humains”, l’échographie obstétricale renouvelle les frontières de l’humanité. Elle fait rentrer très tôt le fœtus dans le cercle familial, intrônise les parents comme responsables du/ de la futur.e enfant, symétrise les positions des femmes et des hommes dans la grossesse, en permettant aux futurs pères de participer. La découverte du sexe du futur bébé donne plus de réalité à un futur enfant dont on peut choisir le nom dès le second trimestre de grossesse. Il n’est pas rare que les futures parents arrivent en consultation au dernier trimestre en évoquant le futur enfant par son prénom, comme s’il était déjà né.

L’échographie, pour laquelle le futur père est sommé de se rendre disponible, sert, dans une société de plus en plus sécularisée où le mariage a perdu de sa popularité, d’officialisation de la formation de l’unité familiale, quand arrive le premier enfant, et de rite d’agrégation du futur enfant à la famille.

Cette présence accrue rend possible des conversations, dans la consultation, autour du caractère présumé de l’enfant à naître, qui varie si c’est une fille ou un garçon. Les filles ont des jambes de danseuses et une propension à bouder. Les garçons des mollets de footballeurs et de l’énergie à revendre. L’assignation de stéréotypes commence très tôt. Cette assignation est reprise dans la vie quotidienne. On évoque alors “la petite soeur” ou “le petit frère” avec les premiers nés. On prépare la chambre avec des accessoires genrés.

Les spécialistes de la naissance déploraient, à la fin du siècle dernier, que la médicalisation de la grossesse délaissait la ritualisation qui marquait la naissance sociale des parents (lors de la naissance du premier enfant) et d’un nouveau membre de la famille, puis de la société.

Les rites d’agrégation autour de la naissance existent dans toutes les sociétés. Qu’il s’agisse des baptêmes, des présentations au temple, aux offrandes, l’inventivité humaine au cours des siècles leur a donné des formes diverses. Les rites pouvaient avoir lieu en prénatal. En France, avant la sécurisation des césariennes, il arrivait que les sages-femmes ou médecins baptisent in utero, le fœtus qui se présentait mal. Une façon, dans une France majoritairement catholique, de garantir l’accès au paradis a un mort-né promis sinon à errer indéfiniment dans les limbes.

Les Gender Reveal Parties peuvent être considérée comme l’un des rites d’agrégation inventés par les sociétés humaines qui répond à la nouvelle injonction de visibilité des sociétés contemporaines. L’information sur le futur nouveau-né sort du cercle le plus intime. On change d’échelle et on rajoute en plus un côté consommation ostentatoire, avec la fabrication d’artefacts comme des gâteaux, ballons, voire location d’avions, de bateaux, d’engins pyrotechniques dangereux.

On peut quand même se demander à quoi correspond le besoin de publiciser un élément qui relève de l’intime? Qu’est-ce que les couples recherchent à travers cela? Comment cela les prépare t’il à leur rôle de parents? Quel effet cela peut-il avoir sur le futur enfant?

Cette tyrannie de la visibilité jusque dans les moments les plus importants de la vie psychique, rend-elle service aux futurs parents? La gender reveal party met en scène les (futurs) parents. Elle performe, par une scénarisation inspirée souvent des émissions de télé-réalité, ou des vidéos de réseaux sociaux, une certaine idée de la parentalité désincarnée et festive. Cela répond à une incertitude voire une angoisse normale pour chaque futur parent, fonction de sa propre histoire familiale, sur sa capacité à assumer l’éducation de ses futurs enfants. Cela relègue aussi complètement l’idée de la fragilité de la grossesse, et le fait que celle-ci, dans des cas certes rares, n’est parfois pas menée à terme.

Il est par ailleurs curieux que dans une époque où d’aucun.e.s prônent une éducation non genrée et la fluidité des identités de genre, on puisse avoir en parallèle des manifestations sociales qui tendent à assigner dès avant la naissance un genre, sur la base du simple sexe biologique constaté à l’échographie. Cette assignation va souvent de pair avec des caractéristiques correspondant à des stéréotypes binaires qui la renforcent, pouvant mener à les considérer comme un “fléau sexiste”. Au point que certains éditorialistes se demandent s’il est recommandé de répondre favorablement à une telle invitation.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire a un/une enfant à naître n’est-il pas de pouvoir, en progressant sur le chemin de la vie, déterminer qui il/elle veut être? C’est le projet de toute une vie. Le sur-déterminer socialement avant la naissance en insistant sur la découverte de son sexe biologique est une façon un peu curieuse de procéder. Sommes nous déterminés par notre phénotype? Que se passera-t-il dans le cas où le nourrisson ou la nourrissonne ne correspond pas au fantasme que les futurs parents se sont créé et qu’ils auront solidifié par ces dispositifs mêlant échographie, réseaux sociaux et happening?

Adieu 2022, sans regret!

Revenons en arrière. Faisons un voyage dans le temps. Souvenez-vous d’il y a tout juste un an, pensiez-vous que nous pourrions connaître une nouvelle année de m… aussi anxiogène? Moi non. Sincèrement, après une pandémie mondiale qui a perturbé l’économie planétaire, mettant à l’arrêt l’usine du monde et tué quinze millions de personnes en deux ans, le retour des talibans à Kaboul, une menace jihadiste persistante au Sahel et la perspective de bouleversements climatiques sans précédent, what could possibly go wrong?

Mea culpa, mea maxima culpa, le pire n’est jamais certain, mais il n’est pas improbable. Aussi cette année, pour mon traditionnel billet – il faut bien sacrifier aux rites – de nouvel an, j’ai décidé d’éviter, une nouvelle fois, les bons voeux, pieux ou impies, les usuels poncifs de pensée positive, et les (forcément) bonnes résolutions dégoulinantes d’espoir. Les mantras pour conjurer l’incertitude, ce n’est pas mon truc.

Puisque c’est très tendance, chères lectrices et lecteurs, innovons un peu! Et même, puisque c’est encore plus tendance, n’hésitons pas à avoir recours à la reverse innovation. Figurez-vous qu’en Equateur, il est d’usage, le 31 décembre à minuit, de brûler des monigotes, des effigies de l’année qui vient de s’écouler, pour éloigner tous les regrets et les soucis, et redémarrer la nouvelle année sur de nouvelles bases.

Cette coutume, vague réminiscence du biblique bouc émissaire, est attestée à Guayaquil sur la côte Pacifique à la fin du XIXème siècle. Les personnages à l’aspect carnavalesque étaient exposés les derniers jours de l’année avant d’être immolés par le feu au cours d’une cérémonie populaire. L’usage s’est propagé vers l’intérieur des terres où il se perpétue encore aujourd’hui. Les effigies étaient, à l’origine, confectionnées en paille, comme nos épouvantails, vêtues comme des être humains, et elles étaient incendiées, à minuit sonnante, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, exorcisant par le feu les malheurs passés.

Les monigotes les plus impressionnants sont préparés chaque année par des artisans et demandent plusieurs jours de travail. On peut acheter un monigote ou en confectionner un à la maison, avec les moyens du bord : de vieux vêtements et un masque grimaçant en papier mâché. Parfois, on lit le (faux) testament du monigote avant d’allumer le bûcher. Mettre le feu à une marionnette en papier mâché est probablement aussi productif, qu’énoncer les inévitables “santé, bonheur, prospérité, paix sur la terre et stabilisation du proche-orient”.

Les monigotes représentent souvent des personnages publics, des politiciens, des protagonistes de film, des héros de dessin animés. Pour la petite anecdote, le monigote le plus demandé en cette fin d’année 2022 était le joueur de foot Lionel Messi. Je n’arrive toujours pas à savoir comment l’interpréter.

Quel aspect aurait votre effigie pour 2022? Pour la mienne, j’ai quelques idées.

Le bad guy de 2022, c’est incontestablement celui qui a ramené la guerre au coeur de l’Europe. Je commencerai par rembourrer d’exemplaires de la Pravda, un vieux treillis de l’armée russe, surmonté d’un masque de son chef suprême. Je le coifferai d’une coiffure de mollah iranien, et lui collerai bien une barbe postiche. Pour ce qu’ils ont fait à Salman Rushdie, et aux centaines de victimes de la répression depuis la mort, sous les coups de la police des moeurs, de Mahsa Amini, en septembre dernier.

J’ornerai sa poitrine, à la place des médailles, des pins représentant tous les fâcheux et fâcheuses, complotistes, jusqu’au boutistes, antivax militants, tenants de la pire bêtise, bigoterie et autres misologues. J’y enfoncerai, comme sur les fétiches Kongo, des clous pour les prophètes des réseaux sociaux, de la 5G, du 12.0 qui font croire aux jeunes qu’il vaut mieux gagner sa vie en vendant des trucs inutiles sur Internet qu’en sachant distinguer un cèdre d’un séquoïa, et en apprenant les noms et les modes de vie des passereaux et autres habitants minuscules de ce qui reste de nos jardins. Il semblerait qu’à dix ans un petit états-unien est capable de reconnaître les logos d’une centaine de marques commerciales, mais incapable de citer les noms de quatre arbres poussant près de chez lui…

Je réserverai quelques clous pour les hypocrites et les carriéristes de la politique… et quelques autres pour les moralistes et donneurs de leçons adeptes du “faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais”. Enfin, dans une petite boîte ignifugée, je ferai porter à ma marionnette un petit croquis: une version de la colombe de Picasso avec un brin d’olivier pourtant le long de ses branches le slogan des révoltés iraniens “femme, vie, liberté”. Je l’aspergerai de vodka, ferai craquer une allumette, et j’en ferai un grand feu de joie. Et je jouirai du spectacle. Je me laisserai envahir de cette joie primaire qui flotte dans la lumière, s’affûte avec la chaleur, cette joie qui “ne se laisse pas penser”, se réchauffe aux flammes orange qui dansent, et montent jusqu’au ciel où les étincelles rajoutent d’éphémères étoiles.

Et vous, vous l’orneriez comment votre monigote de 2022?