Reconnecter avec son brocoli intérieur… mode d’emploi!

Des trucs et des ficelles pour contourner la difficulté d’écrire… L’écriture, ça se travaille, dans la joie, et dans le brocoli!

Où l’on parle de livres, d’écriture, du sens de la vie, d’amitié et de brocolis…

Amies lectrices, amis lecteurs, je vois vos pupilles vaciller fébrilement devant votre écran. Enfin pour celles et ceux qui ont ouvert ce billet malgré ce titre calamiteux. “Elle a pété un câble Bénédicte ? Il faut qu’elle arrête de fumer les herbes de son potager normand, cela ne lui vaut rien qui vaille!”. Je m’égare ces temps-ci, mais avant de m’envoler pour mon continent de coeur, alors que mes batteries faiblissent et que je ne sais plus d’où, pourquoi, et comment j’écris, je voulais évoquer un livre qui me fait du bien, un de ces manuels d’écriture dont je prends régulièrement des shoots pour m’adonner à cet exercice solitaire et souvent ingrat: “Bird by Bird, Some Instructions on Writing and Life” d’Anne Lamott.

Je l’ai commandé à un libraire d’occasion, je ne suis pas sûre qu’il soit réédité, mais il m’accompagne dans mes moments de doutes et je ne puis que le recommander à celles et ceux qui taquinent le clavier, et poursuivent des envies d’écriture. Mon amie Christie m’a offert il y a quelques années, “The Right to Write”, de Julia Cameron, qui propose une série d’exercices pour délier la plume ou le clavier, et j’ai une pile de manuels d’écriture dans ma bibliothèque, mais ces temps-ci, j’aime bien me réfugier dans les courts textes d’Anne Lamott. J’apprécie ses positions philosophiques sur l’existence, et l’humour de cette professionnelle des cours d’écriture créative.

Anne Lamott et ses anecdotes me sauvent des affres de la page blanche, et des crises d’imposture qui me traversent périodiquement. Oui, écrire (pour moi), c’est me demander tous les jours s’il ne vaudrait pas mieux renoncer, que de coucher sur l’écran des platitudes en comparaison desquelles la Belgique paraît plus haute que l’Himalaya. J’atteins mon Everest le jour de l’envoi de mes factures.

La dernière fois que ma crise Bartlebyenne était à son acmé -cf mon dernier billet– ce n’est pas un DJ, mais cette phrase de son livre, qui m’a sauvé la vie :“on a tous un truc à pleurer”. On a tous un truc à pleurer, et on écrit tous autour de ce truc. Certaines histoires sont plus universelles ou plus immédiatement parlantes, comme les histoires de transfuges ou de réfugiés – je vous ai dit que j’avais adoré le premier roman d’Ocean Vuong?- Mais personne, pas même le bébé le plus fortuné ne naît dans un monde d’où la maladie, la souffrance ou la mort seraient absentes. C’est la révélation de Siddharta (Gautama), si bien décrite par Herman Hesse, et le ferment d’un bon nombre d’oeuvres littéraires!

Nous nous constituons littérairement autour d’un manque, que nous cherchons à pallier par nos tentatives de donner du “sens” à ce que nous expérimentons. Ecrire, c’est construire autour de l’imperfection, même futile, de nos vies. L’essentiel est dans le chemin que cela nous fait emprunter. Voilà que je m’exprime comme un personnage de Tintin… De quoi finir décapitée, comme un brocoli!

Mais c’est quoi au fait, cette histoire de légume? Revenons donc à nos brocolis. D’où viennent-ils ces brocolis? De chez monsieur Lam, le marchand de primeurs premium de Garches? Peut-être, mais pas tout à fait. Ils proviennent d’un autre texte d’Anne Lamott, qui l’a puisée elle même chez Melvin Kaminsky alias Mel Brooks (il n’y a pas de mauvaise référence lorsque l’on écrit, il n’y a que des références qui fonctionnent). Le brocoli est à Anne Lamott ce que le chewing gum est à Mac Gyver… C’est un moyen à mettre en oeuvre lorsqu’on approche de la panne sèche: il suffit de reconnecter avec son brocoli intérieur, ou explique Brooks, “demander au brocoli comment on doit le manger”. Laissons nous guider par l’appel du brocoli, et tout ira bien! Gageons que vous ne verrez plus vos brocolis du même oeil!

Et vous, quels sont vos trucs pour replonger dans l’écriture, ou trouver un sens à la vie quand tout part en lambeau?

Faut-il avoir vécu une enfance de merde pour pouvoir écrire?

C’est la question que je me suis posée après avoir écouté quelques épisodes du podcast Bookmakers, de Richard Gaitet sur Arte Radio. Les podcasts, vous savez- ce truc de millennials qui a remplacé nos émissions de radio! Mon amie Dorothée, avec laquelle j’ai suivi les ateliers de Marie-Agnès Valentini, m’a mentionné ce podcast lors de notre dernier déjeuner. Elle m’a mentionné particulièrement ceux avec Mohamed Mbougar Sarr, et de Claude Ponti. Ravie, je me suis empressée de télécharger quelques épisodes à écouter en faisant mon ménage ou en gratouillant dans mon jardin. J’ai adoré l’échange avec Mbougar Sarr, un vrai passionné de littérature comme on en rencontre souvent chez les anciens khâgneux. J’ai donc enchaîné avec Lydie Salvayre, dont j’avais beaucoup aimé “Pas pleurer” hommage à la mère, gagnée par la sénilité, qui revivait son été 1936 républicain en Catalogne, puis j’ai pioché Hervé Le Tellier, Alain Damasio – je n’ai pas accroché – et Claude Ponti. Et là, j’ai ressenti à la fois une intense frustration, et une inconfortable interrogation : faut-il vraiment avoir vécu une enfance de merde pour avoir le droit d’écrire?

Le point commun de tous les récits, si l’on excepte l’auteur du Goncourt 2021, c’est d’avoir eu une enfance épouvantable. Enfant adultérin, de réfugié, de mère indifférente, malaimante, père absent, violent ou alcoolique, humiliations diverses liées à une origine modeste, stigmate infamant, exposant à perpétuité aux commentaires moqueurs de la bonne bourgeoisie. Qu’on ne se méprenne pas, les histoires individuelles sont émouvantes, et loin de moi l’idée de les dévaloriser. D’ailleurs tous ces auteurs n’en font pas forcément le sujet de leurs ouvrages. Certains subliment grâce à l’imagination leurs blessures intimes. J’ai compris d’où venait l’idée des “parents de carton” d’un des albums de Claude Ponti. En revanche l’insistance de Richard Gaitet, l’animateur du podcast, à revenir sur les blessures d’enfance, de tout ramener à l’écriture comme revanche sur l’existence a fini par m’insupporter.

Il faut dire que c’est un récit, voire un narratif assez entendu, les humiliations de l’enfance rachetées par la littérature. Je pense à “Poil de Carotte” de Jules Renard, ou “L’enfant” de Jules Vallès dont les extraits figuraient dans tous les manuels de français au collège. Les épreuves de l’enfance forgent une sensibilité acérée aux injustices de ce monde et développent un regard intéressant, et sont une source d’inspiration pour ces auteurs. Mais, a contrario, cela exclut-il de toute prétention littéraire celles qui ont bénéficié d’une enfance plutôt heureuse? Ne peut-on être admis dans le cercle des initiés qu’en ayant fait les frais d’une parentèle dysfonctionnelle? Les anciens enfants heureux doivent-ils errer indéfiniment dans le purgatoire des scribouillards?

Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?*

Chaque matin de ces vacances, lorsque je m’avançais de la varangue sur la terrasse, au coin de la piscine, une volée de bulbuls, un moineau et un tisserin, venaient se percher sur les branches dénudées du frangipanier voisin. L’ancienne locataire avait pris l’habitude de les nourrir. Ils attendaient que je leur émiette les restes du pain de la veille pour s’en délecter. Ils m’observaient, toujours perchés, se rapprochant parfois puis se perchant en sécurité à une distance plus raisonnable. Et je finissais par répondre à leur insistance. Ils se ruaient alors sur les miettes et les faisaient disparaître, puis reprenaient leurs trilles et leurs piaillements dans les arbres alentour. Lorsque la quantité de pain était plus importante, il n’est pas rare que d’élégantes tourterelles et des mainates s’invitassent au festin, repoussant de la zone les oiseaux plus petits. Le déhanchement des mainates et leur criaillement désagréable me faisaient penser aux mafiosi des films noirs new yorkais, dans leur jaquette noire et blanche, leurs œillades noires et leurs manières de mauvais garçons décourageant les autres passereaux. 

J’ai toujours aimé les animaux. J’ai partagé mon enfance avec un certain nombre de leurs représentants: chiens bien sûr, perruches, canaris, hamsters, hérissons, etc. Ils m’ont aidée à construire la personne que je suis devenue, expérimentant un mode de relation à l’autre particulier. Je les considérais comme des amis un peu spéciaux qui gardaient toujours leur part de mystère. Pourtant, si je peux comprendre ce que les humains gagnent à la fréquentation des animaux, la réciproque ne ne paraît pas évidente. Et bien sûr, je ne peux m’empêcher, de temps à autre, de me poser la question de ce qu’ils peuvent penser. Je perçois, à leur fréquentation, qu’il y a une forme de conscience animale, et que la théorie de l’animal comme une sorte de machine naturelle mue par son seul instinct est aussi ridicule que la fable des souris qui parlent ou des canards irascibles. 

Cet été, j’ai apprécié de lire l’ouvrage de Vinciane Despret, au titre bien trouvé : “Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?”. Dans ce court ouvrage, l’auteure aborde, à la manière d’un dictionnaire, différents aspects de la relation des humains aux animaux. La théorie globale de l’ouvrage est que la vision sociobiologiste dominante sur les animaux, celle qui en fait des êtres de nature mus uniquement par leurs déterminismes biologiques, visant à la reproduction de leur patrimoine génétique, ne peut rendre compte de la multitude et de la complexité des comportements animaux. Elle démonte au moyen d’exemples réjouissants, puisés dans la littérature éthologique, les “anomalies” comportementales de nos amies les bêtes au regard des théories déterministes. 

L’auteure remet également en question la posture d’extériorité des humains vis à vis du monde animal: que se passe t’il lorsque nous nous intégrons dans le tableau et que nous observons les animaux, non pas derrière une glace, comme a cru bon de le faire la science rationnelle, mais lorsque nous observons les animaux en prenant en compte les interactions que nous avons, que nous le voulions ou non, avec eux, à partir du moment ou nous les observons ? Si les chapitres sont inégaux, les arguments, tous puisés dans la littérature éthologique sont passionnants. 

Observer les animaux derrière une vitre ou des grilles, comme cela s’est fait dans des zoos ou des laboratoires depuis le dix-neuvième siècle, c’est assurément garantir de fabriquer des bêtes. C’est ne pas leur laisser les moyens de nous étonner. Et Dieu sait si l’étonnement est fondateur en philosophie. Or, dès qu’on sort d’un cadre contrôlé, les animaux sont incroyables. Ceux qui vivent près des animaux vous le diront, il exhibent des caractères très différents, se mêlent de ce qui ne les regarde pas, bref, ne répondent pas au script de la nécessité génétique. Observer des animaux en laboratoire nous dit Vinciane Despret, c’est comme induire des généralités sur le comportement humain en observant des prisonniers. Or remarque l’auteure, la science s’est bien passée, depuis ses débuts, d’interroger ceux qui vivent avec les animaux qui sont depuis longtemps persuadés que ceux-ci ont autant de variété d’être que les humains. 

Sur les grands singes, par exemple, c’est à partir du moment où les primatologues ont été envoyés étudier les populations sauvages, plutôt que de se contenter à en étudier les colonies élevées dans des zoos qu’on a pu comprendre l’étendue de leur vie sociale, et contrer les narratifs de domination majoritaires. Les différentes entrées de ce dictionnaire permettent de mesurer l’étendue de ce qu’on peut apprendre des animaux en élargissant le cercle d’observation. Et combien cet élargissement peut susciter un savoir exaltant, contrairement à celui acquis via une expérimentation animale qui met les animaux dans des situations extrêmes où ils ne peuvent nous apporter que des réponses pauvres, et qui son discutables du point de vue éthique.

Comme beaucoup des livres de Vinciane Despret, cet ouvrage offre une lecture stimulante, et nous laisse avec de nombreuses interrogations. Une thèse surnage cependant: la façon dont nous envisageons la vie animale est un gradient de notre humanité. Nous sommes plus humains avec les animaux, lorsque nous ne les détachons pas de notre monde, que lorsque nous les considérons comme faisant partie d’une réalité séparée. Cela passe par la réflexion sur un nouveau contrat social, qui intègre le monde animal.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol

Faut-il célébrer les quatre cents ans de Molière?

Molière a quatre cents ans. J’ai lu dans le journal Le Monde que d’aucuns, dans sa propre maison, la Comédie Française, se seraient posé la question de ce qu’il fallait en faire. Ses pièces ne sont-elles pas un peu datées? Molière n’est-il pas moins subtil que Marivaux? Il n’était pas toujours très tendre avec les femmes, Molière! Une vraie féministe peut-elle lui pardonner “Les précieuses ridicules” et “Les femmes savantes”, des pièces où il moque des femmes désireuses de s’instruire? Peut-on, doit-on, fêter Molière dont les valeurs ne cadreraient plus avec une époque éprise d’une diversité que son siècle ignorait, tout tourné qu’il était vers un roi Soleil qui promulga en 1685 le Code Noir, accélérateur de la traite transatlantique.

La première fois que j’ai entendu parler de Molière, enfin de Jean-Baptiste Pocquelin, fils de tapissier, plus connu sous le nom de Molière, c’est à Cansado, dans le salon de notre maison. Maman nous avait acheté une série de livres disques éducatifs de la collection du Petit Ménestrel, et parmi ceux-ci, il y avait un disque sur la vie de Molière avec des extraits de spectacles enregistrés à la Comédie Française.

Comme j’ai pu rire en entendant la scène de ménage entre Martine et Sganarelle, au début du “Médecin malgré lui”, la scène où Scapin feint l’enlèvement de son jeune maître pour soutirer de l’argent à son père “que diable allait-il faire dans cette galère?”, la scène de l’avare où Arpagon cherche sa cassette “au voleur, à l’assassin, il est là, je le tiens!”, et la scène où Louison vend la mèche sur les amours de sa grande soeur à son malade imaginaire de père. J’ai été émue à l’écoute du dialogue entre Arnolphe et Agnès dans “L’école des femmes”. Pourquoi un vieil homme voudrait-il épouser cette jeune innocente? Cela n’était pas totalement décalé avec la réalité du pays où j’habitais et où il arrivait qu’on marie les filles à peine pubères. J’ai écouté ce disque des dizaines de fois, il finissait par crisser – il faut dire que le sable omniprésent n’arrangeait pas un vinyle déjà soumis à l’usure naturelle – et je crois qu’à la fin je le connaissais par coeur. Je lui dois sans doute mon amour du théâtre, longtemps imaginé, avant de passer la porte de la rue de Richelieu, des années après, lorsque je suis devenue parisienne.

Mon second contact avec Molière, ce furent les quatre tomes de ses pièces, dans la collection Garnier Flammarion, achetés par maman à la librairie Clairafrique de Dakar. Les ai-je lus et relus aussi! J’aimais ces dialogues vifs et bien troussés, ces personnages qui se dessinaient derrière ces lignes écrites en petits caractères. J’étais en cinquième, je préférais “le Médecin malgré lui” et le “Bourgeois Gentilhomme” aux plus compliqués “Dom Juan” ou “Tartuffe” qu’il me faudrait plus de temps pour apprécier.

Molière a accompagné ma scolarité dans le secondaire. On étudiait alors une pièce par an dans ces éditions scolaires pour lesquelles chaque professeur avait sa préférée, ce qui nous a valu d’en avoir , à la maison, au moins trois versions différentes, à la grande incompréhension de ma mère… J’ai encore en tête certaines des tirades apprises par coeur pour le cours de monsieur Irolla, inoubliable professeur de français de mes années lycée, qui nous les faisait déclamer sur l’estrade, à côté de son bureau. Pour certains c’était un supplice. J’aimais bien donner la réplique aux malheureux cloués au pilori. “Et Tartuffe?”

J’ai retrouvé Tartuffe en Afrique du Sud. Il y a quatre ans. Sylvaine Stryke, une sud-africaine sponsorisée par l’Institut Français en avait fait une mise en scène pour le Joburg Theatre. Nous y avions invité les jeunes de Sizanani et leur mentors. J’ai été frappée par la pertinence de la pièce dans un contexte sud-africain, et par la façon dont l’intrigue et les dialogues sonnaient particulièrement juste dans ce contexte.

Un (faux) dévot invoquant Dieu à toutes les sauces mystifie un père crédule tout en courtisant sa jolie (seconde) épouse, voilà qui ne surprendrait pas dans un township! Des amours contrariées de jeunes tourtereaux, pour lesquels le mariage est impossible sans l’assentiment de la famille et des échanges d’argent, tristement courant! Une domestique familière n’ayant pas sa langue dans sa poche et disant leur fait à tous les membres de la maisonnée, une habituée des beaux quartiers ? Les domestiques y sont les meilleurs amis/ennemis des familles, dont elles connaissent les plus intimes travers. La metteuse en scène avait voulu choisir ses acteurs dans toute la palette de la nation arc-en-ciel, pour présenter une famille métissée, et la pièce a fait mouche. Cela se voyait aux sourires, et aux visages réjouis des spectateurs. “I may be pious, but I’m still a man”… “Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme”!

L’universalité de Molière m’a surprise ce soir-là, au Joburg theatre. J’ai été émerveillée que ses messages puissent passer aussi bien, malgré les différences de contexte. Les hypocrites gouvernent toujours le monde. Les bigots prospèrent, et la religion (ou l’apparence de religion) conduit, ici comme aux antipodes, à des attitudes déraisonnables quand, au lieu de questionner l’esprit, on se contente d’appliquer la lettre. J’ai revu cette fois où Véro, l’animatrice de Sizanani, motivant les jeunes pour le Matric (le bac sud-africain), avait fini par dire aux étudiants que ce n’était pas la peine que leurs Gogo (grands-mères), s’usent en prières tous les dimanches à l’église pendant des heures. L’obtention du Matric est plus sûrement une histoire de travail que de miracle (et peut-être de décision du ministre de l’éducation d’accorder un “pass” à 40% de réussite aux épreuves).

Molière aussi, me vint à l’esprit lorsque cette amie sociologue, éduquée à l’Université de Cape Town m’avait raconté la réaction de sa mère lorsqu’elle avait envisagé de s’inscrire en doctorat. “Mais tu ne trouveras jamais de mari!”. Les femmes savantes, ici et là-bas, font encore peur. Une femme éduquée, c’est une hérésie: “Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés,/ Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez / Quand la capacité de son esprit se hausse / A connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.”

C’était une redécouverte assez délicieuse que de voir que l’oeuvre d’un homme, qui a voulu “peindre d’après nature” le portrait de son temps, arrive à toucher, trois siècles et demi après, les coeurs de jeunes gens d’un autre continent.

Les promesses n’engagent-elles que celles qui y croient?

Vous pouvez aussi écouter ce billet ici.

“Il faut lire tout Damon Galgut”. C’est ce que me répondit une professeure de littérature de l’université de Pretoria rencontrée lors d’un séminaire alors que je lui demandais où diriger mes lectures sud-africaines. Je souhaitais sortir du triangle des classiques : Gordimer-Coetzee-Brink. Par souci de représentativité, elle m’avait également conseillé Imran Coovadia, Marlene Van Niekerk, et Zakes Mda. J’avais l’intention de suivre ses conseils pour Damon Galgut, mais le roman “the good doctor” m’a tellement impressionnée que j’ai craint d’être déçue par tout autre roman que je lirais de cet auteur. La parution récente de “La promesse”, qui vient de remporter le Booker Prize, m’a incitée à franchir le pas.

“La promesse” est un excellent roman pour qui veut comprendre l’Afrique du Sud et les trente dernières années de l’histoire de ce pays. Le fil narratif est simple. Alors qu’elle est sur son lit de mort, Rachel Swart fait promettre à son mari, Manie, qu’il donnera à Salomé, leur domestique, la petite maison dans laquelle elle habite sur le terrain de leur ferme. La promesse que Mannie fait distraitement est entendue par Amor, la dernière des trois enfants du couple. Lorsque Rachel meurt, Manie s’empresse d’oublier sa promesse, d’autant plus irréalisable que les lois de l’apartheid ne permettent pas aux noirs de posséder de l’immobilier sur des terres destinées à la population blanche.

Le livre s’articule autour de ce que les trois enfants Swart, Anton, Astrid et Amor, vont faire à leur tour de cette promesse, tout en couvrant trois époques distinctes de l’histoire de l’Afrique du Sud : la fin de l’apartheid, l’avènement de Mandela, avec l’inévitable épisode de la victoire des Springboks à la coupe du monde de rugby, les errements de la période Zuma et le Guptagate dont j’ai abondamment parlé dans ce blog.

Galgut a choisi une veine sarcastique pour décrire, dans les errements de la famille Swart, une famille blanche assez ordinaire, une société sud-africaine (blanche essentiellement), mesquine, cupide, bigote, incapable de s’imaginer à la place de l’autre, et de se remettre en question après la démocratisation du pays. Une démocratisation qui signe aussi la fin de l’embargo commercial et permet l’enrichissement soudain de certaines franges de la population. Certaines scènes, à la fois acides et réalistes me rappellent des choses vues, lues ou vécues lors de mes trois années à Johannesbourg. Le roman se lit d’une traite.

Au delà de la satyre, le roman propose une belle réflexion sur le statut des domestiques, artisans invisibles du bien-être des familles blanches sud-africaines. Membres de la famille, corvéables à merci, sacrifiant leur vie familiale à celle de leurs patrons, souvent plus proches des enfants qu’elles élèvent que de leurs propres enfants, que deviennent-elles lorsqu’elles ne sont plus en âge de travailler? “Elle peut rester ici jusqu’à sa mort” répondent à leur tour les héritiers persuadés, comme tout employeur de domestique, que dans sa famille, celles-ci sont bien traitées. Mais que laissera Salomé à son seul enfant? Et si les conditions changent, si la ferme périclite, si la famille connaît un revers de fortune? Que devient Salomé?

Comme tous les bons romans, celui-ci ne se clôt pas. Je l’ai refermé en me demandant si finalement, “La promesse” dont il est question, n’est pas seulement celle qu’Amor entend sa mère mourante demander à son père. Mais si l’auteur ne demandait pas en miroir à ses compatriotes de s’interroger sur celles faites par les artisans de la démocratisation du pays et de la rédaction de la constitution la plus inclusive du monde. Alors que l’ANC vient de connaître des défaites historiques (phénomène récurrent) aux élections locales avec une abstention record, il serait approprié que ses dirigeants se posent la question de ce qu’ils ont fait de leurs promesses.

Retour du paradis

Deux ans et deux mois. Deux ans et deux mois que je n’étais pas revenue à Maurice, cette île qui est devenue, un peu par hasard, mon deuxième chez moi. La politique “zéro covid” du gouvernement mauricien lui a fait fermer les frontières de février 2020 à octobre 2021. Mais, comme dans d’autres pays ayant pris cette option, le variant delta a changé la donne. Compte-tenu de l’importance économique du tourisme, l’île a pu/dû réouvrir, le 1er octobre, sans quarantaine préalable aux personnes vaccinées.

“Ici, sur cette île, se sont mêlés les temps, les pays, les vies, les légendes, les aventures les plus fameuses et les instants les plus ignorés, les marins, les soldats, les fils de famille, et aussi les laboureurs, les ouvriers, les domestiques, les sans-terre. Tous ces noms naissant, vivant, mourant, toujours remplacés, portés de génération en génération, une écume verte couvrant un rocher à demi émergé, glissant vers une fin imprévisible et inévitable”

JMG Le Clézio, Alma

En arrivant à l’aéroport de Plaisance, j’ai retrouvé l’île aimée, ses palmiers, ses champs de canne, ses abribus peints, ses constructions anarchiques et sa circulation hasardeuse. J’ai reconnu ces camions hors d’âge et ces bus sans-gêne qui s’arrêtent n’importe où parce qu’ils sont les plus gros. Nous avons pris le chemin des écoliers entre l’aéroport et la maison. J’ai humé avec délectation l’air des petits villages du sud-ouest de l’île, souri devant les tabagies et autres petites boutiques aux devantures colorées, et les rues étroites bordées de rampes pour éviter que les véhicules n’empiètent sur les trottoirs. J’ai reconnu ces bosquets de grands bambous et de ravenales qui rappellent furieusement les forêts imaginaires du Douanier Rousseau.

On réduit trop souvent Maurice à des paysages de carte postale, des lagons turquoise ourlés de sable fin, de filaos et de cocotiers. Mais, je le sais depuis mes premiers cours de catéchisme, le paradis est une arnaque. C’est une conception tronquée, répétée à l’envi par les tours-opérateurs et promoteurs de l’île vacances, couchée en technicolor sur les brochures et dans les publi-reportages des magazines du dimanche. Heureusement, la littérature est un antidote qui guérit des raccourcis simplistes, et je me suis plongée avec bonheur dans “Alma” le roman de JMG Le Clézio paru en 2018, trouvé au rayon Poches de ma librairie.

En tissant deux récits parallèles, celui de Dominique Fe’sen dit “Dodo, et celui de Jérémie Fersen, lointain cousin du premier, d’ascendance mauritienne, mais n’étant jamais venu sur l’île. Des itinéraires à rebours, de la France à Maurice, et de Maurice à la France. Jérémie prend le prétexte de suivre les traces du dernier Dodo (le volatile) pour enquêter sur ses origines familiales, résumées dans la destinée d’Alma. Alma, c’est le domaine situé dans le centre de l’île, acquis par l’ancêtre Axel Fersen au dix-huitième siècle, nommé d’après le prénom de sa femme, Alma Soliman, et perdu par la famille à la fin de la seconde guerre mondiale. Les parcours de ces deux personnages servent de prétexte à une description de l’île et de son histoire. Une histoire des multiples composantes de l’île, des splendeurs et misères des unes et des autres. C’est aussi un portrait de cette île en train de disparaître au fur et à mesure de la conversion des champs de canne à sucre, qui ont présidé à la vie de l’île pendant des siècles, en “smart cities“, hôtels de luxe, ou résidences pour étrangers.

Le bétonnage des anciens champs de canne a commencé, comme celui des terrains proches du littoral, vendant des “petits coins de paradis” à des étrangers attirés par la douceur du climat et les taux de fiscalité plus que cléments. Le Clézio rend compte de cette évolution tout en n’épargnant pas la société issue de l’exploitation sucrière: une société extrêmement cloisonnée ou le métissage est une tare. Jérémie découvre peu à peu l’histoire de sa famille en rencontrant les derniers témoins de l’histoire d’Alma. Dodo, le dernier Fe’sen de Maurice, est un paria dès sa naissance, et son récit est empreint de poésie. Il chante la gloire des petites gens, de ces invisibles de la société mauricienne, toujours repoussés aux marges par les manoeuvres des acteurs du marché. Dodo, le clochard céleste vivant d’aumône, de “ptits sous” et de vêtements de seconde main donnés par des âmes charitables. Dodo qui n’en veut à personne et trace son chemin au jour le jour. JMG Le Clézio a pris le parti très réussi d’écrire le langage parlé de Dodo en italiques et de faire une belle part aux savoureuses expressions créoles.

J’ai aimé retrouver dans ce roman toute une géographie de noms qui n’apparaissent que rarement dans les guides et qui me sont devenus familiers. Des noms qui éveillent chez moi des images et des fous-rires. Dès mon premiers séjour j’ai été charmée ou interloquée par les noms poétiques, baroques, exotiques des lieux dès lors qu’on parcourt l’île par ses propres moyens. Curepipe, Crève-coeur, Fond du Sac, La Louise, Palma, Beaux-Songes, Flic en Flac, Bambous, Souillac, Chamouny, Verdun, etc. J’ai aimé aussi tout une série d’expressions kréoles qui me rappellent les échanges parfois compliqués dans des magasins ou au téléphone avec divers interlocuteurs de ma vie de tous les jours au pays du Dodo. Ce qui mène parfois à des incompréhensions, des quiproquo. Comment exprimer le passé ou le futur en kréol? J’ai mis du temps à comprendre qu”on pé allé” peut évoquer une action passée ou à venir en fonction du contexte.

Ce livre a accompagné mon retour sur l’île, et mes étonnements/agacements vis à vis des changements intervenus. Les nouveaux rond-points, rocades, et échangeurs routiers à intégrer dans les itinéraires familiers. L’autopont qui enjambe le rond-point Phoenix aussi appelé Rond-Point La Bière pour essayer de mieux canaliser la circulation tellement dense aux heures de pointes. Les portiques et les caméras de vidéosurveillance ont poussé un peu partout. Les dirigeants de l’île la rêvent en nouvelle Singapour. Sur les routes, ces caméras ne semblent pas encore avoir eu l’effet de discipliner les automobilistes locaux. Quand aux caméras à 360° sur certaines plages publiques, elles ne découragent pas les amateurs de pique-nique. L’autre dimanche à Pointe d’Esny, une famille mauricienne déjeunait tranquillement sous l’une d’elles. Que pouvait bien en penser l’éventuel garde au terminal de télésurveillance, si jamais il y en avait un? De nouveaux “morcellements” (lotissements) et projets immobiliers “de standing” ont poussé çà et là en lieu et place des champs de canne. Le sucre ne rapporte plus, il faut bien rentabiliser la terre. C’est la loi du marché constate Le Clézio. Et la loi du marché a ses gagnants et ses perdants.

Comme l’illustre la photo que j’ai choisie pour illustrer ce billet, la conversion des terrains des compagnies sucrières en logements, en centres d’affaires, la drague des fonds d’estuaire pour faire place à des marinas, l’agression des pentes abruptes de la Tourelle du Tamarin pour y construire des duplex aux vues panoramiques sur l’océan indien, ne se font pas pour ceux que l’histoire a laissés de côté. Ceux qui vivent encore dans des abris en tôle ondulée le long des routes, à Rivière Noire, Case Noyale ou au village du Morne, sur des terrains mal fichus qu’ils partagent avec quelques poules et quelques chèvres, ainsi que ces chiens faméliques qui pullulent à Maurice. “Drwa enn lakaz” peut se traduire par “droit au logement”. Il a bon dos le paradis…

Nous avons l’art pour ne pas mourir de la réalité…

Quel est le rapport entre des écrevisses, une jeune écrivaine de soixante-dix printemps, un documentariste au bout du rouleau, des calaos, des hyènes, des chacals et des poulpes? Vous le saurez en lisant ce post!

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime;/ Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours:/ Quand tout change pour toi, la nature est la même,/ Et le même soleil se lève sur tes jours”

Alphonse de Lamartine “Le Vallon”

Un peu fatigués par une rentrée un peu morose, par un mardi de fin d’été pas très enthousiasmant? J’ai décidé de vous parler, dans ce billet de rentrée, de choses qui me guérissent, de choses qui me font du bien, qui me mettent du baume au coeur et à l’âme, et me redonnent foi en la vie.

Les livres en font partie bien sûr, les films aussi. Cet été, j’ai eu trois coups de coeur inattendus. Par le truchement d’amis, j’ai découvert Delia Owens, jeune romancière (elle a passé la barre des soixante dix ans) passée du quasi anonymat au statut d’auteure de best-sellers avec son premier ouvrage de fiction: “Là où chantent les écrevisses”. Avec Delia Owens j’ai voyagé de la Caroline du Nord au Kalahari. Avec le magnifique documentaire de Pippa Erlich et James Reed sur l’amitié entre un documentariste animalier au bout du rouleau, et une pieuvre dans “la sagesse de la pieuvre” (“My octopus teacher”), je me suis laissée entraîner sur les rivages déchiquetés du Western Cape en Afrique du Sud.

Les livres de Délia Owens comme “My Octopus teacher”, dans des registres et avec des moyens différents m’ont envoûtée. J’en ai aimé les messages de réconciliation avec la nature et la nécessaire modestie des êtres humains vis à vis d’un monde qu’ils ont malmené et voulu asservir.

J’étais sceptique au départ devant les louanges reçues par les uns et les autres. En recherchant sur “Là où chantent les écrevisses” je me suis aperçue que Delia Owens, avec son mari Mark, avait écrit de façon extensive sur le désert du Kalahari et sur les stratégies de survie de ses mammifères dans un univers hostile. Avant de me plonger dans son roman, j’ai donc commencé par l’ouvrage qui est un classique de la littérature pour rangerCry of the Kalahari“, le cri du Kalahari, qui raconte le terrain, dans les années 70, du couple Owens, deux zoologistes récemment mariés, venant étudier comment les hyènes, lions et chacals de cette région arrivent à survivre dans ce milieu hostile.

Fuyant une Amérique secouée par la fin de la guerre du Vietnam, ils mettent au clou toutes leurs possessions pour prendre des billets d’avion pour le Botswana, y acheter une guimbarde déglinguée et s’installer sur une petite colline de la vallée de la désolation, une vallée où les animaux n’ont presque jamais vu d’êtres humains. Ils y resteront sept ans, le temps de recueillir des données impressionnantes. L’ouvrage écrit à quatre mains se lit comme un roman. J’ai adoré y retrouver l’ambiance des camps du bush, la sensation de n’être rien et d’avoir tout à apprendre de cette nature formidable. La description des conditions de leurs terrains est admirable, on y comprend le travail de zoologiste et ses (nombreuses) difficultés. On y frémit avec eux des mésaventures inhérentes aux séjours dans le désert, et aux rencontres plus ou moins fortuites avec les animaux qui constituent leur objet d’étude mais aussi, dans une certaine mesure leurs compagnons. La distance méthodologique à l’objet d’étude n’est pas toujours observable en zoologie!

Il y a des moments poignants, dans ce milieu impitoyable, mais aussi des moments de grâce. Lorsque Célia évoque la cohabitation avec les animaux du Kalahari. On rit aux facéties des calaos qui ont élu domicile dans le camp où Celia ne manque pas de les nourrir, se posant sur son épaule lorsqu’elle cuisine, comme pour inspecter sa tâche. On sourit aux souvenirs des chacals amicaux qui viennent saluer les zoologues, sans parler des hyènes farceuses dérobant régulièrement la bouilloire dans la cuisine.

Est-il possible de vivre à deux, pendant six ans, dans la vallée de la désolation sans finir neurasthénique? Il faut être fou, ou très amoureux non? Sans doute. Mais leur récit montre que lorsqu’on commence à ouvrir le livre de la nature et à savoir le déchiffrer, on a du mal à le refermer. Le livre nous donne une idée assez complète des difficultés matérielles et morales du terrain, et il y en a! Il décrit également de l’exaltation d’être pleinement présent dans ce milieu tellement exceptionnel, attentif au moindre détail, dans une communion intense avec l’environnement.

C’est ce sens du détail, et cet amour de la nature que l’on retrouve bien dans “Là où chantent les écrevisses”. Le roman, dont l’intrigue se situe dans les Etats-Unis ségrégationnistes des années 1960, raconte la vie d’une fillette abandonnée par sa mères, ses frères et soeurs, puis son père, qui parvient à survivre dans la cahute familiale au coeur d’un marais. Devenue adulte, l’enfant sauvage se trouve au coeur d’une enquête pour meurtre dans la petite communauté voisine. Le roman retrace l’itinéraire de l’héroïne et sa résilience, aidée par le monde du marais qu’elle apprend à déchiffrer. L’écriture poétique de Delia Owens nous accroche complètement dans ce “tourne-page”. J’y ai retrouvé avec bonheur les descriptions de la nature qui font le charme de “cry of the Kalahari”. Originaire du sud des Etats-Unis, il n’est pas douteux que Delia Owens puise dans sa connaissance de cette région et de son écosystème particulier qu’est celui du marais, étendue d’eau mi-douce, mi-salée habitat d’une variété dont l’auteure décrit les spécificités avec bonheur. La source de la force de l’héroïne, Kya, qui y puise son savoir – conforté par les livres que lui amène Tate, l’un de ses seuls amis.- et son réconfort.

La nature donne des leçons que les êtres humains feraient bien de considérer. C’est également le sujet de “My Octopus teacher”, regardé sur le conseil d’amis. D’abord dubitative, toujours méfiante à propos du énième documentaire sur le monde sous-marin depuis que le commandant Cousteau a remporté la palme d’or à Cannes avec “Le monde du silence”. Je me suis pourtant laissée emporter par cette histoire de rédemption humaine par la grâce d’une poulpe. Craig Foster y joue son propre rôle. Celui d’un être humain qui, pour soigner son mal-être, décide de plonger tous les jours pendant un an, dans la foret de Kelp qui borde l’océan au bord duquel il vit depuis sa plus tendre enfance.

Il rencontre une demoiselle poulpe avec laquelle il se lie d’amitié. Il se laisse apprivoiser autant qu’il l’apprivoise. L’homme et l’animal se retrouvent tous les jours. Le narrateur découvre une à une les différentes facettes de la vie d’une poulpe, qui n’est pas seulement, selon la vue stéréotypée que les êtres humains bornés projettent sur les animaux, liée à la nécessité et à la seule recherche de sa pitance et échapper à ses prédateurs. Craig Foster apprend à admirer l’ingéniosité de son amie pour tromper ses proies et pouvoir se nourrir, il partage avec elle des moments de pure joie où le temps est suspendu.Les dames poulpes, semble-t-il, ne sont pas dénuées d’humour.

Les livres de Celia Owens comme “My Octopus teacher” nous offrent plusieurs leçons. La première c’est le plaisir qu’on peut avoir à apprendre de l’observation de la nature. La seconde, c’est que des animaux même très intelligents ne peuvent échapper à une vie “nasty, brutish and short” comme disait le grand Will. La troisième, c’est une réflexion renouvelée sur les rapports entre les êtres humains et la nature. Oui, les écosystèmes sont fragiles et nous devons, en tant qu’êtres humains responsables et éthiques, la protéger. Mais elle est aussi une source immense de résilience. Les autres êtres vivants n’attendent rien de l’espèce humaine, nous n’avons pas de délégation de leur part. Ils savent gérer eux-même la nécessité dans laquelle ils se trouvent et à laquelle ils ne cherchent pas à se soustraire. Nous ne pouvons pas tout, nous ne sommes pas responsables de tout. Nous sommes aussi soumis aux lois de cet univers dont nous ne pouvons nous soustraire.

L’univers continuera d’exister même si le projet d’extinction de la race humaine par auto-destruction vient à son terme. En un sens, c’est un message que je trouve plutôt rassurant. Cela pourrait alléger la déprime s’abattant sur les jeunes générations, traumatisées par les messages anxiogènes véhiculés par les hérauts du dérèglement climatique. Qu’en pensez vous?

“Comme les marées, les réverbères et les coquelicots, (l’) existence (des êtres humains) est régie par des lois dont aucun existant ne saurait s’exempter”.

Philippe Descola. “Les formes du Visible”
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Mémoires de Viet-Kieu, par Clément Baloup, des BD pour comprendre l’histoire des migrations coloniales…

Savez-vous qu’il existe une communauté vietnamienne encore très vivante en Nouvelle Calédonie? Comment sont-ils arrivés, pourquoi sont-ils restés? C’est le sujet de l’excellent quatrième tome des “Mémoires de Viet-Kieu” de Clément Baloup à découvrir ches la @boitesabulles !

Vous prendrez bien quelques bulles? J’ai justement ce qu’il vous faut! Ce mois-ci sort, chez la Boîte à Bulles, le quatrième tome des mémoires de Viêt-Kieu de Clément Baloup, un ouvrage que j’ai eu la chance de lire en avant-première et dont je pense beaucoup de bien. Il ne vous aura pas échappé, chers lectrices et lecteurs que ce thème n’est pas sans rappeler certains pans de mon histoire familiale évoquée dans le précédent billet.

Soixante ans après les indépendances, la période coloniale est soumise dans les colloques universitaires et dans le champ littéraire, à un droit d’inventaire. Dans les “mémoires de Viet-Kieu”, Clément Baloup explore le devenir de ces Vietnamiens que le destin a déplacé dans l’ancien empire colonial français. Le premier tome “oublier Saïgon” revient sur son histoire familiale. Le père de l’auteur est vietnamien, parti de son pays natal dans les années 70, comme un certain nombre de ses compatriotes. Dans ce premier tome on apprend l’histoire du camp de Sainte Livrade sur Lot qui est au réfugiés vietnamiens ce que sont les camps du sud-est de la France pour les harkis quelques années plus tard.

Pour le quatrième tome de ces mémoires de viêt-kieu, l’auteur est parti sur les traces des “engagés volontaires” de Nouvelle Calédonie. Lorsque leur production s’intensifient au début du vingtième siècle, les compagnies minières qui extraient le nickel des mines de Nouvelle Calédonie ont besoin de bras. N’arrivant pas à recruter localement, elles vont puiser de la main d’oeuvre dans les autres colonies françaises, et notamment au Tonkin. Une liaison maritime reliant Haïphong à Nouméa existe depuis la fin du dix-neuvième siècle. On propose des contrats de cinq ans aux volontaires, leur faisant miroiter la possibilité d’un retour au pays après avoir fait quelques économies. Cela ne sera que rarement le cas. L’immigration s’intensifie dans les années 30.

Le livre reprend le même principe que les précédents, des interviews avec des personnes implantées localement, des recueils d’histoires familiales. La dureté du travail dans les mines, le mépris des contremaîtres et des administrateurs, les tentations du retour, les tensions entre les communautés, émergent des récits recueillis. Certaines histoires émeuvent aux larmes. Elles font partie des histoires nécessaires à entendre et à méditer pour ce.lle.ux qui en seraient encore à dépeindre un tableau romantique de la colonisation.

En s’intéressant à cette communauté particulière, l’auteur raconte une histoire souvent minorée, celle des échanges entre les différentes colonies des empires. Les travailleurs engagés volontaires ont existé dans l’Empire français, mais aussi dans l’Empire Britannique où les coolies indiens sont venus remplacer les esclaves dont le commerce avait été interdit au début du dix-neuvième siècle, ouvrant la voie aux communautés indiennes dans toutes les colonies de l’Afrique de l’est et de l’Afrique australe. Ce travail m’a fait penser au travail de Claude Pavard, “Mémoires de couleurs” sur les différentes vagues de migrations venant d’Inde à l’île Maurice après l’arrivée des anglais.

Ces histoires sont aussi intéressantes dans ce qu’elles ne disent pas. Le narrateur soulève sans grand succès la question des relations avec les population d’origine kanak. Les travailleurs vietnamiens, après la levée des contraintes pesant sur leur lieu de résidence (en tant qu’employés des mines ils ne pouvaient pas s’installer partout sur le territoire) et leur type d’occupation (très restreinte par leurs contrats), se sont installés partout sur le territoire et ont pu entreprendre (et réussir) dans le commerce notamment. Cela qui a causé des frictions entre le différentes populations au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, malgré tout, une grande partie de ces travailleurs a fait souche sur le Caillou et n’envisage pas de vivre ailleurs.

Cela fait cent-vingt-neuf ans que les premiers travailleurs vietnamiens, les “chang dang” sont arrivés en Nouvelle Calédonie, comme le raconte ce reportage, une bonne occasion de célébrer leur mémoire! Le centre culturel vietnamien permet aux jeunes générations de toutes les origines de comprendre comment est arrivée la communauté et comment elle en est venue à s’insérer dans la société calédonienne. Une initiative importante pour éviter les malentendus et promouvoir le dialogue sur les identités dans une société néo-calédonienne riche de sa diversité et de son histoire.

Ting Tang Sap Sap. Quand la BD interroge la parenté à plaisanterie…

Connaissez-vous la parenté à plaisanterie? Je vous en parle dans Ngisafunda!

Il y a quelques mois, j’ai retrouvé, via un réseau social, un ami rencontré pendant mes études. Après du début de carrière classique dans un grand groupe industriel français, il est devenu éditeur de BD. En 2003, il a créé la “Boîtes à Bulles”. De temps en temps, il propose à des bonnes volontés de ses ami.e.s, de relire, juste avant l’envoi à l’imprimerie les épreuves de BD pour éviter les coquilles qu’il ne verrait plus après la zillionième relecture.

J’ai donc eu la (lourde) tâche (j’rigole) de relire cet été “Ting Tang Sap Sap” d’Anaëlle Hermans, scénariste belge de bande dessinée.

Lectrice omnivore, je suis férue de bande dessinée depuis que j’ai l’âge de lire seule. Tintin et Astérix ont bercé mon enfance et mon regard curieux et amusé sur le monde. Je déclamais enfant des passages entiers de mes albums préférés: “il ne faut jamais sèchement à un Numide”, “Chipolata, arrête de conter fleurette au romain!” font partie de mes répliques fétiches. Avant que je tombe amoureuse de Corto (Maltese), c’est dans les pantalons de golfs et les mocassins de Tintin que j’ai aimé voyager.

En vieillissant, j’ai apprécié que le genre évolue vers des narratifs plus travaillés qui a gagné, pour certains l’étiquette de “roman graphique”. J’étais une fidèle lectrice de la revue “A suivre” dans les années 80, une revue qui faisait la part belle à des fictions bien scénarisées au graphisme travaillé. J’ai un goût éclectique en bandes dessinées, et je savoure autant la poésie d’un “Quartier Lointain” que l’humour absurde des chroniques de Guy Delisle. J’étais donc curieuse de voir quelle était la ligne éditoriale de La boîte à Bulles, en découvrant ce premier album.

J’ai beaucoup ri en lisant Ting Tang Sap Sap. J’y ai retrouvé cette ambiance des agglomérations urbaines d’Afrique de l’ouest que j’apprécie. Les rues en latérite, les maisons basses aux couleurs ocre ou aux peintures vives. L’activité diurne des routes sur le bord desquelles se déroule une partie de la vie quotidienne. Les bouis-bouis dans lesquels on mange un morceau en savourant une bière et en plaisantant sur les menus tracas de la vie quotidienne. Les couleurs chatoyantes des tenues en wax des passant.e.s, et les vrombissements des motos. Tout cela dans une bonne humeur plaisante. L’argument de Ting Tang Sap Sap est classique. Hippolyte, jeune homme qui joue de temps en temps dans une troupe de théâtre ambulant rencontre, alors qu’il est en train de boire une bière avec des amis, la cousine de l’un d’eux, la belle Adjaratou. C’est le coup de foudre. Elle est Samo, il est Mossi, ils s’engagent dans un échange de “parenté à plaisanterie”, et il décide de la défier. S’engage un compte à rebours pour gagner son pari ou l’esprit de débrouille d’Hippolyte fait merveille pour surmonter les embûches qui s’accumulent sur son chemin, et gagner le coeur de sa belle. Le dessin restitue bien toutes ces ambiances de rue, et les scènes de la vie quotidienne croquées sur le vif. Et l’auteure sait reproduire le parler typique d’Afrique de l’ouest.

L’idée du scénario est venue à l’auteure après avoir entendu évoquer, au Burkina Faso, cette particularité locale qu’est “la parenté à plaisanterie”. Les joutes verbales parfois très vives auxquelles elle assistait sans comprendre comment elles fonctionnaient, si ce n’est qu’elles instillaient un certain humour et une certaine chaleur dans les interactions, l’a assez interpellée pour qu’elle veuille développer une histoire autour de cette pratique.

La “parenté à plaisanterie” a été décrite par les anthropologues, on en trouve des traces chez les figures totémiques de la discipline que sont Marcel Mauss et Radcliffe-Brown. J’en avais découvert l’existence en préparant des cours d’anthropologie de la famille pour les étudiantes sages-femmes, mais je n’avais pas d’idée que cette notion avait une pérennité et qu’elle était appropriée par les acteurs-eux-mêmes comme le disent les disciples de Callon et Latour. Cette pratique, présentée comme une ritualisation des relations sociales, qui permet de détendre les interactions entre des “parents à plaisanterie”, et de neutraliser les conflits.

Grâce à Anaëlle Hermans, j’ai découvert que cette notion de parenté à plaisanterie était très actuelle et qu’elle concernait une bonne partie de l’Afrique de l’ouest. Jusqu’aux récents bouleversements causés par les groupes jihadistes, au Burkina, “pays des hommes intègres”, la parenté à plaisanterie était évoquée comme le facteur principal de coexistence pacifique entre les quelques quarante ethnies. La parenté à plaisanterie se retrouve dans les discours politiques, dans les journaux et les médias. Elle est vantée comme un mécanisme de régulation sociale et un principe de résolution des conflits sociaux au point que les ministères de la culture de certains pays organisent des évènements autour de cette notion, notamment au Burkina et au Niger. Au Niger, cette pratique a été inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO.

Dans la pratique de la parenté à plaisanterie, on s’insulte “pour rire”, tout en respectant des codes qui varient. Les insultes peuvent être parfois très violentes et choquer les non-initiés. Au Burkina, certaines “ethnies” sont concernées: les Samo sont parents à plaisanterie des Mossi, les Bobos peuvent se mesurer aux Peuls, les Bisa au Gurunsi. Il est permis d’attaquer son adversaire sur des caractéristiques physiques ou morales attribuées caricaturalement à son groupe ethnique. On peut traiter l’autre d’esclave, d’âne, et de tous les noms d’oiseaux. Seul tabou: on ne peut pas porter atteinte à la dignité de la mère de son interlocuteur (non mais!)

Emmanuel Smith qui a soutenu une thèse sur la parenté à plaisanterie (appelée cousinage à plaisanterie) au Sénégal souligne l’ambivalence constitutive de ces pratiques et les multiples significations qui leurs sont rattachées. Il y décèle cependant un lieu d’observation privilégié de la formation des “constructions identitaires”, et des conceptions ordinaires de l’ethnicité, dans des pays où l’on jongle avec des frontières dessinées par la colonisation, dont les logiques de constitution n’avaient rien à voir avec la construction de nations. Le point très intéressant qu’il soulève, à mon sens est celui de l’utilisation des stéréotypes comme une façon de neutraliser les antagonismes. Comme s’il se jouait une reconnaissance du droit à la différence et à une égale dignité dans ces échanges de propos outranciers. Vu d’un oeil occidental, avouez que c’est assez surprenant!

“Plutôt que d’être combattus ou supprimés par un volontarisme universaliste visant à (re)créer un homme sans préjugés, les stéréotypes, qui font l’objet de plaisanteries, sont maintenus et en apparence renforcés, mais en fait neutralisés de par leur caractère risible, parfois excessif et surtout leur réciprocité”

Emmanuel Smith

Alors la parenté à plaisanterie serait-elle un remède miracle aux tensions entre groupes sociaux? Les récentes tensions au Niger, au Mali, et au Burkina montrent que les effets pacificateurs de ces joutes oratoires ritualisées sont loin de pouvoir tout régler. Utilisée et valorisée pour écrire un roman national qui ferait la part belle au règlement pacifique des tensions, elle ne peut cependant empêcher les conflits.

“On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui” dit un adage que ne renieraient pas les parents à plaisanterie!