En arrivant à Johannesburg j’ai été surprise par la variété des prénoms portés par ceux que je croisais, enchantée par les Prince, Princess, Joy, Pretty, Blessing, Gift, Raven, amusée par les Morné (oui, en français ça sonne bizarre), Donnée, Brené, Amoré, et intriguée par les Sipho, Sibusiso, Xolani, Themba, Nothemba, Nomvulo, Mpho, et quelque peu interloquée par les (rares) Disappointment, Rehab, Patience, Perseverance (véridique !)…
La variété des prénoms n’est pas étonnante en soi. Elle est le signe d’une terre où ont convergé des tribus d’origines différentes qui y ont fait souche au cours du temps et porte le poids des modes et des traditions de ces différentes vagues d’immigrations. Venant de France et ayant atteint un certain âge, je suis habituée à une variété de prénoms assez restreinte, avec une prédominance des prénoms d’origine judéo-chrétienne, même si cela évolue. Comme l’a montré Baptiste Coulmont, grand spécialiste de la sociologie des prénoms en France, le répertoire des prénoms s’est beaucoup étendu depuis le 19ème siècle et s’est ouvert à une plus grande variété. Le prénom est à la fois un marqueur générationnel, culturel et social. Baptiste Coulmont s’amuse d’ailleurs tous les ans à mesurer la fréquence des prénoms dans l’obtention des mentions au bac.
Au-delà de l’enchantement de la nouveauté des prénoms sud-africains et de la grâce que je trouvais à certains, la suggestion de Sipho, mon prof de zoulou que les prénoms africains avaient tous une signification, et la réponse d’une jeune mère que j’interviewais pour ma recherche “becoming a mother in Johannesburg”*, “je n’ai pas choisi le prénom de mon bébé, le premier-né il appartient à ma mère, c’était à elle de le choisir”, m’ont incitée à aller chercher un peu plus loin sur la façon dont les prénoms sont choisis dans les différentes communautés sud-africaines.
Je n’ai pas trouvé de référence consultable sur Johannesburg, mais un article très intéressant sur les pratiques de choix du prénom dans la région du Cap Oriental autour de la ville universitaire de Grahamstown où se trouve l’Université (currently referred to as) Rhodes. Cet article de Vivien de Klerk et Barbara Bosch s’intéresse, juste après la chute de l’apartheid, aux particularités de l’attribution du prénom dans différentes communautés autour de la ville. Les questionnaires, en anglais, afrikaans et isiXhosa ont été distribués dans les écoles primaires de la localité et une centaine d’entretiens en maternité ont été conduits pour comprendre comment ont été choisis les prénoms des enfants.
Esthétique vs symbolique
Les résultats montrent des différences nettes de pratiques entre les répondants blancs et non-blancs mais pas seulement. Les différences résident à la fois dans le moment du choix (souvent avant la naissance pour les blancs, moins souvent pour les non-blancs), dans les modalités du choix (qui choisit quelles sont les justifications du choix), dans le degré de liberté dans le choix (plus de recoupements dans les noms Xhosa que dans les noms blancs), et dans le fait que la signification plus que l’esthétique est massivement privilégiée chez les répondants noirs.
Parmi les répondants dont la langue maternelle est l’anglais, les modalités du choix du prénom étaient assez semblable aux pratiques des autres pays anglophones: choix par les parents, dans un répertoire de prénoms “traditionnels” pour la plupart, dont les parents ignorent l’origine ou la signification. Ces critères ne sont donc pas invoqués comme raison du choix. Les raisons principales sont les goûts personnels, la volonté de donner le nom en mémoire d’une personne souvent un membre de la famille qu’on veut honorer. C’est notamment le cas le plus fréquent pour les garçons premiers-nés. Les anglophones natifs sont ceux qui se montrent les plus libres dans le choix du prénom.
Parmi les répondants dont la langue maternelle est l’afrikaans, on compte les afrikaners et les “colored” (catégorie forgée pendant l’apartheid qui rassemble des métis et descendants de métis). On retrouve dans cette catégorie la coutume de donner aux enfants les noms des grands-parents, et une plus grande inventivité dans les prénoms, composant des prénoms existants avec des prénoms de personnalités étrangères.
Pour les répondants Xhosa la signification du nom est très importante. Les parents de ce groupe montrent plus de contraintes dans la procédure de choix du prénom que ceux des deux autres groupes. On donne un prénom à l’enfant en fonction des circonstances de sa naissance, du sens que la famille donne à celle-ci. Ce sont soit les parents, soit la grand-mère qui choisissent le prénom. C’est dans ce groupe que l’on trouve les enfants dont les prénoms sont choisis le plus tard (parfois des jours après la naissance), bien que pour certains des répondants le choix du prénom ait fait l’objet de discussion en amont.
Les significations des prénoms peuvent donc être liés aux sentiments des parents au moment de la naissance : Zukisa : « patience » pour des parents qui ont attendu longtemps, Xolelwa : « sois pardonnée » pour l’enfant d’une femme qui a eu un enfant non attendu. Ils peuvent aussi constituer un remerciement aux ancêtres pour l’arrivée de l’enfant : Sibongile, Ayabonga, Bongani, Siyabulela, sont tous des prénoms qui signifient la gratitude. Les prénoms peuvent avoir une signification programmatique : les dérivés de Themba : « espoir » montrent que les parents placent leur espoir d’un avenir meilleur dans leurs enfants, comme le prénom Khayalethu : « notre maison ». D’autres prénoms font allusion à la position de l’enfant dans la famille. Anele : « nous sommes au complet » ou Zanele « nous avons assez de filles » indiquent que la famille a atteint sa taille optimale…
De ce que j’en comprends, dans les autres groupes ethniques les processus de nomination sont les mêmes, excepté pour les membres de certaines églises qui donnent massivement des noms chrétiens à leurs enfants. Il aurait été intéressant d’étendre l’étude à d’autres groupes ethniques et de pouvoir comparer l’évolution des prénoms dans le temps. Dans un autre article, Vivien de Klerk remarque que pendant la période de colonisation et d’apartheid, certains parents ont donné deux prénoms à leurs enfants, un prénom « européen » pour l’école, et un prénom africain pour la famille. Lorsque la lutte contre l’apartheid s’est intensifiée, l’adoption du seul prénom africain était une forme d’affirmation d’une identité africaine et de sa résistance à l’oppression d’un régime politique ayant systématiquement dénié tout valeur aux cultures locales. Il serait donc intéressant de constater aujourd’hui, après vingt-trois ans de pouvoir de l’ANC, comment les pratiques ont évolué.
Quand on change de prénom…
Dans ce même article, elle évoque les changements de noms demandés et parus dans les gazettes du gouvernement en 1997 et 2000. Elle y fait une constatation étonnante. Les gens ne changent pas leurs prénoms parce qu’ils auraient une signification embarrassante: comme les Rehab ou Disappointment cités plus haut, en tout cas pas dans une proportion significative. Les changements de noms sont principalement demandés par des personnes aux noms africains, qui ont soit changé leur prénom pour un nom à consonance anglaise, soit réordonné leurs prénoms pour faire apparaître leur prénom anglais en premier. Elle y voit un signe que les personnes qui prennent du temps pour effectuer cette démarche reconnaissent la valeur sociale de l’anglais dans le monde économique et voient dans l’adoption d’un premier prénom anglais une façon d’augmenter leurs propres chances dans une économie mondialisée.
Comme toute bonne recherche, le travail de Vivian de Klerk pose plus de questions qu’il n’en clôt. Trois interrogations me turlupinent en refermant ses articles (merci à elle de les avoir mis en accès libre sur Research Gate!!!).
Tout d’abord il serait intéressant de voir l’évolution des prénoms africains donnés en fonction des époques. Dans les dernières décennies de l’apartheid, il est probable qu’on ait eu plus de prénoms militants Sizwe: “lance” ou l’équivalent de “révolution”, “rebelle”, “champion” etc. Quid de la période post-apartheid, qu’expriment les prénoms à la mode, quels sont les messages passés? L’espoir d’un futur meilleur? Une vision plus optimiste de l’existence? Pour les personnes ayant des prénoms africains et anglais, comment le prénom anglais est-il choisi, est-il la traduction du prénom africain Themba= Hope ou est-il choisi sur d’autres critères?
En tant que sociologue, j’aurais aimé qu’elle se penche un peu plus sur des critères plus sociaux et sur les éventuelles différences entre les classes moyennes et populaires dans les pratiques de dénomination. A la lueur de mes entretiens avec des mères de jeunes enfants à Johannesburg il semble que l’intervention de la grand-mère maternelle ou de la famille dans le processus de choix du prénom est probablement moindre lorsque celle-ci est restée en zone rurale. De même on peut faire l’hypothèse que les couples des classes moyennes vivant dans des logements séparés de leur famille auraient plus de latitude pour choisir le prénom de l’enfant. Quel est l’impact, pour les femmes noires ayant accès à des assurances médicales privées des échographies et de la possibilité de connaître le sexe de l’enfant avant la naissance sur la pratique du choix du prénom?
Enfin, il me semblerait intéressant de comprendre comment les individus vivent avec des prénoms programmatiques, ceux-ci ont ils une influence sur la manière dont ils se perçoivent? Y-a-t’il une influence sur le développement psychologique de la personne? Lorsqu’un couple français appelle sa fille Agathe, il est peu probable qu’ils aient choisi ce prénom parce qu’il lui souhaite de devenir vierge et martyre (Doux Jésus!), mais plus vraisemblable qu’ils trouvent ce nom joli où se réfère au gemme ou à une personne de leur entourage. Lorsqu’on s’appelle Khayalethu “notre maison”, se sent on plus responsable de l’hébergement de ses vieux parents que si l’on s’appelle Pretty ou Princess?
*Promis, on en reparle dans un prochain post!
** Il semblerait que pour certains groupes de population donner un nom horrible à son enfant, un nom de mal-aimé, serait une façon de tromper le mauvais sort, de détourner de lui ou d’elle les attentions des esprits malins. Car quel esprit malin perdrait son temps à causer du tort à un enfant dont on ne voudrait pas?
“Je suis Kevin. Un Kevin ne peut pas, n’a pas le droit d’être un intellectuel. Il peut être prof de muscu, vendeur d’imprimantes, gérant de supérette, mais intellectuel – impossible. Par son prénom même, Kevin indique une extraction bassement populaire. […] Connais tes limites, Kevin !… Tu ne dépasseras jamais le mollet.”
Iegor Gran, La Revanche de Kevin