Il faut voyager loin pour, de retour dans son bureau, savoir exactement ou replacer sa chaise, aurait dit un illustre écrivain voyageur. Voilà plus de deux semaines que je ne sais toujours pas où placer ma chaise. Je n’ai pas l’impression d’avoir atterri. J’apprends encore… comme le dit l’intitulé de ce blog. Voyager, c’est être bombardée de sensations nouvelles, et d’images. Tout le monde me presse avec cette question : alors c’était comment le Vietnam ?
Je suis revenue de ce voyage au pays natal de mes grands-parents avec des impressions trop confuses pour que j’arrive à les articuler. J’infuse. J’ai des centaines de photos dans mon ordinateur, et quelques dizaines de pages dans mon journal de voyage dont j’ai la magnanimité de vous épargner la teneur. Je pourrais faire un inventaire des lieux visités : « j’ai fait le temple de la littérature et ai contourné le mausolée d’Ho Chi Minh, puis visité dans le jardin botanique la petite maison sur pilotis où il a vécu jusqu’à la fin de ses jours ». Je pourrais évoquer mes fortunes diverses en termes de chambres d’hôtel. Je déconseille le Manoir des Arts, rue Dien Bien Phu à Haï Phong havre déprimant pour business men de seconde zone. Je ne garderai pas un souvenir ému des vocalises nocturnes des chats dans notre hôtel de Ha Noï qui m’a empêché de bien récupérer du décalage horaire les premières nuits et rappelé mes lectures de Garfield. Je passerai sur les occasions ratées : une randonnée sur un pain de sucre à Tam Coc annulée pour cause de pluie diluvienne, un marché de bouche trop matinal pour les premières journées.
Du kaléidoscope d’impressions rapportées, s’il fallait que j’en choisisse quelques-unes, quelles seraient-elles ?
La végétation tropicale, qui s’insinue partout et rachète les façades laides, décaties, ou simplement dégradées qu’ornent parfois d’impressionnants faisceaux emmêlés de fils électriques. Dans l’enchevêtrement des rues du vieil Hanoï, où pétaradent à toute heure les motocyclettes, cette vision reposante de vieux arbres au branches tordues, fleuris de lampions de soie. L’odeur des fleurs de pamplemousses, partout dans Hanoï, une odeur douce et sucrée qui se marie parfaitement avec celle du jasmin, et que l’on remarque dans les ruelles en passant près des petits jardins. Les pièces d’eau colonisées par les nénuphars de nombreux quartiers, et l’omniprésence des bonsaïs, dans les jardins ordonnés des pagodes, maisons communales ou temples, et dans les maisons les plus simples.
L’omniprésence du Feng Shui dans la construction de ces belles constructions en bois aux colonnes massives en bois de fer, et aux travées en nombre toujours impair. Le pair c’est pour les morts, qui se retrouvent entre six planches. L’impair c’est la vie, le désordre. « De la musique avant toute chose, et pour cela préfère l’impair » écrivait un poète qui aurait pu être vietnamien. La sensation de ces parquets en bois sous le pied qu’on a déchaussé en entrant, qui s’oppose à la brillance criarde des carrelages des constructions modernes, ces sols lisses et brillants, rendus glissants par l’humidité, qu’on foule après avoir revêtu, à l’invitation de nos hôtes, ces taps taps vertes en plastique siglées VIP…
Le jaune des agrumes « mains de Bouddha » et des pamplemousses sur les autels, voisinant avec celui des lys et des chrysanthèmes et des paquets de biscuits disposés en offrande. Les frangipaniers géants aux troncs moussus dans les jardins de Hoa Lu. Les couleurs vives des ao daï des belles venant se faire prendre en photo devant le signe I Love Hanoï géant du lac de l’épée restituée, devant le portrait géant de l’Oncle Ho sur l’opéra d’Haï Phong, et sur tous les sites historiques. Les costumes qu’on peut louer pour la durée de la visite de la citadelle impériale de Hué pour se faire tirer le portrait devant les palais des empereurs de la dynastie Nguyen. Le blanc insolent des robes de mariée de princesses Disney, paradant dans les vitrines de boutiques des villages les plus insignifiants. Les mariages, leurs pavillons décorés et leur sono crachouillant une musique syrupeuse et nasale.
Des découvertes ou redécouvertes gustatives : le café à la noix de coco recommandé par Duc et le café à l’œuf vanté par Denis. Les petites douceurs disposées dans une boîte à compartiments dans l’un de nos hôtels. Les fruits aux formes bizarroïdes. La salade à la fleur de bananier. Les savoureuses coques infusées dans un bouillon de citronnelle gobées dans un boui-boui sur pilotis au bord d’une lagune au coucher du soleil.
Le son des karaokés, le soir, après la tombée de la nuit. Et ce goût pour les musiques aussi sucrées que le café vietnamien, les réinterprétations vietnamiennes de Barbra Streisand ou des chanteurs des années 1980… la petite fille s’escrimant sur du Richard Clayderman dans l’académie de piano près de l’opéra de Haï Phong… et la formidable stridulation des cigales dans la campagne environnant Hué qui émerveillait notre guide.
Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Charles Baudelaire