Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

L’Ange déchu…

Souvenir de la vie à Johannesbourg, remonté lors un exercice d’écriture sur “écrire le milieu urbain”

Tous les jours que Dieu fait, il est installé là, à l’embranchement entre les quatre voies d’Oxford Road et Rudd Road. Tous les jours, il profite des changements de couleur du “robot” (feu de circulation) pour, en un ballet bien réglé, glisser dans l’intervalle entre la première et la seconde voie de gauche, droit sur ses jambes, les coudes à l’équerre, et tendre ses deux mains vers l’avant, dans la position du receveur d’offrande. Il se range sur le côté lorsque le feu passe au vert et laisse le flot de voitures prendre la direction du sud de Johannesbourg. Post-adolescent monté en graine, avec une stature athlétique, il est beau, contrairement au bossu de Bompas, ou à la paralytique de Corlett, à quelques encablures de là. Une figure poupine à la peau lisse couleur café au lait, des yeux tellement ronds, qu’ils en paraissent exhorbités, très noirs, ourlés de cils drus et recourbés, un nez assez petit pour évoquer un visage enfantin, et la bouche boudeuse des angelots de la Renaissance. Il porte une afro courte d’un blond naturel tirant sur le roux à cause de la poussière rouge qui surplombe la ville. Au heures les plus chaudes de la journée, des gouttes de sueurs perlent à son front et sur les ailes de son nez.

Il a jeté sur ses épaules une grande couverture élimée, dans les tons bruns, qui lui fait comme une cape, et lui donne une allure d’Ange déchu. Lorsqu’il écarte les mains pour se ranger avant que les voitures ne démarrent, juste au dernier moment, il laisse voir des vêtements miteux, un pantalon et une chemise en toile claire dont la poussière a uniformisé la teinte. Il s’écarte et se replace, les yeux baissés, sans se préoccuper des conducteurs. Il ne parle pas, n’interpelle pas, n’implore pas, sa posture suffit. Il y a dans son attitude un mélange d’obstination et de résignation.

Comment a t’il choisi cet emplacement à la convergence des routes qui relient les arrêtes d’un polygone stratégique? Un polygone délimité par les gratte-ciels tape-à-l’oeil de Sandton City, « ville la plus riche d’Afrique », siège du Joburg Stock Exchange et de concessionnaires de voitures de luxe, le club de Polo d’Inanda, une business school réputée, un terrain de golf, un stade de Cricket où ont lieu les rencontres internationales, et Rosebank, première et éphémère remplaçante du Central Business District à la fin de l’apartheid. Un emplacement de premier choix, coincé entre des restaurants gastronomiques où les « business men » du coin aiment à inviter leurs clients, un « liquor store » où les jeunes cadres dynamiques de la nouvelle Afrique du Sud s’approvisionnent pour leurs beuveries d’après les heures de bureau, un bar où se réunit le gratin des rédactions des médias locaux.

A t’il négocié une « taxe » avec les vigiles du petit immeuble de bureau juste à côté, au rez-de-chaussée duquel se trouve un restaurant chic ? Fait-il des paris sur les profils de ses bienfaiteurs du jour, dans cette ville ou la plupart des noirs marchent et prennent les transports en commun et les blancs circulent en voiture particulière ? Avec quels conducteurs a t’il le plus de chance, les jeunes et moins jeunes professionnels « à haut potentiel » dont le modèle de voiture traduit l’importance qu’ils aiment s’accorder ? Où les petits vieux habitant encore le quartier parce que ce sont leurs parents qui ont fait construire dans ce cadre champêtre et banlieusard à une époque où il n’était pas nécessaire d’ériger de hauts murs surmontés de clôtures électriques ?

Il ne dit rien, l’Ange déchu. Lequel de ces véhicules s’arrêtera et baissera sa vitre aujourd’hui ? Le chauve rondouillard et bedonnant qui beugle dans le kit main libre dans sa voiture de sport ? Le jeune cadre pressé dans sa citadine ? Le diamant noir écoutant du Rap dans sa Ferrari? L’implorant fait un pas de côté quand arrive un de ces imposants quatre-quatre qui donnent à leur propriétaire le même sentiment illusoire de sécurité que les systèmes d’alarmes perfectionnés et les gilets pare-balles des vigiles de leurs quartiers hautement sécurisés. Pas plus de chance avec les artisans qui transportent à l’arrière de leur bakkie du siècle dernier leur personnel et leur matériel de chantier. Il se méfie des minibus Quantum, ces taxis collectifs dont les chauffeurs vendraient leur mère pour aller plus vite et gagner plus d’argent. Ceux-ci n’hésitent pas à brûler le feu pour être les premiers à harponner un client de l’autre côté du carrefour, devant le « Liquor Store ».

Il a ses habitués, le suppliant. Un jeune employé noir qui, tous les matins lui dépose quelques dizaines de rands, en allant à son bureau dans l’un des immeubles avoisinant. Une vieille bigote dans une coccinelle blanche vintage qui passe tous les jours et lui glisse un billet « et que Dieu le bénisse ». Parfois, lorsqu’elle replie son étal, la marchande de fruits, de chips et de biltong qui fournit les collations des petits employés lui donne un petit quelque chose, une pomme un peu blette, une banane trop brune, une orange qu’il roule sous le pied pour l’attendrir avant de croquer dans sa peau amère pour la perforer de ses dents et en aspirer le jus. Peut-être aussi que le gérant du « Liquor Store » de l’autre côté du carrefour, qui attend que les jeunes professionnels du quartier aient approvisionné en alcool leur soirée d’after-work cocaïnées pour baisser son rideau en fer noir et sa grille, ce gérant donc, lui glisse une bouteille d’eau, de soda, ou de boisson énergétique à lui, l’implorant qui se tient debout toute la journée à la croisée des voitures. L’implorant qui inhale toute la journée les étouffantes vapeurs lourdement carbonnées des pots d’échappement dans un air où l’oxygène est déjà rare. Jobourg est à 1600 mètres au-dessus d’une mer que l’Ange Déchu n’a probablement jamais vue.

Qu’a t’il dans la tête, le pénitent du croisement ? Qu’est-ce qui peut bien l’attacher à ce minuscule bout de trottoir pavé de briques dont les autorités locales ont essayé de le chasser en le forçant à enlever son grabat au coin sous l’arbre où il l’y avait installé pour y planter une rocaille d’aloès et de succulentes, sous prétexte d’embellissement du quartier. Des autorités qui ne s’émeuvent guère que des grandes propriétés ombragées laissées à l’abandon finissent par être rachetées par des promoteurs pour y construire des complexes modernistes ou méditerranéens aux noms prétentieux, « Villa d’Este » ou « Tivoli Gardens ».

Quel air a t’il dans la tête, l’Ange Déchu ? On pencherait pour la ligne de basse d’Inner City Blues de Marvin Gaye et ses strophes syncopées.

« Rockets, moon shot

Spend it on the have-not’s

Money, we make it

Before we see it you take it”

Un rythme qui irait bien à Oxford Road, cette artère qui décrit l’histoire de Jo’burg, du premier puit de mine de City Deep aux falaises sur lesquelles ont poussé les manoirs aux jardins manucurés des Randlords, en passant par les quartiers arborés de la banlieue nord et leurs rues bordées de jacarandas, jusqu’aux tours irisées tutoyant le ciel de Sandton City, la Clinquante. Lui trotte-t’-il dans la tête le son des claves métalliques du début de Stimela de Hugh Masekela racontant la longue odyssée en train à vapeur de ces hommes venus des pays avoisinants trimer pour des salaires de misère dans les mines du Witswatersrand ?

« There is a train that comes from Namibia and Malawi

There is a train that comes from Zambia and Zimbabwe

There is a train that comes from Angola and Mozambique

From Lesotho, from Botswana, from Swaziland”

A-t’-il dans la tête les rythmes des gumboots dances, ces danses inventées par les mineurs pour se donner du courage pendant les pauses au milieu de longues rotations dans le ventre de la terre ?

Mémoires de Viet-Kieu, par Clément Baloup, des BD pour comprendre l’histoire des migrations coloniales…

Savez-vous qu’il existe une communauté vietnamienne encore très vivante en Nouvelle Calédonie? Comment sont-ils arrivés, pourquoi sont-ils restés? C’est le sujet de l’excellent quatrième tome des “Mémoires de Viet-Kieu” de Clément Baloup à découvrir ches la @boitesabulles !

Vous prendrez bien quelques bulles? J’ai justement ce qu’il vous faut! Ce mois-ci sort, chez la Boîte à Bulles, le quatrième tome des mémoires de Viêt-Kieu de Clément Baloup, un ouvrage que j’ai eu la chance de lire en avant-première et dont je pense beaucoup de bien. Il ne vous aura pas échappé, chers lectrices et lecteurs que ce thème n’est pas sans rappeler certains pans de mon histoire familiale évoquée dans le précédent billet.

Soixante ans après les indépendances, la période coloniale est soumise dans les colloques universitaires et dans le champ littéraire, à un droit d’inventaire. Dans les “mémoires de Viet-Kieu”, Clément Baloup explore le devenir de ces Vietnamiens que le destin a déplacé dans l’ancien empire colonial français. Le premier tome “oublier Saïgon” revient sur son histoire familiale. Le père de l’auteur est vietnamien, parti de son pays natal dans les années 70, comme un certain nombre de ses compatriotes. Dans ce premier tome on apprend l’histoire du camp de Sainte Livrade sur Lot qui est au réfugiés vietnamiens ce que sont les camps du sud-est de la France pour les harkis quelques années plus tard.

Pour le quatrième tome de ces mémoires de viêt-kieu, l’auteur est parti sur les traces des “engagés volontaires” de Nouvelle Calédonie. Lorsque leur production s’intensifient au début du vingtième siècle, les compagnies minières qui extraient le nickel des mines de Nouvelle Calédonie ont besoin de bras. N’arrivant pas à recruter localement, elles vont puiser de la main d’oeuvre dans les autres colonies françaises, et notamment au Tonkin. Une liaison maritime reliant Haïphong à Nouméa existe depuis la fin du dix-neuvième siècle. On propose des contrats de cinq ans aux volontaires, leur faisant miroiter la possibilité d’un retour au pays après avoir fait quelques économies. Cela ne sera que rarement le cas. L’immigration s’intensifie dans les années 30.

Le livre reprend le même principe que les précédents, des interviews avec des personnes implantées localement, des recueils d’histoires familiales. La dureté du travail dans les mines, le mépris des contremaîtres et des administrateurs, les tentations du retour, les tensions entre les communautés, émergent des récits recueillis. Certaines histoires émeuvent aux larmes. Elles font partie des histoires nécessaires à entendre et à méditer pour ce.lle.ux qui en seraient encore à dépeindre un tableau romantique de la colonisation.

En s’intéressant à cette communauté particulière, l’auteur raconte une histoire souvent minorée, celle des échanges entre les différentes colonies des empires. Les travailleurs engagés volontaires ont existé dans l’Empire français, mais aussi dans l’Empire Britannique où les coolies indiens sont venus remplacer les esclaves dont le commerce avait été interdit au début du dix-neuvième siècle, ouvrant la voie aux communautés indiennes dans toutes les colonies de l’Afrique de l’est et de l’Afrique australe. Ce travail m’a fait penser au travail de Claude Pavard, “Mémoires de couleurs” sur les différentes vagues de migrations venant d’Inde à l’île Maurice après l’arrivée des anglais.

Ces histoires sont aussi intéressantes dans ce qu’elles ne disent pas. Le narrateur soulève sans grand succès la question des relations avec les population d’origine kanak. Les travailleurs vietnamiens, après la levée des contraintes pesant sur leur lieu de résidence (en tant qu’employés des mines ils ne pouvaient pas s’installer partout sur le territoire) et leur type d’occupation (très restreinte par leurs contrats), se sont installés partout sur le territoire et ont pu entreprendre (et réussir) dans le commerce notamment. Cela qui a causé des frictions entre le différentes populations au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, malgré tout, une grande partie de ces travailleurs a fait souche sur le Caillou et n’envisage pas de vivre ailleurs.

Cela fait cent-vingt-neuf ans que les premiers travailleurs vietnamiens, les “chang dang” sont arrivés en Nouvelle Calédonie, comme le raconte ce reportage, une bonne occasion de célébrer leur mémoire! Le centre culturel vietnamien permet aux jeunes générations de toutes les origines de comprendre comment est arrivée la communauté et comment elle en est venue à s’insérer dans la société calédonienne. Une initiative importante pour éviter les malentendus et promouvoir le dialogue sur les identités dans une société néo-calédonienne riche de sa diversité et de son histoire.

A celle qui ne m’a pas vue grandir…

Un texte plus personnel, mon témoignage pour le “Heritage Day” des sud-africains. L’histoire de la grand-mère vietnamienne que j’ai si peu connue… Un texte écrit pendant un atelier d’écriture avec Sophie Lemp…

En 2010, je visite la Basilique Saint-Denis avec un groupe de collégiens. On y répète la cérémonie de confirmation du lendemain. Le prêtre est vietnamien. Il indique aux futurs confirmands le protocole à suivre. Enchaînant la litanie des prénoms, le prêtre appelle « Sébatien », incapable de prononcer l’association du « s » et du « t » avant la syllabe finale. Une boule se forme soudain dans ma gorge.

Un souvenir remonte, comme une vague. Il date de 1970. Je n’arrive pas à savoir si c’est un souvenir personnel ou si c’est une reconstitution d’une anecdote que ma mère m’a racontée. C’est l’heure du dîner des enfants dans la cuisine, je ne visualise qu’une table en formica, des chaises hautes. Isabelle ou Séverine, les deux bébés sont posées dans ces coques Baby-Relax en plastique blanc servant à la fois de chaise et de pot, une fois remonté le coussin d’assise. Rémy et moi, les deux aînés, nous nous affairons à enfourner dans nos bouches les coquillettes de nos assiettes en mélanine décorées avec des motifs de Walt Disney. Maman et toi vous agitez auprès de nous quatre. On bavarde. Tu as un accent à couper au couteau, tu n’as jamais réussi à parler bien le français, même si tu as imposé cette langue à tes enfants jusqu’au sein de ta famille. A un moment vous parlez de l’Espagne et des espagnols. Avec ton accent, tu n’arrives pas à prononcer les « s » devant les « p ». Ce qui fait que nous entendons « épagne » et « épagnol ». Du haut de nos jeunes années, Rémy et moi, qui n’avons pas plus de neuf ans à nous deux, nous nous gondolons. Nous te reprenons : « non mamie, on ne dit pas épagnol mais es-pa-gnol ! Nous rigolons de plus belle, laissant apparaître les morceaux de coquillettes mâchouillées dans nos bouches enfantines. « Ils sont mal élevés tes enfants ! » lances-tu, en rogne, à maman hilare.

Je n’ai aucune photo de toi. Je me souviens d’un portrait en noir et blanc au format des photos d’identité. On n’y voit que le haut du col officier de ta tunique, et ta tête, ronde comme une pomme, surmontée de ton turban noir, coiffure traditionnelle de la région du Tonkin. Tu as des petits yeux noirs étirés et brillants, qui surmontent des pommettes bien marquées, un nez épaté avec des narines décrivant des cercles parfaits, et un gros grain de beauté près d’une d’elles.

C’est à toi que je dois cette allure exotique qui m’a valu depuis l’enfance les mimiques de mes camarades de classes, les grimaces étirant les yeux vers l’extérieur du visage, les « ching chong, chinoise, chinetoque, Kung Fu, Bruce Lee », et les vieilles dames bien intentionnées fredonnant « la tonkinoise ».

Il me reste un seul souvenir personnel de toi. Ce souvenir, je le chéris comme un trésor, parce que je n’ai pas pu l’inventer. Nous n’étions que toutes les deux. Personne n’aurait pu me le suggérer. C’était dans l’appartement de fonction au-dessus de la clinique où papa travaillait . Tu étais venue passer du temps avec nous, soulager ta fille, ma mère, des nombreuses charges liées à ses maternités rapprochées. Ce matin-là, je te cherchais dans l’appartement. Je t’appelais. Mon besoin de te parler devait être impérieux. Je suis venue te voir dans la chambre que tu occupais. Tu finissais de te préparer, tu avais passé un de ces longs pantalons noirs que tu portais tous les jours, et une tunique longue jusqu’au genou. Tu t’apprêtais à mettre la dernière touche à ta coiffure.

Je ne t’avais jamais vue « en cheveux ». Pour moi c’était une évidence que tu vivais nuit et jour avec ces boudins de tissus noir enroulés autour de ta tête. Je ressentis un choc à te voir peigner avec soin une longue cascade de cheveux noirs soyeux, veinés d’un peu de blanc, t’arrivant jusqu’aux genoux. Tu les séparas par une raie avant de les habiller de tissu et de les enrouler, d’un geste savant, autour de ta tête.

Tu es morte peu de temps après, en 1971. J’avais cinq ans. Tu étais allée rendre visite à ta troisième fille, Hélène à Dakar. Un accident domestique idiot. Tu as glissé dans la baignoire. Tu as perdu conscience, et n’es jamais revenue à toi. Je me souviens du gémissement de maman quand elle a appris la nouvelle. Ce jour-là j’ai appris qu’un adulte aussi pouvait pleurer. Elle a pris l’avion pour le Sénégal. Elle y est restée jusqu’à ce qu’on te mette en terre, dans le cimetière de Bel-Air, près du grand-père que je n’ai jamais connu.

Je ne sais pas quelle aurait pu être notre relation si tu avais survécu. Ma mère et ses frère et sœurs, ont toujours placé leur conduite sous ton regard. « Maman aurait été fière de nous, Maman n’aurait jamais accepté ça ». Tu es devenue une figure tutélaire dont il ne nous restait que peu de photographies.

Quand j’avais dix ans, nous sommes allés en vacances au Sénégal, chez ma tante Jacqueline. Pour la première fois, elle m’a emmenée sur ta tombe. Une tombe toute simple, couverte de carreaux en céramique bleu nuit. La plaque était gravée à ton nom et à celui de ton mari, Toung, rencontré au Sénégal dans les années 40, mort bien avant ma naissance. J’avais entendu parler de mon grand-père, vénéré par ses enfants. Je ne m’attendais pas aux deux petites tombes portant le même nom, juste à côté de votre tombe conjugale. Jacques, mort à un mois en 1943, et Marie, morte à la naissance quelques années après.

Maman ne nous avait jamais parlé de ces deux bébés. Elle avait eu des parents admirables qui s’étaient saignés aux quatre veines pour élever leurs quatre enfants et leur offrir un avenir meilleur que le leur. Point. C’était sa version de son enfance, il n’y avait pas plus à en dire.

J’ai interrogé Jacqueline. Jacques était né un an après ma mère. Mais ma mère est tombée malade, elle a attrapé la coqueluche, qu’elle a refilée à Jacques, qui en est mort. Ma mère a guéri. Un an après, Jacqueline est née. Tu lui as donné le prénom de son frère qui n’a pas vécu. Est-ce pour cela qu’elle a toujours eu ce côté garçon manqué ? Marie est née très prématurée quand vous teniez un bar à marins à la sortie du port de Dakar. Un soir, il y a eu une rixe. Tu as voulu t’interposer du haut de son mètre cinquante. Tu as reçu un coup dans le ventre et accouché le jour suivant. Marie n’a pas survécu. Elle est allée rejoindre Jacques.

Tu n’as pas eu d’enfance. Tu as commencé à travailler à l’âge de huit ans. Bonne d’enfants pour des familles de militaires français qui défilaient en Indochine, tu es partie dans leurs bagages à la fin des années 30, pour la France, puis pour le Sénégal. Pour élever les enfants des autres, tu as laissé à la garde de ton frère à Haïphong ton premier-né, un fils. Savais-tu à ce moment-là que tu ne le reverrais jamais ? Tu faisais écrire des lettres à ton frère, toi qui ne savais presque pas lire. Tu envoyais de l’argent pour pourvoir aux besoins de l’enfant, tout en soupçonnant que ton frère en perdait une grande partie au Mah-Jong. Et puis tu lavais, nourrissais, chérissais d’autres enfants. A Dakar, tu as rencontré Toung, un jeune vietnamien. Diplômé de l’école des cordons bleus il était cuisinier. Vous avez décidé de vous marier et de rentrer au pays. Mais ce retour ne s’est jamais fait. Les japonais ont envahi Hanoï en 1942. Les bombardements américains ont anéanti la majeure partie de vos familles sur place.

A Dakar, un propriétaire chinois vous confie un bar en gérance, le Kyrnos. Plus tard vous ouvrirez à Thiaroye le Lotus Bleu, une épicerie-restaurant vietnamien. Vous élevez vos enfants « à la française », conscients que l’intégration passe par l’assimilation. Vous leur parlez français, même toi, avec ton accent ridicule, qui restera un sujet de plaisanterie dans la famille. Sur le conseil des bonnes sœurs, vous qui n’avez jamais été chrétiens, vous donnez des noms français à vos enfants, d’où le manque d’originalité dans le choix : Jeanne, Jacques, Jacqueline, Marie, Hélène, Jean-Baptiste. Vous les faites baptiser. Toung décède d’un cancer alors que votre aînée a quinze ans à peine. Tu reprends le flambeau pour nourrir tes enfants et parfaire leur éducation, promesse d’une vie meilleure.

Juin 2005. Nous venons nous reposer à Dakar. Je veux profiter de ce séjour pour revoir ta tombe.

L’entrée du cimetière de Bel-Air rappelle celle des cimetières de métropole. De hauts murs, deux grandes portes métalliques encadrées par une arche, soutenue par des poteaux, une petite maison pour le gardien à gauche de l’entrée du cimetière. J’erre entre les tombes. Je n’ai aucune idée d’où te chercher. Je m’avance dans les allées poussiéreuses. Toutes les tombes me paraissent identiques. Les dates des décès remontent loin. L’ensemble est défraîchi. Peu de fleurs. Les descendants des occupants sont sans doute partis du Sénégal après l’indépendance. Et puis c’est la saison sèche, elles ne tiendraient pas longtemps. Je me demande si vous avez une croix. Vous avez adopté la religion catholique par pragmatisme. Tu n’as cessé de promener le petit autel portatif avec les photos de tes ancêtres, auxquels tu faisais des offrandes de fleurs de bougies et d’encens plus souvent que tu n’invoquais la Sainte Vierge.

Je m’adresse au gardien, un vieillard sec aux cheveux ras et blancs, les yeux opacifiés par la cataracte. Je lui dis chercher la tombe de mes grands-parents, la famille Ha. Elle a été récemment refaite, car ma tante est revenue il y a deux ans. Il hoche la tête. Une petite vietnamienne, il se souvient. Après quelques atermoiements et la visite de plusieurs tombes aux noms inconnus, il te trouve enfin. Je le remercie. Il s’efface pour nous laisser seules.

Je t’ai retrouvée. Tu reposes avec Toung dans une tombe qui me rappelle celles du cimetière marin de Joal-Fadiouth, dans le Sine Saloum. Une tombe simple, recouverte de ciment dans lequel sont incrustés ces coquillages qu’on trouve par milliers sur les plages du Sénégal, des demi-coques blanches. Je regarde la plaque. Elle rappelle juste vos noms, et vos années de naissance et de décès. Tu n’as jamais su le jour exact de ta naissance. Tu avais tout juste soixante ans quand tu es morte, et Toung quarante-cinq. Si jeunes. Tu me paraissais tellement vieille !

Finalement, c’est un hasard heureux que tu sois décédée au Sénégal. Toung et toi êtes réunis dans ce pays où les sursauts de l’histoire vous ont contraints à vous installer. Je me dis que j’aurais pu t’amener des fleurs, mais il n’y en a pas à l’entrée du cimetière. Sans doute aurais-je pu penser aux bâtons d’encens. Je ne sais que te dire, nous nous sommes si peu connues. Je suis là, je voudrais que tu le sentes. On dit que les ancêtres qui ne se sentent pas honorés reviennent hanter les générations qui leur succèdent. Tu as mis du temps à me retrouver. Est-ce parce que des océans nous séparent ?