Splendeurs et misères des Cendrillons africaines des podiums…

Je ne décolère pas depuis que j’ai lu l’enquête du Sunday Times sur les ratés du recrutement de mannequins pour des défilés de mode dans des camps de réfugiés kenyans. Vous m’objecterez qu’en comparaison de la guerre en Ukraine et des massacres du 7 octobre 2023 en Israël et des opérations militaires à venir, on n’est pas au même niveau d’abomination, mais le cynisme et l’absence de conscience des acteurs de cette sinistre farce me révulsent.

C’est l’histoire de jeunes filles qui rêvent de s’échapper du campus de réfugiés où les sursauts politiques qui minent leurs pays les ont envoyées. Dans la morne réalité des camps, s’évader, recommencer une autre vie, pourvoir aux besoins vitaux de leur famille, sortir de la misère est un espoir que chacune caresse. Alors, lorsque se présente l’occasion, comment refuser? C’est l’histoire d’escrocs sans scrupules appelés « pisteurs » dépêchés par les plus grandes agences qui sont allés les y chercher, empochant leur commission au passage, leur faisant miroiter monts et merveilles, pour les y renvoyer, quelques mois ou semaines plus tard, sans un sou et endettées jusqu’au cou. Adieu chiffons, podiums et carrières internationales au sommet, adieu palaces et coachs aux petits soins. Bonjour tristesse et remords…

Il est vrai que les podiums des « fashion weeks », ces grand-messes bisannuelles des maisons de mode internationales, pèchent depuis longtemps par le manque de diversité dans les défilés. On y aperçoit des mannequins jeunes, longilignes et très majoritairement blanches, le milieu de la mode ayant fleuri depuis des bases largement européennes depuis un siècle.

Exceptées Imane Bowie ou Naomi Campbell, dans les années 1990, les héroïnes des podiums et des magazines luxueux sur papier glacé ne brillent pas par leur taux de mélanine. Ni d’ailleurs par leur âge, leur corpulence, etc. On peut afficher sur des T-shirts « we are all feminists », « I’m black and I’m proud », « Black Lives Matter », mais il y a un moment où l’on ne peut faire illusion.

Les marques de beauté font appel à un réservoir d’actrices de cinémas ou de séries télévisées, diversifiant les critères de beauté. Pour les podiums, l’équation se présente autrement. La taille requise, un 34-36 pour une hauteur minimale d’1,70 mètres implique un IMC bien inférieur aux moyennes constatées dans le monde occidental qui se remplume à mesure que les hobbys de la jeunesse se restreignent à la navigation sur Internet. Il y a bien un vivier dans les ex-pays de l’est, mais les beautés slaves renforcent les stéréotypes européens. Il fallait donc aller chercher les perles rares à la source, en Afrique de l’Est, berceau des civilisations humaines et dont une part des ethnies présentent des caractéristiques proches de celles recherchées : grande taille, maigreur et pommettes hautes… d’ailleurs, l’une des grandes histoires à succès des podiums de ces dernières années n’est elle pas une ancienne réfugiée ?

Des petits malins se sont lancés à la poursuite de la perle rare. Hélas, l’expérience fut loin d’être concluante, comme le rapporte la journaliste (?) du Sunday Times. Le job du pisteur, c’est de repérer, mais ce n’est pas une garantie d’emploi. Les billets d’avion, l’hébergement, les frais sont avancés par des agents qui comptent se rembourser sur les futurs gains des mannequins. Dans le cas des jeunes réfugiées, plusieurs n’ont pas réussi à décrocher de contrat. Projetées dans un monde dont elles ignorent tous les codes, elles ont échoué. Certaines ont fait quelques essais mais ont été vite renvoyées chez elles. Le beau conte de fée était en toc, et elles sont retournées dans leur camp, espoirs brisés, endettées envers les agents qui leur avaient fait miroiter monts et merveilles. Après tout, c’est moins grave que ces petites filles pré pubères mariées à des adultes dans les,camps syriens il y a quelques années pour soulager les familles d’une bouche à nourrir, non?

La cupidité guide le monde, ce n’est pas une surprise. Mais quand elle s’exerce aux dépends des plus défavorisées, elle devient intolérable. Dans quelle tête a bien pu germer l’idée d’aller recruter des futures top modèles dans des camps de réfugiés en Afrique? Quel cerveau tordu a conçu qu’extraire des jeunes filles d’un camp au Kenya, pour les lancer sur les podiums des fashion weeks européennes et américaines n’était pas voué à l’échec? Comment ne pas anticiper que l’expérience comportait plus de risques que de possibilités de succès pour ces jeunes femmes ? Et que pour elles, le coût en serait d’autant plus douloureux?

A quoi rêvent les jeunes filles?

Pour la journée internationale de la fille, un petit texte écrit en atelier d’écriture avec Marie-Agnès Valentini, et jouant avec la contrainte des mots d’Inktober!

Tu t’es perdue dans un rêve. Ce genre de rêve fumeux où tu arpentes des jungles lointaines, et que tu te trouves (toujours !) en face d’une araignée de taille monstrueuse qui te chavire le cœur. « Pourquoi toujours les serpents ? » s’exclame invariablement Indiana Jones. Toi ta némésis animale, le truc qui te fais toujours flipper, ce sont les araignées. La plus petite d’entre elle te fait l’effet d’une tarentule. Tu poursuis ton chemin dans une forêt humide et moite. Un être indéterminé, un singe hurleur peut-être, un tapir ou un fourmilier, s’esquive sur une piste latérale, une de ces pistes inscrites sur aucune carte, tracée par les pattes et les sabots de ces milliers d’êtres de l’ombre, furtifs, fuyants, guidés par des milliers d’années de sélection naturelle, de confrontation avec les éléments.

Tu te prends au jeu, admirant un papillon doré, une minuscule fourmi buvant dans le globe d’une goutte, un crapaud rebondissant sur une souche moussue. Quelle chance ! Tu continues ta promenade, reniflant l’air humide saturé de senteurs épicées. Tu volettes, tes pas impriment à peine leur marque sur la glaise moussue. Tu furettes dans les parages, tentes de te faire une idée de ces environs qui te paraissent familiers mais qui pourtant te sont totalement inconnus. Reconnais-tu cet arbre au tronc hérissé de piquants ?

Elève Poulard, faut-il que je hausse le ton ? sermonne madame Touré te faisant revenir d’un seul coup à la réalité. Adieu ton rêve, adieu la jungle, adieu les châteaux végétaux formés par les canopées magiques. Madame Touré et ses fadaises sur le carré de l’hypoténuse te font l’effet d’un coup de poignard. Toi qui es tapie au fond de la classe, près du radiateur, position stratégique d’où tu combats anges et démons, en selle sur la Rossinante de tes pensées vagabondes. Les épaules dodues de ta fidèle Bérénice te masquent d’habitude de l’insistante inquisition de madame Touré. De cette forteresse, tu supportes gel et givre, sur les sommets de la chaîne de montagnes où t’emmène une imagination fertile nourrie des récits d’un grand-oncle voyageur.

Plus te plait le séjour rugueux des petits hameaux des contreforts de l’Himalaya et les voûtes célestes piquetées d’étoiles, que la fréquentation de cette salle de classe qui sent le renfermé. Tu prendrais bien ton envol, par-delà les toits et les antennes-relais, tu gagnerais bien la couche superficielle de l’atmosphère, où une station spatiale d’où tu planerais tel un milan au-dessus du bocage, cherchant à repérer lapereaux, mulots et campagnols.

Elève Poulard ! Vous êtes sur une pente dangereuse ! s’énerve madame Touré. Revenez donc sur terre, enlevez-vous de la tête toutes ces fantaisies, et pensez à Pythagore. Ne vous faites pas plus bête que vous ne l’êtes !

Que t’importe de briller dans cet antre du savoir prémâché ? Le monde est immense, et toi tu es pressée. Toutes les madame Touré du monde n’y pourront rien. Tu as déjà le feu sacré, tu seras exploratrice !

Les damnées de la terre

Au tout début de mon séjour à Johannesbourg, je suis allée voir une exposition du photographe sud-africain David Goldblatt. C’était une rétrospective avec essentiellement des petits formats en noir et blanc qui documentaient l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid : un pays scindé en deux par un état profondément raciste.

Parmi les photos qui m’ont marquées, peut être parce que les photos des villes de Goldblatt ont plus circulé, quelques clichés de la vie rurale dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Une province aux immenses paysages photogéniques, et aux maisons circulaires aux toits de chaume appelées rondavels. Les paysages typiques n’intéressaient pas le photographe, ce qu’il capturait déjà dans son objectif, au début des années 1960, c’était la misère de ces populations rurales, privées de terre. Le Natives land act de 1913 a réservé aux noirs la propriété de 7% des terres, dans des zones bien circonscrites, les 93% restant revenant aux blancs.

Les hommes noirs partaient vers les villes ou les mines pour chercher du travail et subvenir aux besoins de leur famille. Restaient les femmes, les vieillards et les enfants dans des zones désolées, difficiles à cultiver. Sur les clichés, les corps sont décharnés, les visages froissés. C’est à ces photos que m’a fait penser un premier article, lu sur les sites de la presse sud-africaine au mois d’août. J’avais commencé à rédiger un billet, m’adressant à la première personne à cette mère infortunée, devenue meurtrière, mais j’ai arrêté d’écrire tellement cela me faisait mal d’évoquer cette histoire. Comment se figurer l’abomination de tels actes? Et puis le même schéma s’est reproduit, presqu’un mois après… Il faut deux points pour faire une droite, et deux faits divers sordides pour tracer un malheur qui n’est pas qu’individuel, mais questionne toute une société, quoi qu’en disent les représentants de la province qui ont vite fait de circonscrire les évènement dans la catégorie des faits isolés causés par des problèmes mentaux.

Par deux fois, à un mois d’intervalle, dans une région reculée du Cap Oriental, des mères ont tué leurs enfants avant de se donner la mort. Sept morts selon un même schéma. Des empoisonnements à la mort aux rats, un poison bon marché, qu’on peut trouver dans le moindre spaza shop. Le 7 août, à Butterworth, un huissier chargé de recouvrer les dettes d’une mère de famille, la retrouve pendue dans son rondavel, avec, près d’elle, ses trois enfants qu’elle a assassinés. Elle a empoisonné les deux petits et poignardé l’aînée, une adolescente de quatorze ans, qui tentait probablement, selon la police, de l’empêcher d’agir. Elle s’est ensuite pendue, laissant une note disant qu’elle ne pouvait plus faire face à ses dettes. L’enquêteuse chargée du dossier incrimine la pauvreté abjecte de cette mère isolée, que les maigres allocations reçues du gouvernement, ne suffisaient plus à maintenir à flot. La femme quémandait régulièrement chez ses voisins de la nourriture pour les enfants qui avaient l’habitude de ne pas manger à leur faim.

Le 11 septembre, à Lusikisiki, une autre femme va chercher ses quatre enfants chez leur grand-mère pour les emmener “prier”. Arrivés dans la forêt, elle les force à prendre des pilules de raticide. L’un des enfants, âgé de onze ans, recrache le poison et fait le mort avant de s’enfuir. Là encore, c’est la pauvreté abjecte dans laquelle se trouvait cette famille qui aurait suscité le passage à l’acte.

On a du mal à croire que de tels drames soient possibles dans la première économie du continent. Certes l’Afrique du Sud connaît, depuis la crise du Covid, des années compliquées. L’économie n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2020. Les coupures d’électricité, de plus en plus importantes, dues au manque d’entretien des infrastructures et au sabotage à l’intérieur d’Eskom, ont obéré la productivité des industries. La chute du rand et l’inflation ont fait le reste. Les habitants vivent moins bien qu’il y a quatre ans, et ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en font les frais. En mars 2022, sept enfants sont morts de malnutrition sévère dans cette même province du Cap Oriental.

On représente souvent la violence des villes sud-africaines, et la pauvreté des habitants des townships, plus marquante par la proximité des opulentes richesses de la fraction la plus aisée de la population. Personne ne vient jamais voir dans les campagnes reculées du Cap Oriental, province dont 72% de la population vit sous le seuil de pauvreté. On a oublié les photos de Goldblatt. En plus du filet de sécurité – amenuisé par l’inflation – que représentent les allocations pour les mères isolées – j’en ai parlé ici – près des agglomérations, un certain nombre d’acteurs, comme l’ONG Gift of the givers proposent des colis alimentaires aux plus pauvres. Mais leur action ne peut s’étendre aussi loin des villes. Dans la province du Cap Oriental les transports sont rares, les routes mal entretenues. Pour tout un tas de raisons, l’aide n’arrive pas en bout de ligne. En période pré-électorale, l’ANC, au pouvoir dans l’exécutif provincial, fait des efforts, mais une fois les échéances passées, les pauvres retombent dans l’oubli.

Alors que les taux de malnutrition infantile ont quadruplé dans la province par rapport à 2018/2019, et que l’inflation grignote le pouvoir d’achat, le budget consacré aux programmes de colis alimentaires a diminué. Le nombre de colis alimentaires distribué par les services sociaux est ridiculement bas. Les autorités de la province préfèrent attribuer ces morts au déséquilibre psychologique des mères plutôt qu’aux ravages d’une pauvreté tellement abjecte qu’elles préfèrent en épargner leurs enfants.

“Nowhere is the devastating impact of the cost-of-living crisis more evident than in female-headed households in the Eastern Cape,” 

Kobus Botha Parlementaire du parti Democratic Alliance

Ces faits divers nous rappellent à quel point la destinée de ces femmes, définies par leur fonction biologique et sociale de reproduction, peut être une malédiction. Ces femmes n’ont pas eu le choix de la maternité, ni d’assumer des enfants dont les pères ne voulaient pas, ou bien ont disparu sans demander leur reste. La bigoterie de la société sud-africaine, l’injonction de maternité qui leur est faite rend très difficile de refuser des grossesses. Lorsque l’enfant paraît, la femme s’efface derrière la mère et laisse place à un être pétri d’inquiétude dont la vie est vouée à assurer la survie de ses petits. Pour les plus pauvres d’entre les pauvres, cela devient un fardeau trop lourd à porter.

Mémoires d’une libraire égyptienne

J’ai un faible pour les librairies. Comment résister à ces étagères croulant sous les livres et leurs tables promettant monts et merveilles? Lors de mon dernier raid chez Galignani, j’ai aperçu sur l’une des tables du fond ces “Chronicles of a Cairo bookseller” dont je me suis emparée.

Pendant dix ans, Nadia Wassef, sa soeur Hind et leur amie Nihal ont présidé aux destinées de la librairie cairote “Diwan”. Déçues de ne pas trouver en Egypte de librairie digne de ce nom, elles se sont lancées dans l’aventure en 2001, d’abord à Zamalek, un quartier bourgeois du Caire, puis en étendant le concept dans d’autres quartiers, avec des réussites diverses. Plus qu’un parcours d’entrepreneures, c’est un parcours parmi les différents départements de leur librairie que Nadia Wassef retrace dans ces chroniques. Elle y tisse des éléments de sa vie personnelle, des éléments sur la vie au Caire, et les défis professionnels auxquels les trois associées sont confrontées. Elles découvrent le monde du livre du côté de sa production, et de sa commercialisation. L’édition locale étant inexistante, pour cause de désintérêt des pouvoirs publics et des élites économiques, les libraires doivent batailler pour obtenir le droit d’importer des livres, de faire reconnaître/référencer localement la norme ISBN, et vont de surprise en surprise…

Le récit se lit comme un itinéraire explorant les lieux, puis, du rayon classique, poésie au rayon développement personnel, les questionnements qui assaillent Nadia Wassef, plus particulièrement chargée de la gestion (choix et approvisionnement) des livres en anglais, au fur et à mesure du développement de Diwan.

Diwan est dès l’abord une librairie internationale, proposant des ouvrage en arabe, anglais, français et allemand, sa clientèle est très internationale, elle comprend des expatriés ayant les moyens et l’habitude d’acheter des livres, et une grande bourgeoisie locale souvent éduquée dans des écoles internationales, et comptant ses dépenses en devises étrangères.

Que veut dire vendre des livres dans un pays où une grande partie de la population ne mange pas à sa faim et ne pourrait décemment s’offrir un des ouvrages, même basique, figurant sur les rayons de Diwan? Comment effectuer un assortiment pertinent? Qui référencer dans le rayon sur l’histoire de l’Egypte, sachant qu’une grande partie de la littérature sur l’Antiquité égyptienne a été trustée par une série d’égyptologues d’autant plus distingués qu’il n’étaient pas du pays? Pourquoi y-a-t”il y un grand fossé non documenté entre l’histoire égyptienne de l’Antiquité et celle de la république égyptienne? Faut-il vendre du Christian Jacques et du Mika Waltari à défaut d’une production locale non universitaire?

L’auteure se heurte également à la mauvaise volonté des autorités lorsqu’il faut aller dédouaner des caisses de livres provenant de l’étranger. Elle fait l’expérience des arcanes de l’administration sous Moubarak, repère de petits fonctionnaires soucieux de l’autorité, où elle doit se faire accompagner par son chauffeur/factotum pour gagner en crédibilité et évaluer la somme convenable à verser pour accélérer l’arrivée des nouveautés sur les rayons de la librairie. Un ouvrage de Jamie Olliver “The Naked chef” lui vaudra des aventures rocambolesques avec les douaniers soucieux de ne pas laisser passer d’ouvrages pornographiques risquant de corrompre les masses égyptiennes…

En parlant de pornographie, saviez-vous que Les Mille et Une Nuits, référencées dans les classiques arabes, sont différemment appréciées selon les interlocuteurs? Nadia Wassef avoue avoir dû batailler pour que la pudibonderie de certains employés ne les mènent à faire disparaître les exemplaires des rayonnages, pour ne pas déplaire aux autorités religieuses. Développer Diwan donne à l’auteure une perspective différente sur la vie égyptienne et le fossé qui existe entre les deux pôles de la population, celui qui ne parle qu’arabe et calcule en livre égyptienne, et celui composé d’une élite multilingue qui compte en devises. Elle touche aussi à la réalité de la corruption de la fin de l’ère Moubarak, ainsi qu’à la profonde inégalité entre les hommes et les femmes ancrée dans la mentalité égyptienne.

Competing realities existed side by side in competing Egypts – extreme conservatism and a liberalism devoid of roots, offensive poverty and even more offensive wealth. They always have,, and they always will. In my memories , as in Cairo’s streets, the present never fully overthrow the past, nor do the two coalesce. Like Bickering neighbors, they delight in existing side by side in a joint discord”.

Nadia Wassef

J’ai beaucoup aimé ce récit, et la lumière qu’il jette sur un aspect de cette société égyptienne trop vite entre-aperçue lors d’un voyage le long du Nil et des splendeurs antiques. La traversée du Caire, expérience hypnotique et déstabilisante, m’avait laissée sur ma faim. Le livre de Nadia Wassef, tout comme les classiques de Naguib Mafouz, les romans d’Ala el Aswany et ceux de Tobie Nathan, qui passa son enfance au Caire, offrent des entrées précieuses sur cette grande nation aux défis brûlants.

Indira, Golda, Jacinda, Nicola, et les autres… de l’évolution des femmes en politique

A l’occasion du #IWD2023 une méditation sur la place des femmes en politiques au cours des dernières décennies…

Quand j’avais dix-huit ans, je voulais être Indira Gandhi, et mourir assassinée pour l’ensemble de mon oeuvre. Il faut dire que ma génération manquait de modèles féminins puissants. Lorsque ceux-ci existaient, ils étaient considérés comme des anomalies, voire des anti-modèles. Indira Gandhi, comme Golda Meir, et, plus tard, Margaret Thatcher, ou Benazir Bhutto, étaient des femmes fortes, des dures à cuire, impitoyables, craintes et détestées. J’ai fini par changer d’idée.

Le monde politique a mis du temps à se féminiser. J’avais une trentaine d’années quand, enfin, des lois ont été votées en France et dans un certain nombre de pays de l’OCDE, pour commencer à imposer une parité dans la représentation politique, la haute fonction publique et le secteur privé. L’argument du manque de vivier, repris à l’envi par les tenants du pouvoir masculin pour justifier les inégalités, tenait de moins en moins devant l’accession décomplexée des filles dans l’enseignement supérieur et dans les formations d’élite, une fois levées les barrières à l’entrée.

Pour autant le nombre de cheffes d’Etat dans le monde n’a pas décuplé en presque quarante ans. Les différentes lois passées ont permis, bon an, mal an, d’accepter que finalement, la place des femmes était autant dans la sphère publique que dans la sphère domestique*. Le planning familial leur a laissé le choix d’avoir des enfants au moment le plus opportun pour elles. La réussite professionnelle des femmes est moins anecdotique aujourd’hui, et il faut s’en réjouir, même s’il reste des obstacles à franchir.

Alors que j’aborde la meilleure partie de ma vie, j’ai vécu l’accession au pouvoir de Jacinda Adern, en Nouvelle Zélande, alors enceinte de son premier enfant, comme une véritable révolution. Enfin un nouveau type de cheffe d’Etat! Les néo-zélandais, mais aussi, à peu près en même temps, les finlandais, et les islandais, ont porté au pouvoir des femmes jeunes, accessibles, proches de leurs concitoyens, démontrant le souci de l’autre dans leur façon de gouverner.

Les femmes cheffes d’Etat ne devaient plus uniquement faire partie de ces pionnières inflexibles de la politique, ces Madeleine Albright ou Condoleezza Rice, extrêmement douées intellectuellement mais manquant d’empathie. Qualité dans laquelle beaucoup de jeunes femmes sont socialisées depuis des millénaires, et dans laquelle elles se reconnaissent volontiers. On pouvait donc faire de la politique, au plus haut niveau, en n’adoptant pas les codes, très masculins, de l’affrontement, du rapport de force, voire de la mise à mort symbolique.

Pour cette génération, la question de “qui va garder les enfants” devient enfin moins prégnante que pour les précédentes. De plus en plus d’hommes acceptent un partage des tâches de la vie privée plus égalitaire*. Le congé paternité socialise les pères dans un rôle plus actif auprès des nouveaux-nés. Il les implique, dès la prime enfance dans une parentalité de proximité.

Force est de constater qu’après un mandat, la violence de la politique a contraint Jacinda Adern à démissionner et à laisser à d’autres le soin de porter le drapeau d’une politique tournée vers les autres. Jacinda Adern a motivé sa décision par l’épuisement de ses ressources: “plus assez de fuel dans le réservoir”. Quelques semaines plus tard, une autre femme politique, la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon jetait aussi l’éponge.

Les femmes en politique sont-elles moins résistantes que leurs homologues masculins? Certaines attribuent leur démission à des attaques plus virulentes. Sans doute, en partie. J’aimerais proposer une d’interprétation complémentaire : les femmes s’accrochent moins au pouvoir, en politique comme dans la vie professionnelle, parce que nos modèles leur laissent plus de latitude que le modèle basé sur la simple performance/résistance à l’adversité à l’aune duquel on continue de juger les hommes.

Une femme qui renonce à sa carrière pour donner plus de temps, d’attention, à ceux qui lui sont chers, qu’il s’agissent de jeunes enfants ou de parents âgés (cf l’ex-directrice générale de la RATP), ne sera pas considérée comme une ratée, une geignarde, une has-been. On trouvera même une certaine sagesse, voire une certaine noblesse à son renoncement en pleine gloire. Je n’ai pas d’exemple d’homme puissant pour lequel cela ait été le cas (et suis preneuse si vous en connaissez).

Le corollaire de cela, c’est que rares sont les hommes ayant atteint le sommet de leur trajectoire qui ne font pas la saison de trop. En France, notre société est remplie de gérontocrates qui ne veulent pas décrocher, ayant trop peur du vide les menaçant s’ils abandonnaient leurs attributs du pouvoir. La jeunesse du président de la république et de ses conseillers masque habilement le nombre de septuagénaires voire d’octogénaires, agglutinés aux portes du pouvoir, alors qu’ils pourraient jouir d’une retraite bien méritée et siroter des piña colada sur une plage des Caraïbes.

Une des raisons des difficultés de notre société à se projeter dans l’avenir?

*Les résistances dans certaines parties du globe sont encore fortes, il n’est que de regarder les situations en Iran, en Afghanistan…

**Ce constat est à relativiser, il est très dépendant des milieux socio-économiques et des traditions culturelles

Les fêtes de dévoilement de sexe des foetus, nouveau rite de passage des enfants à naître?

Au siècle dernier, alors que mon aînée était en petite section de maternelle, et que j’approchais du terme de mon second accouchement, je tombais (métaphoriquement) de ma chaise lorsque son institutrice me félicita pour “les jumeaux”. Des jumeaux, Doux Jésus, mais qu’est-ce qui pouvait lui faire penser que j’attendais des jumeaux? Elle avait demandé à Camille le prénom du futur bébé, et celle-ci lui avait dit “Pimprenelle ou Nicolas”. Comme nous n’avions pas demandé le sexe de notre futur enfant, c’était la réponse facétieuse que nous lui faisions, soucieux de garder l’indétermination jusqu’au moment de rencontrer notre nouveau-né. Ce genre d’anecdote n’aurait plus court aujourd’hui, alors que “l’injonction de visibilité” hypermoderne pousse les futurs parents à donner à leurs enfants une existence numérique avant même leur naissance.

Savez-vous ce qu’est une gender reveal party? Selon une journaliste du Monde celles-ci seraient de plus en plus fréquentes en France. Importées des Etats-Unis où elles ont été inaugurées par une blogueuse “famille” créative et innovante en 2008 désirant ménager une surprise à son mari qui n’avait pas assisté à l’échographie du second trimestre. Les cérémonies de dévoilement du genre consistent à créer un événement autour de la révélation du sexe biologique de l’enfant à naître. La vidéo de l’évènement est souvent diffusée sur les réseaux sociaux, et fait le buzz et informe le monde entier- enfin, le monde connecté- de la bonne nouvelle. Sur Youtube, certaines vidéos de GRP ont été vues des millions de fois…

Faut-il y voir dans ces évènements de dévoilement de l’intime, l’avènement d’un narcissime (2.0) en bleu et rose? Où une pratique somme toute minoritaire de futurs parents déboussolés voulant témoigner par là de leur adéquation à une norme de parents “performants”? Voire, une énième ruse du capitalisme, consistant à créer un business à partir de toute mode bankable. Les affaires étant les affaires, toute une série de micro-entreprises surfent sur le créneau porteur de l’événementiel familial, un contingent des mom-preneuses en mal d’activité qui ont lâché le filon des petits-pots pour bébés pour se consacrer aux ludiques baby showers et autres gender reveal parties.

A la fin du siècle dernier, lorsque j’ai eu mes enfants et que j’ai commencé à travailler sur la maternité, les futurs parents se passaient un cliché pourri en noir et blanc sur papier thermique. Seule la famille proche était informée, si les futurs parents souhaitaient connaître le sexe du foetus, et le divulguer. Au vingt-et-unième siècle, dans les pays occidentaux, la mode serait à la mise en scène instagramable de la découverte du sexe de leur futur enfant et le prétexte à une fête et à une débauche de consommation ostentatoire. La vidéo est reprise en boucle et commentée « oh my Goooood! »

Ma thèse de sociologie, soutenue il y a vingt ans, porte sur l’échographie et sur ce qu’elle apportait au suivi de grossesse, dans le domaine médical, mais aussi dans la relation des futurs parents à l’enfant à naître. L’échographie obstétricale a introduit un nouveau patient, le fœtus, et créé de nouvelles obligations, pour les soignants comme pour les futurs parents et suscité des questions passionnantes. Que faire quand l’intérêt de la mère et celui du futur enfant ne coïncident pas?

Comme je l’ai évoqué dans un chapitre de l’ouvrage “humains, non-humains”, l’échographie obstétricale renouvelle les frontières de l’humanité. Elle fait rentrer très tôt le fœtus dans le cercle familial, intrônise les parents comme responsables du/ de la futur.e enfant, symétrise les positions des femmes et des hommes dans la grossesse, en permettant aux futurs pères de participer. La découverte du sexe du futur bébé donne plus de réalité à un futur enfant dont on peut choisir le nom dès le second trimestre de grossesse. Il n’est pas rare que les futures parents arrivent en consultation au dernier trimestre en évoquant le futur enfant par son prénom, comme s’il était déjà né.

L’échographie, pour laquelle le futur père est sommé de se rendre disponible, sert, dans une société de plus en plus sécularisée où le mariage a perdu de sa popularité, d’officialisation de la formation de l’unité familiale, quand arrive le premier enfant, et de rite d’agrégation du futur enfant à la famille.

Cette présence accrue rend possible des conversations, dans la consultation, autour du caractère présumé de l’enfant à naître, qui varie si c’est une fille ou un garçon. Les filles ont des jambes de danseuses et une propension à bouder. Les garçons des mollets de footballeurs et de l’énergie à revendre. L’assignation de stéréotypes commence très tôt. Cette assignation est reprise dans la vie quotidienne. On évoque alors “la petite soeur” ou “le petit frère” avec les premiers nés. On prépare la chambre avec des accessoires genrés.

Les spécialistes de la naissance déploraient, à la fin du siècle dernier, que la médicalisation de la grossesse délaissait la ritualisation qui marquait la naissance sociale des parents (lors de la naissance du premier enfant) et d’un nouveau membre de la famille, puis de la société.

Les rites d’agrégation autour de la naissance existent dans toutes les sociétés. Qu’il s’agisse des baptêmes, des présentations au temple, aux offrandes, l’inventivité humaine au cours des siècles leur a donné des formes diverses. Les rites pouvaient avoir lieu en prénatal. En France, avant la sécurisation des césariennes, il arrivait que les sages-femmes ou médecins baptisent in utero, le fœtus qui se présentait mal. Une façon, dans une France majoritairement catholique, de garantir l’accès au paradis a un mort-né promis sinon à errer indéfiniment dans les limbes.

Les Gender Reveal Parties peuvent être considérée comme l’un des rites d’agrégation inventés par les sociétés humaines qui répond à la nouvelle injonction de visibilité des sociétés contemporaines. L’information sur le futur nouveau-né sort du cercle le plus intime. On change d’échelle et on rajoute en plus un côté consommation ostentatoire, avec la fabrication d’artefacts comme des gâteaux, ballons, voire location d’avions, de bateaux, d’engins pyrotechniques dangereux.

On peut quand même se demander à quoi correspond le besoin de publiciser un élément qui relève de l’intime? Qu’est-ce que les couples recherchent à travers cela? Comment cela les prépare t’il à leur rôle de parents? Quel effet cela peut-il avoir sur le futur enfant?

Cette tyrannie de la visibilité jusque dans les moments les plus importants de la vie psychique, rend-elle service aux futurs parents? La gender reveal party met en scène les (futurs) parents. Elle performe, par une scénarisation inspirée souvent des émissions de télé-réalité, ou des vidéos de réseaux sociaux, une certaine idée de la parentalité désincarnée et festive. Cela répond à une incertitude voire une angoisse normale pour chaque futur parent, fonction de sa propre histoire familiale, sur sa capacité à assumer l’éducation de ses futurs enfants. Cela relègue aussi complètement l’idée de la fragilité de la grossesse, et le fait que celle-ci, dans des cas certes rares, n’est parfois pas menée à terme.

Il est par ailleurs curieux que dans une époque où d’aucun.e.s prônent une éducation non genrée et la fluidité des identités de genre, on puisse avoir en parallèle des manifestations sociales qui tendent à assigner dès avant la naissance un genre, sur la base du simple sexe biologique constaté à l’échographie. Cette assignation va souvent de pair avec des caractéristiques correspondant à des stéréotypes binaires qui la renforcent, pouvant mener à les considérer comme un “fléau sexiste”. Au point que certains éditorialistes se demandent s’il est recommandé de répondre favorablement à une telle invitation.

Le plus beau cadeau qu’on puisse faire a un/une enfant à naître n’est-il pas de pouvoir, en progressant sur le chemin de la vie, déterminer qui il/elle veut être? C’est le projet de toute une vie. Le sur-déterminer socialement avant la naissance en insistant sur la découverte de son sexe biologique est une façon un peu curieuse de procéder. Sommes nous déterminés par notre phénotype? Que se passera-t-il dans le cas où le nourrisson ou la nourrissonne ne correspond pas au fantasme que les futurs parents se sont créé et qu’ils auront solidifié par ces dispositifs mêlant échographie, réseaux sociaux et happening?

Viser les étoiles… Pour se retrouver toute seule? A propos du dernier film de marque de l’école Polytechnique

A propos du joli “film de marque” présenté pour ses voeux par l’école Polytechnique… Communication, femmes et sciences, un beau sujet de méditation !

Je me souviens de celle que j’étais à dix ans comme si c’était hier, c’était pourtant au siècle dernier. Quand j’avais dix ans, je voulais être, alternativement, chirurgien cardiaque, j’avais lu un reportage dans Okapi sur un chirurgien cardiaque, océanographe, j’étais fan de plongée, je passais les après-midi des week-ends avec un masque et des palmes à traquer les témoignages de la vie marine, et je dévorais les bandes dessinées sur les expéditions du Commandant Cousteau sur la Calypso, prêtées par un ami de mon frère, ou écrivaine, parce que j’aimais beaucoup lire et que j’y passais une grande partie de mon temps libre.

Oui, “le film de marque” dévoilé, à l’occasion des voeux de fins d’année, par la communication de l’école Polytechnique sur les réseaux sociaux m’a bien plu, au premier abord. La célèbre école militaire, bastion du pouvoir masculin, symbole de l’élite républicaine, qui a donné à la France tant de grands serviteurs et de capitaines d’industrie, fameuse pour sa position de choix pendant le défilé du 14 juillet sur les Champs Elysées, y présente une petite fille rêvant d’aller dans les étoiles et préparant son expédition en bricolant dans sa chambre bien proprette.

La bande son, en anglais, y annone, pour faire court, que tout le monde, et surtout les petites filles aux yeux clairs et aux cheveux lisses, peut réaliser ses rêves. La séquence prend fin sur un avant-dernier plan dont l’iconographie rappelle celle de Tintin et Milou dans Objectif Lune, la petite fille et son chien en tenues de cosmonautes réalisées en papier mâché par notre ingénieuse, prêts à partir à la conquête de l’espace. La brève séquence de fin figure la jeune-fille devenue adulte travaillant dans un environnement scientifique avec une “vraie” tenue de cosmonaute en arrière-plan.

Ce film a tout d’un feel-good movie. La réalisation en est impeccable, les décors aussi affûtés que ceux de Roger Hart. C’est beau et doux comme une sucrerie de Noël, ou un pull lavé avec Mir Laine fraîcheur printanière. Mais alors, qu’est-ce qui fait que je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine impression de malaise? Il y a plusieurs trucs qui me chiffonnent dans ce film. Et je crois que la principale, c’est le sous-texte du film, en tout cas celui que je lis moi, c’est la solitude de cette petite fille, et son côté hors du temps, qui fait penser aux petites filles des illustrations de Norman Rockwell pour le Saturday Evening Post. Elle n’est pas réelle. Normal, me direz-vous, une pub n’est pas faite pour refléter le réel, mais pour “inspirer”.

Ce qui me met mal à l’aise, c’est qu’en isolant la petite fille de son contexte, familial, amical, scolaire, on en fait une abstraction. On présente la réussite scientifique (fantasmée) comme une activité solitaire, qui ne dépendrait que des seules capacité, volonté et imagination de l’impétrante. Ce film est une énième variation sur l’antienne “quand on veut, on peut”. Or dans le cas des petites filles d’aujourd’hui, faire abstraction de ce que ces entourages ont de structurant dans la détermination des trajectoires professionnelles, c’est refuser de voir les problèmes et aller dans le mur.

Par ailleurs, il me semble que cela conforte l’image erronée du caractère exceptionnel des femmes scientifiques. Notre héroïne serait seule à prendre ce chemin escarpé, parmi des millions. Cette représentation gomme aussi l’aspect profondément social de l’activité scientifique. Ce qui fait la science, depuis le dix-huitième siècle, ce sont les échanges au sein de la communauté scientifique. Isaac Newton correspondait abondamment avec les savants de son temps, y compris ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui.. Sophie Germain a peaufiné des théories en argumentant par écrit, sous son nom d’emprunt d’Antoine Auguste Le Blanc pour ne pas être disqualifiée du fait de son sexe, avec des mathématiciens aussi illustres que Gauss et Legendre. Marie Curie travaillait avec son mari, mais aussi avec un certain nombre de techniciens.

La solitude de cette petite fille peut aussi servir de repoussoir pour celles auxquelles cette publicité est destinée. Elle donne de la force à la représentation que les femmes dans ces sphères scientifiques sont des OVNIs, forcément isolées. On aurait pu choisir un scénario de collaboration entre un groupe de petites filles (rêvons un peu, pas toutes blanches et issues de la bourgeoisie) pour construire un objet technique emblématique comme une fusée, on aurait sans doute transmis un message moins intimidant et plus fédérateur.

A l’heure où, par le fait d’une réforme mal ficelée des enseignements au lycée, le nombre des filles choisissant une spécialité en mathématiques s’effondre, j’ai d’ailleurs participé à la rédaction d’une tribune sur le sujet publiée ici, il est d’autant plus regrettable que cet aspect n’ait pas été pris en compte.

La montagne qui accoucha d’une souris…

Vous pouvez écoutez le podcast de ce billet en cliquant ici!

L’esprit humain est une étrange chose, et la volonté de garder un amant volage peut amener une femme à de bien étranges extrémités.

Les médias en ligne et les réseaux sociaux sud-africains ces dernières semaines ont été tenus en haleine par l’affaire des décuplés de Tembisa (#Tembisa10). Confiné et morose, avec l’arrivée de l’hiver et la mise au ban des voyageurs en provenance d’Afrique du Sud par les autorités des pays craignant le risque de diffusion de l’ex-variant-sud-africain, le pays de Mandela croyait avoir trouvé sa “feel-good story” avec une première mondiale: la naissance annoncée de décuplés à une habitante de Tembisa.

Cette naissance, qui aurait pu donner une nouvelle entrée pour l’Afrique du Sud au livre Guiness des records, a tourné en boucle sur les médias en ligne et les réseaux sociaux locaux. Le journal Pretoria News a diffusé une photo de Gosiame Sithole, la future mère, arborant un ventre éléphantesque au côté de Tebogo Tsotsetsi le père de ses enfants. Le couple, qui avait déjà des jumeaux de six ans, avait accepté d’être interviewé au sixième mois de cette grossesse miraculeuse -huit bébés d’un coup!- par un média de Pretoria, permettant au journaliste de prendre la photo d’une Gosiame Sithole et de son ventre impressionnant, et lui demandant, pour des raisons culturelles, de ne la diffuser qu’à la naissance des enfants.

Le dix juin, le père contacte le journal Pretoria News pour annoncer que Gosiama Sithole a mis au monde, à Pretoria, à, non pas huit, mais dix bébés, sept garçons et trois filles, pris en charge en réanimation néonatale. Les autres médias en ligne et les réseaux sociaux s’emparent du sujet de cette naissance miraculeuse, lançant une collecte sous le mot-dièse #nationalbabyshower pour permettre à la mère qui aurait arrêté de travailler au début de sa grossesse, et au père, sans emploi et dont la famille n’a pas versé d’argent à la famille de la future mère pour les frais de grossesse et l’accueil des bébés, de pouvoir faire face à l’énormité de la tâche.

Les services sociaux du Gauteng se saisissent de l’histoire et s’enquièrent de la mère mais ne peuvent en trouver trace dans aucun des hôpitaux publics de la province. Le père, qui fait l’objet de nombreuses demandes d’interview de la part des médias doit admettre qu’il n’a pas vu les bébés, sa femme lui a juste indiqué par des messages WhatsApp qu’elle aurait donné naissance à dix bébés, et ne lui a envoyé que la photo d’un seul bébé. Elle ne répond plus à ses appels.

Le 15 juin, la famille du père, Tebogo Tsotsetsi, pressée par les questions des journalistes auxquelles elle est bien en peine de répondre, publie un communiqué de presse déclarant n’avoir aucune preuve de la naissance de décuplés et demandant aux généreux donateurs de s’abstenir de verser de l’argent sur tout compte destiné à pourvoir aux besoins des fantomatiques décuplés. Elle pressent que le miracle n’est pas loin de se muer en escroquerie… Ce même jour, Gosiama Sithole se présente avec sa soeur à l’hôpital Steve Biko de Pretoria demandant à voir ses dix bébés et prétendant avoir accouché à l’hôpital Louis Pasteur d’où on lui aurait dit avoir transféré ses dix bébés prématurés à Steve Biko en réanimation. Les autorités de l’hôpital n’ont jamais admis de décuplés en réanimation mais elles contactent l’hôpital Louis Pasteur qui n’a aucun dossier d’accouchement au nom de Gosiame Sithole ni de dossier de transfert.

Les journalistes de Pretoria News crient au scandale d’Etat et maintiennent l’histoire de la naissance des décuplés, qui seraient morts du fait de la qualité des soins déplorable des hôpitaux publics du Gauteng. Les autorités de la province voulant éviter le scandale de l’impréparation des hôpitaux à faire face à cette naissance extraordinaire auraient, selon une “enquête exclusive du journal” fait disparaître les corps des bébés prématurés. La plupart des autres médias s’en tiennent à la version d’un probable canular d’une femme mentalement fragile et délaissée par le père de ses enfants. Gosiama Sithole a été interrogée par la police et emmenée à l’hôpital pour différentes expertises médicales et psychiatriques. L’histoire qui a tenu les médias en ligne en haleine pendant une dizaine de jours semble donc se dégonfler comme un ballon de baudruche.

Il y a plusieurs morales à cette histoire. Le première, c’est que, comme le disait Joseph Goebbels, “plus le mensonge est gros, plus le peuple le gobe facilement”. La seconde c’est que les réseaux sociaux ont un pouvoir d’amplification des canulars gigantesque. La troisième c’est que les journalistes africains ne sont pas plus sages que les européens quand il s’agit de vérifier les informations. La naissance d’octuplés (devenus décuplés selon la fantaisie de la prétendue mère) est un évènement assez rare pour qu’avant même la naissance elle soit vue exclusivement par une équipe soignante dédiée, et non dans le circuit habituel des maternités publiques.

Espérons qu’honteux et confus, tels le corbeau de la fable, ils feront en sorte qu’on ne les y prennent plus…

PS: En cadeau Bonus pour Ngisafunda, je vous offre la fable “L’ours et l’amateur des jardins” dite par Fabrice Lucchini cette fin de semaine, devant le président Macron…

Si j’avais accouché au Congo, je serais morte… (Devenir mère à Johannesbourg, part 9 )

Mettre un enfant au monde a longtemps été l’une des expériences les plus dangereuses pour les femmes. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la médecine périnatale, la naissance est devenu un évènement plus sûr. Mais on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. J’ai rencontré Naomi dans l’une des organisations où j’intervenais comme bénévole. Naomi est une trentenaire congolaise, sympathique et dynamique. Nous parlions de choses et d’autres, lorsque j’ai évoqué ma recherche, elle m’a tout de suite dit “il faut que je te parle de ma grossesse!” j’ai accepté et nous nous sommes rencontrées dans un café, pas trop loin de son bureau, dans une banque sud-africaine.

Naomi est arrivée de RDC il y a quinze ans, comme beaucoup de jeunes, pour faire ses études. “Tu sais au Congo, Mobutu a détruit le système universitaire. Il a fermé les facs pendant cinq ans pour mater les révoltes étudiantes”. L‘immigration congolaise en Afrique du Sud est importante, même si les chiffres sont difficiles à estimer. En plus des communautés régulièrement victimes de mouvements xénophobes, de réfugiés politiques et économiques vivant tant bien que mal dans les quartiers partiellement désaffectés de Yeoville et Hillbrow, il y a aussi toute une frange de congolais de la classe moyenne aisée qui trouvent en Afrique du Sud les services et le mode de vie qu’ils n’auraient plus chez eux. Naomi, comme ses frères, est restée à Johannesbourg après ses études. Elle y a trouvé du travail.

“J’avais fini mes études. Je bossais par intermittences, et cela faisait cinq ans que j’étais avec le père de mon enfant. Nous ne vivions pas ensemble. J’avais eu à plusieurs reprises des problèmes de fibromes utérins, qu’on m’avait enlevés par la chirurgie. J’étais persuadée que je ne pourrais jamais avoir d’enfants. A cause de mes problèmes de fibromes utérins, ma tante qui est gynécologue m’avait donné une pilule qui supprimait les règles, mais qui visiblement n’était pas cent pour cent fiable pour la contraception. Et puis évidemment, ce qui ne devait jamais arriver arriva. Je m’en suis aperçue au bout de trois mois, je ne me sentais pas bien. Il a bien fallu se rendre à l’évidence, la prédiction des médecins était fausse: j’étais capable d’avoir des enfants.

Cela ne s’est pas très bien passé avec le père, j’ai été déçue par sa réaction, même s’il a dit qu’il s’occuperait du bébé. Nous avons commencé à nous éloigner. J’avais des sentiments partagés. J’étais contente et pas contente. Je n’ai pas pensé à l’avortement. J’avais tellement entendu que je ne pourrais pas avoir d’enfant, c’était inespéré. Et dans notre culture, pour une femme, c’est important de porter des enfants. Toutes mes cousines avaient des enfants. En même temps, je n’étais pas mariée avec le père, et je sentais que nous allions nous séparer. J’ai mis du temps à l’annoncer à mes parents et à mes frères. Dans ma famille, ce n’était pas très bien vu. Mais mes parents m’ont dit qu’ils me soutiendraient. 

Je n’ai pas un super souvenir de ma grossesse. Il y avait cette question de ce que j’allais faire avec un bébé, même si mes parents me disaient qu’ils m’aideraient, et puis à ce moment-là ma mère a été diagnostiquée avec un cancer et elle est venue se faire traiter à Jobourg. Comme beaucoup de gens de la bonne société congolaise, elle préfère le système de santé ici. Personne ne se fait soigner à Kinshasa. J’ai une tante qui est professeure de gynécologie, elle envoie ses patientes ici pour les opérations délicates. 

Donc j’ai passé une partie de ma grossesse à amener ma mère à des consultations, des chimiothérapies, des examens, on allait d’un hôpital à l’autre, le sien était dans le centre-ville de Jobourg, près de Wits, et le mien à Midrand, pas trop loin de là où j’habite. Maman ne supportais pas bien sa chimio, elle était très fatiguée, c’était épuisant. Et puis un de mes oncles est tombé malade, et il a commencé une longue agonie à l’hôpital aussi dans le sud de Jobourg.

Pour le suivi de grossesse, comme j’avais le plan santé minimal ‘key care’, j’ai choisi un médecin dans un hôpital où ils acceptaient les patientes comme moi. Il n’y avait pas de dépassement des frais, et le minimum de reste-à-charge pour moi. Le gynéco était très sympa. C’était un kényan. On s’est bien entendu. Il m’a bien expliqué comment se passait le suivi de grossesse avec lui, les examens à faire, le planning des consultations. Il m’a réconfortée, tout se passait bien. Lors d’une écho, il s’est aperçu que j’avais un gros fibrome mal placé, juste à côté du bébé et il m’a dit qu’on allait devoir faire une césarienne. Il a fait tout les papiers pour l”assurance santé, pour qu’ils accepte de prendre en charge une césarienne programmée. Quand tu as le ‘Key Care’, ils peuvent refuser. Vers le milieu de grossesse, j’ai commencé à faire de la tension, alors que je n’en ai jamais ordinairement. J’avais les jambes qui gonflaient, j’avais l’impression de devenir énorme. En même temps, c’était une période assez intense, j’accompagnais ma mère à ses consultations, je traduisais pour elle, j’étais inquiète même si l’oncologue disait qu’elle avait été diagnostiquée à temps et qu’elle allait s’en sortir. Je me rappellerai toujours sa tête au moment de l’annonce du diagnostic. 

Un soir qu’on revenait de l’hôpital où l’on avait passé la journée auprès de mon oncle qui venait de décéder, j’avais les jambes gonflées, je ne me sentais vraiment pas bien. Je suis allée aux toilettes, j’avais le culotte pleine de sang. j’ai téléphoné à ma tante qui m’a dit d’aller immédiatement à l’hôpital. Maman ne voulant pas conduire ici, j’ai pris ma voiture et je suis allée à l’hôpital le plus proche de la maison, à Fourways.  Là, ils m’ont reçue comme un chien dans un jeu de quilles. L’infirmière de tri m’a dit qu’il fallait que j’aille voir mon gynéco, qu’ils ne pouvaient pas me prendre ici, et elle m’a appelée une ambulance. Ils ne m’ont même pas examinée!

L’ambulancière était très gentille, elle me tapotait la main, et elle essayait de faire la conversation à maman. Je continuais à saigner. L’ambulancière me disait: “calme toi, on a appelé ton gynécologue”. Il est arrivé dans la demi-heure. Une infirmière me faisait une écho et disait que j’étais à 28 semaines, que je ne pouvais pas accoucher tout de suite. Elle ne trouvait pas le coeur du bébé… Le médecin m’a dit qu’il y avait un problème avec le placenta. Il allait me faire une piqûre pour faire mâturer les poumons du bébé et qu’ils allaient me garder le plus longtemps possible. Il ne fallait pas que je bouge pour que le bébé aille bien. Il a été gentil. Comme maman était avec moi et qu’elle ne voulait pas rentrer seule à la maison, il lui a fait aménager un coin dans ma chambre pour qu’elle puisse y dormir. 

Je suis restée une semaine comme ça à l’hôpital. Et au bout d’une semaine, je me suis réveillée une fois de plus avec mon lit en sang. “Cette fois, on t’opère” a dit le médecin. Je venais de dîner, il m’a dit de ne rien manger et ne rien boire jusqu’au lendemain matin. Le lendemain, il m’a césarisée sous péridurale. Je ne me suis pas sentie bien. Je me sentais flotter. Les infirmières me donnaient des glaçons à sucer. Le médecin m’a dit, “il faudra faire quelque chose pour tes fibromes plus tard”. Et il m’a recousue. On m’a emmenée dans la salle de réveil, le médecin m’a dit: “see you later”. Je me souviens que la pédiatre est passée, elle m’a dit que mon bébé allait bien mais qu’ils allaient quand même le mettre en réa pour le début. On me ramène dans ma chambre, et là, je ne me sens pas bien du tout. Ma mère est avec moi, et je dis à l’infirmière qu’il faut absolument qu’elle rappelle le médecin, je ne distingue plus grand chose autour de moi, même pas le visage de ma mère. Le médecin arrive, il me regarde dans les yeux et me dit: “il y a quelque chose qui ne va pas, on te ramène au bloc”. Il dit aux infirmières de me remettre dans le brancard et c’est lui qui pousse le brancard en courant pour aller au bloc. J’entend encore ma mère qui crie “mais qu’est-ce qui se passe?”. 

Au bloc, ils me transfusent, j’ai su après que mon médecin a appelé d’autres gynécos de l’hôpital à la rescousse. On me l’a raconté plus tard. Il paraît que la salle était pleine de sang. Ils me transfusaient et ça repartait aussitôt. Ils ont dit à ma mère que la seule solution pour me sauver, c’était l’hystérectomie. Ma mère a accepté. Ils m’ont mise en soins intensifs. C’était bizarre cette impression d’être là et de n’être pas là. Je ne garde aucun souvenir précis. J’ai l’impression d’avoir eu conscience de ce qui s’est passé sans être totalement consciente. Et puis à un moment donné je me suis réveillée et j’ai dit “j’ai soif, j’ai soif” et là l’infirmière qui était à côté de moi sursaute, elle pousse un cri et elle appelle toutes les autres infirmières. Elles se mettent à chanter “Alleluia” et à danser de joie autour de mon lit. Elles appellent un médecin qui me dit : “tu es miraculée, on a beaucoup travaillé sur toi, pendant très longtemps”. A partir de ce moment où je me suis réveillée, je suis restée une semaine en soins intensifs. Ils sont tous venus me voir avec leur anecdote sur ce qui m’était arrivé. Mon médecin avait l’air hyper soucieux. Il m’a dit que j’avais fait un “shut-down” quand j’étais inconsciente. Mes reins ont cessé de fonctionner et ils ont dû me mettre un moment sous dialyse pendant deux jours.

J’ai voulu aller voir mon bébé, il avait deux semaines et je ne savais pas à quoi il ressemblait. J’ai dit à l’infirmière de m’accompagner, c’était tellement bizarre. Je suis sortie lorsque j’ai été un peu plus en forme, et que le bébé a passé la barre des deux kilos. Je suis rentrée chez moi mais je suis retournée à nouveau à l’hôpital pour des transfusions une semaine après. J’étais d’une extrême faiblesse. J’ai mis quasiment un an à récupérer. Ma famille se relayait pour m’aider, ma mère, mes cousines, pendant six mois je n’ai jamais été seule à la maison. Il y avait toujours quelqu’un à la maison pour mon bébé et moi.

Je suis retournée voir le médecin pour le remercier. Il avait l’air vraiment ému. J’ai eu de la chance de tomber sur cet hôpital, ce médecin, ce personnel. Les gens sont toujours critiques vis à vis des hôpitaux sud-africains. Mais j’aurais été au Congo, je serais morte. Ici il y avait toute la logistique, les médecins réanimateurs, le néphrologue…

Naomi me raconte ensuite qu’elle a mis longtemps à se remettre de son accouchement, physiquement, mais aussi psychologiquement. L’attachement à son bébé est venu au bout de quelques mois, il lui semblait complètement étranger après ce qu’elle avait vécu. Sa mère et ses tantes l’ont beaucoup aidée en étant toujours présentes. Elle m’a dit aussi qu’elle avait fait appel à une psychologue, et sa mère aussi, pour mettre des mots sur leur histoire et panser leur traumatisme. “L’an dernier, je n’aurais pas été en mesure de t’en parler. Avec ma mère, on n’en parle jamais, elle se met à pleurer.”

PS: suite à des commentaires reçus sur les réseaux sociaux, quelques précisions sur pourquoi j’ai voulu faire figurer ce témoignage de Naomi dans la série de billets sur “Devenir mère à Johannesbourg”. D’une part, deux de mes interviewées étaient congolaises. Comme toutes les mégalopoles, Jobourg draine toute une population étrangère. Dans la presse locale, on parle des congolaises pauvres qui peinent à faire suivre leur grossesse dans les hôpitaux publics, les femmes de la classe moyenne sont moins visibles. C’était aussi une façon de rendre visible les migrations internes au continent africain. Les africains ne rêvent pas tous (loin s’en faut) d’émigrer en Europe, rester sur le continent leur va aussi bien. Le tourisme médical, de la même manière n’est pas dirigé forcément vers la France ou la Suisse (à part pour certains hiérarques). Enfin, je voulais montrer la différence qu’il y avait entre les expériences des femmes accouchant dans les hôpitaux publics et les cliniques privées, mais également selon le type de police d’assurance que peuvent se permettre les personnes. Naomi a un plan d’assurance basique qui lui permet d’accoucher dans un hôpital privé sans les incitation aux dépassements tarifaires effectués dans les cliniques plus “haut de gamme”.

Devenir mère à Johannesburg…(Part 1)

Devenir mère à Johannesbourg, une introduction…

“Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire de tout ça?” c’est une question qu’elles m’ont toutes posée, après que nous ayons passé entre quarante minutes et une heure et demie, parfois en riant, parfois en pleurant, en évoquant cette expérience singulière qui avait fait de chacune d’elle une mère. “Je vais raconter toutes vos histoires”.

“Becoming a mother in Johannesburg », c’est le nom de code du projet de recherche auquel j’ai consacré plusieurs mois de la fin de mon séjour à Johannesbourg, et dont j’ai décidé de dévoiler quelques histoires dans ce blog.

J’ai passé (entre autres), les vingt dernières années de ma vie à travailler sur la médicalisation de la grossesse en Europe. J’ai enseigné l’anthropologie et la sociologie dans deux écoles de sages-femmes de la région parisienne. Il me paraissait intéressant de pouvoir contraster mes « perceptions informées » de la naissance et de la période périnatale avec ce que vivent les femmes de la région de Johannesbourg.

Le dépaysement est toujours une bonne façon de stimuler la réflexion sur un sujet que l’on croit connaître. Appliquer le prisme de ses connaissances à une situation nouvelle permet de comprendre (dans le sens d’assimiler mais aussi d’inclure) des éléments auxquels on n’avait pas pensé, ou alors dont on pensait qu’ils avaient peu d’importance. Enfin changer de point de vue permet de réinterroger son propre savoir. Avais-je considéré les choses sous un angle pertinent ?

M’engager dans une recherche ici à Johannesbourg c’était aussi me donner l’occasion de mieux découvrir cette société complexe de la « Nouvelle Afrique du Sud » et me faire visiter l’agglomération selon un itinéraire qui ne serait pas déterminé par un intérêt historique ou touristique, mais qui suivrait le hasard des recommandations, des mises en contact, et des rencontres. Bryanston, Killarney, Soweto, Morningside, Alexandra, Kya Sands, Diepsloot, Fourways et même Pretoria, sont des endroits où m’ont menée mes entretiens avec des femmes recrutées par le bouche à oreille. Elles ont choisi de me recevoir chez elles, dans leur salon, à leur bureau, dans un café, pour des moments souvent émouvants où elles me confiaient ces moments particuliers de leur vie. Moments de fierté, moments de vulnérabilité, moments d’interrogation, moments de transformation.

Le projet était de recueillir les expériences de femmes de toutes races, classes et de différents quartiers de Johannesburg et de montrer à quel point ce qui est conçu à la fois comme une expérience « universelle » et commune à la majorité des femmes est vécu, dans une même zone géographique, de façon radicalement différente, et modelé par des facteurs divers. L’éclairage porté par leurs histoires individuelles pourrait donner une idée des lignes de failles traversant encore la société (les sociétés?) sud-africaine.

L’Afrique du Sud, selon l’indice de Gini, est classé comme l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Qu’est-ce que cela signifie, comment cela se traduit-il dans une des expériences les plus répandues chez les femmes, celle de la maternité ? L’intérêt des rencontres était de montrer qu’au-delà des éléments structurels, chaque expérience était très personnelle et très marquée par la position géographique, sociale mais aussi l’histoire personnelle de sa narratrice.

Les questions que j’avais, suscitées par des conversations mais aussi par des lectures de journaux, étaient relatives aux choix et décisions que devaient prendre les femmes confrontées à une grossesse, voulue ou non et les types de ressources dont elles disposaient pour préparer la suite de la grossesse et la naissance. Les taux de césariennes record dans le privé étaient évidemment en question ainsi que les expériences de suivi de grossesse et d’accouchement dans les structures publiques, ces deux sujets étant régulièrement évoqués comme problématiques dans les médias, je m’en étais fait l’écho précédemment sur ce blog.

J’ai eu affaire à deux types de populations: celles qui ont effectivement le choix et celles qui ne l’ont pas. Le système de santé sud-africain s’enorgueillit d’être l’un des plus développés du continent. Votre expérience y sera en revanche complètement différente selon que vous appartiendrez aux 15% de la population ayant les moyens soit de payer votre médecin (ou une assurance prenant en charge une partie des frais) ou aux 85% devant se faire suivre dans la clinique locale. Les circonstances de la grossesse et les attentes vis à vis du suivi seront également contrastées.

Il y a un abysse entre les expériences des femmes pouvant se permettre de se faire suivre et d’accoucher dans le privé, et celles pour lesquelles la seule option possible est le service public. Pour autant, tout n’est pas tout rose pour les futures mères dans le merveilleux pays de la médecine privée. La situation de quasi-monopole des obstétriciens sur la naissance et l’inflation régulière de leur assurance professionnelle, y entraîne un taux de césariennes bien au-delà du taux nécessaire à la bonne santé des bébés et de leur mère. Les “choix” de suivi et de mode d’accouchement des femmes se faisant suivre dans le privé, sont de fait assez restreints par le/la praticien.ne auquel/à laquelle elles vont s’adresser en premier. Pour celles qui se font suivre dans le public, la question ne se pose pas en termes de choix et d’ailleurs, un certain nombre d’entre elles n’aspire pas forcément au “choix” d’un.e praticien.ne., mais dans le souhait d’une mise ou monde où elles se sentent soutenues et entourées. C’est loin d’être le cas compte-tenu de la pression d’un surpeuplement des maternités, du manque chronique de personnel pour accompagner les naissances, et de la formation des personnels de soins ou le “care” n’est pas forcément un critère.

Il m’est difficile en un seul billet de vous livrer le/un résultat pour cette recherche. J’ai donc décidé de vous livrer des billets/portraits basés sur mes rencontres, sur ces entretiens privilégiés avec des femmes qui se sont confiées souvent avec confiance, très spontanées et authentiques dans leurs témoignages. Leur ayant promis la confidentialité, je vous livrerai des portraits reconstruits à partir de plusieurs entretiens. Des compositions plus que restitutions… Le projet est de faire de la non-fiction documentée mais sans exposer des femmes qui m’ont fait confiance. J’espère que vous apprécierez!