Les promesses n’engagent-elles que celles qui y croient?

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“Il faut lire tout Damon Galgut”. C’est ce que me répondit une professeure de littérature de l’université de Pretoria rencontrée lors d’un séminaire alors que je lui demandais où diriger mes lectures sud-africaines. Je souhaitais sortir du triangle des classiques : Gordimer-Coetzee-Brink. Par souci de représentativité, elle m’avait également conseillé Imran Coovadia, Marlene Van Niekerk, et Zakes Mda. J’avais l’intention de suivre ses conseils pour Damon Galgut, mais le roman “the good doctor” m’a tellement impressionnée que j’ai craint d’être déçue par tout autre roman que je lirais de cet auteur. La parution récente de “La promesse”, qui vient de remporter le Booker Prize, m’a incitée à franchir le pas.

“La promesse” est un excellent roman pour qui veut comprendre l’Afrique du Sud et les trente dernières années de l’histoire de ce pays. Le fil narratif est simple. Alors qu’elle est sur son lit de mort, Rachel Swart fait promettre à son mari, Manie, qu’il donnera à Salomé, leur domestique, la petite maison dans laquelle elle habite sur le terrain de leur ferme. La promesse que Mannie fait distraitement est entendue par Amor, la dernière des trois enfants du couple. Lorsque Rachel meurt, Manie s’empresse d’oublier sa promesse, d’autant plus irréalisable que les lois de l’apartheid ne permettent pas aux noirs de posséder de l’immobilier sur des terres destinées à la population blanche.

Le livre s’articule autour de ce que les trois enfants Swart, Anton, Astrid et Amor, vont faire à leur tour de cette promesse, tout en couvrant trois époques distinctes de l’histoire de l’Afrique du Sud : la fin de l’apartheid, l’avènement de Mandela, avec l’inévitable épisode de la victoire des Springboks à la coupe du monde de rugby, les errements de la période Zuma et le Guptagate dont j’ai abondamment parlé dans ce blog.

Galgut a choisi une veine sarcastique pour décrire, dans les errements de la famille Swart, une famille blanche assez ordinaire, une société sud-africaine (blanche essentiellement), mesquine, cupide, bigote, incapable de s’imaginer à la place de l’autre, et de se remettre en question après la démocratisation du pays. Une démocratisation qui signe aussi la fin de l’embargo commercial et permet l’enrichissement soudain de certaines franges de la population. Certaines scènes, à la fois acides et réalistes me rappellent des choses vues, lues ou vécues lors de mes trois années à Johannesbourg. Le roman se lit d’une traite.

Au delà de la satyre, le roman propose une belle réflexion sur le statut des domestiques, artisans invisibles du bien-être des familles blanches sud-africaines. Membres de la famille, corvéables à merci, sacrifiant leur vie familiale à celle de leurs patrons, souvent plus proches des enfants qu’elles élèvent que de leurs propres enfants, que deviennent-elles lorsqu’elles ne sont plus en âge de travailler? “Elle peut rester ici jusqu’à sa mort” répondent à leur tour les héritiers persuadés, comme tout employeur de domestique, que dans sa famille, celles-ci sont bien traitées. Mais que laissera Salomé à son seul enfant? Et si les conditions changent, si la ferme périclite, si la famille connaît un revers de fortune? Que devient Salomé?

Comme tous les bons romans, celui-ci ne se clôt pas. Je l’ai refermé en me demandant si finalement, “La promesse” dont il est question, n’est pas seulement celle qu’Amor entend sa mère mourante demander à son père. Mais si l’auteur ne demandait pas en miroir à ses compatriotes de s’interroger sur celles faites par les artisans de la démocratisation du pays et de la rédaction de la constitution la plus inclusive du monde. Alors que l’ANC vient de connaître des défaites historiques (phénomène récurrent) aux élections locales avec une abstention record, il serait approprié que ses dirigeants se posent la question de ce qu’ils ont fait de leurs promesses.

Retour du paradis

Deux ans et deux mois. Deux ans et deux mois que je n’étais pas revenue à Maurice, cette île qui est devenue, un peu par hasard, mon deuxième chez moi. La politique “zéro covid” du gouvernement mauricien lui a fait fermer les frontières de février 2020 à octobre 2021. Mais, comme dans d’autres pays ayant pris cette option, le variant delta a changé la donne. Compte-tenu de l’importance économique du tourisme, l’île a pu/dû réouvrir, le 1er octobre, sans quarantaine préalable aux personnes vaccinées.

“Ici, sur cette île, se sont mêlés les temps, les pays, les vies, les légendes, les aventures les plus fameuses et les instants les plus ignorés, les marins, les soldats, les fils de famille, et aussi les laboureurs, les ouvriers, les domestiques, les sans-terre. Tous ces noms naissant, vivant, mourant, toujours remplacés, portés de génération en génération, une écume verte couvrant un rocher à demi émergé, glissant vers une fin imprévisible et inévitable”

JMG Le Clézio, Alma

En arrivant à l’aéroport de Plaisance, j’ai retrouvé l’île aimée, ses palmiers, ses champs de canne, ses abribus peints, ses constructions anarchiques et sa circulation hasardeuse. J’ai reconnu ces camions hors d’âge et ces bus sans-gêne qui s’arrêtent n’importe où parce qu’ils sont les plus gros. Nous avons pris le chemin des écoliers entre l’aéroport et la maison. J’ai humé avec délectation l’air des petits villages du sud-ouest de l’île, souri devant les tabagies et autres petites boutiques aux devantures colorées, et les rues étroites bordées de rampes pour éviter que les véhicules n’empiètent sur les trottoirs. J’ai reconnu ces bosquets de grands bambous et de ravenales qui rappellent furieusement les forêts imaginaires du Douanier Rousseau.

On réduit trop souvent Maurice à des paysages de carte postale, des lagons turquoise ourlés de sable fin, de filaos et de cocotiers. Mais, je le sais depuis mes premiers cours de catéchisme, le paradis est une arnaque. C’est une conception tronquée, répétée à l’envi par les tours-opérateurs et promoteurs de l’île vacances, couchée en technicolor sur les brochures et dans les publi-reportages des magazines du dimanche. Heureusement, la littérature est un antidote qui guérit des raccourcis simplistes, et je me suis plongée avec bonheur dans “Alma” le roman de JMG Le Clézio paru en 2018, trouvé au rayon Poches de ma librairie.

En tissant deux récits parallèles, celui de Dominique Fe’sen dit “Dodo, et celui de Jérémie Fersen, lointain cousin du premier, d’ascendance mauritienne, mais n’étant jamais venu sur l’île. Des itinéraires à rebours, de la France à Maurice, et de Maurice à la France. Jérémie prend le prétexte de suivre les traces du dernier Dodo (le volatile) pour enquêter sur ses origines familiales, résumées dans la destinée d’Alma. Alma, c’est le domaine situé dans le centre de l’île, acquis par l’ancêtre Axel Fersen au dix-huitième siècle, nommé d’après le prénom de sa femme, Alma Soliman, et perdu par la famille à la fin de la seconde guerre mondiale. Les parcours de ces deux personnages servent de prétexte à une description de l’île et de son histoire. Une histoire des multiples composantes de l’île, des splendeurs et misères des unes et des autres. C’est aussi un portrait de cette île en train de disparaître au fur et à mesure de la conversion des champs de canne à sucre, qui ont présidé à la vie de l’île pendant des siècles, en “smart cities“, hôtels de luxe, ou résidences pour étrangers.

Le bétonnage des anciens champs de canne a commencé, comme celui des terrains proches du littoral, vendant des “petits coins de paradis” à des étrangers attirés par la douceur du climat et les taux de fiscalité plus que cléments. Le Clézio rend compte de cette évolution tout en n’épargnant pas la société issue de l’exploitation sucrière: une société extrêmement cloisonnée ou le métissage est une tare. Jérémie découvre peu à peu l’histoire de sa famille en rencontrant les derniers témoins de l’histoire d’Alma. Dodo, le dernier Fe’sen de Maurice, est un paria dès sa naissance, et son récit est empreint de poésie. Il chante la gloire des petites gens, de ces invisibles de la société mauricienne, toujours repoussés aux marges par les manoeuvres des acteurs du marché. Dodo, le clochard céleste vivant d’aumône, de “ptits sous” et de vêtements de seconde main donnés par des âmes charitables. Dodo qui n’en veut à personne et trace son chemin au jour le jour. JMG Le Clézio a pris le parti très réussi d’écrire le langage parlé de Dodo en italiques et de faire une belle part aux savoureuses expressions créoles.

J’ai aimé retrouver dans ce roman toute une géographie de noms qui n’apparaissent que rarement dans les guides et qui me sont devenus familiers. Des noms qui éveillent chez moi des images et des fous-rires. Dès mon premiers séjour j’ai été charmée ou interloquée par les noms poétiques, baroques, exotiques des lieux dès lors qu’on parcourt l’île par ses propres moyens. Curepipe, Crève-coeur, Fond du Sac, La Louise, Palma, Beaux-Songes, Flic en Flac, Bambous, Souillac, Chamouny, Verdun, etc. J’ai aimé aussi tout une série d’expressions kréoles qui me rappellent les échanges parfois compliqués dans des magasins ou au téléphone avec divers interlocuteurs de ma vie de tous les jours au pays du Dodo. Ce qui mène parfois à des incompréhensions, des quiproquo. Comment exprimer le passé ou le futur en kréol? J’ai mis du temps à comprendre qu”on pé allé” peut évoquer une action passée ou à venir en fonction du contexte.

Ce livre a accompagné mon retour sur l’île, et mes étonnements/agacements vis à vis des changements intervenus. Les nouveaux rond-points, rocades, et échangeurs routiers à intégrer dans les itinéraires familiers. L’autopont qui enjambe le rond-point Phoenix aussi appelé Rond-Point La Bière pour essayer de mieux canaliser la circulation tellement dense aux heures de pointes. Les portiques et les caméras de vidéosurveillance ont poussé un peu partout. Les dirigeants de l’île la rêvent en nouvelle Singapour. Sur les routes, ces caméras ne semblent pas encore avoir eu l’effet de discipliner les automobilistes locaux. Quand aux caméras à 360° sur certaines plages publiques, elles ne découragent pas les amateurs de pique-nique. L’autre dimanche à Pointe d’Esny, une famille mauricienne déjeunait tranquillement sous l’une d’elles. Que pouvait bien en penser l’éventuel garde au terminal de télésurveillance, si jamais il y en avait un? De nouveaux “morcellements” (lotissements) et projets immobiliers “de standing” ont poussé çà et là en lieu et place des champs de canne. Le sucre ne rapporte plus, il faut bien rentabiliser la terre. C’est la loi du marché constate Le Clézio. Et la loi du marché a ses gagnants et ses perdants.

Comme l’illustre la photo que j’ai choisie pour illustrer ce billet, la conversion des terrains des compagnies sucrières en logements, en centres d’affaires, la drague des fonds d’estuaire pour faire place à des marinas, l’agression des pentes abruptes de la Tourelle du Tamarin pour y construire des duplex aux vues panoramiques sur l’océan indien, ne se font pas pour ceux que l’histoire a laissés de côté. Ceux qui vivent encore dans des abris en tôle ondulée le long des routes, à Rivière Noire, Case Noyale ou au village du Morne, sur des terrains mal fichus qu’ils partagent avec quelques poules et quelques chèvres, ainsi que ces chiens faméliques qui pullulent à Maurice. “Drwa enn lakaz” peut se traduire par “droit au logement”. Il a bon dos le paradis…