Mort d’un ouvrier indien…

Il y a deux sortes d’expats : ceux de ces communautés d’expatriés ou de futurs expatriés des réseaux sociaux qui se rêvent une nouvelle partie d’existence à Maurice, et les autres. Il faut dire que l’actuel gouvernement mauricien, qui a besoin de devises, a inventé le visa de séjour Premium pour un an, baissé le seuil en dessous duquel les non-mauriciens peuvent acquérir de l’immobilier dans l’île, et promeut ces mesures avec moultes communications vers l’extérieur. Sur les forums virtuels, les vendeurs de services immobiliers ou de relocalisation, peignent l’expérience en rose, à coup de superlatifs et de qualificatifs louangeurs : “laissez-vous tenter par la promesse d”une vie paradisiaque, sur une île tropicale bordée de lagons turquoise accessibles toute l’année, à seulement dix heures d’avion de Paris et presque sans décalage horaire”. Et les prospects tentés par une aventure tropicale à moyen ou long terme, futurs retraités, nomades digitaux, mais aussi couples avec enfants ayant besoin d’un “ailleurs” explorent les possibilités avec des questions exotiques. “Puis-je continuer à recevoir mes allocations familiales françaises à Maurice?” (réponse: non, on n’est pas en France), faut-il vraiment mettre les enfants dans une école privée, elles sont très chères ?(oui, on ne se rend pas assez compte de la chance d’avoir un système scolaire public qui tient la route en France), J’ai des besoins spécifiques en termes de santé, pourrai-je trouver les médecins spécialistes, experts paramédicaux, ergothérapeutes et autres sur l’île? (Probablement pas, bien qu’extrêmement favorisée en termes médicaux par rapport à la moyenne des pays d’Afrique, l’ïle ne possède pas un système de santé très en pointe). “Mon aînée est inscrite au Conservatoire Régional de Trifouillis-le-Baveux, elle est très talentueuse et nécessite des cours de musique de haute qualité, y-a-t-il sur l’île un organisme qui puisse l’aider à maintenir un niveau équivalent à celui qu’elle a en France?” (J’en doute).

Les forums évitent d’évoquer d’autres aspects du pays et les conséquences de sa politique de développement. Faire venir des “digital nomades” des entrepreneurs et des retraités est vu comme le moyen de faire rentrer des devises dans un pays en mal d’exportations. Les constructions ont repris de plus belle après un confinement de près de deux ans, les autorités mauriciennes ayant essayé d’appliquer une politique zéro covid finalement mise à mal. Ce qu’on ne dit pas aux candidats expatriés, c’est que pour soutenir cette croissance de l’immobilier, les sociétés font appel à d’autres sortes d’expats : de la main d’oeuvre extérieure peu qualifiée. On parle de 33 000 ouvriers du sous-continent indien, dont 23 000 bangladais, venus travailler dans des usines, ou construire les projets immobiliers vendus sur plan à des riches étrangers. Les conditions ne sont pas aussi drastiques que dans la péninsule arabique, où sur les chantiers de la coupe du Monde au Qatar. L’île peut leur rappeler, par certains aspects, leur pays d’origine. La population de l’île provient en grande majorité de la même région (75% de la population a une origine indienne). Mais ces travailleurs-là sont moins chouchoutés par le gouvernement mauricien, assez indifférent à leur sort, laissé aux sous-traitants des grands groupes de construction ou de travaux publics ou aux industriels ayant sponsorisé leur visa.

Le 7 septembre, l’un d’eux s’est donné la mort, ne supportant plus ses conditions de travail, et peut-être l’éloignement de sa famille? D’après le reportage du quotidien mauricien l’Express, les recrues se voient promettre des salaires et des gratifications qui ne correspondent pas à ce qu’ils trouvent. Comme beaucoup de travailleurs peu qualifiés employés hors de chez eux, ils dorment dans des dortoirs surpeuplés, pour lesquels ils payent une partie de leur maigre salaire, doivent payer également pour leur nourriture, et ne peuvent renvoyer que de maigres émoluments à leur famille. La majorité d’entre eux s’est endettée pour payer le voyage, le retour au pays natal devient hypothétique, voire impossible. Il leur reste des semaines de travail à rallonge, et des périodes de repos dans des conditions loin d’être toujours décentes. Certains disparaissent et essaient de se fondre dans le décor d’une île dont ils ne maîtrisent souvent aucune des langues, et sans passeport ou espoir de retour.

On oublie vite les leçons de l’histoire. Les mauriciens d’aujourd’hui descendent pourtant en grande partie des travailleurs contractuels recrutés pendant la période coloniale, sur le sous-continent indien. Pour compenser l’abolition de l’esclavage, les planteurs mauriciens, après 1835, firent appel à des “indentured laborers”, des “travailleurs engagés”, maharathi, télougous, tamouls, biharais, recrutés pour la plupart dans le sud de l’Inde. On leur faisait (déjà) miroiter la possibilité de mieux gagner leur vie et d’envoyer de l’argent à leur famille. Ils arrivaient dans les cales insalubres des bateaux et se voyaient octroyer un numéro. L’administration coloniale anglaise conservait les photos prises à l’arrivée des bateaux et les numéros. Ces photos ont fait l’objet d’un ouvrage “Maurice, Mémoire de couleurs” où l’auteur, Claude Pavard, redonne vie à ces visages qui sont le socle de la population mauricienne actuelle. Des portraits d’identité couleur sépia, d’hommes et de femmes émaciés, aux yeux et à la peau sombre, interrogeant l’objectif, avant de faire leurs premiers pas sur une île qu’ils ne quitteraient plus. On aurait pu penser que le parallèle entre ces migrations forcées inciterait le gouvernement local à contrôler fermement les conditions d’immigration de ce nouveau sous-prolétariat. Prompt à faire jouer, dans la sphère politique, la carte des origines, le politique préfère se voiler la face quant à ces encombrants travailleurs de l’ombre.

Nous avons besoin de l’histoire pour ne pas répéter le passé dit-on. Ce ne semble pas être l’avis des puissants mauriciens…

Saumâtre Nature?

La clôture de parc nationaux est elle la meilleure façon de préserver la biodiversité? Quels sont les acteurs les plus légitimes?

Août 1991, nous nous sommes installés le mois précédent dans une petite maison de la banlieue de Boston, et nous profitons de trois semaines de vacances pour faire un tour des parcs nationaux de l’ouest américain. Après une semaine au Yellowstone, où la variété de la flore et de la faune m’a rappelé avec insistance le psaume de la Création, nous prenons un vol de Salt Lake City pour Las Vegas, où nous avons loué une Ford plus encombrante que puissante, avec le passage de vitesse au volant. Nous en sommes à notre dernière étape : les paysages légendaires des westerns de notre enfance.

Ce voyage est celui de l’émerveillement, c’est mon deuxième voyage aux Etats-Unis, pays mythique où je n’aurais jamais rêvé de mettre les pieds, alors que je grandissais sur les franges du Sahara. Je suis fascinée par l’échelle grandiose des paysages et de leur variété. Je déteste d’emblée Las Vegas et son atmosphère de cupidité électrique. Les gens aimantés par le jeu et les gains mirifiques qu’on leur fait miroiter, les bandits manchots jusque dans les toilettes, et les grilles de loto sur les tables de petit déjeuner, avec les chiffres rouges clignotants sur des écrans longilignes tout le long de la salle à manger du Circus Circus. Je suis ravie que nous n’y passions qu’une nuit, et que nous filions ensuite vers Flagstaff, notre camp de base pour le Grand Canyon et plus tard vers Monument Valley.

“Comment pouvons-nous parler de progrès alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie?”

Romain Gary, Les racines du ciel.

La beauté minérale des paysages de cette partie du sud-ouest des Etats-Unis me rappelle les paysages de mon enfance, avec une végétation différente. Les entablements géologiques rouges du Grand Canyon, et leurs variations de couleurs selon le moment de la journée sont un enchantement. Dans la chaleur d’août, le monde animal se terre. Nous apercevrons tout au plus quelques coyotes, lorsque le soir tombe. Le seul rappel que nous nous trouvons sur des terres indiennes, ce sont ces écriteaux baroques, à quelques endroits. « Caution, friendly indians behind you », et les publicités pour un « trading post » d’artisanat Navajo.

A Kayenta, ou nous avons pris une chambre d’hôtel pour visiter Monument Valley, je perçois pour la première fois, que la réalité du lieu est moins paradisiaque, et que cette beauté des paysages préservés se double sans doute d’un coût humain. Je visite la supérette locale pour refaire le plein de bouteilles d’eau et de quelques fruits et snacks pour la route. Autour de moi, et des inévitables touristes, et quelques représentants de la population locale, des Navajos, descendants de Manuelito, les visages las et pour la plupart obèses, achètent bières, chips et barres chocolatées avec des « food stamps », ces bons distribués par les autorités aux descendants des tribus natives privés d’autres moyens de survie.

Ce cliché ne figure pas dans mon album de voyage. Mais le malaise reste aussi vivace que les tirages que j’ai collés dans un album photo relié à la couverture en tissu noir. Il ressurgit par moments. Comme cette fois à l’entrée du parc d’Etosha, en Namibie, où des femmes himbas[1], le corps et les longues tresses enduites de pigments rouges proposent de petits objets artisanaux sans âme, se prêtant au jeu de la photographie par les touristes qui postent sur les réseaux sociaux la rencontre « tellement authentique » avec une madone australe allaitant son enfant. Ou lorsque l’hôte bien intentionné d’une réserve privée propose la visite du village typique de telle ou telle ethnie, avec présentation d’artisanat local et danses folkloriques. Ou lorsque sur le groupe d’expatriés d’un réseau social, un futur voyageur demande des expériences locales « véridiques », « sortant des sentiers battus ».

Je n’arrivais pas à analyser le mélange de gêne et d’agacement que je ressentais à ces moments-là. J’ai lu récemment quelques articles de la chercheuse Aby Sène-Harper sur les liaisons dangereuses entre développement, capitalisme et sauvegarde de la nature. Et certains de ses arguments ont fait mouche.

La préservation de la nature, qui est un objectif louable, n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Ce qui joue, en toile de fond de toute une pensée conservationniste, depuis la création des premiers parcs nationaux, notamment le Yellowstone, mais aussi ceux qui ont suivi, c’est une mise en accusation des peuples autochtones, soupçonnés d’être à l’origine de la dégradation des terres et de la perte de ce qui ne s’appelait pas encore la biodiversité. La pensée conservationniste est donc, dès l’abord, très marquée par des filtres coloniaux.

La protection des espaces « naturels » se fait, dès la fin du dix-neuvième siècle, par l’éviction des habitants humains et leur marginalisation. Une nature préservée, c’est une nature « vierge » de toute occupation humaine, et tant pis si ces terres abritent depuis la nuit des temps des êtres humains. Ceux-ci sont disqualifiés d’office. Les habitants originels sont repoussés aux marges des réserves naturelles, où ils survivent comme ils peuvent. Ils n’ont souvent pas le bagage scolaire ni les dispositions sociales pour se qualifier pour les emplois touristiques ou scientifiques induits.

Je me souviens que quand j’étais enfant, mes parents étaient très amis avec le directeur du centre de pêche d’Air Afrique, dans la Baie du Lévrier, pas très loin de Nouadhibou. Ce géant jovial, qui a passé sa vie dans les camps de chasse ou de pêche de l’ouest africain, avait toujours beaucoup de succès avec ses histoires de traque d’éléphants. Il ne manquait pas de bagout et racontait avec humour ses expéditions les plus épiques, où transparaissait la volonté de satisfaire la chasse au trophée de tel client important, star du show business ou du monde des affaires. Il existait des centaines de guides de chasse et de pêche comme lui, officiant sur le continent africain ou toute autre étendue giboyeuse et peu peuplée. Alors qu’on a beaucoup fustigé les “populations indigènes irresponsables” auxquelles on a volontiers imputé la disparition de la biodiversité, le rôle de la prédation “de loisir” et celui de l’exploitation des ressources minérales ou agricoles intensives menant à l’extinction de la faune ont été euphémisées. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée de créer des zones de conservation de la nature, même si elles ont parfois un côté un peu factice, j’en ai parlé ici. En revanche, il faut réinterroger le modèle pour que les bénéfices en soient plus équitablement partagés. Si la biodiversité est notre patrimoine commun -et cela j’en suis persuadée- ne faut-il pas réinterroger le postulat selon lequel les populations qui en ont été en charge depuis des milliers d’années seraient moins à même de le protéger que les héritiers des puissances coloniales?

Selon Aby Sène-Harper, des dizaines de millions de gens auraient été déplacés pour laisser la place à ces forteresses de la conservation de la nature où les élites mondiales viennent se reconnecter avec une idée fantasmée de la nature telle qu’elle devrait être, ou payer des dizaines de milliers de dollars pour avoir le droit de tuer des animaux sauvages. Drôle de paradoxe qui fait qu’on accepte, dans des réserves privées adjacentes au Kruger, ou dans les espaces immenses du Bostwana, qu’un touriste puisse sacrifier un lion en payant des milliers de dollars, mais lorsqu’un braconnier tue un rhinocéros pour gagner à peine mille dollars, on réclame sa tête et le droit de lui tirer dessus sans sommation… Selon que vous serez puissant ou misérable…

Avec l’augmentation des terres protégées, et une sensibilité de plus en plus acérée à la cause de la biodiversité, la sanctuarisation se gagne au prix d’une militarisation des zones, et des méthodes musclées de protection. Les heurts deviennent de plus en plus fréquents, notamment au Congo, et plus récemment en Tanzanie.

A l’heure où la gouvernance mondiale de l’environnement, mise en place pour sauver notre planète des conséquences catastrophiques d’un réchauffement climatique excessif, prévoit de sanctuariser 30% de la surface des terres d’ici 2030, c’est un élément qu’il faut avoir en tête pour ne pas répéter à l’inifini les mêmes injustices.

“L’Afrique ne s’éveillera à son destin que lorsqu’elle cessera d’être le jardin zoologique du monde.”

Romain Gary, Les racines du ciel


[1] https://www.namibie-en-liberte.com/conseils-voyage/culture/himbas

L’autoportrait comme moyen d’émancipation : la leçon photographique de Samuel Fosso

Retour sur la très belle rétrospective de l’oeuvre de Samuel Fosso à la Maison Européenne de la Photographie

Qu’est-ce qui pouvait bien pousser Samuel Fosso, soir après soir, à la fermeture de son atelier de photographe dans une rue poussiéreuse de Bangui, à créer ces décors et ces personnages qu’il endossait pour nous léguer, quarante ans après, une oeuvre poétique et déroutante?

Comment décide-t-on, quand on est un autodidacte de la photo, un adolescent malingre, dont le destin a été ballotté entre le Cameroun, où il est né, le Nigéria dont est originaire sa famille, et où, en tant qu’Igbo, il connaîtra les atrocités de la guerre du Biafra*, et la Centrafrique où il s’installe chez un oncle qui lui apprend les rudiments de son métier, de jouer avec les lumières, les costumes, et de trouver, jour après jour, une inspiration?

Est-ce par ennui, par jeu, par narcissisme? Est-ce parce que parfois, en cette époque où le photo-téléphone n’a pas été inventé, il faut finir la pellicule pour développer le négatif et livrer les commandes de ces familles, ces jeunes mères, ces couples qui veulent offrir à ceux qu’ils aiment une photo de leurs accomplissements?

Etait-ce pour dynamiser un peu son pas de porte et animer sa vitrine en proposant des vignettes moins figées que la figure imposée du portrait de famille, avec père, mère et enfants les yeux écarquillés, attendant sans respirer la sortie du petit oiseau? Un essai pour renouveler le genre, proposer des portraits un peu canaille “à la manière” des couvertures des magazines pop des années 70, avec leurs chemises pelle-à-tarte, leurs pantalons à pattes évasées, et leurs lunettes de mouche.

Les premiers clichés nous “parlent d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître”. Un temps où la photographie relevait encore de la magie et servait à fixer sur pellicule puis sur papier argentique des moments importants, pas le détail le plus menu de votre existence, mais la naissance d’un enfant, un mariage, des fiançailles… Un temps où posséder un appareil était un privilège, et où les moins privilégiés s’adressaient au photographe au coin de la rue. Un temps où il fallait avoir fini la pellicule pour pouvoir savoir si l’on avait réussi ou raté un cliché, si le bébé avait bien les yeux ouverts au moment de l’ouverture de l’obturateur.

J’avoue avoir un peu tiqué lorsque j’ai compris que Samuel Fosso ne présentait que des autoportraits. L’autoportrait est une figure artistique classique depuis le seizième siècle, cependant il est toujours suspect d’un excès de vanité de la part de l’artiste. Pourquoi (me) peindre, (me) photographier, que cherche-t-on dans le miroir/objectif, quelle(s) réponse(s) à quelle(s) question(s)? J’ai toujours en tête cette obsession de la (forcément méchante) belle-mère de Blanche-Neige: “qui est la plus belle du pays?”. Si l’inquiétude de la transformation et l’observation de la mue de l’adolescent Samuel Fosso en jeune adulte transparaît dans les premiers (et timides) autoportraits, l’évolution des clichés laisse entrevoir des réponses plus réjouissantes.

Les autoportraits de Samuel Fosso deviennent avec les années un “je” plus imaginé en dehors du cadre imposé du studio, les décors, les costumes et les poses s’enhardissent au-delà des imitations des modèles “cool” des magazines. La réflexion devient plus politique. Le photographe se rêve en acteur des mouvements des droits civiques, il incarne des grandes figures de la libération noire états-unienne (Cassius Clay, Martin Luther King, Angela Davis), des figures françaises comme Aimé Césaire, ou africaines comme Nelson Mandela. Il s’imagine aussi en pape, le premier pape africain de l’histoire, pour une Eglise dont les ouailles sont de plus en plus nombreuses sur le continent.

J’ai particulièrement aimé la série où il essaie de faire revivre son grand-père, guérisseur traditionnel mort lors de la guerre du Biafra, qui l’avait soigné d’une infirmité suite à un accident de sa prime enfance. Samuel Fosso aurait dû être initié par ce grand-père qui lui a été enlevé. Pas de décor pour cette série de figures rouges briques sur fond bleu qui peut rappeler de loin des figures découpées de danseurs de Matisse. Samuel Fosso retrouve les poses du guérisseur et le dialogue avec ce grand-père aimé. Emouvant hommage également, juste à côté, aux soldats africains engagés dans les armées françaises lors des deux guerres mondiales.

Au fur et à mesure de l’exposition on est saisi par la profondeur que prend le travail de l’artiste, comme si retravailler sans relâche le même matériel, sa propre figure, lui permettait de la transcender et de représenter une réalité plus universelle que sa seule histoire. La figure du photographe s’efface.

N’hésitez pas à faire un tour à la Maison Européenne de la Photographie, l’expo en vaut le détour!

* Sur la guerre du Biafra, je ne peux que conseiller la lecture du très beau roman de Chimamanda Ngozi Adichie “Half of a yellow sun” / “L’autre moitié du soleil”

Retour du paradis

Deux ans et deux mois. Deux ans et deux mois que je n’étais pas revenue à Maurice, cette île qui est devenue, un peu par hasard, mon deuxième chez moi. La politique “zéro covid” du gouvernement mauricien lui a fait fermer les frontières de février 2020 à octobre 2021. Mais, comme dans d’autres pays ayant pris cette option, le variant delta a changé la donne. Compte-tenu de l’importance économique du tourisme, l’île a pu/dû réouvrir, le 1er octobre, sans quarantaine préalable aux personnes vaccinées.

“Ici, sur cette île, se sont mêlés les temps, les pays, les vies, les légendes, les aventures les plus fameuses et les instants les plus ignorés, les marins, les soldats, les fils de famille, et aussi les laboureurs, les ouvriers, les domestiques, les sans-terre. Tous ces noms naissant, vivant, mourant, toujours remplacés, portés de génération en génération, une écume verte couvrant un rocher à demi émergé, glissant vers une fin imprévisible et inévitable”

JMG Le Clézio, Alma

En arrivant à l’aéroport de Plaisance, j’ai retrouvé l’île aimée, ses palmiers, ses champs de canne, ses abribus peints, ses constructions anarchiques et sa circulation hasardeuse. J’ai reconnu ces camions hors d’âge et ces bus sans-gêne qui s’arrêtent n’importe où parce qu’ils sont les plus gros. Nous avons pris le chemin des écoliers entre l’aéroport et la maison. J’ai humé avec délectation l’air des petits villages du sud-ouest de l’île, souri devant les tabagies et autres petites boutiques aux devantures colorées, et les rues étroites bordées de rampes pour éviter que les véhicules n’empiètent sur les trottoirs. J’ai reconnu ces bosquets de grands bambous et de ravenales qui rappellent furieusement les forêts imaginaires du Douanier Rousseau.

On réduit trop souvent Maurice à des paysages de carte postale, des lagons turquoise ourlés de sable fin, de filaos et de cocotiers. Mais, je le sais depuis mes premiers cours de catéchisme, le paradis est une arnaque. C’est une conception tronquée, répétée à l’envi par les tours-opérateurs et promoteurs de l’île vacances, couchée en technicolor sur les brochures et dans les publi-reportages des magazines du dimanche. Heureusement, la littérature est un antidote qui guérit des raccourcis simplistes, et je me suis plongée avec bonheur dans “Alma” le roman de JMG Le Clézio paru en 2018, trouvé au rayon Poches de ma librairie.

En tissant deux récits parallèles, celui de Dominique Fe’sen dit “Dodo, et celui de Jérémie Fersen, lointain cousin du premier, d’ascendance mauritienne, mais n’étant jamais venu sur l’île. Des itinéraires à rebours, de la France à Maurice, et de Maurice à la France. Jérémie prend le prétexte de suivre les traces du dernier Dodo (le volatile) pour enquêter sur ses origines familiales, résumées dans la destinée d’Alma. Alma, c’est le domaine situé dans le centre de l’île, acquis par l’ancêtre Axel Fersen au dix-huitième siècle, nommé d’après le prénom de sa femme, Alma Soliman, et perdu par la famille à la fin de la seconde guerre mondiale. Les parcours de ces deux personnages servent de prétexte à une description de l’île et de son histoire. Une histoire des multiples composantes de l’île, des splendeurs et misères des unes et des autres. C’est aussi un portrait de cette île en train de disparaître au fur et à mesure de la conversion des champs de canne à sucre, qui ont présidé à la vie de l’île pendant des siècles, en “smart cities“, hôtels de luxe, ou résidences pour étrangers.

Le bétonnage des anciens champs de canne a commencé, comme celui des terrains proches du littoral, vendant des “petits coins de paradis” à des étrangers attirés par la douceur du climat et les taux de fiscalité plus que cléments. Le Clézio rend compte de cette évolution tout en n’épargnant pas la société issue de l’exploitation sucrière: une société extrêmement cloisonnée ou le métissage est une tare. Jérémie découvre peu à peu l’histoire de sa famille en rencontrant les derniers témoins de l’histoire d’Alma. Dodo, le dernier Fe’sen de Maurice, est un paria dès sa naissance, et son récit est empreint de poésie. Il chante la gloire des petites gens, de ces invisibles de la société mauricienne, toujours repoussés aux marges par les manoeuvres des acteurs du marché. Dodo, le clochard céleste vivant d’aumône, de “ptits sous” et de vêtements de seconde main donnés par des âmes charitables. Dodo qui n’en veut à personne et trace son chemin au jour le jour. JMG Le Clézio a pris le parti très réussi d’écrire le langage parlé de Dodo en italiques et de faire une belle part aux savoureuses expressions créoles.

J’ai aimé retrouver dans ce roman toute une géographie de noms qui n’apparaissent que rarement dans les guides et qui me sont devenus familiers. Des noms qui éveillent chez moi des images et des fous-rires. Dès mon premiers séjour j’ai été charmée ou interloquée par les noms poétiques, baroques, exotiques des lieux dès lors qu’on parcourt l’île par ses propres moyens. Curepipe, Crève-coeur, Fond du Sac, La Louise, Palma, Beaux-Songes, Flic en Flac, Bambous, Souillac, Chamouny, Verdun, etc. J’ai aimé aussi tout une série d’expressions kréoles qui me rappellent les échanges parfois compliqués dans des magasins ou au téléphone avec divers interlocuteurs de ma vie de tous les jours au pays du Dodo. Ce qui mène parfois à des incompréhensions, des quiproquo. Comment exprimer le passé ou le futur en kréol? J’ai mis du temps à comprendre qu”on pé allé” peut évoquer une action passée ou à venir en fonction du contexte.

Ce livre a accompagné mon retour sur l’île, et mes étonnements/agacements vis à vis des changements intervenus. Les nouveaux rond-points, rocades, et échangeurs routiers à intégrer dans les itinéraires familiers. L’autopont qui enjambe le rond-point Phoenix aussi appelé Rond-Point La Bière pour essayer de mieux canaliser la circulation tellement dense aux heures de pointes. Les portiques et les caméras de vidéosurveillance ont poussé un peu partout. Les dirigeants de l’île la rêvent en nouvelle Singapour. Sur les routes, ces caméras ne semblent pas encore avoir eu l’effet de discipliner les automobilistes locaux. Quand aux caméras à 360° sur certaines plages publiques, elles ne découragent pas les amateurs de pique-nique. L’autre dimanche à Pointe d’Esny, une famille mauricienne déjeunait tranquillement sous l’une d’elles. Que pouvait bien en penser l’éventuel garde au terminal de télésurveillance, si jamais il y en avait un? De nouveaux “morcellements” (lotissements) et projets immobiliers “de standing” ont poussé çà et là en lieu et place des champs de canne. Le sucre ne rapporte plus, il faut bien rentabiliser la terre. C’est la loi du marché constate Le Clézio. Et la loi du marché a ses gagnants et ses perdants.

Comme l’illustre la photo que j’ai choisie pour illustrer ce billet, la conversion des terrains des compagnies sucrières en logements, en centres d’affaires, la drague des fonds d’estuaire pour faire place à des marinas, l’agression des pentes abruptes de la Tourelle du Tamarin pour y construire des duplex aux vues panoramiques sur l’océan indien, ne se font pas pour ceux que l’histoire a laissés de côté. Ceux qui vivent encore dans des abris en tôle ondulée le long des routes, à Rivière Noire, Case Noyale ou au village du Morne, sur des terrains mal fichus qu’ils partagent avec quelques poules et quelques chèvres, ainsi que ces chiens faméliques qui pullulent à Maurice. “Drwa enn lakaz” peut se traduire par “droit au logement”. Il a bon dos le paradis…

Mémoires de Viet-Kieu, par Clément Baloup, des BD pour comprendre l’histoire des migrations coloniales…

Savez-vous qu’il existe une communauté vietnamienne encore très vivante en Nouvelle Calédonie? Comment sont-ils arrivés, pourquoi sont-ils restés? C’est le sujet de l’excellent quatrième tome des “Mémoires de Viet-Kieu” de Clément Baloup à découvrir ches la @boitesabulles !

Vous prendrez bien quelques bulles? J’ai justement ce qu’il vous faut! Ce mois-ci sort, chez la Boîte à Bulles, le quatrième tome des mémoires de Viêt-Kieu de Clément Baloup, un ouvrage que j’ai eu la chance de lire en avant-première et dont je pense beaucoup de bien. Il ne vous aura pas échappé, chers lectrices et lecteurs que ce thème n’est pas sans rappeler certains pans de mon histoire familiale évoquée dans le précédent billet.

Soixante ans après les indépendances, la période coloniale est soumise dans les colloques universitaires et dans le champ littéraire, à un droit d’inventaire. Dans les “mémoires de Viet-Kieu”, Clément Baloup explore le devenir de ces Vietnamiens que le destin a déplacé dans l’ancien empire colonial français. Le premier tome “oublier Saïgon” revient sur son histoire familiale. Le père de l’auteur est vietnamien, parti de son pays natal dans les années 70, comme un certain nombre de ses compatriotes. Dans ce premier tome on apprend l’histoire du camp de Sainte Livrade sur Lot qui est au réfugiés vietnamiens ce que sont les camps du sud-est de la France pour les harkis quelques années plus tard.

Pour le quatrième tome de ces mémoires de viêt-kieu, l’auteur est parti sur les traces des “engagés volontaires” de Nouvelle Calédonie. Lorsque leur production s’intensifient au début du vingtième siècle, les compagnies minières qui extraient le nickel des mines de Nouvelle Calédonie ont besoin de bras. N’arrivant pas à recruter localement, elles vont puiser de la main d’oeuvre dans les autres colonies françaises, et notamment au Tonkin. Une liaison maritime reliant Haïphong à Nouméa existe depuis la fin du dix-neuvième siècle. On propose des contrats de cinq ans aux volontaires, leur faisant miroiter la possibilité d’un retour au pays après avoir fait quelques économies. Cela ne sera que rarement le cas. L’immigration s’intensifie dans les années 30.

Le livre reprend le même principe que les précédents, des interviews avec des personnes implantées localement, des recueils d’histoires familiales. La dureté du travail dans les mines, le mépris des contremaîtres et des administrateurs, les tentations du retour, les tensions entre les communautés, émergent des récits recueillis. Certaines histoires émeuvent aux larmes. Elles font partie des histoires nécessaires à entendre et à méditer pour ce.lle.ux qui en seraient encore à dépeindre un tableau romantique de la colonisation.

En s’intéressant à cette communauté particulière, l’auteur raconte une histoire souvent minorée, celle des échanges entre les différentes colonies des empires. Les travailleurs engagés volontaires ont existé dans l’Empire français, mais aussi dans l’Empire Britannique où les coolies indiens sont venus remplacer les esclaves dont le commerce avait été interdit au début du dix-neuvième siècle, ouvrant la voie aux communautés indiennes dans toutes les colonies de l’Afrique de l’est et de l’Afrique australe. Ce travail m’a fait penser au travail de Claude Pavard, “Mémoires de couleurs” sur les différentes vagues de migrations venant d’Inde à l’île Maurice après l’arrivée des anglais.

Ces histoires sont aussi intéressantes dans ce qu’elles ne disent pas. Le narrateur soulève sans grand succès la question des relations avec les population d’origine kanak. Les travailleurs vietnamiens, après la levée des contraintes pesant sur leur lieu de résidence (en tant qu’employés des mines ils ne pouvaient pas s’installer partout sur le territoire) et leur type d’occupation (très restreinte par leurs contrats), se sont installés partout sur le territoire et ont pu entreprendre (et réussir) dans le commerce notamment. Cela qui a causé des frictions entre le différentes populations au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, malgré tout, une grande partie de ces travailleurs a fait souche sur le Caillou et n’envisage pas de vivre ailleurs.

Cela fait cent-vingt-neuf ans que les premiers travailleurs vietnamiens, les “chang dang” sont arrivés en Nouvelle Calédonie, comme le raconte ce reportage, une bonne occasion de célébrer leur mémoire! Le centre culturel vietnamien permet aux jeunes générations de toutes les origines de comprendre comment est arrivée la communauté et comment elle en est venue à s’insérer dans la société calédonienne. Une initiative importante pour éviter les malentendus et promouvoir le dialogue sur les identités dans une société néo-calédonienne riche de sa diversité et de son histoire.