De brefs instants de splendeur…

Comme tous les ans, je sors in extremis de ma torpeur hivernale pour former des voeux pour 2024. Après une année 2023 éprouvante pour notre planète, que vous souhaiter de meilleur que de (re)mettre de la poésie, dans vos vies, dans vos coeurs et dans vos têtes?

Parmi mes lectures marquantes de 2023 figurent les ouvrages d’Ocean Vuong, ce jeune vietnamien vivant aux Etats-Unis, dont j’avais dévoré le beau mais terrible roman, inspiré partiellement de son histoire familiale “un bref instant de splendeur” auquel j’ai emprunté le titre de ce billet. Le titre original est “On Earth, we’re briefly gorgeous”, et je mesure la difficulté qu’a dû poser au traducteur ce titre poli comme un galet. Avec Vuong, j’ai redécouvert le pouvoir des mots, des phrases lumineuses, décochées comme des flèches, qui touchent juste. Ce qui fait la beauté de son écriture, c’est ce mélange d’éléments poétiques et d’éléments complètement triviaux, parfois crus et cruels. Il sait décrire aussi bien, les différentes nuances du ciel lorsque le soleil se couche, l’incursion inattendue du beau au milieu des situations les plus chaotiques. “Le ciel était bleu septembre, et les pigeons s’affairaient à picorer les miettes de pain répandues dans le bombardement de la boulangerie” (Ocean Vuong).

Le beau est partout, il se cache même, dans “Le temps est une mère” dans la lecture de la liste des achats par correspondance d’une employée vietnamienne d’une onglerie américaine s’acheminant inexorablement vers la mort (la mère du poète). Dans l’énumération de ses achats, se lit la progression de son cancer, probablement provoqué par ces produits qu’elle a respirés quotidiennement et dont elle continue à ne pas se passer, l’amour pour son fils, ses douleurs de plus en plus entêtantes qui augmentent la fréquence des commandes de paracétamol, et autres items de confort pour une mère qui se meurt…

Oui, notre monde de 2024 est tourmenté, malmené, désespérant, mais il regorge tout de même de ces instants de grâce, auxquels nous aurions tort de ne pas nous laisser aller. L’apparition d’un hippocampe au milieu d’une nuée de confettis en microplastique dans un lagon surchauffé, un air de Mozart sur un paysage ravagé, un recycleur d’ordures sud-africain qui utilise sa charrette pour surfer sur une rampe d’accès désertée par les voitures. Des caissières d’une supérette qui reprennent en coeur une bluette qui passent dans leur magasin. Il y a du beau, même dans l’horreur et dans l’absurde. Le merveilleux cohabite avec le prosaïque, la plus délicate des fleurs avec la fange glauque. Et puis il y a ces plaisirs simples, éternels, comme le komorebi , ce mot décrivant le jeu particulier de la lumière parmi les arbres prisé par les japonais, et qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue.

Je vous souhaite, tout au long de l’année 2024, de profiter de ces moments de poésie et d’émerveillement. Parce que l’émerveillement, c’est la jeunesse du corps, parce que le beau sauve, le beau soigne, le beau résiste.

“L’ espoir est la chose emplumée –

Qui perche dans l’âme-

Et chante la mélodie sans les paroles –

Et ne s’arrête – Jamais-“

Emily Dickinson

Splendeurs et misères des Cendrillons africaines des podiums…

Je ne décolère pas depuis que j’ai lu l’enquête du Sunday Times sur les ratés du recrutement de mannequins pour des défilés de mode dans des camps de réfugiés kenyans. Vous m’objecterez qu’en comparaison de la guerre en Ukraine et des massacres du 7 octobre 2023 en Israël et des opérations militaires à venir, on n’est pas au même niveau d’abomination, mais le cynisme et l’absence de conscience des acteurs de cette sinistre farce me révulsent.

C’est l’histoire de jeunes filles qui rêvent de s’échapper du campus de réfugiés où les sursauts politiques qui minent leurs pays les ont envoyées. Dans la morne réalité des camps, s’évader, recommencer une autre vie, pourvoir aux besoins vitaux de leur famille, sortir de la misère est un espoir que chacune caresse. Alors, lorsque se présente l’occasion, comment refuser? C’est l’histoire d’escrocs sans scrupules appelés « pisteurs » dépêchés par les plus grandes agences qui sont allés les y chercher, empochant leur commission au passage, leur faisant miroiter monts et merveilles, pour les y renvoyer, quelques mois ou semaines plus tard, sans un sou et endettées jusqu’au cou. Adieu chiffons, podiums et carrières internationales au sommet, adieu palaces et coachs aux petits soins. Bonjour tristesse et remords…

Il est vrai que les podiums des « fashion weeks », ces grand-messes bisannuelles des maisons de mode internationales, pèchent depuis longtemps par le manque de diversité dans les défilés. On y aperçoit des mannequins jeunes, longilignes et très majoritairement blanches, le milieu de la mode ayant fleuri depuis des bases largement européennes depuis un siècle.

Exceptées Imane Bowie ou Naomi Campbell, dans les années 1990, les héroïnes des podiums et des magazines luxueux sur papier glacé ne brillent pas par leur taux de mélanine. Ni d’ailleurs par leur âge, leur corpulence, etc. On peut afficher sur des T-shirts « we are all feminists », « I’m black and I’m proud », « Black Lives Matter », mais il y a un moment où l’on ne peut faire illusion.

Les marques de beauté font appel à un réservoir d’actrices de cinémas ou de séries télévisées, diversifiant les critères de beauté. Pour les podiums, l’équation se présente autrement. La taille requise, un 34-36 pour une hauteur minimale d’1,70 mètres implique un IMC bien inférieur aux moyennes constatées dans le monde occidental qui se remplume à mesure que les hobbys de la jeunesse se restreignent à la navigation sur Internet. Il y a bien un vivier dans les ex-pays de l’est, mais les beautés slaves renforcent les stéréotypes européens. Il fallait donc aller chercher les perles rares à la source, en Afrique de l’Est, berceau des civilisations humaines et dont une part des ethnies présentent des caractéristiques proches de celles recherchées : grande taille, maigreur et pommettes hautes… d’ailleurs, l’une des grandes histoires à succès des podiums de ces dernières années n’est elle pas une ancienne réfugiée ?

Des petits malins se sont lancés à la poursuite de la perle rare. Hélas, l’expérience fut loin d’être concluante, comme le rapporte la journaliste (?) du Sunday Times. Le job du pisteur, c’est de repérer, mais ce n’est pas une garantie d’emploi. Les billets d’avion, l’hébergement, les frais sont avancés par des agents qui comptent se rembourser sur les futurs gains des mannequins. Dans le cas des jeunes réfugiées, plusieurs n’ont pas réussi à décrocher de contrat. Projetées dans un monde dont elles ignorent tous les codes, elles ont échoué. Certaines ont fait quelques essais mais ont été vite renvoyées chez elles. Le beau conte de fée était en toc, et elles sont retournées dans leur camp, espoirs brisés, endettées envers les agents qui leur avaient fait miroiter monts et merveilles. Après tout, c’est moins grave que ces petites filles pré pubères mariées à des adultes dans les,camps syriens il y a quelques années pour soulager les familles d’une bouche à nourrir, non?

La cupidité guide le monde, ce n’est pas une surprise. Mais quand elle s’exerce aux dépends des plus défavorisées, elle devient intolérable. Dans quelle tête a bien pu germer l’idée d’aller recruter des futures top modèles dans des camps de réfugiés en Afrique? Quel cerveau tordu a conçu qu’extraire des jeunes filles d’un camp au Kenya, pour les lancer sur les podiums des fashion weeks européennes et américaines n’était pas voué à l’échec? Comment ne pas anticiper que l’expérience comportait plus de risques que de possibilités de succès pour ces jeunes femmes ? Et que pour elles, le coût en serait d’autant plus douloureux?

Les damnées de la terre

Au tout début de mon séjour à Johannesbourg, je suis allée voir une exposition du photographe sud-africain David Goldblatt. C’était une rétrospective avec essentiellement des petits formats en noir et blanc qui documentaient l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid : un pays scindé en deux par un état profondément raciste.

Parmi les photos qui m’ont marquées, peut être parce que les photos des villes de Goldblatt ont plus circulé, quelques clichés de la vie rurale dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Une province aux immenses paysages photogéniques, et aux maisons circulaires aux toits de chaume appelées rondavels. Les paysages typiques n’intéressaient pas le photographe, ce qu’il capturait déjà dans son objectif, au début des années 1960, c’était la misère de ces populations rurales, privées de terre. Le Natives land act de 1913 a réservé aux noirs la propriété de 7% des terres, dans des zones bien circonscrites, les 93% restant revenant aux blancs.

Les hommes noirs partaient vers les villes ou les mines pour chercher du travail et subvenir aux besoins de leur famille. Restaient les femmes, les vieillards et les enfants dans des zones désolées, difficiles à cultiver. Sur les clichés, les corps sont décharnés, les visages froissés. C’est à ces photos que m’a fait penser un premier article, lu sur les sites de la presse sud-africaine au mois d’août. J’avais commencé à rédiger un billet, m’adressant à la première personne à cette mère infortunée, devenue meurtrière, mais j’ai arrêté d’écrire tellement cela me faisait mal d’évoquer cette histoire. Comment se figurer l’abomination de tels actes? Et puis le même schéma s’est reproduit, presqu’un mois après… Il faut deux points pour faire une droite, et deux faits divers sordides pour tracer un malheur qui n’est pas qu’individuel, mais questionne toute une société, quoi qu’en disent les représentants de la province qui ont vite fait de circonscrire les évènement dans la catégorie des faits isolés causés par des problèmes mentaux.

Par deux fois, à un mois d’intervalle, dans une région reculée du Cap Oriental, des mères ont tué leurs enfants avant de se donner la mort. Sept morts selon un même schéma. Des empoisonnements à la mort aux rats, un poison bon marché, qu’on peut trouver dans le moindre spaza shop. Le 7 août, à Butterworth, un huissier chargé de recouvrer les dettes d’une mère de famille, la retrouve pendue dans son rondavel, avec, près d’elle, ses trois enfants qu’elle a assassinés. Elle a empoisonné les deux petits et poignardé l’aînée, une adolescente de quatorze ans, qui tentait probablement, selon la police, de l’empêcher d’agir. Elle s’est ensuite pendue, laissant une note disant qu’elle ne pouvait plus faire face à ses dettes. L’enquêteuse chargée du dossier incrimine la pauvreté abjecte de cette mère isolée, que les maigres allocations reçues du gouvernement, ne suffisaient plus à maintenir à flot. La femme quémandait régulièrement chez ses voisins de la nourriture pour les enfants qui avaient l’habitude de ne pas manger à leur faim.

Le 11 septembre, à Lusikisiki, une autre femme va chercher ses quatre enfants chez leur grand-mère pour les emmener “prier”. Arrivés dans la forêt, elle les force à prendre des pilules de raticide. L’un des enfants, âgé de onze ans, recrache le poison et fait le mort avant de s’enfuir. Là encore, c’est la pauvreté abjecte dans laquelle se trouvait cette famille qui aurait suscité le passage à l’acte.

On a du mal à croire que de tels drames soient possibles dans la première économie du continent. Certes l’Afrique du Sud connaît, depuis la crise du Covid, des années compliquées. L’économie n’a pas retrouvé son niveau d’avant 2020. Les coupures d’électricité, de plus en plus importantes, dues au manque d’entretien des infrastructures et au sabotage à l’intérieur d’Eskom, ont obéré la productivité des industries. La chute du rand et l’inflation ont fait le reste. Les habitants vivent moins bien qu’il y a quatre ans, et ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en font les frais. En mars 2022, sept enfants sont morts de malnutrition sévère dans cette même province du Cap Oriental.

On représente souvent la violence des villes sud-africaines, et la pauvreté des habitants des townships, plus marquante par la proximité des opulentes richesses de la fraction la plus aisée de la population. Personne ne vient jamais voir dans les campagnes reculées du Cap Oriental, province dont 72% de la population vit sous le seuil de pauvreté. On a oublié les photos de Goldblatt. En plus du filet de sécurité – amenuisé par l’inflation – que représentent les allocations pour les mères isolées – j’en ai parlé ici – près des agglomérations, un certain nombre d’acteurs, comme l’ONG Gift of the givers proposent des colis alimentaires aux plus pauvres. Mais leur action ne peut s’étendre aussi loin des villes. Dans la province du Cap Oriental les transports sont rares, les routes mal entretenues. Pour tout un tas de raisons, l’aide n’arrive pas en bout de ligne. En période pré-électorale, l’ANC, au pouvoir dans l’exécutif provincial, fait des efforts, mais une fois les échéances passées, les pauvres retombent dans l’oubli.

Alors que les taux de malnutrition infantile ont quadruplé dans la province par rapport à 2018/2019, et que l’inflation grignote le pouvoir d’achat, le budget consacré aux programmes de colis alimentaires a diminué. Le nombre de colis alimentaires distribué par les services sociaux est ridiculement bas. Les autorités de la province préfèrent attribuer ces morts au déséquilibre psychologique des mères plutôt qu’aux ravages d’une pauvreté tellement abjecte qu’elles préfèrent en épargner leurs enfants.

“Nowhere is the devastating impact of the cost-of-living crisis more evident than in female-headed households in the Eastern Cape,” 

Kobus Botha Parlementaire du parti Democratic Alliance

Ces faits divers nous rappellent à quel point la destinée de ces femmes, définies par leur fonction biologique et sociale de reproduction, peut être une malédiction. Ces femmes n’ont pas eu le choix de la maternité, ni d’assumer des enfants dont les pères ne voulaient pas, ou bien ont disparu sans demander leur reste. La bigoterie de la société sud-africaine, l’injonction de maternité qui leur est faite rend très difficile de refuser des grossesses. Lorsque l’enfant paraît, la femme s’efface derrière la mère et laisse place à un être pétri d’inquiétude dont la vie est vouée à assurer la survie de ses petits. Pour les plus pauvres d’entre les pauvres, cela devient un fardeau trop lourd à porter.

La première fois que j’ai entendu parler de Kundera…

J’étais en classe préparatoire. J’étais allée rendre visite à Maguy, une connaissance de Corse qui avait quinze ans de plus que moi. Elle m’avait dit de passer la voir dans l’appartement qu’elle partageait avec son compagnon de l’époque, dans la partie ouvrière de Boulogne, un appartement sombre dans un de ces immeubles en briques aux cours étroites. Je me souviens d’un couloir étroit, d’un salon petit et sombre, et d’une salle de bains avec baignoire antique sur pied se détachant sur le papier peint fleuri sur fond noir.

J’y étais allée parce que j’aimais la façon dont elle ne marquait pas notre différence d’âge, parlant à l’adolescente que j’étais comme à son égale. J’aimais sa voix discrète, sortant d’une silhouette à la Françoise Hardy, une maigreur de brindille, des traits anguleux et des pommettes fières, des yeux ultramarin brillant alternativement d’une mélancolie et d’une intensité particulière. Elle vivait de missions d’intérim, n’ayant pas su trouver sa place dans un monde professionnel qui ne l’intéressait guère.

Maguy était allée au Lycée Laetitia, à la fin des années 1960 et puis avait fait Langues O à Paris. Elle y avait étudié le chinois et le vietnamien. Elle parlait cette langue depuis son enfance, ayant passé sur la péninsule indochinoise, et notamment à Saïgon, ses plus belles années.

Nous nous connaissions par nos mères et nous étions croisées l’été d’avant, en Corse. Elle effectuait le remplacement de la secrétaire médicale d’un généraliste dont le cabinet se trouvait dans le même complexe commercial que la boutique où je vendais des fringues de plage pour gagner un peu d’argent. Elle arrivait en vélo de l’Isolella, et avant de réenfourcher sa monture, venait parfois échanger avec moi. Je lui avais dit un jour que j’aimerais bien apprendre le chinois. Elle m’avait fait la surprise, quelque temps plus tard de m’offrir son vieux manuel de première année, un petit livre à la couverture saumon, bleu clair et blanche, barrée de gros caractères mystérieux. Le “Manuel de Chinois fondamental” était en papier très fin, imprimé de nombreux caractères et de leur transcription en Pinyin. Maguy avait griffonné une gentille dédicace au stylo bille sur la première page.

Elle m’avait dit de passer la voir lorsque je serais installée à Paris. Ce que j’avais fait. De quoi avions nous parlé à ce moment-là? Je ne m’en souviens pas. Mais nous avions parlé lectures -Maguy aimait lire- et musique. C’est lors de cette visite que j’entendis parler pour la première fois de Kundera, que Maguy, avec son filet de voix prononçait Koun-dé-la, et que pour la première fois, j’entendis l’enregistrerment du Köln Concert de Keith Jarett. Maguy lisait “L’insoutenable légèreté de l’être” qui venait de paraître, dont elle me montra la couverture dans la collection blanche “du monde entier” de chez Gallimard. Elle me dit que je pourrais trouver en poche les précédents. Elle me recommanda “La vie est ailleurs” et “La valse aux adieux”. J’enregistrai l’information et m’empressais de me les procurer, et de les lire. Je ne savais rien de la vie derrière le Rideau de Fer, ne m’étais jamais intéressée à cette partie de l’Europe issue du démantèlement de l’empire austro-hongrois après la première guerre mondiale, passée, suite aux accords de Yalta, sous la coupe soviétique.

Mais j’ai tout de suite apprécié Kundera. Sa prose simple, ses personnages cyniques et l’ironie qui se dégageait de ses romans m’enchantèrent.

Maguy, elle, n’avait rien d’une cynique. Elle ne parlait pas beaucoup de son enfance mais j’avais pu en tirer quelques bribes. Troisième fille on lui avait donné le prénom de sa mère, avait-on espéré un garçon ? Elle avait été surnommée Maguy, pour se distinguer de l’autre. Elle avait vécu l’avènement d’un nouvel ordre mondial dans ce pays vietnamien dont elle aimait la culture et les gens. Fille d’un superviseur d’exploitations agricoles, un grand taiseux aux yeux bleus porcelaine, dur à la tâche et raciste, elle échappait à la surveillance de sa mère pour aller se réfugier dans la bicoque de sa nounou vietnamienne. Elle qui chipotait devant son assiette à la table familiale, dévorait les plats vietnamiens que ses parents ne voulaient pas qu’elle ingurgite. Le départ avait été un déchirement. La famille avait passé quelque temps à Madagascar, puis en Corse où elle avait eu son bac. Elle avait épousé son amoureux de la fac. Le mariage n’avait pas duré.

Était-ce pour cela que, devenue adulte, elle avait toujours eu l’air de s’excuser de ne jamais avoir trouvé sa place ? La vie est ailleurs, semblait dire son regard qui se perdait dans le vague. J’aurais aimé avoir le loisir d’échanger plus avec Maguy. Peu de temps après ma visite à Boulogne, elle suivit son compagnon en expatriation dans un pays d’Afrique de l’Ouest. Deux ans plus tard, un matin d’hiver, les gendarmes réveillèrent ses parents. Elle s’était donné la mort, discrètement, dans un pays étranger. Curieuse ironie du sort que celle qui m’avait fait lire Kundera n’ait pas su résister à l’insoutenable légèreté de l’être.

Eloge de la polyphonie

« Il faut mille voix pour raconter une histoire » selon un proverbe peau-rouge rapporté par Erri de Luca dans un petit livre qui vient de paraître chez Gallimard. J’ai lu et redit et retourné cette phrase plusieurs fois dans mes ruminations actuelles tellement elle me semble juste et sensée. Il faut mille récits pour raconter une histoire, mille voix qui se mêlent et se répondent, et se corrigent et s’infléchissent, et tissent une toile qui n’en a que plus de force, de consistance, de véracité. Bien sûr si vous les détaillez une par une, elles ne disent pas tout à fait la même chose, ne sont pas toujours synchrones, l’ensemble frise parfois la cacophonie. Mais malgré cela, ou à cause de cela, l’ensemble n’en est que plus beau, plus accompli parce que toujours fragile.

La polyphonie n’est pas forcément virtuose, comme dans un opéra de Mozart où les couches de voix se superposent. Elle est vieille comme Hérode. C’est le chant du peuple, même le plus démuni, le chant des esclaves, des travailleurs de force. Dans notre époque d’abondance, la polyphonie est oubliée, délaissée, pour une version appauvrie des récits communs. Il n’y a plus qu’une seule histoire, ou plutôt deux versions qui s’affrontent dans une vision manichéiste renforcée par les canaux des télévisions d’information en continu et des réseaux sociaux. La culture du clash se satisfait peu des nuances, des entre-deux, des voix faibles.

Pendant ma vie étudiante, j’ai brièvement fait partie d’une chorale. L’expérience qui m’a profondément marquée. Plus jeune, j’aimais chanter. Enfant, je chantais uniquement à l’oreille, reprenant des airs glanés ici ou là, des chansons populaires essentiellement. Je chantais avec mes sœurs, parfois accompagnées par mon père à la guitare et parfois avec mes cousines un répertoire qui allait de Joe Dassin à Georges Brassens, en passant par Claude François et les plus grands succès de l’Eurovision. L’important, c’était la conviction. Nous chantions à tue-tête pour notre plus grande joie. Nous nous suivions, nous empêtrions dans nos fils, nous rattrapions à la volée… Il n’y avait pas de gagnante ni de perdante, même si certaines avaient une plus jolie voix, d’autres une voix qui portait plus, d’autre une meilleure mémoire des textes, ou une oreille plus sûre. Chanter nous réunissait dans une connivence réjouissante. Le chant libère les poumons et donne la légèreté de l’oiseau.

Etudiante, j’ai retrouvé cette joie au sein d’une chorale dont j’ai brièvement fait partie. Malgré ma voix de jeune adulte, plus malhabile que ma voix d’enfant, mon manque d’éducation musicale qui m’obligeait à apprendre à l’oreille ce que les autres lisaient dans leur partition, j’en ai un souvenir lumineux. J’avais des voisines obligeantes, dans le camp des mezzos, qui me soufflaient les phrases pour que je puisse me joindre à elles. Les défauts de ma technique, nombreux, se noyaient dans la masse. Je sortais de ces répétitions les poumons dilatés, le cœur léger, et l’étau qui serrait mon thorax, en ces années où, rétrospectivement, je sais que je n’étais pas très heureuse, cette parenthèse du chant me comblait. Et ce qui me comblait, c’est qu’avec ma voix pathétique, je puisse participer à quelque chose d’aussi puissant que cet ensemble.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire », dit la sagesse peau-rouge, elle aurait pu ajouter que si ces voix ne s’écoutent pas, ce n’est pas une histoire qu’elles produisent, c’est une cacophonie. La cacophonie, plus que la polyphonie caractérise notre époque. Les êtres humains n’ont jamais eu autant l’occasion de s’exprimer, et jamais eu autant l’occasion de manifester leur désaccord, entre deux messages de publicité des réseaux qui ont bien compris que le nerf de la guerre, c’est de posséder le canal, pas le contenu. Des réseaux qui ont bien raison d’entretenir la cacophonie, car qui dit polémique dit pic d’audience, et qui dit pic d’audience implique plus d’efficacité de la pub. C’est plus facile de rendre accro au canal des petites phrases provocatrices et des énervements subséquents, qu’à une conversation apaisée où l’on s’écoute, se complète, se désaccorde, se réaccorde partiellement. Et où l’on se confirme que le plus important c’est de trouver un moyen de vivre ensemble, sur cette planète où nous sommes très différents, par nos histoires, nos goûts, nos enfances, nos errements.

« Il faut mille voix pour raconter une histoire ». Et aussi mille visages, c’est la leçon que j’ai retenue de l’exposition à la Maison Européenne de la Photographie de l’artiste sud-africain.e Zanele Muholi. Par son travail, l’activiste visuelle (c’est comme ça qu’elle se définit) cherche à sensibiliser aux voix de personnes qu’on n’entend d’autant moins qu’elles sont une minorité dans un pays qui préfère les ignorer, quand elles ne sont pas lynchées dans les townships ou soumises à des viols correctifs/collectifs. L’Afrique du Sud est un pays qui peut à la fois être perçu en Afrique comme un havre pour toutes les sexualités, la constitution de 1996 est un exemple d’inclusivité des minorités sexuelles, et un pays moins exemplaire dans la réalité, où les possibilités du mariage homosexuel et de la GPA dans les classes blanches aisées masquent la grande intolérance des townships. Par la variété des portraits qu’il/elle fait des militant.e.s avec lesquel.le.s il/elle chemine, il/elle interroge le narratif dominant et les positions/convictions des spectateurs. Les photographies sont marquantes, de multiples portraits qui disent la diversité et l’humanité plus qu’un long discours. Et les témoignages filmés sur la difficulté d’être/ de se découvrir différent.e, chacun.e à sa manière sont d’une force inouïe. Par l’accumulation des récits, plus que par des slogans l’artiste réussit le tour de force de questionner nos certitudes, de nous ouvrir au questionnement. Qu’y a t’il de plus humain que le questionnement ?

Et pour celles/ceux qui l’auraient loupée, courez-y, c’est jusqu’à la semaine prochaine !!!

Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Reconnecter avec son brocoli intérieur… mode d’emploi!

Des trucs et des ficelles pour contourner la difficulté d’écrire… L’écriture, ça se travaille, dans la joie, et dans le brocoli!

Où l’on parle de livres, d’écriture, du sens de la vie, d’amitié et de brocolis…

Amies lectrices, amis lecteurs, je vois vos pupilles vaciller fébrilement devant votre écran. Enfin pour celles et ceux qui ont ouvert ce billet malgré ce titre calamiteux. “Elle a pété un câble Bénédicte ? Il faut qu’elle arrête de fumer les herbes de son potager normand, cela ne lui vaut rien qui vaille!”. Je m’égare ces temps-ci, mais avant de m’envoler pour mon continent de coeur, alors que mes batteries faiblissent et que je ne sais plus d’où, pourquoi, et comment j’écris, je voulais évoquer un livre qui me fait du bien, un de ces manuels d’écriture dont je prends régulièrement des shoots pour m’adonner à cet exercice solitaire et souvent ingrat: “Bird by Bird, Some Instructions on Writing and Life” d’Anne Lamott.

Je l’ai commandé à un libraire d’occasion, je ne suis pas sûre qu’il soit réédité, mais il m’accompagne dans mes moments de doutes et je ne puis que le recommander à celles et ceux qui taquinent le clavier, et poursuivent des envies d’écriture. Mon amie Christie m’a offert il y a quelques années, “The Right to Write”, de Julia Cameron, qui propose une série d’exercices pour délier la plume ou le clavier, et j’ai une pile de manuels d’écriture dans ma bibliothèque, mais ces temps-ci, j’aime bien me réfugier dans les courts textes d’Anne Lamott. J’apprécie ses positions philosophiques sur l’existence, et l’humour de cette professionnelle des cours d’écriture créative.

Anne Lamott et ses anecdotes me sauvent des affres de la page blanche, et des crises d’imposture qui me traversent périodiquement. Oui, écrire (pour moi), c’est me demander tous les jours s’il ne vaudrait pas mieux renoncer, que de coucher sur l’écran des platitudes en comparaison desquelles la Belgique paraît plus haute que l’Himalaya. J’atteins mon Everest le jour de l’envoi de mes factures.

La dernière fois que ma crise Bartlebyenne était à son acmé -cf mon dernier billet– ce n’est pas un DJ, mais cette phrase de son livre, qui m’a sauvé la vie :“on a tous un truc à pleurer”. On a tous un truc à pleurer, et on écrit tous autour de ce truc. Certaines histoires sont plus universelles ou plus immédiatement parlantes, comme les histoires de transfuges ou de réfugiés – je vous ai dit que j’avais adoré le premier roman d’Ocean Vuong?- Mais personne, pas même le bébé le plus fortuné ne naît dans un monde d’où la maladie, la souffrance ou la mort seraient absentes. C’est la révélation de Siddharta (Gautama), si bien décrite par Herman Hesse, et le ferment d’un bon nombre d’oeuvres littéraires!

Nous nous constituons littérairement autour d’un manque, que nous cherchons à pallier par nos tentatives de donner du “sens” à ce que nous expérimentons. Ecrire, c’est construire autour de l’imperfection, même futile, de nos vies. L’essentiel est dans le chemin que cela nous fait emprunter. Voilà que je m’exprime comme un personnage de Tintin… De quoi finir décapitée, comme un brocoli!

Mais c’est quoi au fait, cette histoire de légume? Revenons donc à nos brocolis. D’où viennent-ils ces brocolis? De chez monsieur Lam, le marchand de primeurs premium de Garches? Peut-être, mais pas tout à fait. Ils proviennent d’un autre texte d’Anne Lamott, qui l’a puisée elle même chez Melvin Kaminsky alias Mel Brooks (il n’y a pas de mauvaise référence lorsque l’on écrit, il n’y a que des références qui fonctionnent). Le brocoli est à Anne Lamott ce que le chewing gum est à Mac Gyver… C’est un moyen à mettre en oeuvre lorsqu’on approche de la panne sèche: il suffit de reconnecter avec son brocoli intérieur, ou explique Brooks, “demander au brocoli comment on doit le manger”. Laissons nous guider par l’appel du brocoli, et tout ira bien! Gageons que vous ne verrez plus vos brocolis du même oeil!

Et vous, quels sont vos trucs pour replonger dans l’écriture, ou trouver un sens à la vie quand tout part en lambeau?

Adieu 2022, sans regret!

Revenons en arrière. Faisons un voyage dans le temps. Souvenez-vous d’il y a tout juste un an, pensiez-vous que nous pourrions connaître une nouvelle année de m… aussi anxiogène? Moi non. Sincèrement, après une pandémie mondiale qui a perturbé l’économie planétaire, mettant à l’arrêt l’usine du monde et tué quinze millions de personnes en deux ans, le retour des talibans à Kaboul, une menace jihadiste persistante au Sahel et la perspective de bouleversements climatiques sans précédent, what could possibly go wrong?

Mea culpa, mea maxima culpa, le pire n’est jamais certain, mais il n’est pas improbable. Aussi cette année, pour mon traditionnel billet – il faut bien sacrifier aux rites – de nouvel an, j’ai décidé d’éviter, une nouvelle fois, les bons voeux, pieux ou impies, les usuels poncifs de pensée positive, et les (forcément) bonnes résolutions dégoulinantes d’espoir. Les mantras pour conjurer l’incertitude, ce n’est pas mon truc.

Puisque c’est très tendance, chères lectrices et lecteurs, innovons un peu! Et même, puisque c’est encore plus tendance, n’hésitons pas à avoir recours à la reverse innovation. Figurez-vous qu’en Equateur, il est d’usage, le 31 décembre à minuit, de brûler des monigotes, des effigies de l’année qui vient de s’écouler, pour éloigner tous les regrets et les soucis, et redémarrer la nouvelle année sur de nouvelles bases.

Cette coutume, vague réminiscence du biblique bouc émissaire, est attestée à Guayaquil sur la côte Pacifique à la fin du XIXème siècle. Les personnages à l’aspect carnavalesque étaient exposés les derniers jours de l’année avant d’être immolés par le feu au cours d’une cérémonie populaire. L’usage s’est propagé vers l’intérieur des terres où il se perpétue encore aujourd’hui. Les effigies étaient, à l’origine, confectionnées en paille, comme nos épouvantails, vêtues comme des être humains, et elles étaient incendiées, à minuit sonnante, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, exorcisant par le feu les malheurs passés.

Les monigotes les plus impressionnants sont préparés chaque année par des artisans et demandent plusieurs jours de travail. On peut acheter un monigote ou en confectionner un à la maison, avec les moyens du bord : de vieux vêtements et un masque grimaçant en papier mâché. Parfois, on lit le (faux) testament du monigote avant d’allumer le bûcher. Mettre le feu à une marionnette en papier mâché est probablement aussi productif, qu’énoncer les inévitables “santé, bonheur, prospérité, paix sur la terre et stabilisation du proche-orient”.

Les monigotes représentent souvent des personnages publics, des politiciens, des protagonistes de film, des héros de dessin animés. Pour la petite anecdote, le monigote le plus demandé en cette fin d’année 2022 était le joueur de foot Lionel Messi. Je n’arrive toujours pas à savoir comment l’interpréter.

Quel aspect aurait votre effigie pour 2022? Pour la mienne, j’ai quelques idées.

Le bad guy de 2022, c’est incontestablement celui qui a ramené la guerre au coeur de l’Europe. Je commencerai par rembourrer d’exemplaires de la Pravda, un vieux treillis de l’armée russe, surmonté d’un masque de son chef suprême. Je le coifferai d’une coiffure de mollah iranien, et lui collerai bien une barbe postiche. Pour ce qu’ils ont fait à Salman Rushdie, et aux centaines de victimes de la répression depuis la mort, sous les coups de la police des moeurs, de Mahsa Amini, en septembre dernier.

J’ornerai sa poitrine, à la place des médailles, des pins représentant tous les fâcheux et fâcheuses, complotistes, jusqu’au boutistes, antivax militants, tenants de la pire bêtise, bigoterie et autres misologues. J’y enfoncerai, comme sur les fétiches Kongo, des clous pour les prophètes des réseaux sociaux, de la 5G, du 12.0 qui font croire aux jeunes qu’il vaut mieux gagner sa vie en vendant des trucs inutiles sur Internet qu’en sachant distinguer un cèdre d’un séquoïa, et en apprenant les noms et les modes de vie des passereaux et autres habitants minuscules de ce qui reste de nos jardins. Il semblerait qu’à dix ans un petit états-unien est capable de reconnaître les logos d’une centaine de marques commerciales, mais incapable de citer les noms de quatre arbres poussant près de chez lui…

Je réserverai quelques clous pour les hypocrites et les carriéristes de la politique… et quelques autres pour les moralistes et donneurs de leçons adeptes du “faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais”. Enfin, dans une petite boîte ignifugée, je ferai porter à ma marionnette un petit croquis: une version de la colombe de Picasso avec un brin d’olivier pourtant le long de ses branches le slogan des révoltés iraniens “femme, vie, liberté”. Je l’aspergerai de vodka, ferai craquer une allumette, et j’en ferai un grand feu de joie. Et je jouirai du spectacle. Je me laisserai envahir de cette joie primaire qui flotte dans la lumière, s’affûte avec la chaleur, cette joie qui “ne se laisse pas penser”, se réchauffe aux flammes orange qui dansent, et montent jusqu’au ciel où les étincelles rajoutent d’éphémères étoiles.

Et vous, vous l’orneriez comment votre monigote de 2022?

De la difficulté d’écrire…

Même si c’est l’écriture est la voie que j’ai choisie, souvent je doute, et vous?

Faire le vide.

Ne pas ouvrir de livre. Garder à distance les téléphones portables, tablettes, ordinateurs.

S’abstenir d’arroser les plantes, de ranger les stylos en les alignant à droite sur le bureau par nature, taille et couleur.

Ne pas s’interroger sur l’encre restant dans la cartouche, sur le nombre de pages restant dans le cahier. Sera-t’il suffisant?

Ne pas s’interroger sur la présence ou l’absence de lignes sur le papier, sur leur espacement idéal.

Ne pas essayer de mieux former ses lettres, ne pas se demander si la plume ne bave pas, ou si la bille est trop dure, ou s’il ne manque pas un ressort dans le stylo, une spirale à la reliure du cahier.

Ne pas se gratter le nez, l’intérieur des genoux ou le front. Ne pas nettoyer pour la énième fois ses lunettes, c’est pourtant vrai qu’elles sont sales!

Ne pas remarquer l’écureuil qui descend, le long du tilleul, pour resquiller des graines de tournesol, laissées pour les mésanges. Ne pas s’émerveiller de sa capacité à s’empiffrer la tête en bas, ses quatre pattes écartées sur le tronc, et sa queue rousse en panache, frémissant d’excitation.

Ne pas entendre le cri de la perruche à collier, venant le déloger, en l’abreuvant de tous les noms d’oiseaux. Ne pas ouvrir la fenêtre, pour chasser l’imposteure.

Commencer à former des lettres sur la page. Des mots de rien du tout. Ne pas les juger. Ecrire quand même. Ecrire une page, deux pages, et puis trois, ou plus si ça vous vient.

Ne pas se rappeler du papier réglé et du porte-plume, des lettres maladroites devenant plus régulières, des virgules rouges des corrections du maître de cours préparatoire. Un blond maigre avec un bouc et des pommettes taillées à la serpe, qui sentait le tabac et portait des chemisettes à carreaux.

Ne pas se rappeler ses premières rédactions, et d’Annick L. dont la maîtresse aimait lire les textes à haute voix, et de la jalousie qui vous prenait. “Pourquoi toujours elle?”

Ne pas se rappeler les “mal dit”, les “je ne vous comprends pas” inscrits rageusement en rouge dans la marge. Oublier les vers de mirliton des cartes de fête des mères, des pères et des grands-mères. Les lettres d’amour mal écrites qui finissaient en lambeaux au fond de la poubelle, quand elles n’étaient pas brûlées à la flamme d’une bougie.

Oublier les compositions éléphantesques, mal formulées, où l’écriture pompeuse ne pouvait faire ignorer qu’on maîtrisait mal le sujet. Les “propos lourds, inintéressants” inscrits par le prof de philo pour lequel dans ce bas monde, il y avait les âmes et les ânes, qu’une seule lettre faisait différer, et que vous étiez toujours classée dans les ânes.

Oublier le mémoire de littérature du voyage que vous n’avez jamais pu écrire, de peur de décevoir le professeur qui vous tenait en haute estime.

Oublier les centaines de pages griffonnées, tapuscrites, retranscrites, remastiquées, qui forment l’Anapurna de vos tentatives avortées d’écrire un “vrai” texte.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol