Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Chronique d’un retour d’Egypte…

Que faire (littérairement) de nos voyages? titre un atelier d’écriture auquel j’aurais voulu assister à l’école des Mots. A défaut, plutôt que de vous monter un diaporama de mes meilleurs selfies, où un assemblage photo animé couvert d’étoiles et de points d’exclamations, “shuba, pah, plop wizz!”, je couche ici quelques impressions, avant que ma mémoire de poisson rouge ne les efface.

De ce récent voyage en Egypte, maintes fois planifié, et maintes fois reporté, je retiens d’abord un pur émerveillement. Emerveillement devant les monuments, temples, tombeaux et pyramides, traces de cette civilisation, cinq fois millénaire, qui a produit autant de beauté. Que d’ingéniosité technique pour édifier ces témoignages de la grandeur de leur époque et de leur peuple! Emerveillement devant ce miracle qu’est le Nil, qui traverse le pays des frontières du Soudan à la Méditerranée pourvoyant 97% des besoins en eau de la centaine de millions d’Egyptiens. Là où s’arrêtent les canaux de dérivation du Nil, s’arrêtent les terres cultivées, et commence l’immensité du désert, recouvrant 95% du territoire. Emerveillement devant l’intensité des couleurs, sous ce ciel pur des contrées désertiques.

J’ai craint d’être blasée. “Moi mes souliers ont beaucoup voyagé”, comme chante le poète. Des ruines d’Angkor aux volcans du Costa Rica, des chutes du Zambèze, aux portes de la Corrèze. Et puis, les musées occidentaux ne regorgent-ils pas de départements d’antiquités égyptiennes? J’ai écumé ceux du British Museum, du Louvre, du Museum of Fine Arts de Boston, du Metropolitan Museum à New York-où a été reconstitué le temple de Dendur, l’un de ces temples voués à être enfouis dans les eaux du lac Nasser au moment de la construction du barrage. L’Egypte a offert à chaque pays participant au sauvetage d’Abou Simbel, un des temples destinés aux profondeurs.

La muséographie occidentale sublime, dit-on, les collections. Pourtant, rien n’est plus émouvant que de prendre la dimension de ces monuments dans leur environnement d’origine. Même pour des monuments comme Abou Simbel et Philae qui ont dû être déplacés pour échapper à la submersion lors de la construction du grand barrage. La réalité dépasse toujours la représentation, quelle qu’en soit la qualité*. J’ai été envahie, à la vue de ces merveilles, d’un sentiment profond d’admiration, de respect et de révérence, et contrariée des manifestations intempestives d’enthousiastes flasheurs/slasheurs de tombes.

J’aurais voulu pouvoir prendre plus de temps pour absorber la multitude de sensations devant le gigantisme de certaines pièces. Ah, la salle aux centaines de de colonnes aux chapiteaux ouvragés de Karnak! La précision des sculptures comptant les exploits des commanditaires ornant les murs des temples ou des tombeaux. La délicieuse sensation d’être face à de multiples énigmes. Quel est ce cartouche déjà? Celui de Nepthys ou celui Isis? Elles se ressemblent tellement! Comment s’appelle le dieu à tête de crocodile? A l’égal des vitraux de nos cathédrales qui demandent du temps et de la concentration à déchiffrer le message principal de ce “cathéchisme en images”, les fresques des monuments égyptiens sont des livres ouverts sur des centaines d’histoires.

Il faudrait pouvoir s’asseoir, choisir un mur et suspendre le temps. Pas toujours simple. Avant d’être délogé bruyamment par des chasseurs de selfies, on s’ébahit de certains éléments gravés ou sculptés sur les murs, de certaines poses, de certains détails, l’attitude d’un petit chien, une représentation d’Isis allaitant Horus, qui préfigure nos représentations de madonne à l’enfant. Une brochette d’esclaves sous le joug d’un pharaon, dont la représentation trahit les origines variées. Crâne rasé pour les nubiens, barbes et cheveux bouclés pour les syriens… La trousse d’instruments du chirurgien, avec ciseaux et scalpels de différentes tailles. Le tabouret d’accouchement des égyptiennes de l’antiquité. Les restes de couleurs sur les ailes des vautours protégeant un plafond. Les ciels de nuit étoilés de certaines salles à Edfou.

De mes manuels d’histoire sur l’antiquité égyptienne j’avais gardé une certaine méfiance de l’Egypte Ptolémaïque trop métissée de culture grecque et suspecte de dilution. Je ne sais pas si les égyptologues tiennent encore ce discours. J’ai beaucoup aimé les temples ptolémaïques, Philae, Kom Ombo et Edfou, plus récents et mieux conservés. La qualité des sculptures y est incomparable. Et puis, comme le disait l’une de nos guides : le peuple égyptien s’est toujours mélangé avec ceux qui venaient, et tant mieux, cela nous a beaucoup apporté, la société égyptienne est forte de ces multiples influences – sauf les turcs s’est elle empressée d’ajouter. Pourquoi? Ce n’est pas clair.

L’Egypte contemporaine est également fascinante à observer. On ne peut ignorer les signes d’un état sécuritaire, même sans avoir lu Alaa el-Aswany. On ne tue pas la poule aux oeufs d’or. Les lieux touristiques sont ostensiblement gardés par des voitures de police, les véhicules blindés légers de l’armée sont présents sur des points stratégiques avec une vigie de permanence sur la tourelle de tir. Les routes sont ponctuées de points de contrôle où il vaut mieux éviter de plaisanter. La mention par le chauffeur de notre nationalité ” faransi!” lui permettait de passer semble-t-il sans avoir à glisser un billet au préposé.

Parcourir les routes égyptiennes, même dans un temps réduit, permet de réaliser l’immensité du défi posé dans la gestion du pays. La construction de cités nouvelles un peu partout tente de répondre à une vitalité démographique qui a fait du pays le troisième pays le plus peuplé d’Afrique, tout comme l’édification de nouvelles écoles ou d’hôpitaux, tous ornés de portraits du président Sisi. La vallée du Nil, entre Assouan et Louxor se densifie, délaissant de plus en plus sa vocation rurale.

Mais les vues restent pittoresques et rappellent par beaucoup d’aspects certaines gravures dans les temples des pharaons. Maisonnettes en briquettes de terre crue, palmiers dattiers et palmiers doum qui délimitent les parcelles, typiques des oasis, sous l’ombre desquels sont plantés légumes et fourrage pour les petits ânes tirant les charrettes des paysans. Petits pains ronds mis à lever à l’extérieur des maisons. Carcasses de boeuf ou de mouton pendues à leur crochet, à l’extérieur des échoppes des bouchers. Amphores en terre privées d’anses reposant sur des tripodes à l’extérieur des maisons rurales pour offrir, à tout moment, de l’eau fraîche aux voyageurs. Un garçonnet montant son âne à cru, rapportant un cylindre de gaz qu’il tient devant lui. Une petite fille sans foulard conduisant une charrette sur laquelle j’aurais bien écrit une histoire. Je l’imagine aînée d’une fratrie de filles qui aide sa mère à gérer la maison familiale, ou petite dernière d’un vieux père, qui ne sait rien lui refuser? Les femmes se font discrètes dans les rues. Sauf celles aux silhouettes d’enfant dissimulées sous des abbayas noires qui mendient au milieu de la route, sur la surélévation d’un ralentisseur, un petit calé sur leur frêle hanche.

Nous avons fini au Caire, ruche poussiéreuse et polluée, dont l’objectif du petit peuple, au-delà de s’entasser dans des minibus Toyota bondés est de soutirer, pour vivre, quelques billets à son prochain. Vendeurs de gauffrettes rondes, de marques-pages signets du Coran, de ballons en forme de coeur pour la Saint-Valentin.

Hébergés près des pyramides dans un complexe préfigurant le Caire de demain, abritant une smart-city pour entrepreneurs cairotes, deux campus universitaires, affichant de ces proverbes en vogue dans les écosystèmes de startupeurs disruptifs du monde entier “keep calm and think win-win”… Nous avons pu apercevoir brièvement le Caire historique en allant visiter le musée de la place Tahrir, cette pâtisserie rose dessinée par un architecte marseillais au début du siècle dernier. L’ouverture du Grand Egyptien Museum censé offrir, au pied des pyramides de Gizeh, un écrin à la (dé)mesure des trésors archéologiques du pays, est de nouveau reportée.

Plongée dans la mégalopole folle et bouillonnante. Une ruche humaine traversée par des autoroutes et voies rapides, des autoponts vous promenant devant des façades ocre décrépies et des forêts de paraboles, telles des champignons blafards posés sur les toits. Un paysage nocturne ponctué par les flashes des écrans géants lumineux des publicités pour réseaux de téléphone mobile, fast-food, sodas, d’affichages numériques vantant les nouveaux développements immobiliers dans des communautés sécurisées, à l’extérieur de la ville, promettant au gratin cairote** une vie de Nabab loin du brouhaha et de la pollution. La moue débonnaire d’un quinqua rappeur avec chevelure en brosse, barbe poivre et sel, et lunettes de soleil, agitant la main comme dans un slammer et promouvant, summum de la coolitude, les chips Mojito (Miam!).

*Dans un avenir proche, on pourra sans doute explorer ces monuments dans le metavers ou via des jumeaux numériques créés dans de grands espaces. J’ai pu essayer la visite du jumeau numérique de Lascaux à la Cité de l’Architecture à Paris, place du Trocadéro, c’est une façon intéressante de voir ce qu’on ne peut plus visiter. La vraie grotte de Lascaux est réservée à un quota de chercheurs trié sur le volet pour éviter d’endommager les fresques qui ont résisté pendant 21 000 ans. Cependant, en dehors des raisons de préservation des sites eux-mêmes je doute qu’un jumeau numérique soit un concurrent crédible.

** désolée, je n’ai pas pu résister ;-)))!

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon*

Quelques pensées en désordre, suggérées par la lecture du roman de Jean-Paul Dubois, il y a quelques semaines…

Il y a des livres qui vous emportent, et que vous gardez avec vous, que vous ruminez comme une vache sa boulette de fourrage, tant son contenu semble pertinent dans votre façon de percevoir le monde. C’est le cas du roman de Jean-Paul Dubois, lu récemment, et dont le titre me revient régulièrement à l’esprit.

Pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je vous le recommande. C’est un livre tourne-pages, avec des personnages attachants, et une histoire intéressante. L’histoire d’un fils d’un pasteur danois et d’une mère française soixante-huitarde, qui se retrouve en taule au Québec, où il s’est installé à la suite de son père, pour un méfait dont on ne comprendra le motif qu’à la fin du roman. Il partage sa cellule avec un Hells Angel patibulaire, avec lequel il finit par trouver un modus vivendi. Le roman mêle le récit biographique du narrateur et des scènes de la vie en prison, réduite en grande partie à ses interactions avec son codétenu.

Les façons d’habiter le monde dont le narrateur parle, ce sont celles de son codétenu, mais aussi celles de son père défunt, des copropriétaires de l’immeuble dont il a été le factotum pendant vingt ans avant son incarcération, celles de la femme qu’il aimait et qui a disparu. Le roman nous les décrit avec ce regard distant et plein d’humour qui est celui de tous les romans que j’ai lus de cet auteur.

Tout les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Les histoires entrecroisées du roman, et l’humanisme qui s’en dégage, m’ont beaucoup parlé. Peut-être parce que j’ai fait, en mars, un pèlerinage familial au Sénégal, pays d’enfance de ma mère, où elle a retrouvé avec émotion tout un pan de son enfance et de son histoire personnelle. Des sensations liées à une autre époque, et aussi à un pays où ses parents, venant du Vietnam, ont décidé, poussés par l’histoire, à s’installer. J’en ai parlé dans ce billet. Mes grands-parents ont choisi pour leurs enfants, nés sur une terre étrangère, de faire leur une autre façon d’habiter le monde. Maman regardait avec étonnement et émotion les modifications survenues pendant les quarante dernières années : “ça n’existait pas tout ça avant!”, l’avons nous entendue s’écrier régulièrement, parfois en hochant la tête de désarroi. Parfois, un tour en charrette lui tirait des petits rires: “tu sais que je suis allée à l’école en charrette pendant toute mon enfance!”.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est aussi la phrase qui résonnait dans ma tête pendant l’assemblée générale des copropriétaires de notre résidence à Maurice. Un colloque improbable où les copropriétaires viennent de tant de pays différents, que ses assemblées générales me font invariablement penser à la tour de Babel… Les réunions se font en anglais et en français, et souvent dans un mélange étrange des deux, et le sens des priorités des participants y diffère avec une magnitude qui confine à l’absurde, comme dans toutes les communautés humaines. Faut-il clôturer de barbelés ou de barrières électriques tout le périmètre de la résidence? Combien de caméras de surveillance sont-elles nécessaires pour assurer la sécurité de la communauté? Que faire des mauvais payeurs? Doit-on faire refaire le tennis qui n’appartient pas à la copropriété, mais qui rend service à certains copropriétaires? Comment se débarrasser des singes qui prennent leurs aises dans certaines parties de la résidence? Et des chiens errants? Doit-on autoriser son voisin à construire une réplique du Taj Mahal dans son jardin en bétonnant allègrement alors qu’il a déjà largement dépassé la constructibilité de sa parcelle? Pourquoi le portail amenant à la plage est-il bloqué les trois quarts du temps?

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Alors qu’en avril les pays occidentaux ne regardaient que vers l’Ukraine, les autocollants “Lager non!”** qui fleurissaient dans l’île, ne concernaient pas le conflit en Ukraine, dont personne ne parlait, mais l’avenir de la base militaire américaine de Diego Garcia, dans l’Océan Indien.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. En rentrant, j’ai été frappée par la façon dont, dans la campagne pour l’ élection présidentielle, chaque côté voulait à toute force faire adhérer les électeurs à leur vision du monde, la seule légitime, et vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensaient pas comme eux (car, comme le chantait Brassens dans “La mauvaise réputation” , “les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route qu’eux’). Comme si l’enjeu d’une élection était de réaligner toute la communauté nationale sur une seule et même perception de notre environnement.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Pour avoir vécu plusieurs expatriations, à différents âges de mon existence, je peux en attester.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. C’est peut-être aussi ce que j’aurais voulu répondre, mais j’évite les polémiques sur les réseaux sociaux, aux bien-pensants qui ont voulu crucifier un footballeur sénégalais qui n’avait pas, pour la journée de lutte contre l’homophobie, voulu arborer le bandeau proposé par son club. “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon”. Je renvoie au beau roman de Mohamed Mbougar Sarr “de si purs hommes” sur la condition des homosexuels au Sénégal, pour comprendre la réaction de ce jeune homme que bon nombre de ses concitoyens ont soutenu.

Tous les humains n’habitent pas le monde de la même façon, et c’est sans doute ce qui fait son charme et sa richesse. Pour reprendre la métaphore suggérée par Jean-Paul Dubois, le monde peut se voir comme une grande copropriété, ou une grande co-location dans laquelle cohabitent tous types d’humains aussi légitimes les uns les autres. Comment faire cohabiter tous ces humains? Doit-on leur imposer une seule et même façon de fonctionner? Si oui, comment déterminer quel serait le bon modèle? N’est-il pas plus intéressant de chercher à trouver le meilleur “modus vivendi” possible, en respectant les autres et leurs différences?

Je ne sais pas si c’est parce que je vieillis, ou que je passe trop de temps sur les réseaux sociaux, mais je trouve que les échanges deviennent de plus en plus agressifs et les attaques plus personnelles. Je ne crois pas que cela soit la meilleure façon de gérer la maison commune que de supposer que l’autre, celle ou celui qui ne voit pas les choses de la même façon que moi, soit forcément de mauvaise foi ou aspire à m’effacer de la surface de la terre.

Je termine ce billet par un rappel d’un conte des frères Grimm, qui plaisait beaucoup à la jeune lectrice que j’étais : celle des quatre musiciens de Brême. Un âne, un coq, un chat et un chien sont chassés par leurs maîtres qui les trouvent trop vieux et veulent s’en débarrasser. Ils décident d’unir leurs forces et d’aller à Brême travailler comme musiciens. Chemin faisant, ils rencontrent des voleurs fêtant dans leur repaire leurs derniers méfaits. Unissant leurs forces et leurs talents (très divers) ils mettent les voleurs en fuite et héritent d’une maison ou passer dignement leurs vieux jours. J’aime beaucoup ce que nous dit cette histoire sur la cohabitation, et la richesse des collectifs hétérogènes. On peut habiter le monde en coq, en chien, en chat ou en âne, et aussi trouver de la joie à vivre dans la même maison!

*Jean-Paul Dubois, “Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon” Editions de l’Olivier, Prix Goncourt 2019

** “Non à la guerre” en kréol

Un Jack Sparrow des mers du sud…

Un moment d’évasion puisqu’il nous est désormais difficile de voyager! Rencontre sur les côtes malgaches…

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Il y a des périodes où l’on a besoin d’évasion, une fiction élaborée à partir d’une rencontre de voyage, lors d’une croisière en catamaran vers les îles Ramdama, au nord-est de Madagascar, une de ces images qui vous restent dans la tête. L’équipage vient de mettre le bateau au mouillage pour la nuit dans une petite baie. Une voix non identifiée retentit. Elle provient d’une vieille pirogue avec une voile toute trouée faisant route vers le catamaran. La voix s’amplifie, c’est un homme qui chante à gorge déployée. La voile s’affale et la pirogue aborde à l’arrière du bateau De taille moyenne, torse nu, une coiffure afro malmenée par le sel et le soleil l’occupant de la pirogue nous sourit, bien campé à côté de son mât, dévoilant ses dents du bonheur : « Bonjour Vaasa ! ». Il essaye sans succès de nous fourguer une bouteille de son elixir de noix de coco fermentée, puis repart en chantant avec quelques offrandes. Cette brève rencontre m’a inspiré une histoire… écrite il y a quelques années pour l’atelier de Marion Rollin!

« Aristide, Aristide ! ». Les enfants appellent à l’extérieur de la case en riant. Ils continuent en chantonnant : « Aristide, Aristide ! ». L’homme émerge peu à peu de sa torpeur. Il a mal au crâne. Ses paupières sont des écailles qu’il dissout en les frottant avec ses poings. L’antienne continue : « Aristide, Aristide ! ». Le village est déserté par les adultes. Les hommes sont repartis à la pêche, les femmes cultivent les terres, un peu plus loin. Et comme tous les après-midis, les enfants viennent taquiner Aristide.

L’homme s’est redressé sur sa natte. Il regarde par les jointures du panneau de palmes tressées qui constitue les murs de sa maison. C’est encore le petit Joseph qui mène le bal. Quel garnement celui-là ! Mais qu’est-ce qu’ils ont ces enfants, ils n’ont rien de mieux à faire que d’embêter un honnête homme dont la tête est prise dans un étau ? Aristide regarde dans l’unique pièce de sa case, et essaie de trouver un peu d’eau pour se rincer le visage. Il a la tête aussi dure qu’une noix de coco. Il a beau balayer du regard l’intérieur de sa case, il n’aperçoit pas la calebasse. Elle doit être dehors. Il sort. Le soleil qui fond droit sur sa tête lui fait fermer les yeux. Aïe !

La calebasse est là, sur le plancher en bois qui lui sert de terrasse et de pas de porte. Ah… le pouvoir rafraîchissant de l’eau douce. Il va falloir en rechercher au puits. A la ville, Aristide a un cousin qui dispose, oh grand luxe ! d’un robinet. Point de cela ici. Aristide saisit deux bidons en plastique sous les rires des enfants et se dirige vers le puits, à la sortie du village, près de l’enclos à zébus. Les enfants l’accompagnent en piaillant, certaines petites filles portant le dernier-né de la fratrie, en T-shirt sale et morve au nez, sur leurs hanches menues. « Aristide, Aristide ! » chantonnent les enfants qui font mine de s’éloigner si l’homme se tourne vers eux mais restent à portée de voix.

Accompagné de son escorte bourdonnante Aristide arrive au point d’eau et remplit ses bidons. Il faut pomper l’eau à la main en actionnant vigoureusement le levier mi-rouge, mi-rouille. Aristide s’asperge le visage avec la dernière giclée et s’ébroue, ce qui fait rire les enfants. « Aristide », dit Joseph « pourquoi tu ne vas pas travailler ? » « Mais qu’est-ce qui te permet de me parler comme ça garnement ! » Les autres enfants observent, des paillettes de malice au fond de leurs yeux noirs. Aristide prend ses bidons et retourne vers sa case, toujours environné de sa suite. Il remise l’eau dans un coin de la pièce.

Les enfants se rapprochent en chuchotant. Aristide passe la tête par l’embrasure de la porte et les chuchotements s’arrêtent. Il sort de sa case et se dirige vers l’arrière où se trouve son « atelier ». Un espace sableux délimité par un tas de noix de coco d’une part, un tas d’écorces de noix de coco d’autre part et deux tonneaux en acier, un rouge France et un bleu pétrole, à l’ombre d’un grand arbre. Il s’assied à l’ombre de l’arbre, assure entre ses jambes le pieu rouillé en acier qui lui sert à enlever l’écorce fibreuse des noix de coco pour n’en garder que le cœur, et commence.

Il chantonne. Un coco, deux cocos, trois cocos… Planter la fibre sur le pieu, déchirer d’un coup sec l’enveloppe, un, deux, sortir le cœur, hop, jeter l’enveloppe, un, deux, sortir le cœur, hop, jeter l’enveloppe à droite, le cœur à gauche. Joseph reprend : « Aristide, Aristide, pourquoi tu ne veux pas travailler ? » « -Mais je travaille, Joseph, j’épluche les cocos ! » « -ce sont les vieux qui épluchent les cocos ! » -« Impertinent, va !  Hier, j’ai cueilli les cocos, aujourd’hui j’épluche les cocos ! » « -Mais ce n’est pas un travail, ça, les cocos ! » « Va t’en Joseph, tu m’ennuies ! » Les enfants se lassent, se dispersent dans le village.

Aristide continue d’éplucher les cocos. Les petites filles font cuire le riz, à côté. Le soleil est rentré dans son dernier quart. Aristide casse les cœurs de coco et en écrase la pulpe qu’il met dans le tonneau bleu. Les hommes vont commencer à rentrer, il renverse les bidons sur le plancher devant sa case, sort quelques verres usés. Ils aiment bien faire une pause chez lui en rentrant de la pêche. Un petit peu de coco fermentée leur fait oublier la longue journée en pirogue et la morsure du soleil, la corde des filets qui entaille les doigts…

Les enfants réapparaissent et chantonnent : « Aristide, Aristide, pourquoi tu ne veux pas travailler ? » Aristide frémit et tourne la tête pour répliquer vertement aux impudents, mais sa face s’éclaire d’un large sourire : là-bas, à l’entrée de l’estuaire, vient de se profiler la silhouette d’un catamaran : des touristes ! Il saisit quelques unes des bouteilles en plastiques maintes fois recyclées remplies de son tord-boyaux, prend avec lui quelques noix de coco et se dirige vers la plage où l’attend sa fidèle pirogue. Aujourd’hui, la chance est avec lui !

Voyage, voyages…

Ce qui me manque le plus de ma vie d’avant la pandémie…

“Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,

L’univers est égal à son vaste appétit.

Ah, que le monde est grand à la clarté des lampes!

Aux yeux du souvenir que le monde est petit!”

Charles Baudelaire. Le voyage

Les voyages me manquent.Quelques jours avant le second confinement, j’ai dû faire refaire mon passeport, étant arrivée à épuiser les pages destinées aux visas. J’avais encore en perspective un déplacement en Afrique. C’était le moment idéal pour refaire un passeport! Il m’a été livré en un temps record. J’ai dû rendre le précédent, me privant du plaisir de regarder une fois encore ces souvenirs de mes tribulations des dernières années. Et bien cela m’a affectée plus que je ne l’aurais cru!

Il m’arrivait parfois de feuilleter les pages de la rubrique “visas” de mon précieux viatique, comme Frodon son anneau magique, juste pour le plaisir de revoir les marques tamponnées à l’encre et paraphées au stylo bille, qu’y ont laissées les autorités aéroportuaires ou les services consulaires. Fioritures, photos d’identité intégrée, kryptogrammes… Telle Dom Juan égrenant ses conquêtes, j’étais heureuse de revoir ces traces de mes périgrinations passées.

Depuis le mois d’octobre, aucun visa n’est venu troubler les pages désormais vides de mon nouveau passeport, plus vierge que Jeanne d’Arc. Pas le moindre projet de sortir du territoire national! Les années précédentes, à cette période de l’année, j’avais toujours en ligne de mire quelques escapades plus ou moins lointaines. L’an dernier je m’apprêtais à m’envoler pour le Bénin, pour un voyage professionnel où j’ai pu profiter d’un week-end pour avoir un aperçu moins partiel que lors des déplacements planifiés. Adjarra la ville des tambours, Porto Novo, Ouidah, la Côte des Pêcheurs découverts avec une jeune collègue béninoise et le meilleur chauffeur/guide de Cotonou, m’ont laissé des moments d’émerveillement et de joie profonde.

Rien de tout cela cette année. Je pourrais jouer les vertueuses en prétendant que je m’en réjouis pour mon bilan carbone. Il n’en est rien. Les voyages me manquent, avec le contact avec l’imprévu qu’ils procurent, le frisson de l’inconnu, les rencontres -j’assume les clichés! Je maudis -tout en comprenant les raisons du gouvernement mauricien- les retrouvailles sans cesse repoussées pour cause de fermeture des frontières, avec ces antipodes qui sont devenus ma seconde maison. Cet ailleurs où j’aime regarder le rayon vert apparaître à l”horizon, alors que le soleil se couche sur la baie de Tamarin, et voir pousser les manguiers plantés il y a douze ans dans mon jardin. Je porte le deuil (temporaire) des projets de retour en Afrique du Sud pour retrouver les amis et faire, encore une fois un tour au Kruger, et du premier voyage au Vietnam que nous avions commencé à planifier, avant l’arrivée du virus couronné.

La leçon la plus cruelle de la pandémie pour moi, et je réalise combien je suis chanceuse, c’est ce sevrage brutal avec cette possibilité de parcourir le monde. Certes, j’ai la chance d’habiter un pays où la variété des territoires est incroyable, et que je connais finalement peu. J’ai découvert la Normandie alors que sa proximité de Paris me paraissait autrefois une source d’ennui profond. J’ai appris à apprécier les colombages, les grandes bâtisses des haras, les plages de la Manche et leurs cieux aux cent cinquante nuances de gris. J’ai découvert Cognac et Oléron, Saint-Jean du Gard et Nîmes, le Mont St Michel et Saint Malo, j’ai arpenté la dune du Touquet et dégusté des huîtres et des coques sur les bords du Golfe du Morbihan.

Que demander de plus?

Farewell to Johannesburg…

Le container est parti vendredi après-midi. La grande maison blanche est vide. Après une semaine le nez dans les cartons, la conclusion de notre séjour sud-africain s’approche.

Lorsque s’est dessinée la possibilité de l’expatriation, j’avais appelé un collègue qui y avait passé un an pour son post-doc. J’avais envie de connaître son sentiment, s’il pensait que c’était une bonne idée, etc. Il m’avait rassurée, ayant fait une place à part dans son coeur à ce pays tellement au bout de l’Afrique qu’il ne s’y voit pas toujours. “Il y a des aspects que tu vas adorer” avait-il prophétisé, et “il y a des aspects que tu vas détester”, “en tant qu’européenne, il y a des situations auxquelles tu ne pourras jamais te résigner”. Trois ans plus tard, force est de constater qu’il avait raison.

J’ai adoré vivre dans cette métropole vibrante, avec son histoire très courte et ce rêve qu’elle a symbolisé pour de nombreux migrants. J’ai été choquée par le côté scindé de la ville, par cette inscription géographique de la division jamais surmontée entre les noirs et les blancs. J’ai accepté, tant bien que mal, que la rançon d’une vie agréable soit de vivre dans des quartiers aux murs hauts surmontés de barrières électriques. Je quitte sans regret les trois (!?) systèmes d’alarme différents, la gestion des parties jour et nuit de la maison.

J’en ai apprécié les ciels lumineux et la clémence du climat (sauf les petits matins d’hiver dans une maison non chauffée), les petits déjeuners sous la véranda 300 jours sur 360, la floraison des jacarandas au printemps, des plumbagos en été, celle des “coral trees” et le flamboiement rouge, jaune ou orangé, des aloes au début de l’hiver. J’ai aimé l’amabilité des habitants, et leur gaieté. La vue des “helpers” et des jardiniers prenant le soleil sur les trottoirs engazonnés pendant leur pause. Les hommes faisant la sieste en bleu de travail, le nez dans l’herbe, oublieux des passants. Les femmes en uniforme et coiffe assortie avec leurs tabliers blancs, les jambes à l’équerre sur la pelouse, échangeant les dernières nouvelles. Les filles d’attentes aux arrêts de minibus, le soir, vers cinq heures.

De retour en France, je saurais reconnaître la chance d’avoir des feux rouges qui fonctionnent, et au pied desquels ne se trouvent pas toute la misère du monde. Le bossu de Bompas, le paralytique de Melville sur sa chaise roulante antique, le rasta au regard illuminé de Boundary, la jeune fille aux jambes grêles et au regard absent, tremblotant à la sortie de la bretelle d’autoroute de Corlett, l’albinos de Melrose Crossing, le post-adolescent au visage joufflu et à l’afro décolorée, en posture de pénitent, et son éternelle couverture poussiéreuse sur Chaplin. Je goûterai de nouveau au plaisir de pouvoir faire tout à pied, aller acheter mon pain, descendre au marché, et de ne pas avoir à faire un long détour parce que tel quartier est bouclé par des “closures” sécuritaires et qu’on ne peut que le contourner…

J’ai aimé les rencontres avec des sud-africains de toutes origines, leur accueil chaleureux. Les longs déjeuners du dimanche entre amis, braaï ou cuisine plus raffinée, avec open bar de vins sud-africains. J’ai apprécié aussi l’accueil de la communauté française, une petite communauté de 4000 âmes, qui, peut-être parce que la ville est réputée difficile, se met en quatre pour intégrer les nouveaux et leur faire découvrir les charmes de la cité de l’or.

Mon collègue avait raison, j’ai beaucoup aimé Joburg, comme on l’appelle familièrement ici. Je suis d’autant plus triste d’en partir que je n’ai pas pu avoir de réponse à des questions cruciales comme: pourquoi les sud-africains adorent-il autant les voitures blanches? Pourquoi affichent-ils leurs agents immobiliers sur les réverbères comme on le ferait chez nous de politiciens en campagne électorale? Pourquoi les sud-africains blancs font ils autant de courses de vélo, de marathons,  d'”Iron Man” les week-ends, quand, pendant la semaine ils ne peuvent envisager d’aller acheter leur pitance au supermarché à pied? Pourquoi, mais pourquoi diable, vend on du vin dans les supermarchés, alors que le titrage des nectars sud-africain frôle les 14 degrés, quand bière et cidres bien moins concentrés en alcool, doivent se contenter, comme les autres boissons d’adultes, de figurer dans des “Liquor Stores”?

Adieu donc, Johannesburg ville de contrastes, ville d’opulence et de misère, cité-monde et cité africaine, mirage et réalité. Ce blog est un témoignage des réflexions que m’ont inspirées les presque trois ans que j’y ai passés. Alors va t’il aussi s’arrêter? Soyez rassurés ami.e.s lecteurs/lectrices, j’ai encore quelques billets en réserve, déjà programmés, et puis je ne quitte pas tout à fait l’Afrique Australe, y ayant toujours un pied-à-terre à Tamarin. Ce blog continuera après l’été avec mes impressions sur l’Afrique vue d’Europe, à la lumière de mon expérience sud-africaine. Que perçoit-on de l’Afrique quand on est en Europe? Comment ces perceptions se comparent-elles à ce que j’ai pu voir/lire/entendre en vivant sur le continent? Merci en tout cas à mes lectrices et lecteurs fidèles, merci pour vos retours sur mes billets, ils m’ont touchés et fait plaisir, merci aux suggestions de sujets, et à très bientôt!

 

 

Quelque chose de pourri au royaume de Molière?

Pour une fois, ce billet ne va pas avoir comme objet la politique sud-africaine. Puisque nous sommes à une semaine du premier tour de l’élection présidentielle française, j’ai décidé d’évoquer la France vue de l’étranger et en l’occurrence, de l’Afrique Australe. L’avantage de voyager c’est de voir son pays avec des yeux différents, notamment dans les yeux de ses interlocuteurs. Après dix-huit mois de pérégrinations sud-africaines, j’ai pu recueillir des opinions très variées , parfois erronées, et toujours intéressantes de sud-africains sur la France et les français.

Ces conversations, souvent sur le mode badin avec des personnes rencontrées au hasard d’un voyage, en marge d’une conférence, d’un séminaire, d’un déjeuner ou dîner, ont la vertu de donner un angle sur notre propre pays que nous n’avons pas spontanément. Des questions, des observations lancées à la volée montrent la différence entre la représentation que nous, français, forcément un peu fanfarons, fiers de notre histoire, nous qui avons donné au monde, entre autres trésors de l’humanité, Paris, la plus belle ville du monde, les Lumières, l’accordéon, les droits humains, le camembert, Marie-Antoinette, Yvette Horner et Mireille Mathieu, et celle que se forgent les bipèdes exotiques et bigarrés implantés outre-Zambèze…

La première surprise c’est que finalement, la France n’est pas le centre du monde!!!! Et oui, amis lecteurs, je vous sens tout désemparés, consolez-vous, ce n’est pas bien grave mais ici la France, cela ne signifie rien pas grand chose. C’est tout juste si les amateurs de rugby se souviennent qu’on a failli gagner une coupe du monde* (mais le terrain était lourd, les sangliers avaient mangé des cochonneries, etc.).

Les autochtones amateurs/ amatrices de comédies romantiques ont l’idée que se marier à Paris c’est presque aussi bien que convoler à Venise, mais elles n’ont qu’une idée imprécise d’où les situer sur une carte et de ce qui les différencie. D’ailleurs non Sean, mon chou, Paris ne ressemble pas à Franshoek! Quant à la situation politique, si les journalistes reprennent avec plaisir la fameuse réflexion de Marie-Antoinette “let them eat cake” (“qu’ils mangent de la brioche!”) pour fustiger à l’envi les tendances des dirigeants d’Afrique Australe à se goinfrer pendant que leur population peine à joindre les deux bouts, elle suscite très peu de commentaires ici. Le championnat de football anglais est plus commenté que le Brexit… ou que la politique française…

Quelques infos arrivent à voyager… Malheureusement elles oeuvrent peu pour établir une image idyllique de notre pays (la première destination touristique au monde clamait triomphalement notre ministre des affaires étrangères!). Un chauffeur de taxi du Cap à qui nous disions que nous venions de France nous disait qu’il ne connaissait rien de la France… si ce n’est que nous avions un président qui avait autant de femmes que le président Zuma (sic)… Classe!

Parfois dans les dîners mondains des interlocuteurs polis essaient de se rencarder sur la vie politique française. Souvent, alors que je me perds à essayer d’en résumer les évènements récents, on me répond que finalement, c’est assez similaire à ce qui se passe localement. Maltraiter des migrants qui vous piquent votre travail et vos avantages acquis? C’est dans l’ordre des choses! Embaucher sa femme et ses enfants? Rien de plus normal!  Zuma depuis qu’il est au pouvoir a contribué largement à l’établissement de sa progéniture (et elle est nombreuse, avec quatre femmes officielles, plus des petites aventures extra-conjugales pour être président, on n’en est pas moins homme!).

Faire protéger ses ex à grand frais par l’argent du contribuable? Mais bien sûr que c’est normal! Nkozasana Dlamini Zuma, ex-femme de Zuma (et prétendante à sa succession) circule ces derniers temps avec une protection de la garde présidentielle. “Imagine t’on le Général de Gaulle mis en examen?”. Ici, dans un pays où avoir fait de la prison sous l’apartheid sert de viatique en politique, on n’a pas vraiment de problème avec un dirigeant mis en examen. Zuma ne perd pas une occasion de dire qu’il ne craint pas la prison, ayant connu les geôles de l’apartheid…

François Fillon évoque t’il une cabale des juges à son encontre? Mais il devrait prendre exemple sur le président Zuma qui a déclaré, pas plus tard que la semaine dernière que l’utilisation des moyens judiciaires par ses adversaires (on est dans un régime de common law et ses gens là se traînent devant les tribunaux pour un oui ou pour un non) n’était rien de moins qu’un comportement anti-démocratique… D’ailleurs Zuma a 789 charges qui pèsent contre lui et l’un des enjeux de la bataille qui se joue jusqu’au congrès de décembre, négocier son immunité judiciaire.

Alors, les candidats à la présidentielle française peuvent toujours aller se faire tailler un (voire plusieurs) costard(s)! Ils sont largement dépassés. Il va falloir leur en faire bouffer, des compléments alimentaires pour qu’ils soient à la hauteur et défient l’inventivité des politiques sud-africains!

*de rugby évidemment, les footballeurs français ayant eu une attitude lamentable sur laquelle il n’est pas opportun de revenir

Voir le Cap et mourir…

On a tout dit sur Cape Town, lieu le plus visité d’Afrique du Sud. Fondée par des huguenots néerlandais énervés cherchant à pratiquer leur religion à leur convenance, tout en fournissant en denrées fraîches les bateaux de la Compagnie des Indes Néerlandaises, c’est un endroit unique et magique, plébiscité par les touristes, les surfeurs et les retraités de tous poils. Difficile de ne pas en tomber amoureuse…

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Derrière les cartes postales, les superbes panoramas donnant sur la mer (froide mais) scintillante, les silhouettes massives et reconnaissables des différents pics et massifs de la Montagne de la Table, derrière les photos de vacances tous sourires dehors, il y a une autre réalité dont rendent compte, chacun à leur manière, les deux derniers livres que j’ai lus.

Tous deux écrits par des auteurs sud-africains: “Les enfants du Cap” par Michèle Rowe, et “Thirteen cents” de Kabelo Sello Duiker racontent la ville et ses part d’ombre. Ecrits avec des perspectives et des voix différentes, ce sont des lectures complémentaires qui restituent bien l’atmosphère de certains quartiers de la “Mother City”. Michèle Rowe ancienne de la communication, est venue tard à l’écriture et a choisi de s’exprimer via le genre policier, K Sello Duiker était un prodige de l’écriture qui s’est suicidé au début des années 2000 à l’âge de trente ans, les deux ouvrages explorent les histoires de jeunes “coloured”, et les douloureuses divisions d’une société sud-africaine profondément et durablement inégalitaire.

Le roman des “enfants du Cap” se déroule à Nordhoek, au sud de la ville, au bord d’une des plus belles plages de la péninsule. L’arrivée sur la longue plage de Noerdhoek en arrivant d’Hout Bay le long du Chapman’s Peak Drive est un enchantement. L’intrigue met en scène des promoteurs véreux voulant assurer une belle (et juteuse) opération de construction d’une des ces communautés enfermées entre de hauts murs surmontés de clôtures électriques et surveillées 24 heures sur 24, comme il en existe tant dans les villes aisées du pays.

Les personnages centraux sont un duo mal assorti: une psychologue un peu baba cool qui habite l’un des petits pavillons sans prétention qui constituaient l’essentiel du bâti de ce village, et milite pour la préservation de l’environnement et une jeune inspectrice “coloured” Persy Jonas, envoyée en reconnaissance lorsque la psychologue a trouvé au bout de la plage, le corps sans vie d’un hobo au passé un peu trouble habitant le village. L’enquête qui revient sur  la vie de ce petit coin de paradis dans les vingt dernières années met à jour les blessures et les fêlures des personnages principaux et les effets nocifs rémanents de l’apartheid sur la communauté. Polar bien écrit, agréable à lire qui retranscrit bien l’ambiance de cette petite bourgade tranquille qui s’étend au pied du célèbre “Chapman’s Peak”.

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Âpre, rugueux, râpeux, “Thirteen cents” est un roman noir, brutal, qui arrache la gueule le coeur. C’est l’histoire de la descente aux enfers d’un orphelin pré-adolescent de douze ans. Azure un beau “coloured” vivant dans le Eastern Cape, l’une des régions les plus pauvres du pays, part pour Cape Town avec l’un de ses voisins après la mort de ses parents et vit dans la rue. Il se prostitue pour vivre et tente tant bien que mal de garder une certaine intégrité, rester propre, éviter les drogues synthétiques, le “tik” qui ravage ses pairs, les miséreux de Cape Town. Il observe avec une rare lucidité la société des adultes de la rue, maquereaux, voyous, dealers, prostituées, miséreux, superstitieux, malhonnêtes et menteurs… L’auteur décrit les mésaventures d’Azure avec dans une écriture simple et sèche, sans fioritures. Roman difficile à lire, qu’on pose et reprend plusieurs fois tellement ce qu’il décrit nous tord les tripes. Seule respiration dans la narration une échappée purifiante sur les flancs de la montagne de la Table.

Roman lucide et très puissant sur la face cachée de Cape Town, celle qu’aucun office de tourisme ne vous vantera, celle devant laquelle on n’érigera pas de cadre jaune géant #iwasincapetown pour formater les souvenirs des vacanciers du monde entier. Une réalité qui est de plus en plus reléguée loin des yeux des touristes et loin du centre ville. Les autorités de la province du Western Cape et de la ville de Cape Town entérinent les programmes de “gentrification” et de transformation des quartiers populaires comme Sea Point, Salt River etc. et d’envoi des anciens habitants vers des quartiers très excentrés. “Cachez ces miséreux que je ne saurait voir”… Dans une ville dont l’un des traumatisme a été la destruction sous l’apartheid du fameux District Six, racontée dans un des musées de la ville, cela résonne quand même comme une mauvaise ironie de l’histoire…

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Fabriquer une “africanité” après l’apartheid… le cas des marchés de souvenirs africains…

Regard sur l’artisanat africain à Johannesburg

Le “bana-bana”, ou marchand de souvenirs sénégalais est une figure de mon enfance africaine. Qu’il fasse du porte à porte pour écouler son stock, ou qu’il vende sur un étal sur le trottoir où dans un marché plus structuré. Je me souviens de discussions animées autour de l’achat d’un objet repéré par ma mère. S’engageait alors une vive discussion sur les mérites de l’objet convoité, la fixation du prix, la rigueur des temps, les difficultés d’élever une famille nombreuse et autres amabilités. A l’issue de cet échange, l’argent changeait de main et l’objet de propriétaire, et chacun reprenait son chemin en ayant le sentiment d’avoir mené à bien sa transaction.

Durant mes premiers pas à Johannesburg, et bien souvent en Afrique du Sud j’ai été frustrée que ce côté africain omniprésent dans les villes de mon enfance en Afrique de l’Ouest y soit si peu présent. L’effet mégalopole? Peu de marchands d’artisanat sur les trottoirs, aucun de ces marchés colorés et parfois odorants où l’on s’interpelle joyeusement d’un étal à un autre, en vantant le velouté d’une mangue, la fraîcheur d’un poisson ou le croquant d’une tomate. Ce qu’on appelle des marchés ici sont souvent des lieux sans vraiment d’âme, à moins d’aimer les croûtes peintes pas des amateurs ou le prêt à porter hippie. Ils se tiennent le week-end sous l’auvent en béton et tôle ondulée d’un parking de centre commercial, et présentent plutôt un bric à brac de produits transformés, traiteurs, babioles et bibelots quelconques mais relativement peu de produits d’artisanat africain.

Quelques rares lieux, estampillés “African Craft Market” existent néanmoins,  dans les villes les plus touristiques. Le plus près de chez moi est à Rosebank, centre d’affaires entre le vieux centre de Johannesburg et l’opulente Sandton. (Au Cap allez vous promener sur Long Street). Cet African craft market où je me rends régulièrement lorsque j’ai des cadeaux à ramener, est une véritable caverne d’Ali Baba. Mais curieusement, il offre assez peu d’articles “made in South Africa”. Hormis les bijoux et éléments de décoration en perles de rocaille, les paniers Xhosa, les boucliers zoulous en peau d’impala, les oeufs d’autruche naturels ou sculptés, toutes les marchandises à l’intérieur du marché sont importées d’autres pays d’Afrique sub-saharienne, quand elles ne sont pas faites en Chine. Paniers, tissus, sculptures en bois ou en papier mâché du Kenya. Boucliers, statues et masques en bois du Cameroun, du Congo, de Côte d’Ivoire, bronzes du Bénin ou du Nigéria… Et d’ailleurs, les marchands eux-mêmes sont, en majorité d’autres origines que sud-africaine. Une bonne moitié des vendeurs parlent volontiers le français, étant originaires d’Afrique francophone.

Je suis tombée par hasard sur un article des Cahiers d’Etudes Africaines, écrit par Aurélia Wa-Kwabe Segatti qui m’a permis de donner un sens à cette anomalie qu’est l’ African Craft Market. Travaillant sur les migrations à l’intérieur de l’Afrique, et notamment à Johannesburg, elle a interviewé une vingtaine de marchands d’artisanat africain du marché de Rosebank entre autres, ainsi que des gestionnaires de ce type de marchés. La création de ces marchés d’art africain date d’après la fin de l’apartheid. Le régime précédent n’accordait aucune valeur à l’artisanat africain local et n’encourageait pas la création de marchés. Avec l’ouverture du pays au tourisme au moment de l’avènement de la démocratie, il a fallu créer une “africanité” qui avait été mise sous l’éteignoir pendant cinquante années, et gommer l’image trop blanche de l’ère précédente. L’Afrique du Sud pour exister comme destination touristique, devait se vendre comme une destination africaine sans en avoir les codes.

Dans les lodges de safari, que j’ai cités dans un précédent billet, l’africanité est convoquée par l’utilisation dans la décoration pillant sans vergogne les artefacts des pays voisins. Fauteuils en rotin du Malawi, statuettes nigérianes, etc. L’un des plus beaux hôtels de Johannesburg, le Saxon, utilise allègrement ce répertoire mêlé au souvenir de Mandela qui y écrivit, dit-on, ses mémoires.

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L’histoire racontée par les marchands est celle de migrants peinant à s’intégrer dans le milieu professionnel sud-africain, où leurs diplômes ou qualifications n’étaient pas reconnus. Ils ont commencé malgré eux à vendre quelques objets emportés dans leurs bagages pour leur permettre de survivre lorsqu’ils seraient à cours de liquidités. La demande croissante et le manque d’autres perspectives professionnelles les ont menés à se reconvertir en marchands de souvenirs africains et à monter peu à peu des filières d’approvisionnement. Les propriétaires immobiliers y voyaient bien leur affaire, créant des lieux attirant les touristes, et parfois aussi les locaux en quête de cette africanité. Petit bémol cependant, l’auteure remarque que parmi les locaux, seuls les blancs et les indiens fréquentent les marchés d’artisanat africain, la population noire se sentant peu d’affinité avec ce genre de lieux, leur préférant les malls à l’américaine avec leurs enseignes clinquantes et leurs marchandises neuves.

Le succès des marchés d’art africain en Afrique du Sud tient donc à ce qu’ils ont réussi à satisfaire trois types d’acteurs: les promoteurs immobiliers ou les autorités des villes touristiques qui voulaient construire une “africanité” à vendre aux touristes, les touristes en mal d’expérience “africaine”, et les migrants cherchant à trouver une activité professionnelle dans un pays pas forcément accueillant. Ces derniers n’ont pas pour autant été les dindons de la farce. L’auteure de l’article raconte comment ils ont pu imposer leur vue sur l’organisation du marché (pas de division par pays d’origine, mais un savant dosage d’articles de différentes provenances), et sur la fixation des prix. Il y avait au moment où elle a effectué son enquête, une affiche à l’entrée du marché de Rosebank proclamant: “ici c’est l’Afrique, on marchande”. Les palabres sont de rigueur!

Il est cependant dommage que nul part en Afrique du Sud on ne trouve de collections aussi intéressantes que les collections visibles en Europe. Pas d’équivalent de la collection du Musée du Quai Branly, du Musée Royal de Tervuren, des fondation Dapper ou Barbier Mueller. Où auraient-elles plus de sens que dans ce carrefour des migrations africaines?

L’africanité s’exporte en dehors du continent africain. Ainsi, El Cheikh, le marchand sénégalais auquel j’ai eu affaire la dernière fois que j’y suis passée, m’a exprimé son désir d’aller voir ailleurs, la situation locale ne lui semblant plus aussi prometteuse qu’autrefois. Il envisageait de se localiser au Brésil, où il va plusieurs fois par an pour des foires et où la demande d’articles d’artisanat du continent est semblerait-il en croissance!

Quelque chose de Mogambo…

Alors que l’Afrique du Sud est encore fermée pour cause de pandémie, un hommage au secteur touristique aujourd’hui sinistré…

Kambaku Safari Lodge, Timbavati

“Il faut que vous sachiez qu’il y a, en Afrique, quelque chose d”éminemment romanesque. Vous regardez un coucher de soleil et vous pensez que la main de Dieu vous est apparue. Vous voyez le bond souple d’une lionne, et vous en oubliez de respirer.”..

Jodi Picoult. La tristesse des élephants

L’Afrique fascine depuis longtemps du fait de ses espaces naturels et de sa faune. Continent des origines de l’humanité, elle abrite des merveilles naturelles incomparables, rend lyriques écrivains (relire “Les racines du ciel”!), cinéastes, (Mogambo, African Queen), musiciens… Bon d’accord, pas forcément Céline ou Conrad, qui se sont sentis oppressés par cette nature débordante et hostile et par les conséquences de la colonisation. Les auteurs africains eux-mêmes ont joué sur cette fascination en rappelant cette présence du topos animalier dans des oeuvres comme “Mémoires d’un Porc-Epic” (Alain Mabanckou) ou dans “En attendant le vote des bêtes sauvages” (Amadou Kourouma). Chères lectrices et lecteurs, vous me pardonnerez de verser gravement dans le cliché, mais je me sens plus d’affinités pour la “Ferme Africaine” de Karen Blixen que pour les chapitres africains du “Voyage au bout de la nuit”.

Depuis ma prime enfance, les sorties dans la brousse (sic.) sont des fêtes. Le départ au petit matin dans la Land Rover (Defender, of course!), le soleil pointant son nez sur l’immensité du vide… Du sable et du désert, à perte de vue… J’habitais sur la façade ouest du Sahara, non loin d’un des relais de l’Aéropostale, grande pourvoyeuse de mythes sur le continent. A l’époque j’imaginais que le Petit Prince, dont j’écoutais le Livre-disque narré par Gérard Philippe sur l’électrophone familial, avait été écrit non loin de chez nous… Le Clézio l’a écrit, rien de plus fascinant que ces grands espaces de sable sur lesquels on finit par distinguer de plus en plus de choses… Rien de très glamour dans nos sorties dominicales, qui ont fini par être annulées pour cause de conflit au Sahara Occidental au milieu des années 70… C’était pour nous l’équivalent de la randonnée en montagne pour ceux qui habitaient Annecy ou Grenoble… Une façon de se distraire le dimanche…

C’est en voyageant dans les ex-colonies britanniques que j’ai découvert le safari, cette expérience typique développée par les anglais dans leurs territoires africains, pour “encapsuler” l’Afrique. Le safari, emprunt au swahili où le terme veut dire voyage, ne s’applique pas à l’origine à la découverte encadrée des beautés naturelles de la terre. Mais il est venu à symboliser cette prestation touristique très codifiée (et plutôt onéreuse) délivrée par des opérateurs de lodges.

L’Afrique du Sud, qui compte de nombreuses réserves naturelles, parcs publics ou privés, a développé une impressionnante offre de lodges et de safaris. Le décor est un élément incontournable de l’expérience. Le lodge doit “faire africain” tout en offrant des niveaux de confort acceptables au vu des tarifs pratiqués. Un style “out of Africa” très inspiré par l’esthétique du film de Sidney Pollack. Contrairement à d’autres endroits touristiques d’Afrique du Sud où la présence du continent est délibérément occultée la décoration des lodges de safari joue la carte “couleur locale” avec quelques notes “cosy” et les plus beaux sont de réels enchantements. On est très loin de l’habitat réel des contrées qui l’environnent. Les constructions sont basses, souvent en adobe, avec des toits de chaume pour rappeler l’architecture traditionnelle. Certains ont opté pour le look “camp de brousse” en installant des tentes, l’effet Mogambo? Tant pis si Clark Gable et Grace Kelly sont enterrés depuis longtemps…

Second élement de la mise en scène, la scansion du séjour par des moments hautement ritualisés, rythmés par les “game drive”,  au lever du jour et en fin d’après-midi, ces sorties en voiture 4*4 découvertes pour observer la faune*, les différentes pauses café, thé, etc. Dans certains lodges on se demande si le but du jeu n’est pas d’engraisser le touriste pour le livrer aux fauves de la brousse à la fin du séjour! Premier épisode aux environs de 6 heures du matin, thé ou café accompagnés de rusks (gâteaux rustiques bourratifs et hyperénergétiques) ou de muffins. Second épisode au retour du “game drive”, full breakfast (amateurs d’oeufs, saucisses, tomates au petit déjeuner, c’est votre moment!). Troisième épisode, déjeuner. Quatrième épisode, high tea avec sandwichs et petits gâteaux avant d’appareiller pour le second “game drive”. Et enfin, dîner**, si vous avez de la chance sous les étoiles du boma, salle à manger en plein air…

Lions au Pilanesberg

Le game-drive, “version politiquement correcte du grand chasseur blanc?”

Les “game drive” sont le clou du séjour. Le but de la plupart des “game drive” est simple: vous donner pendant la durée de votre séjour, l’impression d’avoir vécu vous-même la réalisation d’un documentaire du National Geographic, approcher le plus possible les animaux les plus difficiles ou les plus dangereux du bush. L’objectif ultime étant d’avoir vu les “Big 5” au cours de votre séjour: lion, éléphant, rhinocéros, léopard et buffle. Les rangers et les pisteurs sont là pour trouver les animaux et de vous permettre de les observer dans leur éco-système naturel. Le ranger est un élément central du système. Il se recrute essentiellement chez les solides afrikaners nourris au bon grain et aguerris au rugby mais accepte quelques britanniques rosissant au soleil (où serait-ce l’effet du Gin & Tonic qu’ils éclusent sans vergogne pour conjurer la malaria?) et, quoique plus minoritaires quelques noirs et quelques femmes (pas encore vu de ranger femme et noire, mais mon échantillon est assez limité). En revanche, les pisteurs sont assez majoritairement noirs et viennent souvent des environs. Je me suis interrogée sur cette sur-représentation blanche et il est possible que cela ait à voir avec le capital économique des individus, les formations sont payantes et pas forcément accessibles, mais c’est le cas d’à peu près toutes les formations professionnelles en Afrique du Sud.

On peut supposer d’autres explications en termes culturels: les populations locales regardent la nature avec méfiance et faire ce métier n’a pas de sens pour eux. S’approcher le plus possible des lions pour que des touristes occidentaux les prennent en photo n’est-ce pas totalement ridicule? Ainsi mon prof de zoulou m’a regardé d’un air dubitatif lorsque je lui ai dit avoir envoyé mes enfants faire du volontariat dans le bush: “le bush? Pourquoi, mais c’est plein de bêtes!”. Peut-être aussi que l’obligation qui leur était faite par l’apartheid de rester dans les bantoustans lorsqu’ils n’avaient pas de travail a imprimé en eux l’idée qu’on trouvait du travail dans les villes. Autant dans l’histoire des afrikaners et des colons anglais, dominer la nature était une épreuve formatrice dont on pouvait être fier, et les bonnes écoles de Johannesburg proposent des séjours “formateurs” dans le bush à tous leurs élèves, autant pour une partie de la population noire, ce ne semble plus être le cas.

C’est en tout cas tout un art de déchiffrer les indices que laissent les animaux dans le bush et de les approcher. Certains game drive se soldent par des échecs ou des déceptions, on peut suivre des traces de lion pendant des heures sans parvenir à dénicher leur propriétaire. C’est là que joue un élément essentiel de la formation du ranger: sa connaissance d’un certain nombre de blagues (dites “blagues de ranger”) pour détendre l’atmosphère et évaporer les déceptions. La plus courante: “savez-vous pourquoi les impala (que l’on voit partout) ont un “M” marqué sur les fesses?” (…) “Parce que ce sont les Mc Do du bush!”. Et leur position dans la chaîne alimentaire fait que ces graciles antilopes sont à peu près menacées par tous les types de carnivores présents… “La vie est un grand restaurant” écrivait Woody Allen… Autre échantillon: “pourquoi les waterbucks ont ils un demi-cercle blanc sur les fesses?” (…) parce qu’ils se sont assis sur des toilettes fraîchement repeintes!”

Coucher de soleil sur le Delta de l’Okavango

Bref on peut voir le safari comme une mise en scène de la nature qui joue sur les clichés colonialistes et l’imagerie de documentaire animalier, une fiction fabriquée par une chaîne d’acteurs conscients de la valeur commerciale de la proposition. On peut aussi complètement se laisser emporter, comme dans roman à grand tirage… On sait que le script est écrit, qu’il n’y aura pas de surprise, même si la vision des Big 5 n’est jamais garantie, mais lorsque l’auteur y met du coeur, on y croit et on se laisse emporter. Je suis toujours bon public en safari. Le spectacle des troupeaux d’éléphants avec leurs éléphanteaux malhabiles et leurs adolescents provocateurs, la beauté d’un léopard allongé dans un arbre, d’une troupe de lionnes déboulant sur la piste devant nous, l’oeil inquisiteur d’une maman rhino, l’air impertinent d’un singe vervet… et l’incomparable beauté des couchers (et des levers de soleil) africains  ne me laisseront jamais indifférente!

“Les clichés ne le sont qu’à force d’être répétés, pas parce qu’ils sont faux”.

Thomas B. Reverdy et Sylvain Venayre. “Jardin des colonies”

*(il est strictement interdit de se promener en dehors de l’enceinte des lodges sans l’armure protectrice de ces véhicules)

** Chériiii! Tu as pris le Bicarbonate?