“Madame, il faut que vous rentriez tout de suite! R. vient de tomber d’une échelle, il est enfermé dans la salle de bains, il a très mal, il faut que vous rentriez!”. M ne m’appelle jamais, au ton de sa voix ce lundi-là, je comprends que je ne dois pas traîner.
Je viens de lire ce texte de Marie Ménoret, éminente sociologue de la santé, sur sa récente expérience de l’hôpital (de jour) brésilien. J’ai eu envie de vous raconter mon expérience de l’hôpital à Johannesbourg, une expérience qui m’a “ouvert les yeux” comme disent les anglophones. Marie Ménoret relate dans son billet comment elle a été prise en charge au Brésil pour une pneumonie qui s’était déclarée alors qu’elle y séjournait pour un congrès.
Ayant déjà été affectée à plusieurs reprises, donc à peu près sûre de son diagnostic et du seul remède qui puisse l’en délivrer (une bonne cure d’antibiotiques), elle suit un de ses collègues au centre de santé le plus proche pour ce qui sera, suppose t’elle, une affaire rondement menée. Las, à l’hôpital il faut suivre les procédures et sa maîtrise imparfaite du brésilien et des codes de la santé publique locale la rendent impuissante à comprendre les différents méandres dans lesquels elle est entraînée, malgré la présence à ses côtés d’un local. L’aventure lui fera prendre conscience de la vulnérabilité du patient, et de la difficulté de faire spontanément confiance puisque même une sociologue de la santé dans la situation de patiente peine à donner un sens à son aventure thérapeutique/médicale.
Il se trouve que j’ai eu l’occasion de voir de près un hôpital à Johannesbourg, et que cela m’a ouvert les yeux sur l’origine du mot ‘patient.e’ et sur la vulnérabilité de celui/celle-ci. Ce n’est pas pour moi que je suis allée à Charlotte Maxeke, hôpital universitaire de Johannesburg (anciennement appelé Joburg Gen), mais pour R mon jardinier. Oui, comme l’écrit si bien mon amie Charlotte, sociologue et femme expat dans son blog, vivre en Afrique du Sud, c’est apprendre à vivre avec un/des employé/s de maison, dont l’inévitable jardinier compte-tenu des conditions d’hébergement dans les beaux quartiers de Johannesburg.
Un lundi, en fin de matinée, je reçois un appel de ma ‘helper’, M me demandant de rentrer d’urgence à la maison car R. vient de faire une chute en taillant une haie et qu’il est au plus mal. Quelques instants plus tard, pestant l’idée qui l’avait fait monter sur une échelle alors qu’il pleuvait, je réalise que je dois amener R à l’hôpital car il est courbé en deux, gémit, paraît au bord de l’évanouissement et n’a même pas réussi à se rhabiller complètement, ne pouvant bouger son bras droit. Un coup de téléphone passé à une de mes copines pour savoir où le faire ausculter et je fais rentrer (péniblement car il est recroquevillé de douleur) R. dans ma petite auto et mets le cap sur Charlotte Maxeke, hôpital dépendant de l’université de Wits. Pendant toute la durée du trajet, il garde les yeux clos et gémit/râle doucement. Le moindre relief sur la route ou arrêt un peu brusque au feu rouge lui arrache un soupir. Je n’en mène pas large. J’ai refusé d’appeler une ambulance parce que R est malawite et n’a pas de papiers. Une ambulance aurait pu me le refuser ou l’emmener je ne sais où.
En route, mon esprit est un peu agité: et s’il expire dans ma voiture? Que faire? Profiter d’un arrêt à un feu rouge pour l’y laisser? Comment expliquer aux policiers que bon, c’est mal de donner du boulot aux sans-papiers, mais que mieux vaut un sans-papiers recommandé qu’un local sans références dans une métropole où l’on sait que la sécurité n’est pas assurée et qu’une partie des cambriolages avec violence sont le produit de renseignements venant de domestiques/employés. Et s’il est handicapé à vie? S’il ne peut plus travailler (il a moins de trente ans)… Nous arrivons finalement aux urgences. Le gardien à sa guérite me laisse passer après avoir jeté un coup d’oeil sur R. et me dit qu’après je devrais aller garer ma voiture à l’extérieur. Il pleut, j’essaie de me rapprocher le plus possible de l’entrée, je gare mon auto devant le bâtiment, derrière deux ambulances. Un vieil homme en uniforme vient s’informer, il jette un oeil à R. Il peut marcher? Parce que je n’ai plus de fauteuil roulant pour lui!
Je fais asseoir R. sur un de ces bancs inconfortables en tôle peinte ajourée du hall et je procède aux procédures d’admission. La préposée me demande une pièce d’identité sud-africaine ou le passeport de R. (qu’il n’a pas). Je finis par lui expliquer que R. est malawite et n’a pas de papiers sud-africains. “Alors vous devez nous payer 5000 rands (environ 300 Euros) pour que nous l’examinions, sinon nous ne le prenons pas! C’est la loi pour tous les étrangers” . Elle me désigne ce qui semble être une circulaire imprimée. Je suis prête à payer pour que R. soit pris en charge, après tout, il s’est blessé en travaillant chez moi et ne serait pas capable de régler une telle somme de sa poche. Je tends ma carte bleue. “nous ne prenons pas la carte bleue madame, il faut nous payer en espèces!”. Inutile de dire que je n’ai pas cette somme sur moi, à Johannesburg on peut tout payer par carte et compte-tenu de la réputation d’insécurité de la ville, il est hors de question de se balader avec de grosses sommes d’argent. J’en fais part à la préposée qui me répond: “combien avez-vous sur vous? 1500 rands, ça fera l’affaire, vous payerez le reste la prochaine fois!” et elle prend les billets et me donne un billet d’admission pour R. en me précisant que si celui-ci doit être opéré ce sera, bien entendu, à mes frais.
J’emmène R. aux urgences, une salle donnant sur le hall et dont l’entrée est surveillée par un garde. La salle est remplie de gens, sur des fauteuils roulants, des brancards, en pyjama d’hôpital ou en civil, certains avec des perfusions, d’autres sans rien. Des blouses bleues ou vertes passent, des infirmier.e.s? des médecins? des internes? Je donne le billet d’admission de R. à l’une des trois personnes au guichet autour duquel nous sommes plusieurs, et lui dis qu’il faut faire vite, R. a très mal, il s’est sans doute cassé quelque chose, il souffre c’est évident. La préposée remplit un registre, dit à R. de s’asseoir sur un banc en bois, contre un mur donnant sur un couloir. On va s’occuper de lui me dit elle. Vous ne pouvez pas rester ici, car vous n’êtes pas malade, asseyez-vous dans l’entrée! Je retourne dans le hall d’entrée et en profite pour aller garer ma voiture à l’extérieur. Lorsque je reviens, je passe une tête dans l’embrasure de la porte des urgences. R. est toujours sur son banc, les yeux dans le vague. Il ne semble rien se passer. Impression de confusion, de ne pas comprendre.
Je vais patienter sur les sièges en tôle perforée du hall d’entrée. Je regarde les gens entrer, sortir. Il y a de plus en plus de monde. Surtout des personnes noires. Quelques blancs, surtout des personnes âgées. Une consultation se déroule dans deux salles vitrées du hall, des consultations de médecine générale? Toutes sortes de gens y viennent, des jeunes, des vieux, des à peu près en forme… Je dois me décaler pour leur faire de la place. Des gens entrent et sortent. Certains vont fumer à l’extérieur, près du vieil homme qui nous a accueillis. Deux heures passent. Je regarde de nouveau dans le hall des urgences. R. est assis sur un fauteuil roulant et lui ont mis une perfusion. Je fais un petit signe au garde et entre le voir. “Alors, qu’est-ce qu’ils ont dit?” “Rien” “Que vont ils vous faire?” “Je ne sais pas”, “Ils ne vous ont rien dit?” “Ils ont dit que j’allais voir le docteur”. Il me dit aussi qu’il a encore mal et qu’on ne lui a pas donné d’anti-douleur. Il ne gémit plus, semble las et résigné. Je retourne m’asseoir.
Les consultations ne désemplissent pas, le défilé continue. Je trouve le temps long. Je lis sur mon smartphone, essaie de trouver une nouvelle position pour soulager le bas de mon dos et mon postérieur qui commencent à trouver le métal un peu dur. Je fais les cent pas dans le hall. Je finis par demander à un monsieur dans la file d’attente où il a trouvé son café, je n’ai pas déjeuné et mon estomac, bien que noué, ingurgiterait bien un truc sucré. Il m’indique la cafétéria, quelques étages au dessus, sur l’artère la plus passante de l’hôpital. Charlotte Maxeke est une véritable institution et un vrai labyrinthe, ses quatre tours dominent l’une des collines de la ville. Je finis par trouver des ascenseurs, et la cafétéria assez cafardeuse. Quelques tables et des chaises en plastique où des familles viennent partager un café avec un parent hospitalisé (reconnaissable à son pyjama). La cafétéria donne sur une cour en béton peu attirante bien qu’elle soit un puit de lumière naturelle. Rien pour m’encourager à m’y asseoir, je récupère un cappuccino et retourne près du hall des urgences.
Mes batteries rechargées, il doit être pas loin de 16h30, nous sommes arrivés avant 12h30 je passe une tête aux urgences, R. n’est plus là. Je demande au guichet ce qui lui est arrivé. Une préposée me répond que les infirmières l’ont emmené et qu’elles devraient le ramener incessamment. Je repasse en salle d’attente. Les consultants se font plus rares. Je me demande ce que je fais ici, me sentant totalement impuissante à faire quoi que ce soit. Une demi-heure plus tard R. est de nouveau là sur son fauteuil roulant.
Je lui demande ce qu’on lui a fait: rien. Si on lui a donné un antidouleurs. Non. Je m’indigne, je prends à partie la personne au guichet. Cela fait quatre heures que R. attend, il a un mal de chien, c’est une urgence, et il n’a toujours pas été vu par un médecin! Mais si me dit la personne du guichet, il a été vu! Mais pourquoi ne lui a t’on rien dit? Qu’a t’il? Que va t’on lui faire? Quelle est la suite des évènements? Il faut demander au médecin qui l’a vu! Justement, elle est là! Et elle me désigne une jeune médecin d’origine indienne. Je la salue et lui dis que je suis venue avec R, qu’il aimerait bien savoir ce qu’il a et ce qu’on va lui faire. Elle me répond qu’on lui a déjà fait une radio, identifié qu’il avait la clavicule cassée avec un déplacement des deux morceaux de l’os. Qu’il fallait l’opérer pour rabouter les deux bouts mais que cela demandait de faire une IRM avant pour s’assurer qu’il n’y avait pas de gros vaisseaux sanguins sur le chemin. Dans ce cas pourquoi ne pas lui avoir dit? Elle ne répond pas à ma question, mais je l’entraîne vers R. pour qu’elle lui ré-explique. Je reste auprès de R. et demande si on a une idée de quand aura lieu l’IRM – dès qu’on a un créneau- et l’opération -dans la foulée. Je demande à R. s’il a compris, il me fait oui d’un air las.
Je décide que je peux le laisser. Je lui demande s’il a besoin de quelque chose. Du crédit pour son téléphone. Je retourne à la cafétéria, lui récupère un coupon de “airtime” quelques chips, des biscuits et du coca. Je passe lui donner aux urgences en lui demandant de m’envoyer un texto pour me prévenir lorsqu’il passera au bloc. Je rentre totalement lessivée à la maison.
Le lendemain, à 18h00, je n’ai toujours pas de nouvelles de R. Je laisse plusieurs messages. Silence radio. Il m’appellera le surlendemain soir, avec une bonne voix, me racontant que tout s’est bien passé, qu’il est passé sur le billard mardi dans la nuit et qu’il est maintenant dans le service de chirurgie où on le traite bien. Il sortira quelques jours plus tard et pourra reprendre le travail un mois après.
Le billet de Marie m’a ramenée à ce lundi et j’y ai retrouvé la même impression de non-maîtrise et de manque de lisibilité de la situation. Qui sont ces gens en blouse? Quel est leur rôle, à laquelle s’adresser? Le passage à Charlotte Maxeke m’a ré-appris l’étymologie du mot patient.e. Cet épisode m’a aidée à mieux comprendre ensuite les histoires des femmes que j’interrogerais dans les townships. Se faire soigner, dans un hôpital public sud-africain, c’est attendre beaucoup, c’est se voir imposer une temporalité sur laquelle on n’a aucune prise (enfin dans le cas des femmes accouchant devant les agent.e.s d’admission, elles finissent par agir sur leur prise en charge, mais à quel prix!).
Mes interviews montrent que le manque d’explications au patient sur son état et sur sa prise en charge médicale n’est malheureusement pas exceptionnel. L’urgence ne semble jamais être l’information ou la réduction d’asymétrie d’information entre soignant et patient. Il y a quelques mois R. a été sévèrement tabassé un week-end à Diepsloot, le township où il réside. Il a été hospitalisé à Thembisa (seul hôpital acceptant de le prendre sans payer où des amis l’ont emmené), lorsqu’il est sorti au bout de quatre jours, les médecins ne lui avaient pas donné une idée des lésions qu’il avait (tympan crevé, vaisseaux des yeux explosés, divers hématomes), du temps normal de guérison pour ces lésions, et du délai après lequel il faudrait s’inquiéter si tout n’était pas revenu à la normale. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que le premier recours en cas de problème de santé non urgent ne soit pas l’hôpital/ les cliniques de townships bondées où le personnel soignant rabroue les malades.