L’importance d’être patient…

“Madame, il faut que vous rentriez tout de suite! R. vient de tomber d’une échelle, il est enfermé dans la salle de bains, il a très mal, il faut que vous rentriez!”. M ne m’appelle jamais, au ton de sa voix ce lundi-là, je comprends que je ne dois pas traîner.

Je viens de lire ce texte de Marie Ménoret, éminente sociologue de la santé, sur sa récente expérience de l’hôpital (de jour) brésilien. J’ai eu envie de vous raconter mon expérience de l’hôpital à Johannesbourg, une expérience qui m’a “ouvert les yeux” comme disent les anglophones. Marie Ménoret relate dans son billet comment elle a été prise en charge au Brésil pour une pneumonie qui s’était déclarée alors qu’elle y séjournait pour un congrès.

Ayant déjà été affectée à plusieurs reprises, donc à peu près sûre de son diagnostic et du seul remède qui puisse l’en délivrer (une bonne cure d’antibiotiques), elle suit un de ses collègues au centre de santé le plus proche pour ce qui sera, suppose t’elle, une affaire rondement menée. Las, à l’hôpital il faut suivre les procédures et sa maîtrise imparfaite du brésilien et des codes de la santé publique locale la rendent impuissante à comprendre les différents méandres dans lesquels elle est entraînée, malgré la présence à ses côtés d’un local. L’aventure lui fera prendre conscience de la vulnérabilité du patient, et de la difficulté de faire spontanément confiance puisque même une sociologue de la santé dans la situation de patiente peine à donner un sens à son aventure thérapeutique/médicale.

Il se trouve que j’ai eu l’occasion de voir de près un hôpital à Johannesbourg, et que cela m’a ouvert les yeux sur l’origine du mot ‘patient.e’ et sur la vulnérabilité de celui/celle-ci. Ce n’est pas pour moi que je suis allée à Charlotte Maxeke, hôpital universitaire de Johannesburg (anciennement appelé Joburg Gen), mais pour R mon jardinier. Oui, comme l’écrit si bien mon amie Charlotte, sociologue et femme expat dans son blog, vivre en Afrique du Sud, c’est apprendre à vivre avec un/des employé/s de maison, dont l’inévitable jardinier compte-tenu des conditions d’hébergement dans les beaux quartiers de Johannesburg.

Un lundi, en fin de matinée, je reçois un appel de ma ‘helper’, M me demandant de rentrer d’urgence à la maison car R. vient de faire une chute en taillant une haie et qu’il est au plus mal. Quelques instants plus tard, pestant l’idée qui l’avait fait monter sur une échelle alors qu’il pleuvait, je réalise que je dois amener R à l’hôpital car il est courbé en deux, gémit, paraît au bord de l’évanouissement et n’a même pas réussi à se rhabiller complètement, ne pouvant bouger son bras droit. Un coup de téléphone passé à une de mes copines pour savoir où le faire ausculter et je fais rentrer (péniblement car il est recroquevillé de douleur) R. dans ma petite auto et mets le cap sur Charlotte Maxeke, hôpital dépendant de l’université de Wits. Pendant toute la durée du trajet, il garde les yeux clos et gémit/râle doucement. Le moindre relief sur la route ou arrêt un peu brusque au feu rouge lui arrache un soupir. Je n’en mène pas large. J’ai refusé d’appeler une ambulance parce que R est malawite et n’a pas de papiers. Une ambulance aurait pu me le refuser ou l’emmener je ne sais où.

En route, mon esprit est un peu agité: et s’il expire dans ma voiture? Que faire? Profiter d’un arrêt à un feu rouge pour l’y laisser? Comment expliquer aux policiers que bon, c’est mal de donner du boulot aux sans-papiers, mais que mieux vaut un sans-papiers recommandé qu’un local sans références dans une métropole où l’on sait que la sécurité n’est pas assurée et qu’une partie des cambriolages avec violence sont le produit de renseignements venant de domestiques/employés. Et s’il est handicapé à vie? S’il ne peut plus travailler (il a moins de trente ans)… Nous arrivons finalement aux urgences. Le gardien à sa guérite me laisse passer après avoir jeté un coup d’oeil sur R. et me dit qu’après je devrais aller garer ma voiture à l’extérieur. Il pleut, j’essaie de me rapprocher le plus possible de l’entrée, je gare mon auto devant le bâtiment, derrière deux ambulances. Un vieil homme en uniforme vient s’informer, il jette un oeil à R. Il peut marcher? Parce que je n’ai plus de fauteuil roulant pour lui!

Je fais asseoir R. sur un de ces bancs inconfortables en tôle peinte ajourée du hall et je procède aux procédures d’admission. La préposée me demande une pièce d’identité sud-africaine ou le passeport de R. (qu’il n’a pas). Je finis par lui expliquer que R. est malawite et n’a pas de papiers sud-africains. “Alors vous devez nous payer 5000 rands (environ 300 Euros) pour que nous l’examinions, sinon nous ne le prenons pas! C’est la loi pour tous les étrangers” . Elle me désigne ce qui semble être une circulaire imprimée. Je suis prête à payer pour que R. soit pris en charge, après tout, il s’est blessé en travaillant chez moi et ne serait pas capable de régler une telle somme de sa poche. Je tends ma carte bleue. “nous ne prenons pas la carte bleue madame, il faut nous payer en espèces!”. Inutile de dire que je n’ai pas cette somme sur moi, à Johannesburg on peut tout payer par carte et compte-tenu de la réputation d’insécurité de la ville, il est hors de question de se balader avec de grosses sommes d’argent. J’en fais part à la préposée qui me répond: “combien avez-vous sur vous? 1500 rands, ça fera l’affaire, vous payerez le reste la prochaine fois!” et elle prend les billets et me donne un billet d’admission pour R. en me précisant que si celui-ci doit être opéré ce sera, bien entendu, à mes frais.

J’emmène R. aux urgences, une salle donnant sur le hall et dont l’entrée est surveillée par un garde. La salle est remplie de gens, sur des fauteuils roulants, des brancards, en pyjama d’hôpital ou en civil, certains avec des perfusions, d’autres sans rien. Des blouses bleues ou vertes passent, des infirmier.e.s? des médecins? des internes? Je donne le billet d’admission de R. à l’une des trois personnes au guichet autour duquel nous sommes plusieurs, et lui dis qu’il faut faire vite, R. a très mal, il s’est sans doute cassé quelque chose, il souffre c’est évident. La préposée remplit un registre, dit à R. de s’asseoir sur un banc en bois, contre un mur donnant sur un couloir. On va s’occuper de lui me dit elle. Vous ne pouvez pas rester ici, car vous n’êtes pas malade, asseyez-vous dans l’entrée! Je retourne dans le hall d’entrée et en profite pour aller garer ma voiture à l’extérieur. Lorsque je reviens, je passe une tête dans l’embrasure de la porte des urgences. R. est toujours sur son banc, les yeux dans le vague. Il ne semble rien se passer.  Impression de confusion, de ne pas comprendre.

Je vais patienter sur les sièges en tôle perforée du hall d’entrée. Je regarde les gens entrer, sortir. Il y a de plus en plus de monde. Surtout des personnes noires. Quelques blancs, surtout des personnes âgées. Une consultation se déroule dans deux salles vitrées du hall, des consultations de médecine générale? Toutes sortes de gens y viennent, des jeunes, des vieux, des à peu près en forme… Je dois me décaler pour leur faire de la place. Des gens entrent et sortent. Certains vont fumer à l’extérieur, près du vieil homme qui nous a accueillis. Deux heures passent. Je regarde de nouveau dans le hall des urgences. R. est assis sur un fauteuil roulant et lui ont mis une perfusion. Je fais un petit signe au garde et entre le voir. “Alors, qu’est-ce qu’ils ont dit?” “Rien” “Que vont ils vous faire?” “Je ne sais pas”, “Ils ne vous ont rien dit?” “Ils ont dit que j’allais voir le docteur”. Il me dit aussi qu’il a encore mal et qu’on ne lui a pas donné d’anti-douleur. Il ne gémit plus, semble las et résigné. Je retourne m’asseoir.

Les consultations ne désemplissent pas, le défilé continue. Je trouve le temps long. Je lis sur mon smartphone, essaie de trouver une nouvelle position pour soulager le bas de mon dos et mon postérieur qui commencent à trouver le métal un peu dur. Je fais les cent pas dans le hall. Je finis par demander à un monsieur dans la file d’attente où il a trouvé son café, je n’ai pas déjeuné et mon estomac, bien que noué, ingurgiterait bien un truc sucré. Il m’indique la cafétéria, quelques étages au dessus, sur l’artère la plus passante de l’hôpital. Charlotte Maxeke est une véritable institution et un vrai labyrinthe, ses quatre tours dominent l’une des collines de la ville. Je finis par trouver des ascenseurs, et la cafétéria assez cafardeuse. Quelques tables et des chaises en plastique où des familles viennent partager un café avec un parent hospitalisé (reconnaissable à son pyjama). La cafétéria donne sur une cour en béton peu attirante bien qu’elle soit un puit de lumière naturelle. Rien pour m’encourager à m’y asseoir, je récupère un cappuccino et retourne près du hall des urgences.

Mes batteries rechargées, il doit être pas loin de 16h30, nous sommes arrivés avant 12h30 je passe une tête aux urgences, R. n’est plus là. Je demande au guichet ce qui lui est arrivé. Une préposée me répond que les infirmières l’ont emmené et qu’elles devraient le ramener incessamment. Je repasse en salle d’attente. Les consultants se font plus rares. Je me demande ce que je fais ici, me sentant totalement impuissante à faire quoi que ce soit. Une demi-heure plus tard R. est de nouveau là sur son fauteuil roulant.

Je lui demande ce qu’on lui a fait: rien. Si on lui a donné un antidouleurs. Non. Je m’indigne, je prends à partie la personne au guichet. Cela fait quatre heures que R. attend, il a un mal de chien, c’est une urgence, et il n’a toujours pas été vu par un médecin! Mais si me dit la personne du guichet, il a été vu! Mais pourquoi ne lui a t’on rien dit? Qu’a t’il? Que va t’on lui faire? Quelle est la suite des évènements? Il faut demander au médecin qui l’a vu! Justement, elle est là! Et elle me désigne une jeune médecin d’origine indienne. Je la salue et lui dis que je suis venue avec R, qu’il aimerait bien savoir ce qu’il a et ce qu’on va lui faire. Elle me répond qu’on lui a déjà fait une radio, identifié qu’il avait la clavicule cassée avec un déplacement des deux morceaux de l’os. Qu’il fallait l’opérer pour rabouter les deux bouts mais que cela demandait de faire une IRM avant pour s’assurer qu’il n’y avait pas de gros vaisseaux sanguins sur le chemin. Dans ce cas pourquoi ne pas lui avoir dit? Elle ne répond pas à ma question, mais je l’entraîne vers R. pour qu’elle lui ré-explique. Je reste auprès de R. et demande si on a une idée de quand aura lieu l’IRM – dès qu’on a un créneau- et l’opération -dans la foulée. Je demande à R. s’il a compris, il me fait oui d’un air las.

Je décide que je peux le laisser. Je lui demande s’il a besoin de quelque chose. Du crédit pour son téléphone. Je retourne à la cafétéria, lui récupère un coupon de “airtime” quelques chips, des biscuits et du coca. Je passe lui donner aux urgences en lui demandant de m’envoyer un texto pour me prévenir lorsqu’il passera au bloc. Je rentre totalement lessivée à la maison.

Le lendemain, à 18h00, je n’ai toujours pas de nouvelles de R. Je laisse plusieurs messages. Silence radio. Il m’appellera le surlendemain soir, avec une bonne voix, me racontant que tout s’est bien passé, qu’il est passé sur le billard mardi dans la nuit et qu’il est maintenant dans le service de chirurgie où on le traite bien. Il sortira quelques jours plus tard et pourra reprendre le travail un mois après.

Le billet de Marie m’a ramenée à ce lundi et j’y ai retrouvé la même impression de non-maîtrise et de manque de lisibilité de la situation. Qui sont ces gens en blouse? Quel est leur rôle, à laquelle s’adresser? Le passage à Charlotte Maxeke m’a ré-appris l’étymologie du mot patient.e. Cet épisode m’a aidée à mieux comprendre ensuite les histoires des femmes que j’interrogerais dans les townships. Se faire soigner, dans un hôpital public sud-africain, c’est attendre beaucoup, c’est se voir imposer une temporalité sur laquelle on n’a aucune prise (enfin dans le cas des femmes accouchant devant les agent.e.s d’admission, elles finissent par agir sur leur prise en charge, mais à quel prix!).

Mes interviews  montrent que le manque d’explications au patient sur son état et sur sa prise en charge médicale n’est malheureusement pas exceptionnel. L’urgence ne semble jamais être l’information ou la réduction d’asymétrie d’information entre soignant et patient. Il y a quelques mois R. a été sévèrement tabassé un week-end à Diepsloot, le township où il réside. Il a été hospitalisé à Thembisa (seul hôpital acceptant de le prendre sans payer où des amis l’ont emmené), lorsqu’il est sorti au bout de quatre jours, les médecins ne lui avaient pas donné une idée des lésions qu’il avait (tympan crevé, vaisseaux des yeux explosés, divers hématomes), du temps normal de guérison pour ces lésions, et du délai après lequel il faudrait s’inquiéter si tout n’était pas revenu à la normale. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que le premier recours en cas de problème de santé non urgent ne soit pas l’hôpital/ les cliniques de townships bondées où le personnel soignant rabroue les malades.

 

 

 

 

Happy Heritage Day!

Le dernier week-end de septembre et premier week-end d’automne marque pour nous, pauvres habitants d’un hémisphère nord, le début de cette période douce-amère où les jours raccourcissent, où les feuilles mortes se ramassent au râteau, et où les frimas vont bientôt rallonger les jupes. En Afrique du Sud c’est un des congés les plus populaires. D’ailleurs, mes amis expats inondent depuis samedi leur fils FB de photos d’endroits les plus sublimes les uns que les autres où ils sont partis pour le week-end prolongé. Safaris dans une des nombreuses réserves, exploration des montagnes du Lesotho, randonnée dans le Drakensberg ou sur la Montagne de la Table, c’est le printemps  au bout de l’Afrique. On y fête “Heritage Day”, l’un des premiers congés créés dans ‘la nouvelle Afrique du Sud’ par le gouvernement de l’ANC: pour célébrer dignement tous les héritages et traditions culturels de la toute nouvelle ‘nation arc-en-ciel’.

Le jour choisi, le 24 septembre, marquait jusqu’en 1994 pour les zoulous la célébration du guerrier le plus remarquable de leur histoire, le roi Shaka. Shaka,c’est le créateur de la tribu des amaZulus (fils du ciel), unifiant par la lance et la terreur des peuples jusqu’alors divisés. C’est un peu le Napoléon des zoulous, mais un Napoléon qui aurait eu pour habitude d’éliminer ses concurrents (dès qu’un guerrier devenait trop puissant, il l’expédiait rejoindre ses ancêtres) et ses héritiers (mâles) pour éviter les mauvaises surprises*. Un type pas très recommandable en quelque sorte mais qui a donné son nom à l’aéroport de Durban et est révéré par une partie de la population.

L’objectif de ce jour férié n’est pas uniquement de donner l’occasion aux sud-africains les plus favorisés de profiter du premier pont de la belle saison (et oui, ce n’est pas une tradition uniquement française!) et d’aller donc se mettre au vert sous un soleil reprenant de la vigueur. Dans les écoles, les entreprises, les gens sont encouragés à venir, autour d’Heritage Day, dans un costume, ou avec des accessoires, rappelant sa culture d’origine, dans une société où toutes ont/auraient désormais autant droit de cité. Ainsi, c’est assez amusant de se promener dans Sandton, la veille d’Heritage Day et de voir se côtoyer des coiffes aux couleurs vives, jupes et colliers en perles zouloues, des couvertures sotho, des ceintures et des tour de cou ndébélé, et autres accessoires surprenants dans ce lieu où prédominent plutôt les tailleurs de couleurs sombres le reste de l’année. L’objectif est de célébrer (toutes) les cultures sud-africaines dans leur diversité, et leur égale dignité. Les non sud-africains peuvent aussi venir au bureau avec un chapeau chinois ou tyrolien, un béret basque, un canotier, un ao-dai ou un boubou…

De fait cette journée met en évidence le fait que la norme vestimentaire dans la vie quotidienne est massivement occidentale. Mises à part quelques notes folkloriques, l’accoutrement des personnes d’origine occidentale ce jour-là diffère peu de celui des autres jours. Une sud-africaine d’origine anglaise mariée à un afrikaner me résumait ainsi le dilemme de sa fille adolescente: quelle tenue arborer pour Heritage Day en remplacement de l’uniforme règlementaire de son école? Le jersey des Springboks? Pas franchement différent de la tenue de week-end des fans de rugby, le costume puritain des boers du Grand Trek? Outre le manque de praticité de l’ensemble, les manifestations de fierté afrikaner sont toujours sujettes à caution et pourraient laisser supposer une nostalgie de l’apartheid de mauvais aloi…

Heritage Day donne de la visibilité à l’héritage africain, si longtemps étouffé pendant l’apartheid, j’en ai parlé ici. Mais dans quelle mesure sert-il à la réconciliation des communautés? A leur envie de former une seule nation? Leur permet t’il de réactiver une envie de vivre ensemble et de construire une société plus juste pour tous? Mettre l’accent sur le respect des particularités des traditions de chacun n’est-ce pas renforcer les divisions?

C’est un programme louable et compliqué que de célébrer l’unité dans la diversité, de fusionner sans effacer, de laisser cohabiter les richesses culturelles de tous sans risquer la sécession. C’est aussi un programme trop ambitieux pour se décliner un seul jour dans l’année. Dans l’ Afrique du Sud contemporaine des individus et des collectifs, notamment dans la société civile s’y essayent et font émerger des initiatives merveilleuses qui construisent des ponts entre les sud-africains. Des artistes avec humour ou poésie essayent de bricoler une projection de ce que pourrait être la nouvelle Afrique du Sud, comme celui qui a fait recouvrir de perles (artisanat vernaculaire) ce véhicule blindé symbole de la brutalité du régime précédent dans les townships, comme Nandipha Mntambo plasticienne/sculptrice déjà évoquée dans ce blog.

Sur ce, je vous laisse avec une vidéo trouvée sur Twitter ce matin, prise vraisemblablement dans le vieux “central business district” de Johannesburg et qui, je l’espère, n’est pas une allégorie de la réconciliation sud-africaine…

  • Cf le roman éponyme de Thomas Mofolo

Etre sage-femme à Johannesbourg…

Il n’y a heureusement pas que des sages-femmes maltraitantes en Afrique du Sud. Dès le début de ma recherche, j’ai entendu parler de Good Hope. Good Hope est ce qu’on appellerait en France une “maison de naissance”, un lieu où les femmes viennent accoucher sous la supervision de sages-femmes. Good Hope, c’est l’anti 90% de césariennes, c’est la clinique vers laquelle les femmes qui veulent avoir un accouchement naturel se tournent. Certaines des femmes que j’ai interrogées sont arrivées en fin de grossesse à Good Hope après avoir eu un ultimatum de leur obstétricien pour la date de programmation de la césarienne. J’ai décidé d’aller interroger quelques sages-femmes de Good Hope. Thembeka est l’une d’elles. Après avoir repoussé deux fois notre entretien pour cause de cliente en travail, cette pimpante quinquagénaire m’a reçue, entre deux consultations, à son bureau, un bureau aux murs colorés avec derrière elle l’inévitable pêle-mêle de photos, de faire-parts et de cartes de remerciements de jeunes familles. Un beau résumé de ce que pourrait être la nouvelle Afrique du Sud: des mamans et des papas de toutes les couleurs, des bébés fripés arborant toutes les nuances de couleurs de peaux, un peu fatigués et exténués par leur grande aventure…

Je viens d’une petite ville du Eastern Cape, j’ai grandi dans un township de Port Elizabeth. Je me débrouillais bien au lycée. Après mon examen de fin de secondaire, en 1994, je voulais avoir un bon travail, j’ai fait un an de comptabilité, je n’ai pas accroché. J’ai décidé d’être infirmière car j’admirais beaucoup une de mes tantes qui avait choisi cette voie-là. Je me souviens l’avoir vue rentrer du travail dans le township avec sa veste à épaulettes, ça m’avait marquée. Dans la famille c’était quelqu’un dont on parlait avec respect. La première fois que j’ai travaillé dans une maternité, j’ai su que je voulais faire ça, toute ma vie. Je me suis donc spécialisée dans l’obstétrique un an et demi après mon diplôme d’infirmière, et il y a quelques années j’ai fait une formation aux soins néo-natals. J’était bonne dans ce métier. J’aimais aider les femmes et leur tendre leur nouveau-né. Quand tout se passe bien, ce travail, c’est juste d’être en empathie avec la femme, la rassurer, la réconforter. Quand j’ai été diplômée, j’ai commencé à travailler à l’hôpital public, et là j’ai déchanté.

Les gardes s’enchaînaient, on n’était pas assez nombreuses, il fallait se battre pour tout avec l’administration, avoir assez de linge pour tout le monde, le travail était épuisant. J’essayais de faire malgré tout mon boulot le mieux possible, mais c’était de plus en plus dur. Un jour, il y a eu l’incident de trop. J’étais de garde avec une collègue plus âgée qui tenait un “tuck-shop”* pendant la journée, parce qu’avec son salaire d’infirmière, elle n’arrivait pas à joindre les deux bouts. J’avais plusieurs femmes en travail à gérer et je n’y arrivais plus. Elle dormait à poings fermés. Elle faisait souvent ça, et on s’arrangeait. Cette fois-ci, parce que je ne pouvais pas faire autrement, je l’ai réveillée. Je lui ai demandé de suivre une petite jeune femme de dix-sept ans qui attendait son premier bébé, elle était à dilatation complète et il y avait juste à l’assister pour la poussée.

Quand j’ai entendu comment elle la traitait, j’en étais malade. Cela me fait encore mal au ventre rien que d’y penser. Je ne pouvais pas supporter la façon dont elle traitait cette pauvre jeune femme. Elle l’a injuriée, malmenée, je ne pouvais rien faire, j’entendais ça alors que je m’occupais de mes patientes. C’était tellement révoltant que le lendemain matin, j’ai donné ma démission. Je ne pouvais pas rester dans un système où on traite les gens comme ça. Je ne pouvais pas être complice d’une institution où l’on manquer à ce point d’humanité. Cette jeune mère de dix-sept ans, je pense encore à elle parfois, aux coups qu’elle a reçu de ma collègue, et je me sens tellement mal. J’ai décidé d’aller travailler dans le privé, là au moins les conditions seraient meilleures, il y a moins de patientes.

J’ai déménagé à Johannesburg parce que dans l’Eastern Cape, il y avait très peu d’hôpitaux privés à l’époque. J’aurais pu aller au Cap, mais c’est une ville très blanche, le personnel d’encadrement dans les hôpitaux est très raciste. Alors je suis allée à Johannesbourg. Je me suis installée à Soweto et j’ai trouvé un boulot dans une première clinique huppée du centre ville. C’était bizarre, pas très longtemps après la fin de l’apartheid, l’encadrement afrikaner ne faisait aucun effort pour parler une autre langue que l’afrikans. Je suis allée travailler dans une clinique du East Rand. Après ma formation à la néonatalogie, on m’a proposé de ne pas être en première ligne mais d’assister mes collègues lorsqu’il y avait des situations obstétriques compliquées.

Ca marchait plutôt bien, j’étais contente. Ma superviseuse a été très encourageante avec moi. Elle aussi est passionnée par notre métier. Elle me faisait des compliments sur mon travail. Elle trouvait que j’avais un don pour l’obstétrique, qu’on voyait que j’aimais ce métier. C’est elle qui m’a suggéré de m’établir à mon compte. En 2009, elle m’a dit: “tu sais, il y a Good Hope, cette clinique dirigée par des sages-femmes, ce serait plus intéressant pour toi”. J’ai hésité. C’était confortable d’être salariée, les conditions de travail n’étaient pas désagréables, cela me permettait d’envoyer des sous à ma mère qui garde mes enfants dans le Eastern Cape. Pas facile de se lancer quand on est mère célibataire. M’établir à mon compte comportait un certain nombre de risques. Mais en même temps, ce qui me chiffonnait à l’hôpital c’est que c’est toujours l’obstétricien qui a le dernier mot. En tant que sage-femme, même si tu penses qu’une femme peut attendre plus, qu’on pourrait tenter une autre approche, une autre position, si l’obstétricien pense autrement, tu n’as qu’à te taire et exécuter ses décisions. La mère n’a pas son mot à dire non plus.

Ma superviseuse connaissait du monde ici. Elle m’a arrangé un entretien avec la responsable de Good Hope. On s’est bien entendues. Elle m’a proposé de faire d’y faire des gardes en attendant de développer une clientèle suffisamment importante pour gagner ma vie. C’est ce que j’ai fait les premières années. Maintenant, je suis complètement à mon compte. Je suis les grossesses du début à l’accouchement, je reçois les futurs parents ou les mères, je les accompagne pendant les neufs mois, je les assiste au moment de leur accouchement et je fais le suivi à la maison après. Je ne fais pas d’accouchement à domicile, je trouve ça compliqué, et on a ici, à Good Hope, des salles qui permettent de donner une atmosphère très familiale à l’accouchement. L’idée est de proposer une naissance la moins traumatisante possible, en respectant au maximum le choix des parents. Nous avons sur place une échographiste qui fait les examens à 12 semaines, 22 semaines et 36 semaines. Nous avons un.e obstétricien.ne référent.e. C’est lui/elle qui donne le feu vert, à 36 semaines pour un accouchement naturel. Et s’il y a un souci le jour de la naissance, il/elle peut intervenir et effectuer une césarienne.

Ce que j’ai gagné en m’installant à Good Hope? Une certaine autonomie par rapport aux médecins et mon indépendance financière, mais également une histoire très différente avec les parents. Je les écoute tout au long du suivi de grossesse, mais aussi, et c’est une partie que la naissance à l’hôpital a tendance à faire oublier, je vais revoir les femmes chez elles trois fois pendant deux heures dans les dix jours qui suivent la naissance. On parle organisation, sommeil du bébé, allaitement, toutes les petites questions qui tracassent les nouveaux parents. J’en ai même qui me rappellent des mois après. Ce soir à la fin des consultations, je vais revoir une maman qui a accouché il y a six mois. Je l’ai eue au téléphone, je sens qu’elle ne va pas bien. On va en parler.

*Les tuck-shops ou spaza-shops sont des petites boutiques vendant des denrées de base dans les townships

 

 

L’infirmière maltraitante dans l’Afrique du Sud post-apartheid (Devenir mère à Johannesburg Part 5 bis)

L’entretien avec Vera dans mon précédent post pose un certain nombre de questions. Mais j’ai préféré vous laisser le lire avant de vous en proposer quelques lignes de commentaire. La première direction est celle du prisme d’interprétation de Vera par rapport à ses compagnes d’hôpital non-blanches. La seconde est celle de l’attitude presque systématiquement maltraitante des infirmières/sages-femmes qui revient très fréquemment dans les récits des femmes ayant donné naissance dans les hôpitaux gouvernementaux.

Une des premières réflexions de lectrices que j’ai eues est qu’en tant que blanche, Vera n’est finalement ni mieux, ni plus mal traitée que ses compagnes noires. C’est vrai, malgré la crainte de Vera d’être stigmatisée du fait d’être une des rares blanches à fréquenter le service, ou son impression que les autres la prennent pour une blanche ratée, ou qu’elle n’aurait pas dû être là (sentiment dont m’a également fait part une autre femme blanche interviewée), on ne peut pas, dans son récit, trouver d’éléments qui fassent penser à une discrimination.

En revanche, ce qui est évident, c’est son indignation et son sentiment de révolte, et l’expression de l’indignité des conditions dans lesquelles elle a vécu sa césarienne. Pour paraphraser Boltanski dans “les usages sociaux du corps”, tout se passe comme si Vera avait “une sensibilité différemment acérée” aux atteintes à sa dignité que ses compagnes noires. Comme si Vera avait des attentes vis à vis des services de soins que les femmes noires que j’ai interviewées ne formulent pas. On peut faire l’hypothèse que les (jeunes) femmes noires que j’ai interrogées étant plus jeunes et plus pauvres que Vera, vivant par ailleurs dans des townships ou des “informal settlements”, ne peuvent avoir les mêmes exigences, car elles n’ont pas les mêmes conditions de vie quotidienne, et n’ont de toute façon pas le choix.

La saleté de la salle de bains commune peut ne pas choquer des habitantes de certains quartiers de townships où les habitants n’ont pas forcément tous l’eau courante (une femme de Kya Sands, sentant ses premières contractions, est allée cherchée un bidon d’eau à un robinet à quelques centaines de mètres de là pour faire une toilette chez elle avant de partir pour l’hôpital). Quand les seules toilettes auxquelles elles ont accès sont des rangées de cabines de toilettes chimiques dans un coin du campement, les toilettes mal entretenues de l’hôpital peuvent peut-être paraître un moindre mal.

Sur l’attitude des soignants, les femmes des townships ont également l’habitude d’être maltraitées par les infirmières, et cela fait partie de l’image véhiculée sur la profession. Celles qui sont allées au centre de planning familial pour demander une contraception gratuite ont souvent des histoires de remarques méprisantes ou moralisantes, de vexations subies de la part des infirmières. Lorsqu’elles parlent des salles d’accouchement, les femmes des townships racontent volontiers des histoires d’infirmières qui frappent, insultent et malmènent leurs patientes. Elles ne s’attendent pas à ce que les infirmières ou les soignants soient aimables avec elles. D’ailleurs lorsque les soignants sont aimables, elles marquent de la surprise et l’attribuent à des circonstances spécifiques. “(les infirmières) ont été gentilles avec moi parce que je ne faisais pas de bruit”.

Un article écrit par Rachel Jewkes et al. “Why do nurses abuse patients? Reflections from South African Obstetric Services“* m’a été indiqué par une chercheuse travaillant en partie pour les hôpitaux publics sur l’éthique et l’amélioration des relations médecins-patients dans les services hospitaliers. Ecrit en 1998, il n’a malheureusement pas pris une ride. On pourrait refaire cette étude dans d’autres hôpitaux gouvernementaux  vingt ans après et aboutir aux mêmes conclusions. L’article est un compte-rendu d’une étude qualitative faite en 1997 sur trois cliniques du Western Cape.

L’objectif de l’étude était de recueillir l’expérience de femmes ayant accouché dans ces cliniques pour s’interroger sur leur suivi médical. Des interviews et des groupes de discussion ont aussi été réalisés avec des professionnels sur les trois sites. Les trois chercheuses (l’une parlant anglais, une autre l’afrikans et l’autre le xhosa) ont été assez surprises de voir les narratifs s’attacher autant à la question de la maltraitance infligée par les infirmières. En effet en Afrique du Sud les sages-femmes sont des infirmières spécialisées (qui ont fait 6 mois de formation à l’obstétrique après leur diplôme de “registered nurse”). On les appelle ‘sister’ ou ‘nurse’, et la plupart des femmes ne font pas vraiment la différence entre les infirmières et les sages-femmes.

La prééminence des situations où les femmes disaient avoir été victimes de maltraitance a modifié l’angle d’analyse de l’article qui s’est finalement focalisé sur le sujet. Rebuffades, mépris, insultes, négligence, coups, la palette des mauvais traitements est assez large et vient à l’encontre de l’image déployée depuis un siècle dans le monde occidental de l’infirmière comme le modèle de la personne dévouée, alliant professionnalisme et empathie. On est loin de la jeune professionnelle emphatique d’ “Appelez la sage-femme’, récit qui raconte les débuts d’une jeune sage-femme anglaise de la classe moyenne dans le Londres Cockney, partant aider les femmes accoucher à leur domicile avec sa bicyclette, son nécessaire sur le porte-bagage.

Les chercheuses relient l’attitude des infirmières à plusieurs facteurs de l’histoire de la profession et de son évolution sous le régime de l’apartheid. Avant l’accès à la démocratie, la profession d’infirmière (comme celle de professeur) a été pour les femmes noires une des rares façons d’acquérir un statut et une certaine autorité. Cependant, les infirmières noires ne pouvaient soigner des femmes d’autres races, et elles étaient moins bien payées que leurs homologues blanches. Les directions d’écoles d’infirmières et les organisations professionnelles revenaient de droit à des infirmières afrikaner. Les rebuffades et les mauvais traitements à l’encontre des patientes serait une façon d’affirmer la distance sociale entre le sentiment qu’elles ont de leur valeur (insuffisamment reconnue), de leur appartenance à la classe moyenne et se démarquer du reste de la population. Elles maintiendrait une identité professionnelle et un sentiment de pouvoir conféré par leur profession grâce à cette mise à distance violente des patientes.

La surcharge de travail chronique et la désorganisation des hôpitaux publics, le manque d’une “culture du rendre compte”, rendent possible ces attitudes maltraitantes. Les infirmières sont sous-payées pour des charges de travail titanesques dans des hôpitaux saturés. Le poids des syndicats est tel dans les rangs de l’ANC qu’il est impossible de sanctionner les manquements les plus évidents à une éthique professionnelle qui est de toute façon inexistante. J’ai évoqué dans un précédent billet le scandale Life Esidemeni où une décision de la responsable de la santé du Gauteng a causé la mort de plus de 100 personnes vulnérables, sans que cette figure politique de l’ANC soit le moins du monde inquiétée. Cette impunité se retrouve à tous les échelons du système de soins public.

*Pourquoi les infirmières maltraitent-elles les patients? Réflexions sur les services d’obstétrique sud-africains