Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

Ma première-née

Mon 31 décembre le plus mémorable, je l’ai passé à la maternité… Un souvenir remonté en atelier d’écriture avec Sophie Lemp @LesMots

Il y a quelques jours, nous étions assises dans la cuisine, tu me faisais face accoudée au plan de travail du coin repas, l’air vaguement ennuyé. Tu avais ton sweat-shirt de terminale, un vêtement informe gris avec le logo de l’école privée dans laquelle tu as promené un mal-être d’adolescente qui ne s’est jamais vraiment achevé. Tes yeux verts dans le vague, les cheveux bruns mi-longs coiffés en pétard comme d’habitude. J’ai sorti mon téléphone portable et je t’ai prise en photo. La n-millionième photo depuis que tu es arrivée dans ma vie.

Ton album de naissance est le plus fourni des trois. C’était avant l’avènement du smartphone, il fallait acheter des pellicules et les faire développer. Cela ne nous a pas rebutés. Nous avons dû faire la fortune du photographe local. Je t’ai beaucoup prise en photo. Nous habitions loin de nos familles. Il fallait leur donner une idée de la petite bostonienne que j’avais mise au monde, et documenter les moments fugaces de tes premiers mois.

Sur la première double-page, figure le faire-part de ta naissance, bilingue, et la première photo de toi. Tu reposes sur le côté dans un petit berceau aux parois en plexiglas monté sur une armature à roulettes en aluminium. Tu as les yeux ouverts, dans le vague. La sage-femme t’a recouverte jusqu’aux épaules d’une petite couverture d’hôpital blanche.

Le calme de cette photo contraste avec le souvenir chaotique que j’ai de ces quelques jours.

Quelques mois plus tôt, j’avais rejeté d’un haussement d’épaules les « mais ça ne te fait pas peur d’accoucher aux Etats-Unis ? » posés par des amies inquiètes. Les six derniers mois de ma grossesse ont été exaltants. Découverte des US, du Québec, et de la Nouvelle Angleterre pendant la « foliage season ». A l’université, je cachais mon gros ventre sous une salopette en jean, et ça me faisait rire intérieurement quand tu me donnais des coups de pied alors que nous discutions très sérieusement avec mes camarades sur les pères fondateurs de la sociologie.

Ton père et moi avons suivi les seize heures de cours de préparation à la naissance obligatoires, à base de méthode Lamaze, dispensés par une sage-femme chevaline et impudique. Formation très complète avec des exercices pratiques, respiration du petit chien, massage du dos, repérage des bonnes et des mauvaises contractions… et vidéos répugnantes d’accouchements ! J’avais lu au moins cinq ouvrages sur le sujet, dont le Laurence Pernoud, et le livre recommandé par le collège des gynécologues obstétriciens nord-américains.

A neuf heures du matin, le 30 décembre, ton père m’a amenée aux urgences du Newton-Wellesley Hospital, après six heures de contractions. « Ce sont des Braxton-Hicks, du faux travail, ramenez-la chez vous » a dit la sage-femme des urgences, blasée. Nous sommes rentrés à la maison, ton père est parti travailler. Fausse alerte. RAS. J’ai passé la journée dans mon lit. J’ai essayé de dormir, sans succès. Pas la force de lire, ou de descendre au salon regarder la télé. J’étais incapable de trouver une position confortable, debout, assise, allongée… terrassée périodiquement par cette sensation d’avoir l’abdomen pris dans un étau de plus en plus intense.

Lorsque ton père est rentré vers dix-huit heures, il m’a trouvée agitée. Il a appelé une première fois le numéro d’urgence. La sage-femme lui a expliqué que je n’étais pas en travail, qu’il n’avait qu’à me faire couler un bon bain chaud et me donner un petit verre de vin… ça détend ! Deux heures plus tard, il a rappelé, indigné, et a décidé de me ramener pour un examen. Autre sage-femme de garde, autre son de cloche cette fois-ci. « Tu es dilatée à quatre centimètres, Honey, on te garde, tu vas avoir ton bébé cette nuit ! ».

Ils m’ont emmenée dans une chambre qui faisait aussi salle d’accouchement, et présenté la sage-femme qui m’assisterait pendant tout le travail. Une trentenaire brune aux yeux noirs et aux cheveux bouclés. Elle m’a dit de revêtir la blouse d’hôpital et de me mettre à l’aise, ce n’était pas pour tout de suite. Je me suis sentie soulagée un petit moment, puis les vagues ont repris. L’étau se refermait de plus en plus fort, mon abdomen faisait sécession, vivant sa vie en dehors de moi, m’infligeant des douleurs d’intensité croissante, me laissant hors d’haleine et incrédule.

 « Si tu continues à bouger tu n’auras pas de péri ! » menace l’anesthésiste. La sage-femme me prend la main et plonge ses yeux dans les miens. « Tu vas respirer avec moi, regarde ! » elle souffle sur le dos de ma main pour me montrer comment contrôler ma respiration. Je m’accroche à son regard noir comme à une bouée de sauvetage. Je ne me souviens plus de son nom. Sur ton certificat de naissance, délivré par le comté de Middlesex, et sur le petit cartel attaché à ton berceau de maternité, que j’ai collé dans ton album, figure juste le nom de l’obstétricienne, Liz Foley, une BCBG bostonienne un peu coincée qui n’est venue que le temps de faire une épisio, vers trois heures du matin. C’est pourtant le nom et l’image de cette sage-femme que j’aurai voulu garder, de celle dont la présence constante m’a évité le naufrage.

Après l’éruption chaotique de l’accouchement, elle t’a débarbouillée, enveloppée dans une couverture et t’a tendue vers moi. « C’est une fille ! ». Mes yeux s’embuent encore en y repensant.

Tu es minuscule, très rouge, les cheveux très noirs en pétard, et tes yeux, tes grands yeux humides écarquillés me regardent et m’interrogent. « Tu es qui toi ? ». Je t’aime dès le premier coup d’oeil, même si je ne sais pas te le dire. Tu m’impressionnes. Les nouveaux-nés ont souvent ces regards de vieux sages auxquels on ne la fait pas. La sage-femme te reprend pour faire ta toilette, sur la desserte amenée à cet effet dans la chambre. Je regarde chacun de ses mouvements, je ne vous quitte pas des yeux, sidérée. Ton père s’est assis à côté de moi, sur le lit. Elle te lave doucement, t’habille avec un des petits pyjamas que j’ai amenés. Il est trop grand. Tu flottes dans ton pyjama, elle roule trois fois les manches pour dégager tes tout petits poignets fermés. Elle couvre tes cheveux noirs d’un petit bonnet. Elle nous explique l’emmaillotage, pour sécuriser les nourrissons les premières semaines, nous montre comment t’enrouler dans ces petites couvertures de flanelle de coton qu’on nous a recommandé d’acheter. Elle a le geste sûr. Elle te dépose dans la coque de ton petit berceau en plexiglas. Il faut te reposer, après ce début de nuit mouvementé. Elle nous recommande d’en faire de même.

Je ne dors pas cette nuit-là. Je passe ce qu’il en reste à te regarder. Mon souvenir de l’hôpital, c’est cette chambre aux murs bleus, le calme professionnel de la sage-femme, la lumière électrique tamisée, et le goût du ginger-ale, qu’on me recommande de boire en grande quantité.

Je vis une période irréelle. J’ai l’impression de flotter dans un vêtement trop grand, inadapté. Je suis désemparée quand tu te mets à pleurer. Je sonne au moyen de la petite poire pendue à un fil près du lit. « Qu’est-ce qu’il y a Honey ?» me demande l’aide-soignante.  « Elle pleure, je ne sais pas pourquoi… ». « Elle a peut-être faim, il faut la mettre au sein ! » Mais je n’ai pas encore de montée de lait. « Ce n’est pas grave, ça va venir, met la  au sein, ça stimule la production. Vas-y, je te regarde ». J’essaie. C’est un fiasco, tu ne t’accroches pas, tu t’énerves de plus en plus. « Chhhh » souffle l’aide-soignante. « Il faut qu’elle prenne toute l’aréole, tu comprends, sinon ça ne marche pas. Réessaie ! ». Ca fonctionne mieux mais au prix de pincements très douloureux. Tu te lasses vite, sembles t’endormir, puis les cris repartent. Tu ne têtes que sur un sein, je finis par avoir des cloques.

Tu pleures encore. Je sonne de nouveau. « Elle vient de têter, qu’est-ce qu’elle a ? » « Les bébés pleurent parfois sans raison, il faut la bercer, lui parler… » « Lui parler ? Mais elle ne comprend pas, qu’est-ce que je peux lui dire ? » « Dis-lui : « Hello little peanut ! ». « Hello little peanut ! » émets-je avec une voix tremblotante. Ca ne marche pas non plus. Je te berce, sur le ventre, sur le dos. J’arpente la chambre de long en large, malgré mon corps endolori et mes écoulements. Ton père prend le relais. Nous n’échangeons pas beaucoup, totalement absorbés par ta présence, noyés dans notre nouvelle vie de parents…

Le 2 janvier vers dix heures du matin, un bénévole de l’hôpital m’amène dans un fauteuil roulant vers l’entrée, où nous attend ton père avec notre voiture. Je te tiens contre moi, solidement arrimée. Dans le sac, accroché à l’une des poignées, le viatique dont j’ai été gratifiée pour cette nouvelle vie : un coussin en forme de bouée, un accessoire en plastique pour les bains de siège et une cassette VHS sur l’allaitement après la montée de lait. Nous nous bagarrons avec la ceinture de sécurité pour comprendre comment fixer le fauteuil coque… Il n’y a pas de photo de ce moment pathétique, sous l’auvent de l’hôpital, qui nous protège de l’humidité, dans l’atmosphère hivernale du Massachussets, et du manteau de neige qui a recouvert le parking.

Me revient en mémoire un sujet de colle de philo en prépa : « la naissance d’un enfant, c’est la mort des parents ». J’avais trouvé le sujet stupide, mal formulé. Il me tombe dessus comme une évidence. Mon ancien moi est mort ce jour-là. J’ai laissé au Newton-Wellesley Hospital, une partie de mon insouciance, de mon inconséquence. Tu es entrée dans ma vie.

Une virée à Alexandra…

Une photo sur FB m’a rappelé ce matin un souvenir d’accompagnement pour Sizanani Mentors…. un passage par #Alexandra, redouté par les conducteurs néophytes à #Johannesbourg … #écrirelaville

« Allô ? C’est Véro. Ecoute, je suis désolée, je ne vais pas pouvoir aller à Alex chercher les jeunes avec toi. J’ai un pneu crevé, j’ai appelé le garage à côté de chez moi mais je ne sais pas quand quelqu’un va venir le réparer. Ils n’ont pas su me dire. Il va falloir que tu y ailles toute seule ! »

Je la maudis intérieurement. J’ai horreur d’aller à Alex, ce township que tous les responsables de sécurité d’entreprise ou même le consulat déconseillent.

Je n’y vais jamais. Je reste toujours en périphérie pour récupérer ou déposer mes mentorées. Je n’ai accepté que parce qu’on était deux à faire cet accompagnement, et voilà qu’elle me laisse tomber comme une vieille chaussette…

« On a rendez-vous au Mac Do du Pan African Mall, tu te gares devant, ne t’inquiètes pas, c’est safe, c’est gardé ! Tu connais le Pan African Mall ?

– Non 

– C’est juste dans la rue qui part du pont sur Louis Botha tu vois ? Tu ne peux pas louper le Mac Do, il est juste au coin !

– Non, je ne vois pas, mais je vais regarder sur Internet.

– Alors le mieux, c’est que tu les retrouves là-bas, tu t’assures qu’ils sont tous là, je t’envoie la liste de tous ceux qui sont inscrits sur ton portable, hein et puis (elle dit et pouis, avec son petit accent belge) après, tu prends ceux que tu peux dans ta voiture et tu mets les autres dans un taxi collectif. C’est onze rands par personne. Il faut que tu aies du cash. Après tu prends la note et je te rembourserai. J’arrive dès que je peux, mais comme le rendez-vous est à dix heures à GIBBS…

– OK ! Je me mets en route !

– Merci hein !

– Mais comment je saurais dans quel taxi les mettre ?

– Tu demandes aux jeunes, il y en a bien un qui saura ! L’arrêt c’est l’intersection entre Corlett et Oxford à Illovo !

– Bon, on se débrouillera. »

Je raccroche, furibarde. Encore un de ces plans foireux à la Véro. Et en plus, elle n’est même pas capable de changer une roue. Typique ! Je finis mon thé à la hâte, rassemble quelques affaires et sors. Je branche le GPS dans la voiture, et étudie l’itinéraire. Pas de problème pour aller jusqu’à Louis Botha, mais il y a les travaux de Rhea Vaya qui perturbent la circulation dans ce quartier limite du township où il est recommandé de ne pas s’attarder.

Véro avait raison. Le trajet est assez simple. Ce qu’elle ne m’a pas expliqué en revanche, et ce que je ne sais pas parce que je fais toujours demi-tour sur ce pont, c’est qu’à peine rentrée dans Alex, à la lisière du township et à l’approche du mall – qui n’a de commun avec les centres commerciaux des beaux quartiers que le nom- c’est juste un enfer de circulation. J’ai la seule voiture récente de toute la rue. Nous sommes coincés, pare-choc contre pare-choc, les uns derrière les autres. Les conducteurs jouent de l’avertisseur, brandissent leur poing en dehors des portières, s’interpellent, s’invectivent. Les piétons traversent n’importe où, exploitant les moindres inserstices entre les voitures. Les vendeurs de journaux, de porte-vignette d’assurance à coller sur les pare-brise, de chargeurs de portables de voiture, circulent entre les files, faisant des petits signes interrogateurs avec leurs mains.

Les minibus, ces trompe-la-mort notoires, poussent tout le monde, doublent par les trottoirs, insultent, injurient. Evidemment, le GPS me fait tourner un poil trop tôt. Je longe un bloc de béton au trottoir défoncé, envahi par les vendeurs à la sauvette. Il y a des piétons partout, et des taxis cahotants qui surgissent d’une rampe sur le côté. C’est l’arrière du centre commercial. Pas vraiment de signalisation d’entrée quelconque d’un parking. J’évalue mes chances de faire le tour du pâté de maisons. La rue se perd plus loin dans un nuage poussiéreux… Il vaut mieux faire demi-tour. J’arrive à mes fins moyennant des sueurs froides, dans l’anarchie piétonnière et la circulation des minibus aux accélérations aussi brutales qu’imprévisibles, lâchant des panaches de fumée noire et malodorante aux malchanceux ayant le malheur d’atterrir derrière eux.

J’éteins la radio qui diffuse des tubes sirupeux des années 80 pour me concentrer sur mon insertion dans un flots de véhicules hors d’âge aux couleurs passées et aux ailes froissées. Le virage à gauche va être compliqué. Clameurs et klaxons. Basses et sons de rap ou de Kwaïto sortant de voitures voisines. J’essaie d’interpréter les signes des voitures venant de la gauche, vont-elles me couper la route ? me laisser passer ? Puis celles venant de la droite, après le taxi, là ! J’apprécie le fait d’avoir une boîte de vitesse automatique, typiquement le genre de situations où je pourrais me chamailler avec une pédale d’embrayage. Allez, c’est bon, je suis enfin dans le flux de l’artère principale. Ouf, c’est la prochaine à gauche…  

Evidemment, les feux de circulations ne fonctionnent pas… ça bloque. Les sons des radios transpercent les habitacles. Devant moi une vieille Mercedes bicolore arbore sur son pare-choc que « Dieu est mon Berger ». Sa voisine, une Corolla vintage, affiche plus discrètement “Isaïe 28 :12″… Je ne sais pas où est Dieu en ce moment mais je ne verrai pas d’inconvénient à ce qu’il se réincarne en agent de la circulation… ça n’avance toujours pas. Arrivée à la même conclusion, une mama vénérable au doek impeccablement noué sur son crâne, jupe et pull en laine, petit sac en simili-cuir au creux du coude, sort du côté passager de la Mercedes et entreprend de finir sa route à pied. Devant le flux ininterrompu de taxi à l’intersection, les voitures de la file de droite se rabattent sur nous pour avoir une chance de tourner… C’est donc ça ! Nous avançons au compte-goutte. Quelques mètres à chaque fois. J’essaie de ne pas trop penser au risque du quidam braquant sur moi son arme pour me piquer ma voiture – peu probable, avec toute la circulation il n’a aucune chance de l’extirper rapidement pour s’enfuir avec- mon sac ou mon téléphone portable. J’ai juste l’argent du taxi, pas très rentable. Enfin, j’arrive à m’engager dans la rue adjacente et entrer sur le parking. Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Un message de Véro triomphante : « ça y est, j’ai réussi à faire changer mon pneu, j’arrive, fais l’appel en attendant ! ».

Je repère nos jeunes étalés autour des tables à pique-nique devant le Mac Do. J’en reconnais quelques-uns. Les trois mentees rigoureusement semblables d’Amandine discutent avec Nkateko et le beau Jack, un grand gars à la mâchoire carrée et au sourire ravageur, le chouchou de toutes les filles du programme. Comme tous les jeunes de la planète ils ont adopté l’uniforme lycéen : jean dans toutes les variantes possibles. Décoré de dripping de peinture pour les triplettes. Lacéré au genou pour Nkateko. T-shirt simple ou signé d’une grande marque de sport. Ou portant un message humoristique : « pretty good at bad decisions ». Pull ou sweat shirt, baskets. Seul Jack a fait fi du dressing code, bermuda blanc et t-shirt rayé. Nkateko vient me faire un hug, avec un grand sourire. Elle a l’air contente de me voir. C’est au moins ça. « Tu rassembles tout le monde, je vais faire l’appel ? » « Il y en a  qui sont partis dans le mall ! » « Tu essaies de les récupérer ? » Elle dit quelques mots aux triplettes en zoulou et part les chercher.

Je sors précautionneusement mon téléphone de mon sac. J’ai renoncé aux iPhones, trop onéreux et convoités. Je télécharge la liste. Je fais l’appel. Ouf, ils sont tous là. Ils bavardent bruyamment, et plaisantent entre eux. C’est une première pour eux ce stage d’entrepreneuriat. Je leur dis qu’ils ont de la chance, que ceux de l’année dernière ont beaucoup aimé. Que cela se passe dans un superbe endroit qui leur donnera un avant-goût de la vie à l’université. Ils chahutent un peu. Un vigile s’approche et nous demande de libérer les tables. Je lui fais valoir que nous allons bientôt partir, que les jeunes vont faire un stage pour lequel je suis leur accompagnatrice, et qu’à cette heure-ci, il n’y a pas grand monde au Mac Do. Il consulte des yeux le gestionnaire du restaurant, à l’intérieur de son local. « D’accord, mais pas plus de dix minutes hein ? ». J’enjoins les jeunes à ne pas trop faire de bruit et vois avec soulagement arriver la petite Renault de Véro.

« Ouf, ça a été chaud » me dit-elle.

« En effet !

– Ils sont tous là ?

– Oui.

– Bon tu peux en prendre combien dans ta voiture ?

– J’ai quatre places.

– OK, donc quatre avec moi, quatre avec toi, ça nous en fait douze à mettre dans le taxi ! On n’a qu’à leur dire de mettre leurs sacs dans les voitures pour qu’ils soient moins encombrés ».

Elle s’adresse aux jeunes : « Hello, hello, écoutez-moi !

– Hello miss Véro ! Ils ont une certaine tendresse pour elle, cela se voit dans leurs sourires.

– Vous mettez vos sacs dans les voitures, quatre monteront avec moi, et quatre avec Bénédicte d’accord ? Les autres vous irez en taxi ! »

Ils acquiescent. Nkateko se range à côté de moi. Trois garçons nous suivent, dont un jeune qui répond au nom biblique de Moses et qui a l’air d’avoir douze ans. Nous entassons les sacs dans le coffre. « OK dit Véro, maintenant, aux taxis ! ». Il faut monter au premier étage du mall. Nous commençons par nous perdre au rez-de-chaussée, dans un couloir un peu tristounet, essentiellement des échoppes vendant des marchandises chinoises bon marché. A part une ou deux enseignes de téléphonie mobile, je ne reconnais pas les marques. Aucune des franchises locales ou internationales qu’on trouve dans les centres des quartiers blancs n’est présente. Véro s’aperçoit de sa méprise et fait demi-tour, coachée par une lycéenne, elle retrouve le chemin des escalators. Triomphante, je la vois se retourner sur l’escalator pour vérifier que tout le monde suit, telle une mère cane avec sa couvée de canetons. Je ferme la marche.

Sous une immense halle abritée par un toit en béton sont alignés des centaines de minibus le long de rangées organisées. Une odeur de diesel et de poussière flotte sur la gare routière. Brouhaha et bruits de moteurs. Nous nous faisons balader, cohorte maladroite dans les trajectoires des habitués. Enfin nous trouvons la bonne file. Pour Illovo ? C’est par là ! nous indique un chauffeur moins rugueux que les autres. Nos jeunes commencent à embarquer dans le premier taxi, puis se font refouler. Ils sont trop nombreux, il faut prendre le suivant râle le conducteur. Nous nous dirigeons vers celui d’après. L’argent change de main. Véro s’assure que tous sont montés à bord. « Tu es là Jack ? OK vous descendez à Illovo, intersection Corlett et Oxford OK ? On se retrouve là-bas ! ». Véro demande un reçu au conducteur que ça a l’air d’ennuyer passablement. Mais il s’exécute, sortant un carnet et un stylo bille au bout mâchouillé. Les autres passagers regardent mi-amusés, mi-ennuyés notre troupe de jeunes, menée par deux mamas blanches un peu paumées.

« Bon, aux voitures maintenant ! On se retrouve à GIBBS, tu sais où c’est ?

-Oui, c’est à côté de la maison ! »

Un drôle d’instrument…

En attendant le prochain billet, un texte issu d’un atelier d’écriture avec Sophie Lemp…

Je me souviens de la première fois que je l’ai vu. C’était sur la bibliothèque-bureau de chambre de mes parents. Papa travaillait des examens de médecine agricole pendant que Rémy et moi révisions le bac. Il avait un coin dédié pour ses manuels de cours, ses blocs-notes, et sur le coin d’une de ses étagères, il avait posé un objet simple et curieux. Un objet que j’ai trouvé beau dès que je l’ai vu. Beau dans la pureté de ses lignes et dans sa matière, un bois clair patiné par les ans. Je n’ai pas identifié ce que cela pouvait être, il paraissait assez ludique. Mesurant entre quinze et vingt centimètres, il pouvait ressembler à une trompette miniature, sans boutons ni clefs, un tube s’évasant des deux côtés, avec une corolle plus imposante d’un côté que de l’autre.

Papa jouait de la guitare et n’hésitait pas à pousser la chansonnette ou souffler un air sur un harmonica, mais je ne l’avais jamais entendu produire cet instrument curieux. J’ai fini par lui demander, un jour, ce que c’était. « Ca ? » Il se tourna vers moi, abaissant ses lunettes sur son nez pour me regarder par-dessus avec un éclat de malice dans les yeux. « Ca ? C’est le stéthoscope de Pinard de mon père ! ». « Un stéthoscope ? Mais ça ne ressemble pas du tout à un stéthoscope ! » me rebellais-je. Il se payait ma tête ! Cette trompe en bois n’avait rien de commun avec un stéthoscope !

« C’est l’ancêtre du stéthoscope que tu connais, celui-ci appartenait à mon père. Il me l’a donné pendant mes études de médecine. Il peut encore être très utile pour ausculter le ventre des femmes enceintes ! ». Il le saisit entre le pouce et deux doigts, appliqua son oreille sur la corolle la plus plate, et fit mine d’appuyer la corolle la plus large sur une personne invisible, les yeux orientés en diagonale vers le ciel. On aurait dit Tryphon Tournesol et son cornet acoustique ! Je ne sais pas ce qu’est devenu ce stéthoscope. Je ne l’ai plus vu. J’imagine que j’ai cessé de m’y intéresser. Il y a tellement de fatras sur cette bibliothèque. Maman n’a pas classé ses affaires lorsqu’il est mort. Elle a tout laissé en place.

Il y a quelques mois, je suis allée observer des consultations d’obstétrique au Bénin. La salle de consultation n’était pas de toute première fraîcheur, le lit d’examen était tout défoncé. Sur la paillasse au carrelage blanc, à côté de la boîte tambour au-dessus du scotch « spéculum » et du mètre de couturière, un tube en aluminium blanchi, un peu cabossé. Etait-ce la chaleur, mal combattue par les grosses pales du ventilateur ? Les larmes me sont montées aux yeux lorsque la sage-femme appliqua sur le globe parfait du ventre de sa patiente, la corolle en alu du stéthoscope de Pinard…

A celle qui ne m’a pas vue grandir…

Un texte plus personnel, mon témoignage pour le “Heritage Day” des sud-africains. L’histoire de la grand-mère vietnamienne que j’ai si peu connue… Un texte écrit pendant un atelier d’écriture avec Sophie Lemp…

En 2010, je visite la Basilique Saint-Denis avec un groupe de collégiens. On y répète la cérémonie de confirmation du lendemain. Le prêtre est vietnamien. Il indique aux futurs confirmands le protocole à suivre. Enchaînant la litanie des prénoms, le prêtre appelle « Sébatien », incapable de prononcer l’association du « s » et du « t » avant la syllabe finale. Une boule se forme soudain dans ma gorge.

Un souvenir remonte, comme une vague. Il date de 1970. Je n’arrive pas à savoir si c’est un souvenir personnel ou si c’est une reconstitution d’une anecdote que ma mère m’a racontée. C’est l’heure du dîner des enfants dans la cuisine, je ne visualise qu’une table en formica, des chaises hautes. Isabelle ou Séverine, les deux bébés sont posées dans ces coques Baby-Relax en plastique blanc servant à la fois de chaise et de pot, une fois remonté le coussin d’assise. Rémy et moi, les deux aînés, nous nous affairons à enfourner dans nos bouches les coquillettes de nos assiettes en mélanine décorées avec des motifs de Walt Disney. Maman et toi vous agitez auprès de nous quatre. On bavarde. Tu as un accent à couper au couteau, tu n’as jamais réussi à parler bien le français, même si tu as imposé cette langue à tes enfants jusqu’au sein de ta famille. A un moment vous parlez de l’Espagne et des espagnols. Avec ton accent, tu n’arrives pas à prononcer les « s » devant les « p ». Ce qui fait que nous entendons « épagne » et « épagnol ». Du haut de nos jeunes années, Rémy et moi, qui n’avons pas plus de neuf ans à nous deux, nous nous gondolons. Nous te reprenons : « non mamie, on ne dit pas épagnol mais es-pa-gnol ! Nous rigolons de plus belle, laissant apparaître les morceaux de coquillettes mâchouillées dans nos bouches enfantines. « Ils sont mal élevés tes enfants ! » lances-tu, en rogne, à maman hilare.

Je n’ai aucune photo de toi. Je me souviens d’un portrait en noir et blanc au format des photos d’identité. On n’y voit que le haut du col officier de ta tunique, et ta tête, ronde comme une pomme, surmontée de ton turban noir, coiffure traditionnelle de la région du Tonkin. Tu as des petits yeux noirs étirés et brillants, qui surmontent des pommettes bien marquées, un nez épaté avec des narines décrivant des cercles parfaits, et un gros grain de beauté près d’une d’elles.

C’est à toi que je dois cette allure exotique qui m’a valu depuis l’enfance les mimiques de mes camarades de classes, les grimaces étirant les yeux vers l’extérieur du visage, les « ching chong, chinoise, chinetoque, Kung Fu, Bruce Lee », et les vieilles dames bien intentionnées fredonnant « la tonkinoise ».

Il me reste un seul souvenir personnel de toi. Ce souvenir, je le chéris comme un trésor, parce que je n’ai pas pu l’inventer. Nous n’étions que toutes les deux. Personne n’aurait pu me le suggérer. C’était dans l’appartement de fonction au-dessus de la clinique où papa travaillait . Tu étais venue passer du temps avec nous, soulager ta fille, ma mère, des nombreuses charges liées à ses maternités rapprochées. Ce matin-là, je te cherchais dans l’appartement. Je t’appelais. Mon besoin de te parler devait être impérieux. Je suis venue te voir dans la chambre que tu occupais. Tu finissais de te préparer, tu avais passé un de ces longs pantalons noirs que tu portais tous les jours, et une tunique longue jusqu’au genou. Tu t’apprêtais à mettre la dernière touche à ta coiffure.

Je ne t’avais jamais vue « en cheveux ». Pour moi c’était une évidence que tu vivais nuit et jour avec ces boudins de tissus noir enroulés autour de ta tête. Je ressentis un choc à te voir peigner avec soin une longue cascade de cheveux noirs soyeux, veinés d’un peu de blanc, t’arrivant jusqu’aux genoux. Tu les séparas par une raie avant de les habiller de tissu et de les enrouler, d’un geste savant, autour de ta tête.

Tu es morte peu de temps après, en 1971. J’avais cinq ans. Tu étais allée rendre visite à ta troisième fille, Hélène à Dakar. Un accident domestique idiot. Tu as glissé dans la baignoire. Tu as perdu conscience, et n’es jamais revenue à toi. Je me souviens du gémissement de maman quand elle a appris la nouvelle. Ce jour-là j’ai appris qu’un adulte aussi pouvait pleurer. Elle a pris l’avion pour le Sénégal. Elle y est restée jusqu’à ce qu’on te mette en terre, dans le cimetière de Bel-Air, près du grand-père que je n’ai jamais connu.

Je ne sais pas quelle aurait pu être notre relation si tu avais survécu. Ma mère et ses frère et sœurs, ont toujours placé leur conduite sous ton regard. « Maman aurait été fière de nous, Maman n’aurait jamais accepté ça ». Tu es devenue une figure tutélaire dont il ne nous restait que peu de photographies.

Quand j’avais dix ans, nous sommes allés en vacances au Sénégal, chez ma tante Jacqueline. Pour la première fois, elle m’a emmenée sur ta tombe. Une tombe toute simple, couverte de carreaux en céramique bleu nuit. La plaque était gravée à ton nom et à celui de ton mari, Toung, rencontré au Sénégal dans les années 40, mort bien avant ma naissance. J’avais entendu parler de mon grand-père, vénéré par ses enfants. Je ne m’attendais pas aux deux petites tombes portant le même nom, juste à côté de votre tombe conjugale. Jacques, mort à un mois en 1943, et Marie, morte à la naissance quelques années après.

Maman ne nous avait jamais parlé de ces deux bébés. Elle avait eu des parents admirables qui s’étaient saignés aux quatre veines pour élever leurs quatre enfants et leur offrir un avenir meilleur que le leur. Point. C’était sa version de son enfance, il n’y avait pas plus à en dire.

J’ai interrogé Jacqueline. Jacques était né un an après ma mère. Mais ma mère est tombée malade, elle a attrapé la coqueluche, qu’elle a refilée à Jacques, qui en est mort. Ma mère a guéri. Un an après, Jacqueline est née. Tu lui as donné le prénom de son frère qui n’a pas vécu. Est-ce pour cela qu’elle a toujours eu ce côté garçon manqué ? Marie est née très prématurée quand vous teniez un bar à marins à la sortie du port de Dakar. Un soir, il y a eu une rixe. Tu as voulu t’interposer du haut de son mètre cinquante. Tu as reçu un coup dans le ventre et accouché le jour suivant. Marie n’a pas survécu. Elle est allée rejoindre Jacques.

Tu n’as pas eu d’enfance. Tu as commencé à travailler à l’âge de huit ans. Bonne d’enfants pour des familles de militaires français qui défilaient en Indochine, tu es partie dans leurs bagages à la fin des années 30, pour la France, puis pour le Sénégal. Pour élever les enfants des autres, tu as laissé à la garde de ton frère à Haïphong ton premier-né, un fils. Savais-tu à ce moment-là que tu ne le reverrais jamais ? Tu faisais écrire des lettres à ton frère, toi qui ne savais presque pas lire. Tu envoyais de l’argent pour pourvoir aux besoins de l’enfant, tout en soupçonnant que ton frère en perdait une grande partie au Mah-Jong. Et puis tu lavais, nourrissais, chérissais d’autres enfants. A Dakar, tu as rencontré Toung, un jeune vietnamien. Diplômé de l’école des cordons bleus il était cuisinier. Vous avez décidé de vous marier et de rentrer au pays. Mais ce retour ne s’est jamais fait. Les japonais ont envahi Hanoï en 1942. Les bombardements américains ont anéanti la majeure partie de vos familles sur place.

A Dakar, un propriétaire chinois vous confie un bar en gérance, le Kyrnos. Plus tard vous ouvrirez à Thiaroye le Lotus Bleu, une épicerie-restaurant vietnamien. Vous élevez vos enfants « à la française », conscients que l’intégration passe par l’assimilation. Vous leur parlez français, même toi, avec ton accent ridicule, qui restera un sujet de plaisanterie dans la famille. Sur le conseil des bonnes sœurs, vous qui n’avez jamais été chrétiens, vous donnez des noms français à vos enfants, d’où le manque d’originalité dans le choix : Jeanne, Jacques, Jacqueline, Marie, Hélène, Jean-Baptiste. Vous les faites baptiser. Toung décède d’un cancer alors que votre aînée a quinze ans à peine. Tu reprends le flambeau pour nourrir tes enfants et parfaire leur éducation, promesse d’une vie meilleure.

Juin 2005. Nous venons nous reposer à Dakar. Je veux profiter de ce séjour pour revoir ta tombe.

L’entrée du cimetière de Bel-Air rappelle celle des cimetières de métropole. De hauts murs, deux grandes portes métalliques encadrées par une arche, soutenue par des poteaux, une petite maison pour le gardien à gauche de l’entrée du cimetière. J’erre entre les tombes. Je n’ai aucune idée d’où te chercher. Je m’avance dans les allées poussiéreuses. Toutes les tombes me paraissent identiques. Les dates des décès remontent loin. L’ensemble est défraîchi. Peu de fleurs. Les descendants des occupants sont sans doute partis du Sénégal après l’indépendance. Et puis c’est la saison sèche, elles ne tiendraient pas longtemps. Je me demande si vous avez une croix. Vous avez adopté la religion catholique par pragmatisme. Tu n’as cessé de promener le petit autel portatif avec les photos de tes ancêtres, auxquels tu faisais des offrandes de fleurs de bougies et d’encens plus souvent que tu n’invoquais la Sainte Vierge.

Je m’adresse au gardien, un vieillard sec aux cheveux ras et blancs, les yeux opacifiés par la cataracte. Je lui dis chercher la tombe de mes grands-parents, la famille Ha. Elle a été récemment refaite, car ma tante est revenue il y a deux ans. Il hoche la tête. Une petite vietnamienne, il se souvient. Après quelques atermoiements et la visite de plusieurs tombes aux noms inconnus, il te trouve enfin. Je le remercie. Il s’efface pour nous laisser seules.

Je t’ai retrouvée. Tu reposes avec Toung dans une tombe qui me rappelle celles du cimetière marin de Joal-Fadiouth, dans le Sine Saloum. Une tombe simple, recouverte de ciment dans lequel sont incrustés ces coquillages qu’on trouve par milliers sur les plages du Sénégal, des demi-coques blanches. Je regarde la plaque. Elle rappelle juste vos noms, et vos années de naissance et de décès. Tu n’as jamais su le jour exact de ta naissance. Tu avais tout juste soixante ans quand tu es morte, et Toung quarante-cinq. Si jeunes. Tu me paraissais tellement vieille !

Finalement, c’est un hasard heureux que tu sois décédée au Sénégal. Toung et toi êtes réunis dans ce pays où les sursauts de l’histoire vous ont contraints à vous installer. Je me dis que j’aurais pu t’amener des fleurs, mais il n’y en a pas à l’entrée du cimetière. Sans doute aurais-je pu penser aux bâtons d’encens. Je ne sais que te dire, nous nous sommes si peu connues. Je suis là, je voudrais que tu le sentes. On dit que les ancêtres qui ne se sentent pas honorés reviennent hanter les générations qui leur succèdent. Tu as mis du temps à me retrouver. Est-ce parce que des océans nous séparent ?