Sizanani Mentors, ma fenêtre ouverte sur la jeunesse sud-africaine…

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Sortie Sizanani à Newtown, 25 juin 2016

Lorsque je me suis installée à Joburg, j’ai décidé de mettre à profit mon séjour dans un des pays au niveau d’inégalités préoccupant pour essayer, à ma petite échelle, de donner un peu de temps pour améliorer l’ordinaire de personnes faisant partie des moins chanceuses de cette ville. Il y a  de nombreuses possibilités de faire du bénévolat à Joburg. Compte-tenu de mon passé d’enseignante à l’université j’avais plus d’appétence pour des propositions autour de jeunes. J’ai donc décidé de m’investir dans une association nommée Sizanani (“il faut s’entraider” en isiZulu) qui propose des mentors à des lycéens méritants des cinq lycées d’Alexandra, le township le plus proche de Sandton, haut-lieu du “business” sud-africain, et qui concentre les entreprises les plus riches du pays, voire du continent.

Sandton skyline
Le bâtiment emblème de Sandton City

L’idée est de proposer tous les mois (ou plus fréquemment si les mentors le souhaitent) une sortie le samedi après-midi à un ou plusieurs mentees, leur offrant des expériences sociales qu’ils ne partageraient pas avec leurs proches, visites, sorties au cinéma, dans les musées, au restaurant… Bref, développer leurs “social skills” et leur ouvrir les yeux sur la ville/le monde d’à côté auquel ils n’ont pas accès dans leur vie quotidienne avec leur famille. Il faut également les aider dans leurs dernières années de lycée à préparer au mieux leur “matrics” (l’équivalent sud-africain du bac) dont les notes vont conditionner leur entrée à l’université, et à choisir judicieusement leur filière universitaire, car la plupart d’entre eux seront boursiers (les études supérieures sont très chères en Afrique du Sud) et perdront le bénéfice de leur bourse s’ils échouent en première année.

Depuis février dernier j’effectue quelques tâches pour Sizanani et mentore deux lycéennes de première (grade 11) Nkateko et Lumka et nos rencontres m’ont ouvert les yeux sur des aspects de la vie en Afrique du Sud auxquels je n’aurais pas forcément été sensibilisée sans elles. J’ai notamment eu un premier aperçu de la vie dans les townships, des structures familiales et des histoires de ces adolescents. J’ai été surprise par les choix faits en matière d’éducation au moment de la sortie de l’apartheid, qui ont des répercussions aujourd’hui sur la vie des jeunes noirs et leurs perspectives d’avenir. On peut dire que sur le sujet de l’éducation, les efforts déployés par les gouvernements successifs ont été insuffisants pour redresser la barre des inégalités.

On peut imaginer le gouffre qui sépare nos existences de celles des habitants des townships (et je ne parle pas de ceux des “informal settlements”, encore plus bas dans l’échelle de l’organisation urbaine). Le gouvernement de Mandela avait prévu des logements pour tous et des accès à l’eau et à l’électricité pour tous. Vingt ans après, la réalité est autre. Il faut dire que Joburg n’a cessé d’être une terre de migration des ruraux et des réfugiés économiques et politiques des pays voisins qui y viennent chercher fortune. Lorsqu’on passe les frontières d’Alexandra, en voiture, on est frappé par la poussière et l’abandon des rues peu entretenues, trouées de nids-de-poule, à cinq minutes de Sandton, par la foule qui se déplace massivement à pied dans ces rues poussiéreuses, quand les habitants des beaux quartiers préfèrent circuler en voiture dans de larges avenues au bordures engazonnées et plantées d’arbres.

Alexandra township (1)
Photo @ValerieHirsch

Les histoires des mentees de Sizanani, que j’ai découvertes en dépouillant les questionnaires/lettres de motivation pour avoir un mentor, révèlent des aspirations qui pourraient être celles de jeunes du monde entier, et des vies dont les difficultés se reflètent peu dans les échanges joyeux que nous pouvons avoir avec eux. Peut-être est-ce la pudeur, ou la volonté de ces jeunes de profiter de ces moments avec nous sans s’appesantir sur leurs problèmes. Le fait que je pourrais être leur mère fausse sans doute aussi la communication dans un cadre culturel où le respect aux aînés est très marqué. Spontanément les lycéens vont plus volontiers vers des mentors plus jeunes avec lesquels la distance est moins grande.

Une minorité de lycéens (un tiers) vit dans ces familles “nucléaires” qui sont devenues la référence en Occident. La plupart vivent avec un seul parent, le plus souvent leur mère, une grand-mère, une tante, ou parfois ensemble avec des cousins sous la houlette d’un adulte. Un tiers a perdu au moins l’un de ses parents. Une majorité des adultes est sans emploi. Un adulte en emploi soutient souvent une dizaine de personnes: ascendants, descendants, frère ou soeur adulte et les enfants de ceux-ci. Le sens de la solidarité est assez impressionnant. Les “social grants” distribués par le gouvernement aident également les personnes à subvenir aux besoins quotidiens des familles. Une partie des lycéens est née dans une autre province et a déménagé dans son enfance à Alex. D’autres sont nés à Alex, ont été élevés par une grand-mère dans la province d’origine des parents (Limpopo, Western Cape), et ont rejoint leur mère au moment du décès de l’aïeule. Les logements sont exigus à Alex, nombreux sont ceux qui vivent dans une ou deux-pièces et dorment à plusieurs, sur des matelas à même le sol. Les conditions d’études ne sont pas optimales, ils ont peu l’occasion de s’isoler pour se concentrer et faire leur devoirs. Une partie attend que la maisonnée soit endormie et ait éteint la télévision pour s’y mettre… Certains lycées restent ouverts et mettent des salles d’études à disposition des élèves, mais les parents ne veulent pas que leurs enfants rentrent après la nuit tombée, du fait de l’insécurité des rues mal ou pas éclairées, et aussi parce que lorsque les parents travaillent, les adolescents doivent faire leur part du travail domestique, garder les petits frères et soeurs en rentrant, faire la cuisine, laver les uniformes…

Les parents n’ont généralement pas fini leurs études secondaires. Ils mettent de grands espoirs dans la réussite de leurs enfants, mais ne sont pas à même de les aider, ou de comprendre les enjeux de l’université. Le rêve exprimé de tous ces jeunes est d’être celui qui réussit, qui sauve la famille de la misère, et lui permet de déménager d’Alexandra. Aussi, les professions dans lesquelles ils se projettent sont pour une grande part: médecin, ingénieur, expert comptable, avocat, sans qu’ils aient une idée précise de ce que cela signifie réellement. L’un des rôles des mentors est d’essayer de les orienter dans leur choix de cursus universitaire et leur donner des objectifs réalisables.

En effet, selon des études récentes, le nombre de places est compté à l’université (seuls 18% des matriculants y auront accès, et même si les étudiants noirs ont des conditions d’accès privilégié, c’est encore peu), et la moitié des premières années échouent. Les lycéens d’Alexandra n’auront pas de deuxième chance, leurs familles ne peuvent pas se le permettre. Une année d’université en Afrique du Sud coûte environ 90 000 rands (50 000 rands pour la scolarité, le reste pour le logement, la nourriture, les transports, les livres et l’ordinateur), ce qui correspond à 5200 euros budget hors de portée de bon nombre de familles sud-africaines. Il existe un système de bourses ou de prêts à taux préférentiels mais tous n’y ont pas accès, les procédures sont opaques et compliquées (Valérie Hirsch, responsable de Sizanani passe de nombreuses heures à démêler les dossiers de demandes chaque année).

C’est une grande surprise pour moi, élevée dans le culte de l’école publique, laïque et républicaine, que le gouvernement post-apartheid n’ait pas institué de système d’éducation (primaire, secondaire, et supérieur) gratuit et de qualité. Pour réduire de façon drastique les inégalités et les injustices faites à la population noire, quel autre moyen que d’investir dans l’éducation et de faire en sorte que le prix n’en soit pas un obstacle? C’est la question que posaient les étudiants du mouvement #FeesMustFall en octobre dernier, se révoltant contre l’augmentation des tarifs des universités. Le gouvernement promit de ne pas augmenter les frais d’inscription, tout en ne donnant pas a priori de moyens supplémentaires aux universités (à elles de se débrouiller avec l’intendance). Je ne comprends pas que le sujet ait mis vingt-cinq ans à émerger. J’espère que le mouvement continuera à perdurer et obtiendra gain de cause, les étudiants le valent bien.

 

 

Sécurité et liberté, vieux dilemme, nouveaux objets?

La première chose à faire quand on s’installe à Johannesburg, c’est de s’assurer qu’on a bien appris par coeur toutes les consignes de sécurité données par le consulat… et de ne plus s’en occuper après pour ne pas s’empêcher de vivre. Toute plaisanterie mise à part, les mises en gardes bien intentionnées ne sont pas le produit d’imaginations paranoïaques. Il y a des problèmes d’insécurité à Joburg qui est classée parmi les villes les plus violentes du monde. On rencontre très vite des gens à qui sont arrivées des mésaventures: car-jacking, vol sous la menace dans la rue, cambrioleurs armés qui vous tiennent en joue pendant qu’ils dévalisent votre maison… La prudence s’impose donc. La sécurité n’est pas un sujet à prendre à la légère.

Le premier sujet est le choix de la maison. Les quartiers nord de Joburg, banlieues aisées récentes essentiellement développées après la chute de l’apartheid, offrent plusieurs types d’habitat avec lesquels il faut se familiariser. Les “free standing houses”, maisons de monsieur et madame Tout-le-monde sont généralement déconseillées aux expatriés peu aguerris. Les “boomed street” qui se sont multipliées à la limite de la légalité sont des rues barrées par des barrières gardées par un agent d’une service de sécurité privé censé contrôler les accès et éviter de laisser entrer n’importe qui (enfin en théorie). Les clusters, qui sont le niveau au dessus sont des complexes de maisons organisées autour d’une rue ceinte de hauts mur et barrée par une porte (ou parfois deux). Le niveau le plus élevé des quartiers sécurisés est celui des estates (construits sur de vastes espaces auparavant inoccupés) ces “gated communities”ne se distinguent de la forteresse que par l’absence de douves. Ceintes de hauts murs, ne présentant qu’un seul accès contrôlé 24 heures sur 24, ils offrent une sécurisation optimale, et évitent à leurs résidents les tracas des multiples systèmes d’alarmes. On peut choisir son niveau de surveillance, dans l’architecture de son quartier, de sa maison (il est fortement conseillé aux expatriés de disposer d’une partie nuit, aux accès sécurisés, dans laquelle se barricader) dans le type d’intervention de la société de sécurité privée, dans l’équipement de la maison: détecteurs de mouvement, caméras, les possibilités sont multiples… et sont aussi des asservissements: il faut vérifier régulièrement que tout fonctionne, couper les branches d’arbres au dessus des barrières électrifiées, enfermer les chiens la nuit pour qu’ils n’affolent pas les détecteurs de mouvement dans le jardin…

Le défi de notre première semaine après l’emménagement a été de comprendre et de nous ajuster aux spécificités des différents systèmes d’alarmes de la maison (oui, il y en a plusieurs!). Nous avons ainsi vu débarquer plusieurs fois en pleine nuit les malabars de la société de sécurité, armés et munis de gilets pare-balles, qui voulaient s’assurer que tout allait bien: “Madame Bénédicte, everything is OK?”. “Fausse manip! Sorry!”… Mais finalement, on s’habitue à ruser avec ses systèmes d’alarme pour ne pas les contrarier et s’éviter les réveils en sursaut en pleine nuit. Ce n’est pas vraiment la machine qui s’adapte à l’homme, c’est l’homme qui s’adapte à la machine.

La seconde préoccupation concerne les voitures. Il n’y a pas ou peu de transports en commun à Johannesburg, si l’on excepte les minibus appelés taxis (à ne pas confondre avec les taxis-taxis), lesquels minibus sont fortement déconseillés. Leurs chauffeurs ont des réputations de voyous, conduisent n’importe comment (la proportion d’accidents de la route avec victimes dans lesquels sont impliqués ces minibus est délirante), s’arrêtent n’importe où sans crier gare, maltraitent clients et usagers de la route, bref, ils ne sont pas une option valable. Il est donc recommandé de disposer d’un véhicule personnel. Comment choisir son véhicule? Selon les compagnies de sécurité, la voiture est un endroit où l’on est potentiellement vulnérable qu’il convient donc de choisir avec la plus grande attention, vitres renforcées, verrouillage centralisé etc. et d’équiper avec des gadgets qui permettront de la repérer en cas de car-jacking, vol ou autre. Nous avons donc dû, sur les conseils avisés de notre assureur faire placer un tracker sous chacune de nos voitures pour parer à toute éventualité. Sécurité, sécurité avant tout!

Evidemment, naïfs que nous sommes, nous n’avions pas envisagé qu’un tracker cela pouvait avoir d’autres fonctions que juste signaler l’emplacement de notre voiture au cas où on nous l’aurait soustraite un peu violemment (ou pas). Impossible de demander à la retrouver sur le parking d’un des ces immenses malls dont les sud-africains sont friands à l’instar des états-uniens… En revanche, grâce au tracker, la société d’assurance peut avoir accès à tout un ensemble d’informations intéressantes, qui ne sont pas sans conséquence… Elle peut par exemple, évaluer quel type de conducteur vous êtes et vous attribuer des points qui serviront à vous récompenser/ vous pénaliser lors de l’édition de votre prochaine “douloureuse”. Vous recevez tous les mois un rapport qui vous situe dans la moyenne des clients pour votre vitesse moyenne, votre tendance à freiner plus ou moins brusquement, etc. Ce monitorage peut vous permettre d’analyser votre type de conduite et de la réorienter pour les paramètres où vous flirtez avec le rouge de la conduite potentiellement dangereuse. Bon, mais après tout, vous êtes libre non? Si ça vous chante de taquiner un peu la voiture devant vous en vous arrêtant un peu trop près de son pare-choc arrière, ce n’est pas si grave non?

Une dernière anecdote nous a fait réaliser à quel point la délégation de notre sécurité à des dispositifs pouvait aller… Au mois d’avril dernier, nos enfants étant venus réviser leurs examens passer un peu de temps avec nous, nous avons décidé de les amener passer un week-end dans la réserve de Madikwe, dans la province du North West, à la frontière du Botswana, à quatre heures de route de Johannesburg. Il faut savoir que les GPS ne sont pas toujours très bien informés dans ce pays, dès que l’on abandonne les grandes agglomérations ou les autoroutes tracées pour acheminer les minerais et autres matières premières produites par les sous-sols sud-africains. Les directions donnés par le lodge étant cryptiques nous avons décidé de privilégier une navigation mariant données GPS et carte papier. Première déconvenue après trois heures de route, nous avions opté pour une solution qui rallongeait la partie sur autoroute, les routes de province étant souvent non-goudronnées, mais la route que nous voulions prendre pour remonter vers le nord était bloquée, et il nous faudrait continuer encore une trentaine de kilomètres avant la prochaine bifurcation possible. Coup de téléphone dans la voiture (elle est équipée d’un système Bluetooth). “Bonjour, c’est Untel de la compagnie d’assurance, votre tracker indique que votre voiture cingle à toute vitesse vers le Botswana, étiez-vous au courant?”. Un peu surpris nous répondons que nous en sommes d’autant plus informés que nous sommes dans la voiture et que nous partons en week-end. Nous remercions poliment l’opérateur et mettons fin à la conversation pour rester concentrés sur la navigation, pas question de louper le prochain embranchement!

Ouf, nous arrivons enfin audit embranchement, bifurquons sur une route de terre et nous engageons dans la cambrousse où nous faisons quelques détours, car évidemment notre changement d’itinéraire a complexifié l’affaire. Mais enfin cela fait partie du voyage, et puis on est en Afrique, ce n’est déjà pas si mal d’avoir carte et GPS… Le GPS de la voiture indique une route directe traversant un barrage (dam), évitant le parcours de cinquante kilomètres supplémentaires qui semble s’imposer sur la carte. Ladite route n’existe pas sur la carte papier, mais enfin, un raccourci, c’est tentant. Nous nous engageons donc sur la voie, à gauche, espérant mettre un terme à notre errance. Mais, enfer et putréfaction, la piste se transforme en chemin dont l’état à visiblement été affecté par les pluies torrentielles de la fin de saison qui se sont abattues sur le North West début avril. Ornières, gros rochers en travers de la route, flaques de boue, branchages au milieu de la route… le petit chemin ne sent pas la violette, et nous commençons d’autant plus à nous inquiéter que l’heure tourne et que nous voulons être sûrs d’arriver à bon port pour le “game drive” du soir. Une fois arrivés au dam, nous nous rendons à l’évidence, à moins d’avoir un véhicule amphibie, il est impossible de le traverser. Il faut donc rebrousser chemin. La tension monte dans la voiture, l’heure tourne, une accélération avant une bosse et une ornière un peu plus importante que prévu et la voiture atterrit un peu plus rudement qu’attendu. Nouveau coup de téléphone de l’assurance. “Allô? Le tracker signale que votre véhicule a enregistré une secousse un peu forte, tout va bien? La voiture n’a rien?” Nous sommes partagés entre le fou-rire et l’énervement.

La préoccupation du représentant de l’assurance paraît totalement incongrue à ce moment précis. Sa politique d’intrusion au moindre écart par rapport à la norme de conduite dictée par son algorithme prudentiel est irritante est révélatrice des tendances extrêmes du type de surveillance que nous prépare la société connectée. Elle est également la preuve que cette société du risque digitalisée n’est pas réservée aux pays occidentaux mais qu’elle se diffuse partout, même si elle ne concerne que les personnes dont les revenus leur en permet l’accès. Tout comme la “société du partage” vantée par la technosphère concerne essentiellement une population aisée, la sécurité offerte par ces nouveaux dispositifs techniques n’est accessible qu’à ceux qui peuvent acquitter des primes d’assurances confortables. Mais la sécurité promise par l’alliance de ces technologies va de pair avec la renonciation à une certaine liberté. Liberté de mouvement, de comportement. La vie se passe sous le contrôle des compagnies d’assurances qui peuvent vous étiqueter comme un bon ou un mauvais sujet, fichage dont l’impact pourrait être plus grave qu’une répercussion sur le calcul de votre prime. Que deviennent les données collectées sur vous? Pourraient-elles être utilisées dans le futur dans un sens qui vous seraient défavorable? Le savons-nous réellement ?

Other place, same stories… Gender based violence in South Africa…

 

“Gender-Based violence and rape culture on campus – let’s talk about it”

Pour contrer le ton sans doute un peu angélique de mon précédent post, porté par mon enthousiasme de néo-habitante des beaux quartiers de Joburg, j’ai décidé de consacrer ce billet à la réunion organisée à Wits hier soir sur la “gender based violence”.  Résonance ironique avec l’actualité française où un homme politique mis en cause par une quinzaine de femmes pour du harcèlement sexuel a soutenu qu’il ne serait pas le DSK de son parti et où une campagne média est lancée pour prévenir les violences conjugales pendant l’Euro de football…

Organisée par des étudiantes de Wits, cette réunion avait pour but d’alerter sur l’omniprésence de la “gender based violence” en Afrique du Sud et notamment sur les campus et secouer les parties prenantes pour leur faire prendre conscience de la nécessité d’agir réellement et prendre des mesures pour enrayer la violence faite aux femmes dans ce pays. Leur réflexion fait suite aux évènements survenus en avril à l’université Rhodes à Grahamstown où des étudiantes ont publié une liste de onze noms d’hommes (étudiants, professeurs ou membres de l’administration de l’université) présumés coupables de viol ou de violences sexuelles sur des étudiantes, en demandant des enquêtes sur les actes commis et leur exclusion temporaire du campus durant ces enquêtes. Il n’a pas été accédé à cette demande et s’en sont suivi une semaine de manifestations et d’annulation de cours à ladite université. Les manifestantes ont été violemment dispersées et aucune action ferme n’a été engagée contre les supposés coupables de violences sexuelles. Le mouvement ne s’est pas étendu à d’autres campus, ce qui n’a pas empêché les étudiantes d’autres universités d’être solidaires avec la démarche de #RUReferencelist. D’où l’organisation de cette soirée à la School of Public Health de Wits avec la participation de Wiser, le centre de recherche en humanités de l’université.

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Cette réunion a donné la parole à un panel varié d’étudiantes, de chercheuses, de membres d’ONG, pour une assemblée, qui, si elle était majoritairement féminine, n’en comprenait pas moins quelques hommes, en plus grande proportion que je n’aurais pu l’imaginer, ce qui est rassurant. Le panel comportait deux hommes, un jeune poète étudiant à Wits et un représentant de l’ONG Sonke Gender Justice. Le contenu de la soirée était très dense.

Une très émouvante mise en matière et mise en mots par des témoignages de jeunes femmes en colère qui ont raconté leur expérience personnelle de la violence faite aux femmes. Expérience personnelle, vignettes de petits évènements de leur jeune existence où les entourages familial et communautaire taisaient les incidents que personne ne pouvait ignorer. Ces familles qui laissent leur fille de 16 ans à un quadragénaire dont elle a déjà repoussé les propositions parce qu’il a payé la “lobola” (le prix de la fiancée). Ces familles qui regardent de façon suspicieuse la petite fille qui évoque des attouchements d’un cousin presqu’adulte (neuf ans d’écart). Lorsqu’elles n’ont pas été atteintes, ce sont des proches qui ont été victimes, des voisines, des cousines, des camarades de classe. Emotion, colère, dignité de ces femmes qui demandaient à ce qu’on n’enterre pas de nouveau le sujet comme on l’a fait de nombreuses fois. L’actuel président d’Afrique du Sud a fait l’objet d’un procès pour viol il y a dix ans, avant sa désignation par l’ANC. Les juges n’ont pas donné raison à la victime. Indignation vis à vis de l’incrédulité ou du silence lorsque les faits sont révélés, et que les accusations se retournent contre les victimes dont la parole est systématiquement mise en doute. Sont-elles faibles? Ont-elles vraiment refusé? Pensait-il à mal? “Parfois les femmes disent non mais ne le pensent pas vraiment”. La présomption d’innocence pour les perpétrateurs, la présomption d’affabulation pour les victimes. Des histoires banalement désespérantes. Dans un pays où 49000 viols ont fait l’objet de plaintes auprès de la police en 2014, on estime qu’il y a dix fois plus d’actes commis et non dénoncés par les victimes qui ont peu d’espoir qu’on leur rende justice. L’étude Optimus sur les violences subies par les jeunes sud-africains âgés de 15 à 18 ans révèle qu’un sur cinq des adolescents interrogés ont déjà été victimes d’abus sexuels (un sur trois a déclaré avoir été victime de violence, fille ou garçon). Ces jeunes femmes ont rappelé que le plus souvent les actes violents étaient perpétrés par des proches. Celui qui menace peut-être un ami, un parent… et les crimes ont lieu dans des endroits familiers. Les résidences des campus ne sont pas des sanctuaires ni certains bureaux de profs…

Au-delà du constat, qui était partagé par une grande partie de la salle (sauf le monsieur qui a dit que le viol ce n’était pas bien mais tout de même, il fallait se demander si les filles qui mettaient des mini-jupes, se baladaient tard dans la rue, et se comportaient d’une certaine manière elle ne cherchaient pas un peu les ennuis), le chapitre le plus complexe concernait les solutions.

La responsable du Gender Equity Office de Wits a décrit les mesures mises en place sur le campus, solutions qui n’ont été jugées très probantes et dont la pertinence a été contestée. Assister les étudiantes agressées est nécessaire, encore faut-il que les étudiantes sachent que ce recours existe. Par ailleurs l’intermission de l’université dans l’enquête risque de fausser celle-ci, les universités ne voulant pas voir ternir leur réputation auraient tout intérêt à minimiser les incidents plutôt qu’à insister pour que l’incident aboutisse au tribunal. Encore faudrait-il que la police prenne l’affaire au sérieux ce qui reste à démontrer.  Les étudiantes ont également relevé le fait que les informations du gender equity office consistait à mettre en garde les jeunes femmes qui ne devaient pas se promener seules dans des endroits peu éclairées, mais être de préférence toujours en groupe. Lorsque des auteurs présumés d’agression sont identifiés, ils ont droit à du “counselling” du gender equity office pour leur faire comprendre la portée de leurs actes et le caractère incontournable du consentement. Cette solution “soft” est peu appréciée des étudiantes qui voudraient des mesures conservatoires: exclusion du campus de tout étudiant ou professeur accusé d’abus sexuel sur une étudiante.

Le mot d’ordre sur les campus universitaires est de combattre la culture du viol (“rape culture”) qui légitime/encourage les comportements violents des violeurs. La chercheuse Lisa Vetten (auteure d’un papier très intéressant sur le jugement du procès pour viol de J. Zuma en 2006 à lire ici) a fait remarquer que l’expression “rape culture” si elle était une désignation pratique cachait la complexité des causes enchevêtrées qui mènent à la violence contre les femmes qui n’est qu’une des facettes d’une société sud-africaine dont l’histoire est dominée par la violence. Violence de la colonisation, de l’apartheid, et de l’avènement de la démocratie.

La conclusion sans surprise de cet évènement était la nécessité de continuer la mobilisation, de continuer à dialoguer avec les hommes, de les mobiliser sur la question, pour qu’ils convainquent à leur tour leurs amis, leurs pères, leurs frères…

La société sud-africaine, s’est dotée de l’une des constitutions les plus éclairées du monde en termes d’égalité des droits. Le rôle des femmes dans la lutte contre l’apartheid a été déterminante, en témoigne la statue dont la photo chapeaute ce blog, située près de Luthuli House (le siège de l’ANC) et qui tourne le dos à la centenaire bibliothèque de Johannesburg. Elle représente une manifestante d’une marche des femmes sur Pretoria au temps de l’apartheid. J’aime la vitalité rustique de la statue et son côté ironique, elle affirme que “la démocratie c’est le dialogue” tout en brandissant un cocktail molotov… c’est un des charmes de ce pays… Mais vingt-deux ans après les premières élections démocratiques, les dirigeants de ce pays n’ont pas réussi à tenir leurs promesses, l’Afrique du Sud est sur le podium des pays les plus inégalitaires au monde et les droits des femmes et des plus faibles sont régulièrement bafoués. Espérons que la mobilisation d’hier soir suscite des réactions et qu’au delà de la prise de conscience du problème, elle servira de déclencheur à des actions ayant un impact sur l’un des phénomènes les plus préoccupants de la jeune nation arc-en-ciel…

 

“to be free is not to merely cast off one’s chains, but to live in a way that respects and enhances the freedom of others” Nelson Rohihlala Mandela