Le risque zéro n’existe pas…

Alors que l’ïle Maurice se déclarait “Covid free” depuis le mois d’octobre 2020 et avait mis en place une quatorzaine stricte, une seconde vague a émergé en mars 2021…

L’île Maurice en fait l’expérience ces jours-ci. On aurait pourtant pu, jusque là, décerner un brevet de bonne conduite au gouvernement de cette île pour sa gestion certes prudente, mais plutôt réussie, de l’épidémie dont il a pu, somme toute, préserver sa population.

Fin janvier 2020, au tout début de l’épidémie mondiale, le gouvernement mauricien adopte une politique de contrôle des voyageurs venant de Chine. Ceux-ci sont soumis à une quatorzaine obligatoire à leur arrivée. La mesure est étendue rapidement aux voyageurs provenant du Japon et de Corée du Sud. A partir du 2 février, les ressortissants de ces mêmes pays n’ont plus le droit de rentrer sur le territoire mauricien. A partir de la mi-mars, de nouveaux cas sont déclarés chaque jour.

Le gouvernement prend alors la décision d’un confinement strict de la population, fermeture de tous les commerces non-essentiels, droit de sortie pour l’approvisionnement règlementé (chaque jour certaines lettres de l’alphabet). Mi-mai, la première vague est jugulée. Le 17 mai 2020 le premier ministre Pravin Jugnauth peut aller fièrement déclarer à la télévision nationale que l’épidémie est jugulée, aucun nouveau cas n’a été déclaré depuis vingt jours. Durant la première séquence, 332 cas positifs ont été détectés et dix morts ont été déplorés. Pour une île qui compte 1,26 millions d’habitants.

Le gouvernement décide de rouvrir progressivement le pays. Les avions cargos continuent à pouvoir atterrir en suivant des protocoles sanitaires stricts et jusqu’au mois de septembre, seuls les résidents mauriciens peuvent rentrer. A partir du 1er octobre 2020, les non-résidents peuvent de nouveau venir à Maurice mais doivent observer une quarantaine stricte dans un hôtel figurant parmi la liste habilitée pour cela par le gouvernement, et à leurs frais.

Conscient des réticences que cela peut avoir sur les arrivées touristiques, le gouvernement met en place un nouveau visa pour les longs séjours, visant une clientèle de retraités ou de travailleurs nomades, fuyant l’hiver de l’hémisphère nord, les zones touchées par l’épidémie, garantis de trouver sur ce petit bout de paradis tropical un univers “covid-free” avec chaleur, restaurants ouverts et lagons turquoises.

La quatorzaine, selon un protocole bien rôdé, avec du personnel soumis à un certain nombre de contraintes et régulièrement testé, a permis pendant un temps de découvrir et de confiner les cas positifs avant de ne laisser partir que les personnes négatives. Un temps, le gouvernement mauricien a cru avoir trouvé la parade. Hélas, les protocole s’est-il relâché? Y-a-t-il eu des passe-droits, des “trous dans la raquette”?

Depuis début mars, les cas Covid détectés à Maurice ne sont plus uniquement le fait de personnes en quatorzaine venant de zones contaminées, mais qu’on découvre de plus en plus de cas dans la population locale n’ayant pas été en contact avec des personnes en quatorzaine. Le gouvernement prône la prudence dans les rassemblements, mais début mars a lieu la semaine de festivités de Maha Shivaratree, la grande fête dédiée au dieu hindou. Durant cette semaine, des groupes de pélerins marchent jusqu’au temple de Ganga Talao, à Grand Bassin, dans le sud de l’ïle, et de grands rassemblements de prière sont organisés sous des tentes pour éviter les pluies de saison.

Devant la hausse quotidienne du nombre de cas locaux, le service de santé essaie de tracer les contacts et d’identifier les clusters à tester. Le premier cluster identifié est chez un importateur de fruits et légumes, le second un rassemblement de prière dans le centre de l’île, puis le troisième un collège de Curepipe, puis enfin une école maternelle. Le 6 mars 2021 le premier ministre décide une fermeture des frontières aux voyageurs, les structures de quatorzaine devant absorber une partie des cas identifiés et des cas contacts. Le 10 mars 2021 un second confinement est décrété.

La politique de tests et de traçage a permis de découvrir de nouveaux cas dont aucun n’est grave. Au 18 mars 2021, il y avait 153 cas de personnes positives au Covid 19 identifiées, dont seulement dix parmi les personnes effectuant une quarantaine. Le virus est donc bien présent dans la population.

Le gouvernement peut compter sur le confinement pour casser la dynamique de l’épidémie comme il l’a fait pour la première phase. En revanche, cet épisode va sans doute l’inciter à être moins frileux sur la politique de vaccination, pour une population volontiers acquise aux thèses complotistes, et qui jusqu’à présent n’était pas très réceptive. Il va lui falloir déployer des trésors de pédagogie et de persuasion. Le cas d’école mauricien montre bien que, malgré les facilités que procurent l’insularité et l’isolement, il n’y a pas de risque zéro!

Pas d’hésitation, vaccination!

Don’t cry (for me) Argentina…

Un rappel sur la nécessité du droit à l’avortement, une conquête indispensable pour les femmes (et leurs enfants)…

C’est peut être un détail pour vous, mais il semble que les femmes argentines ont (enfin !) obtenu le droit à l’avortement, et c’est une excellente nouvelle sur un continent qui reste en retard sur la question, comme en témoigne cet article de @TheConversation. J’ai été très émue par la joie de ces femmes descendues dans la rue dans les grandes villes du pays, pour célébrer la possibilité de dire enfin non à une grossesse non désirée. Un droit pour lequel elles ont dû batailler ferme.

J’entends parfois dire que les féministes “en feraient trop avec l’avortement”, qu’il est inutile de souligner les quarante ans de la loi Veil, que puisqu’il y a la contraception, l’avortement ne devrait pas être si nécessaire… Je vais me permettre d’en faire trop, une fois de plus.

Je comprends qu’on puisse avoir des réticences pour soi à l’avortement. Lors de mes entretiens avec les femmes sud-africaines pour “Devenir mère à Johannesbourg”, certaines de mes interviewées, souvent jeunes, souvent noires, souvent pauvres me disaient: “je ne crois pas à l’avortement” lorsque je leur demandais à quoi elles avaient pensé en apprenant leur grossesse non désirée. C’est une position que je respecte profondément, tout en pensant que celle-ci a singulièrement écorné leurs rêves d’ascension sociale et de maîtrise de leur destin.

En revanche, je ne comprends pas qu’on puisse vouloir priver de ce droit les autres femmes, surtout lorsqu’on a peu de chance de se trouver piégé dans une grossesse. J’ai eu très récemment cette discussion avec un de mes amis qui me disait, alors que je défendais que l’avortement devait être un droit imprescriptible pour toutes les femmes, partout dans le monde, et que c’était la clé de leur citoyenneté et de leur liberté: “oui mais quand même, est-ce qu’elles ne devraient pas faire attention? Il y a des moyens pour cela! Si elles tombent enceintes, n’est-ce pas qu’il y a eu de leur part quelque négligence?”

Je n’ai pas manqué de rétorquer qu’en l’occurence les femmes n’étaient jamais les seules responsables d’une grossesse, que pour ce que j’en savais, moi qui étudiais l’univers de la grossesse et de la naissance depuis plus de vingt ans, que les accidents arrivaient plus souvent que l’on ne pensait. Enfin, compte-tenu de l’asymétrie des rôles des hommes et des femmes dans la mise au monde et le soin des enfants, on ne pouvait que laisser le choix aux femmes de poursuivre ou ne pas poursuivre leur grossesse.

“Oui mais si tu considères que le foetus est une personne dès le commencement de la vie, dès le premier battement de coeur, perceptible très tôt dans la grossesse, n’est-ce pas criminel de terminer cette vie sous prétexte que cela ne convient pas à la mère?”

J’ai maintenu mon point de vue. Quel que soit le statut donné au foetus. J’aurais pu souligner qu’il est d’ailleurs singulier que certains soient prompts à dénier aux femmes le choix de donner ou non la vie dans le cas d’une grossesse non désirée, mais tout aussi prompts, sous le prétexte que l’enfant serait le premier à en souffrir, à abréger une grossesse pour suspicion d’anomalie foetale.

J’aurais pu lui parler de Judith Jarvis Thompson, philosophe états-unienne récemment décédée, et du fameux parallèle du foetus et du violoniste qu’elle fit dans son essai de défense de l’avortement et montrer que dans certaines circonstances, il peut être acceptable de dénier à une personne le droit à la vie. Elle y imagine la situation suivante: une société d’amoureux de la musique kidnappe une personne pour perfuser un violoniste génial victime d’une défaillance rénale. La survie du violoniste est conditionnée par le fait que la personne kidnappée lui reste attachée par une perfusion pendant tout le reste de son existence. La personne kidnappée a-t-elle le droit de se détacher du violoniste, même si son acte signifie la mort de celui-ci? Oui, assurément répond Judith Jarvis Thompson. Dans ce cas, il peut être moralement admissible de dénier le droit à la vie du violoniste. Le foetus, ce passager clandestin ne peut exister, que comme le violoniste, en étant relié pour ses fonctions vitales et son développement à l’organisme de la femme qui le porte.

J’aurais pu également lui parler, de cet ouvrage que je conseillais de lire à mes étudiant.e.s sages-femmes pendant des années, “Paroles d’avortées”, de Xavière Gauthier. Cette auteure est allée interviewer des femmes ayant avorté avant l’adoption de la loi Veil. Les témoignages recueillis montrent la détresse et les risques pris par ces femmes souvent dans des situations insupportables.

J’aurais pu aussi lui conseiller d’aller faire un tour de la presse des pays où l’avortement est interdit, et où régulièrement, la mort de femmes désespérées ayant avorté chez elles dans de mauvaises conditions fait partie des faits divers couramment rapportés.

J’aurais aussi pu lui conseiller, de lire, en poche, le livre des historiennes Danièle Voldmann et Annette Wieviorka “tristes grossesses, l’affaire des époux Bac (1953-1956)”, que j’ai entendues à une conférence de la société d’histoire de la naissance, samedi dernier. L’affaire des époux Bac permit à la future fondatrice de la Maternité Heureuse, Marie-Andrée Lagroua Weil-Hallé, de trouver une tribune pour montrer les ravages provoqués par la succession de grossesses non désirées.

L’histoire de Ginette Bac, dans une France d’après-guerre qui n’autorise ni la contraception, ni l’avortement, est celle d’une jeune femme de la classe ouvrière qui, enceinte de son premier enfant, se marie, puis met au monde un enfant tous les ans pendant quatre ans. Ginette est handicapée elle ne peut se servir de son bras droit. Après avoir mis au monde deux garçons et une petite fille, elle met à nouveau au monde une petite fille qu’elle va laisser mourir d’inanition et de manque de soins.

Lorsque l’enfant décède, le médecin refuse le permis d’inhumer, l’enfant ne pesant plus que deux kilos (contre quatre à la naissance) et présentant tous les signes de l’abandon. La justice se saisit de l’affaire et diligente une enquête très détaillée qui sera la base d’un premier procès. aux assises où les parents seront condamnés à une peine d’emprisonnement de sept ans. Le procès en appel au tribunal de Versailles réduit la peine d’emprisonnement des parents qui sortent libres, et permet de faire valoir dans les médias de l’époque les arguments, la cause de ce qui deviendra le planning familial.

Les raisons de nous réjouir avec les argentines ne manquent donc pas. Comme on le dit en Afrique du Sud: “Amandla! Agwethu”!

Un drôle d’instrument…

En attendant le prochain billet, un texte issu d’un atelier d’écriture avec Sophie Lemp…

Je me souviens de la première fois que je l’ai vu. C’était sur la bibliothèque-bureau de chambre de mes parents. Papa travaillait des examens de médecine agricole pendant que Rémy et moi révisions le bac. Il avait un coin dédié pour ses manuels de cours, ses blocs-notes, et sur le coin d’une de ses étagères, il avait posé un objet simple et curieux. Un objet que j’ai trouvé beau dès que je l’ai vu. Beau dans la pureté de ses lignes et dans sa matière, un bois clair patiné par les ans. Je n’ai pas identifié ce que cela pouvait être, il paraissait assez ludique. Mesurant entre quinze et vingt centimètres, il pouvait ressembler à une trompette miniature, sans boutons ni clefs, un tube s’évasant des deux côtés, avec une corolle plus imposante d’un côté que de l’autre.

Papa jouait de la guitare et n’hésitait pas à pousser la chansonnette ou souffler un air sur un harmonica, mais je ne l’avais jamais entendu produire cet instrument curieux. J’ai fini par lui demander, un jour, ce que c’était. « Ca ? » Il se tourna vers moi, abaissant ses lunettes sur son nez pour me regarder par-dessus avec un éclat de malice dans les yeux. « Ca ? C’est le stéthoscope de Pinard de mon père ! ». « Un stéthoscope ? Mais ça ne ressemble pas du tout à un stéthoscope ! » me rebellais-je. Il se payait ma tête ! Cette trompe en bois n’avait rien de commun avec un stéthoscope !

« C’est l’ancêtre du stéthoscope que tu connais, celui-ci appartenait à mon père. Il me l’a donné pendant mes études de médecine. Il peut encore être très utile pour ausculter le ventre des femmes enceintes ! ». Il le saisit entre le pouce et deux doigts, appliqua son oreille sur la corolle la plus plate, et fit mine d’appuyer la corolle la plus large sur une personne invisible, les yeux orientés en diagonale vers le ciel. On aurait dit Tryphon Tournesol et son cornet acoustique ! Je ne sais pas ce qu’est devenu ce stéthoscope. Je ne l’ai plus vu. J’imagine que j’ai cessé de m’y intéresser. Il y a tellement de fatras sur cette bibliothèque. Maman n’a pas classé ses affaires lorsqu’il est mort. Elle a tout laissé en place.

Il y a quelques mois, je suis allée observer des consultations d’obstétrique au Bénin. La salle de consultation n’était pas de toute première fraîcheur, le lit d’examen était tout défoncé. Sur la paillasse au carrelage blanc, à côté de la boîte tambour au-dessus du scotch « spéculum » et du mètre de couturière, un tube en aluminium blanchi, un peu cabossé. Etait-ce la chaleur, mal combattue par les grosses pales du ventilateur ? Les larmes me sont montées aux yeux lorsque la sage-femme appliqua sur le globe parfait du ventre de sa patiente, la corolle en alu du stéthoscope de Pinard…

Chronique d’une sidération…

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien… Cela fait un mois que je n’arrive pas à écrire, sidérée par les mesures extraordinaires qui se sont abattues sur un tiers des habitants de la planète, appelés, pour ceux qui peuvent, à rester chez eux et s’engraisser sur leur canapé pour sauver le monde. Tous sauf les personnels de santé, en première ligne de la lutte contre le virus, et sauf les invisibles sans lesquels nos sociétés s’arrêteraient de fonctionner: les employé.e.s de supermarché, des réseaux de transport et d’énergie, de l’approvisionnement d’eau et des autres services indispensables à la vie de la communauté.

Je me suis abstenue d’écrire sur le coronavirus et sur la gestion de crise. En cette période dominée par l’urgence, n’étant ni médecin, ni spécialiste de l’histoire ou de la sociologie des épidémies, ni même spécialiste de la gestion de crise, autant laisser s’exprimer ceux qui ont des choses à dire, ceux qui étudient depuis longtemps des phénomènes similaires.

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. J’observe simplement avec curiosité des similitudes dans les réactions et la gestion de cet épisode avec des séquences historiques déjà bien documentées. Malgré la revendication de la “radicale nouveauté” de ce phénomène épidémique dû au coronavirus, les controverses auxquelles les tentatives de juguler la maladie donnent naissance restent finalement dans des répertoires connus. La recherche de coupables, de bouc émissaires, la stigmatisation des étrangers et des plus vulnérables perçus comme sales et vecteurs de maladies, la peur de la mort, la panique et la recherche de remèdes ou d’hommes providentiels sont des topiques éprouvés de toutes les oeuvres littéraires sur les épidémies.

Deux tribunes/éditoriaux, m’ont incitée à sortir de la règle que je me suis fixée, pour des raisons différentes. Ces deux tribunes ont trait à des sujets qui me tiennent à coeur: les femmes et l’Afrique. La première tribune a été publiée par la talentueuse Avivah Wittenberg Cox dans Forbes soulève le fait que les états qui gèreraient le mieux la crise du coronavirus seraient des états gouvernés par des femmes. Le traitement laisse penser que pour l’auteur, il y a bien un lien de causalité. La seconde, publiée par Gauz, un écrivain ivoirien dans Jeune Afrique questionne l’évidence du confinement décidé par une grande partie d’états africains emboîtant le pas aux états européens dès la mi-mars.

Je voudrais partager avec vous trois choses que ces tribunes m’ont menées à formuler, des réflexes sains à avoir, particulièrement en temps de crise et d’incertitude forte, comme c’est le cas aujourd’hui.

  1. Ce n’est pas parce qu’un titre, une tribune, énoncent une vérité qui nous convient qu’ils sont forcément pertinents.
  2. La pertinence d’un énoncé se vérifie dans son argumentation.
  3. L’important, plus que les leaders providentiels, les molécules présidentielles ou que sais-je encore ce sont les dispositifs.

Je ne fais pas mystère de mes engagements féministes, et j’aimerais beaucoup croire que les femmes sont plus vertueuses que les hommes, et qu’une fois au pouvoir, elles se conduisent mieux que leurs homologues masculins. Je pense cependant qu’attribuer la réussite de la gestion de l’épidémie de Covid 19 au genre de leur dirigeante est une belle histoire qui comporte quelques failles. Parce qu’elles sont des femmes, et qu’elles auraient un rapport différent à la vérité, une plus grande efficacité dans les décisions, elles auraient mieux exploité les techniques et enfin elles auraient prodigué un amour maternel et maternant à leurs populations permettant une meilleure confiance et in fine, de meilleurs résultats.

“Il faudrait rencontrer une femme, bien sûr, ça sauverait tout; les femmes ont été inventées pour sauver les hommes”

Thomas B. Reverdy
L’envers du Monde

Oui, ces femmes sont sans aucun doute remarquables, certaines des décisions qu’elles ont prises dans le passé ont prouvé qu’elles savent faire preuve de courage et d’indépendance d’esprit. Angela Merkel a une carrière que beaucoup d’hommes politiques lui envient, Jacinda Ardern a su rassembler au moment de l’attentat de Christchurch, une communauté nationale secouée, les premières déclarations de la très jeune première ministre de Finlande à son accession au pouvoir il y a six mois, avaient été remarquées pour l’importance de l’humanité qu’elle dégageait.

Cependant, l’histoire a aussi eu son lot de femmes leaders qui ne répondaient pas à ces critères, qu’on songe à Indira Gandhi, Bénazir Bhutto, Golda Meir, Margareth Thacher ou, plus proches de nous, Theresa May. Il ne faut pas confondre corrélation et causalité martèlent les profs de statistiques, et ils ont raison…

“L’humanité est médiocre. La majorité des femmes n’est ni supérieure ni inférieure à la majorité des hommes. Toutes deux sont égales. Toutes deux méritent le même mépris”.

Valentine de Saint-Point
Manifeste de la femme futuriste

Ce n’est pas parce qu’un énoncé nous arrange, qu’il est pertinent. C’est l’un des messages que je retiens de la tribune de Gauz dans Jeune Afrique. Un certain nombre de pays d’Afrique, le Maroc, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Kénya, l’Île Maurice, l’Afrique du Sud pour en citer quelques-uns ont dès la mi-mars mis en place une fermeture des frontières et le confinement de leurs habitants. Cette rapidité d’action alors que le nombre de cas identifiés sur le continent (tous importés) était encore très faible, et qu’aucun décès n’était alors déclaré, a déclenché une vague de louanges internationales. L’Afrique montrait sa rapidité de réaction, contrairement à certains pays européens qui regrettent désormais amèrement de n’avoir pas pris suffisamment la question au sérieux.

Un bon point pour l’Afrique donc. Mais remarque Gauz, l’Afrique est un continent très divers et les caractéristiques de ses populations diffèrent beaucoup de celles des pays d’Europe ou d’Asie ou le confinement a prouvé une certaine efficacité. Faut-il confiner une population majoritairement jeune lorsqu’on sait que 80% des formes graves d’atteinte au coronavirus concerne les personnes de plus de 75 ans? Le confinement et l’impossibilité de subvenir aux besoins de leur famille en gagnant leur pitance au jour le jour ne risque t’il pas d’être pire que le mal? Les inégalités déjà accentuées sur le continent ne vont-elles pas devenir insupportables? Dans les bidonvilles des grandes agglomérations, le confinement est illusoire tellement les conditions d’hébergement sont précaires.

L’armée sud-africaine a été envoyée dans certains townships pour faire respecter le confinement, mais les habitants n’ont rien à manger racontent les correspondants un peu partout. Comment faire respecter des mesures d’hygiène quand il y a un robinet pour cinq rues et WC mobile pour cinq habitations? s’interroge le responsable d’une ONG. La déscolarisation pour un temps indéfini n’aura t’elle pas d’effets négatifs sur l’avenir de jeunes pour lesquels l’éducation est la voie vers un avenir meilleur?

Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Mais ça vaut sans doute le coup de se poser la question. J’en viens à mon dernier point: tout est une question de dispositif. La réponse à l’épidémie n’est pas uniquement une question de leadership éclairé, de performance du système de santé, de disponibilité d’une molécule, de mise en place de solutions d’intelligence artificielle, c’est surtout la capacité à combiner des arrangements locaux qui apportent des réponses pertinentes.

Le problème c’est à la fois les caractéristiques du virus, la façon dont il se transmet, et affecte les gens, mais aussi les caractéristiques des corps physiques et des corps sociaux sur lesquels il se déploie. La gravité de l’épidémie dépend du dispositif. Tout ne s’aligne pas magiquement lorsque le politique parle et décline une stratégie, si intelligente soit-elle. Les différences de létalité du virus dépendent de la structure de la pyramide des âges, de la disponibilité de savon, de masques, de sur-blouses, de gel hydro-alcoolique, de conditions préexistantes chez les victimes, du nombre de lits en réanimation dans les hôpitaux, de la possibilité de tester, de la capacité à réquisitionner des industries pour produire les masques et les respirateurs manquants etc.

“Ce que nous croyons savoir et ce que nous ignorons coexiste en nous sans distinction aucune”

Haruki Murakami
Les amants de Sputnik

Bref, s’il me reste une dernière remarque à vous communiquer, quand le présent est confus, n’hésitez pas à avoir recours aux belles-lettres et aux humanités, ça vous évitera de vous fourvoyer. En ce moment les fables de La Fontaine dites par Fabrice Lucchini sur Instagram me sont d’un grand secours, et la littérature aussi. Je suis en train de finir “Némesis” de Philip Roth sur une épidémie de polio à Newark pendant la seconde guerre mondiale…

Où en sont les femmes sud-africaines?

Une de mes amies m’a demandé d’écrire ce texte pour le bulletin de l’association Jobourg Accueil. En cette journée internationale des droits des femmes, il m’a paru intéressant de le publier aussi sur mon blog…

Lorsqu’on me parle des femmes sud-africaines, une multitude de visages me viennent à l’esprit. Les femmes représentent plus de cinquante pour cent de la population sud-africaine et reflètent la diversité de ses origines.

La première femme sud-africaine dont j’ai entendu parler, sans avoir mis les pieds dans le pays, c’est Nadime Gordimer qui obtint le Prix Nobel de Littérature en 1991. Les nouvelles de Gordimer ont été pour moi une mine inépuisable pour comprendre ce qu’était l’apartheid et de ce que furent les luttes de celles et ceux qui, à l’intérieur du pays et en exil, contribuèrent à faire tomber le régime. Elles ont accompagné chaque visite que j’ai faite du musée de l’apartheid.

Une autre image, très forte, aperçue pour la première fois dans ce musée, mais rééditée en une chaque année pour le mois de la femme en Afrique du Sud, est celle de ces quatre femmes, à la tête de la marche des vingt-mille femmes sur Pretoria le 9 août 1956, qui demandèrent l’annulation des laissez-passer entravant le droit de circuler des non-blanches. La photo en noir et blanc de Lilian Ngoyi, Helen Joseph, Sophie Williams-de Bruyn et Albertina Sizulu devant l’Union Building symbolise l’union des femmes sud-africaines de toutes origines contre un régime inique. Une statue en bronze d’une des marcheuses du 9 août 1956, une femme noire du peuple, coiffée d’un doek, est érigée devant la bibliothèque de Johannesbourg. Elle tient dans une main une pancarte : « La démocratie c’est le dialogue », et de l’autre un cocktail molotov, synthétisant bien la complexité de la vie politique de ce pays. C’est la photo que j’ai voulu mettre en exergue dans ce blog.

La condition des femmes en Afrique du Sud a sans conteste progressé depuis que le pays a accédé à la démocratie. La constitution de 1996 leur garantit pour la première fois dans l’histoire des droits, une dignité et des devoirs égaux à ceux des hommes. La représentation des femmes sud-africaines en politique est l’une des plus élevée au monde. Avec 42,7% de femmes au Parlement, et 48,6% de femmes ministres, l’Afrique du Sud est dans les dix premiers pays pour la représentation politique des femmes.

Dans le monde professionnel, les femmes n’ont pas encore atteint une telle mixité. Les hommes restent majoritaires dans les secteurs formels de l’économie, et, lorsqu’on regarde vers le haut des pyramides hiérarchiques, les rares femmes paraissent bien seules. Le mythe que les femmes noires éduquées ont un tapis rouge déroulé sous leurs pieds vers les plus hautes fonctions de l’entreprise ou des administrations ne résiste pas aux faits. 30% des managers sud-africains sont des femmes. 32% des juges de cour d’appel sont des femmes, tout comme 30% des ambassadeurs, et 24% des dirigeants des entreprises nationales. La sociologue Xolani Ngazimbi parle de “l’effet capuccino” pour évoquer cette situation en trompe-l’oeil des femmes noires dans les sphères de direction: on saupoudre quelques pincées de cacao sur la mousse blanche…

Du côté de leur vie privée, les femmes sud-africaines font également face à de grands défis, et notamment les femmes noires. Ce sont elles majoritairement qui élèvent seules leurs enfants. Le taux de divorce est un des plus élevé au monde, et plus de la moitié des mères sud-africaines n’ont jamais été mariées. La constitution reconnaît en théorie l’égalité des droits des femmes et des hommes, « mais » elle garantit aussi le droit des communautés traditionnelles et de leurs coutumes.

On a donc une constitution qui appelle à la fois à postuler l’égalité entre les femmes et les hommes de toutes les couleurs et de toutes les religions, et qui justifie, au nom du respect des traditions, des droits coutumiers qui bafouent cette égalité, puisque traditionnellement, les femmes y sont inféodées aux hommes et à leur famille, n’ont pas le droit de posséder de terre, et doivent tenir leurs guides de conduite des chefs traditionnels qui sont toujours des hommes.

La nouvelle Afrique du Sud est marquée par la violence des rapports humains héritée de cultures patriarcales, des colonisations et de l’apartheid, et ce sont les femmes qui en paient le prix fort. Le mouvement #AmINext, en septembre 2019 a rappelé que treize femmes sud-africaines sont assassinées chaque jour. Huit femmes sud-africaines sur neuf auraient été violées selon une enquête du SHRC. Soixante mille viols sont déclarés par an à la police qui ne brille pas par son zèle à trouver les coupables.  Quant à la justice, avec 4% des viols dénoncés menant à une condamnation dans le Western Cape et 7% dans le Gauteng, on ne peut pas espérer qu’elle ait un rôle dissuasif. Le viol est un sport national écrit sans ambages l’écrivaine et universitaire Pumla Dineo Gqola.

Où en sont les femmes sud-africaines près de trente ans après la fin de l’apartheid ? Elles nous donnent des leçons de courage, de résistance, et d’humanité. Car, malgré l’adversité qui s’abat souvent sur elles, elles se battent dans leurs communautés, dans des associations, dans leur famille pour faire avancer la société et offrir à leurs enfants un avenir plus serein. 

« The realities of our harsh lives made it imperative that we learn to laugh at the absurdity of our times. We laughed, for otherwise we would have succumbed, overwhelmed by the gruesomeness of that reality”.

Sindiwe Magona “Forced to grow”

Le post-partum un tabou à lever?

Depuis quelques jours twitter affiche un nouveau fil de témoignages, #monpostpartum suite au refus de la chaîne ABC de diffuser une publicité pour une marque d’articles de maternité post-accouchement, la trouvant trop crue pour figurer au milieu d’une cérémonie aussi glamour que celle de la remise des Oscars.

Un certain nombre de femmes indignées a pris la parole pour dire à quel point cette relégation paraissait injuste et pointait en même temps une faille béante de l’information faite de cette période si délicate pour les accouchées qui est celle du post-accouchement. Sur le fil #monpostpartum se sont invitées des dizaines de jeunes femmes, racontant leur expérience du post-partum, loin des représentations de la félicité hollywoodienne. Pas de maman à l’air reposé allaitant sans peine un nourrisson lisse et décontracté, mais des écoulements et des douleurs multiples. Rappelez-vous, le corps a mis neuf mois à fabriquer un bébé, il lui faut plus que vingt-quatre heures pour solder cette période de chamboulement, se remettre des tensions intenses des contractions et du passage du futur bébé dans le bassin!

Le corps des femmes post-accouchement, c’est moche, gore et douloureux… Le contraire de l’image de la femme politique Rachida Dati, alors Garde des Sceaux, retournant toute pimpante à son bureau de ministre deux jours après sa césarienne. Il faudrait donc “dézinguer les tabous du post-accouchement” et montrer ce qu’est réellement cette période pour provoquer des changements de mentalité et aider les femmes à passer ce cap difficile.

Cette réalité échappe à une grande partie de l’entourage des jeunes femmes qui se sont exprimées et qui témoignent d’une insensibilité totale de leurs proches à leur fatigue, leur baisse de moral, leur manque de désir. Tout le monde le sait bien: “la grossesse et l’accouchement ne sont pas des maladies” mais… comme le souligne la juriste et activiste Marie-Hélène Lahaye, dans sa chronique, cette période est une période traumatisante pour un certain nombre de femmes qui risque de développer des dépressions post-natales ou de souffrir de syndromes post-traumatiques. On ne fait pas assez attention aux femmes pendant cette période, toute l’attention se reporte sur le nouveau-né, oubliant que celle qui l’a porté est encore dans une période de fragilité. Le terme de “congé maternité” n’aide pas d’ailleurs à se représenter le fait qu’il ne s’agit pas de vacances ou d’un luxe offert aux jeunes femmes, mais d’une période nécessaire à leur organisme pour se remettre des bouleversements physiologiques intenses de la grossesse et de l’accouchement, et de l’ajustement aux besoins d’un nourrisson.

Je n’ai pas encore évoqué la différence existant entre les façons dont étaient racontées les suites de couches, pendant mon étude pour “devenir mère à Johannesbourg”. Pour une fois les plus mal loties n’étaient pas celles qu’on aurait pu croire. Parmi la cinquantaine de femmes rencontrées, celles qui ont le mieux vécu leur période post-partum étaient, les femmes noires, les femmes ayant eu un suivi sage-femme dans le secteur privé, et les femmes ayant eu une formation approfondie à la naissance (pas les deux matinées règlementaires du samedi matin proposées dans les cliniques privées).

Pour les autres, le vécu du postpartum, c’était la non-préparation aux conséquences de la césarienne, les problèmes d’allaitement, la gestion de la solitude et de la soudaine focalisation de l’attention sur le nouveau-né.

“C’est quand même bizarre, quand tu es enceinte tout le monde est gentil et te demande comment ça va et puis dès que le bébé est sorti, tu n’existes plus, personne ne te demande plus comment tu te sens.” Monica, Sandton

L’impression de ne pas être assez préparée, pas assez aidée était assez répandue. Une des interviewées qui avait choisi un suivi sage-femme m’a montré les discussions d’un groupe WhatsApp de jeunes mères auquel elle participait et c’est aussi ce qui ressortait d’un grand nombre de commentaires.

Parmi les femmes noires, quelle que soit leurs origines sociales ou géographiques, le besoin de repos de la jeune mère est pris au sérieux. Un système d’aide se met en place pour que les premiers mois après l’accouchement (la durée est variable selon les familles), la jeune mère n’ait qu’à se reposer et à prendre soin de son bébé. Le plus souvent ce sont d’autres femmes de la famille: les mères, les soeurs, les tantes, les cousines qui se relaient pour soulager la jeune accouchée de toute autre préoccupation que dormir, et nourrir son bébé. Les interdictions et les prescriptions venant des cultures traditionnelles permettent aux jeunes mères de se remettre plus sereinement du bouleversement qu’est l’accouchement.

La réclusion des mères et des nouveaux-nés est assez répandue dans les familles africaines. Les mères font boire à leur filles des tisanes pour stimuler la production de lait, les stimulent et les conseillent.

« Mon bébé est né le 17 janvier 2017. Je suis restée une semaine à l’hôpital. Je me suis levée le deuxième jour. Les débuts de l’allaitement ont été compliqués. Au début mon bébé ne savait pas comment s’y prendre. C’était hyper douloureux. J’ai cru qu’il allait m’arracher les tétons. On a mis au moins une semaine à s’ajuster. Ma tante m’expliquait comment faire. De temps en temps mes seins étaient tellement pleins que le lait ne coulait plus. Elle m’appliquait un linge humide pour relâcher le lait. Elle mettait un peu de lait caillé sur mes tétons lorsque le bébé était trop paresseux. A cause de la césarienne, j’ai eu mal pendant un bout de temps. Tout le monde m’aidait. Ils savaient que j’avais mal. Ma tante est venue habiter chez moi pendant trois mois avec ses deux filles de neuf et sept ans pour m’aider à m’occuper du bébé. »

Nothemba, Alexandra

Lorsque la famille maternelle est loin, des amies ou des voisines peuvent prendre le relais. C’est une survivance de la coutume qui voulait que la jeune femme, surtout lorsqu’elle accouchait de son premier enfant, rentrait auprès de sa mère pour accoucher. Cela lui permettait plus facilement d’être exemptée de ses obligations de ménage et de participation aux corvées dans sa belle-famille et d’éviter la promiscuité du mari, les relations sexuelles pendant l’allaitement étaient prohibées.

« On a gardé mon fils à la maison pendant ses trois premiers mois. Les bébés chez nous ne doivent pas être vus des autres jusqu’à leur trois mois. Quand on l’amenait chez le médecin, on le couvrait entièrement pour que personne ne puisse le voir. Avant que le cordon ne soit tombé, encore moins de gens sont autorisés à le voir » Hannah, Wendywood

Les structures familiales nucléaires des couples d’origine européenne, et leur acceptation de la vision biomédicale de la grossesse, encadrée par les gynécologues obstétriciens, les préparent mal à encaisser le choc des premières semaines post-accouchement. Les médecins sud-africains sont très vigilants sur la surveillance de la grossesse, et très prompts à détecter le moindre facteur de risque pouvant orienter les femmes vers des césariennes plus rémunératrices pour les praticiens et moins risquées pour leur assurance professionnelle. Ils sont totalement silencieux sur les désagréments des suites de couche et les aides éventuelles à mobiliser. Or, comme me le confie Sandra, une conseillère psychologique spécialisée dans la transition émotionnelle vers la parentalité qui propose des cours d’accompagnement et des groupes de parole aux futurs parents, ceux-ci n’ont aucune idée de ce qui attend les femmes après l’accouchement.

“J’ai entre cinq et six couples par groupe. Moins de la moitié des futurs parents a déjà vu une personne allaiter. Ils sont complètement focalisés sur le médical, les tests, les échographies… Ils sont captivés par le médical…” Sandra. Bryanston

Sandra dénonce aussi les méfaits des réseaux sociaux et les “grossesses Instagram” qui ne montrent que le côté valorisant de la maternité et pas les à-côtés angoissants. Les jeunes femmes ne comprennent pas pourquoi leur réalité ne ressemble pas à celle de telle influenceuse tellement à l’aise dans sa maternité et pour qui tout semble si simple…

Quelques femmes ont choisi de suivre des cours de préparation à la parentalité offrant un panorama très complet de la grossesse aux premiers mois de l’enfant sur plusieurs mois. D’autres ont choisi de bénéficier d’un suivi sage-femme dans le secteur privé. Ce suivi permet d’avoir des discussions longues sur de très nombreux sujets, centrées sur leur questionnement. Pendant les visites mensuelles, et des visites post-natales à la maison la sage-femme s’assure que tout va bien pour la mère comme pour l’enfant et où elle peut donner des conseils. Les doulas, pour celles qui font appel à ces accompagnantes, font également des visites à domicile en post-natal pour rassurer les jeunes mères et conseiller les jeunes parents. La réassurance fournie par ces aides lors du retour à la maison, ainsi que la visite possible d’une consultante en lactation aide à un démarrage moins traumatisant.

Le propos de ce billet n’est pas de décerner des points aux uns ou aux autres. Il est quand même intéressant de constater que pour les grossesses les moins médicalisées – les jeunes mères des townships sont suivies dans le secteur public par des sages-femmes ou des infirmières pendant leur grossesse, il est très rare, sauf en cas de césarienne ou de détection d’un facteur de risque, qu’elles voient un médecin pendant leur grossesse ou leur accouchement- le post-partum se passe visiblement mieux que dans les grossesses suivies par des gynécologues du secteur privé.

L’entourage se mobilise pour passer une période de post-partum qui peut s’avérer compliquée. La coutume, fondée sur des traditions anciennes, s’avère efficace pour les femmes des townships. La prise en charge familiale traditionnelle semble bien fonctionner mais elle repose exclusivement sur les femmes et n’est pas toujours en phase avec les préconisations de la biomédecine. La place du “care” est importante mais elle peut être assortie de pratiques et de recommandations contraires qui crée des conflits.

Phindile, une sage-femme me racontait qu’elle allait visiter une de ses clientes, une femme noire très éduquée, qui était à la limite du baby blues parce que sa mère, illettrée, s’opposait à elle sur la façon de prendre soin du bébé. Quand la mère voulait suivre les recommandations de la biomédecine sur l’alimentation exclusive au sein et l’évitement de tisanes et de médications traditionnelles, la grand-mère s’arrangeait pour contourner les interdictions de sa fille. Ce qui engendrait une angoisse très forte chez la jeune femme et minait sa capacité à se sentir une bonne mère.

Du côté des femmes d’origine européenne, les médecins ne voient pas forcément dans leur mission d’informer leur patientes. Les consultations sont courtes, tournent autour de sujets médicaux, de l’échographie intégrée dans la consultation d’obstétrique, et sont axées prioritairement sur la détection des facteurs de risques pour le foetus, lesquels sont mis en avant pour la recommandation de la césarienne. La césarienne est devenue pour un certain nombre de médecins sud-africains le moyen d’extraction le plus rapide et la moins risquée possible du bébé. Dans cette optique, la mère est un accessoire, et elle n’a qu’à endurer les effets secondaires pour le bien de son bébé. L’information à transmettre dans cette optique est purement médicale. Les futures mères sont libres d’aller piocher de l’information ailleurs, me disait un gynécologue. Il ne conseillait pas les cours de préparation faits par des sages-femmes, celles-ci étant susceptibles de planter des idées farfelues dans les cervelles impressionnables des femmes, comme le fait qu’elles n’auraient pas forcément besoin de tout l’arsenal médical…

C’est une démarche volontaire des femmes de rechercher d’autres sources d’information et de s’enrôler dans des cours de préparation complets, qui implique aussi de pouvoir se les offrir. Les cours effectués par des sages-femmes et les consultations avec des conseillères en lactation sont remboursés par les assurances privées. Mais ce n’est pas forcément le cas des groupes de paroles, et autres cours de yoga prénatal qui aident les femmes à mieux se sentir dans leur corps et leur vie de femme gestante, puis accouchée.

Le détour par l’Afrique du Sud n’a pas pour but de vanter un modèle qui a ses failles comme j’ai pu l’écrire à de nombreuses reprises dans ce blog, mais de tirer quelques enseignements.

D’une part, notre focalisation sur la médicalisation de la grossesse et de l’accouchement dans la seconde moitié du vingtième siècle nous a fait oublier que ce qui se joue pour la femme est au delà du physiologique. Les progrès de l’obstétrique ont permis de faire des miracles et de sauver un grand nombre de femmes et d’enfants mais il ne faut pas non plus oublier que la majorité des grossesses n’entre pas dans la catégorie du pathologique.

Il y a toute une transition à effectuer de l’état de femme vers celui de femme enceinte puis de mère, qui ne s’arrête pas à la sortie de la maternité. Le chemin est long et dépend du système de support de la maman à la sortie de la maternité.

On a beaucoup à apprendre de ce qui se passe chez les autres. C’est une façon de décentrer notre perspective sur bien des sujets. Les deux leçons que j’ai tirées de ces entretiens avec les femmes sud-africaines c’est que d’une part, il faut mieux anticiper la période du post-partum et organiser un réseau de soutien autour des jeunes femmes. Dans nos familles nucléaires, le père est sans doute le mieux placé pour assurer cette présence auprès de la mère et du nourrisson. L’idée d’un allongement du congé paternité est sans doute à creuser sérieusement.

La seconde leçon c’est qu’on ne peut pas tout attendre d’un corps médical qui, après tout, n’a pour mission que d’assurer la sécurité des accouchements. Chaque femme a des besoins et des envies différentes pour son accompagnement. Ca peut être du soutien familial ou amical, il faut savoir le demander. Sinon, c’est à elle de trouver ce qui lui convient parmi les propositions des sages-femmes libérales, doulas, sophrologues, etc. centrées sur la naissance qui l’aideront à prendre conscience de la transition qui s’opère, et de se sentir pleinement investie dans son rôle de mère.

La romancière turque Elif Shafak a raconté dans un très beau récit “Lait noir” la dépression du post-partum qui l’avait assaillie à la naissance de son premier enfant. Elle y évoque aussi cette coutume turque qui veut qu’on ne laisse jamais une jeune accouchée seule pendant les quarante premiers jours pour “chasser les djinns” qui voudraient s’attaquer à elle. La présence de ses parentes n’a pas suffi a chasser ses djinns, particulièrement retors. Elle a utilisé sa propre arme d’écrivaine pour combattre les idées noires qui l’assaillaient et lui faisaient croire qu’elle ne serait jamais à la hauteur de la tâche: la littérature. Elle s’est replongée dans les écrits d’autres écrivaines qui avaient relaté leurs expériences de maternité, et en a tiré un très beau livre, et guéri.

La malédiction de l’or…

Métal mythique, l’or a fait couler beaucoup de sang. Qu’on songe au mythe du roi Midas, à la conquête des Amériques et à la destruction des empires amérindiens, ou à la ruée vers l’or vers la Californie au dix-neuvième siècle écrite par Blaise Cendrars. L’or source de fortunes colossales est également synonyme de problèmes. L’or à l’origine de la fondation de Johannesbourg en 1886 est aussi à l’origine d’un problème de population encore plus colossal que les fortunes qu’a engendrées “le fabuleux métal”. On ne met pas “la terre à l’envers”* sans s’exposer à des représailles.

On a tendance à assimiler l’Afrique à de grands espaces naturels encore inviolés, à un continent réserve de biodiversité encore épargnée, du fait d’un développement industriel moindre, par des phénomènes massifs de pollution comme on peut en connaître à Delhi ou à Shanghaï.

Vivant dans la forêt plantée par l’homme (“man made forest”) des beaux quartiers de Johannesbourg, la pollution ne m’a jamais paru être un problème majeur. Comment, devant ces trottoirs soigneusement engazonnés, ou en longeant l’un des vingt-sept golfs de la ville (il y en a même un à Soweto), ou l’un des nombreux parcs et espaces verts, imaginer qu’une partie de ses habitants vit sur un volcan empoisonné?

Les recycleurs sont une vision familière de Johannesbourg. Ils sillonnent les rues de l’agglomération avec leurs charrettes pour recueillir dans les déchets des habitants tout ce qu’ils peuvent monnayer (carton, aluminium, bouteilles en plastique) à des grossistes. Ils traînent leurs charges dans toutes les rues de la ville. Ce sont souvent de nouveaux arrivants qui n’ont d’autre choix pour gagner une maigre pitance que de se livrer à cette activité éreintante. Sans domicile, certains dorment dans les parcs ou des squats de la ville pour être proches de leur secteur. Le projet Dark City mené par l’étudiant en architecture Hariwe, présenté en 2017 à la galerie Everard Read montrait certaines facettes de la vie de ces personnes vivant en marge de la cité de l’Or (eGoli, nom Zoulou de Johannesbourg). D’autres en font des héros de films plus positifs, défenseurs de la qualité de vie et des plages sud-africaines.

Les déchets sont devenus une préoccupation planétaire. Le déchaînement de la consommation mondiale a entraîné un problème de traitement massif, entre recyclage et problématiques d’ensevelissement. On ne compte plus les articles dénonçant les méfaits (réels) du plastique. Dans une ville comme Johannesbourg, ayant connu un développement démographique continu depuis les 130 ans de sa création, le problème prend des dimensions épiques. Epicentre du capitalisme sud-africain, la ville n’arrive pas à dimensionner suffisamment ses services de ramassage et de traitement des déchets. L’activité humaine dans l’agglomération crée des montagnes de déchets qui débordent les capacités des services de la ville.

Mais les déchets les plus dangereux ne sont pas forcément les plus apparents. Je l’ai réalisé en allant écouter la sociologue/historienne Gabrielle Hecht, de passage à Paris début décembre pour y évoquer son nouveau projet de recherche, centré sur les déchets et les résidus de l’anthropocène en Afrique.

Pour moi la pollution à Johannesbourg, ville tentaculaire sans vrai réseau de transport urbain, c’était surtout la pollution engendrée par la circulation automobile et les quelques industries locales. C’était aussi les décharges sauvages d’ordures sur les bords des routes des townships, où Pikitup** ne passe jamais. C’était les images de ces ordures que charrient les quelques rivières sortant de leur lit à la saison des orages. C’était ce nuage rouge qui enveloppe la ville à la saison sèche et où les vents englobent l’agglomération d’une bulle de poussière rouge.

J’ai cru que si l’on ne tirait pas l’approvisionnement d’eau des nappes phréatiques locales parce que c’était la coutume ici d’établir des réservoirs en amont des villes. Je l’attribuais à un héritage des colonisateurs anglais. Ce système a l’inconvénient d’être très dépendant des régimes de pluie et des captations éventuelles de l’eau des fleuves en amont des barrages. Dans une agglomération comme Johannesbourg, mais aussi dans les autres grandes villes du pays, cela signifie que régulièrement, en fin de saison sèche, les consommateurs sont invités à user parcimonieusement des ressources en eau, et ne plus laver leur voiture ou arroser leur jardin pour ménager les réservoirs. J’ai écrit ici sur la menace de Day Zero à Cape Town en 2017. Le fait que certains de mes voisins avaient fait effectuer des forages dans leur propriété pour pouvoir arroser leur pelouse manucurée en attendant les pluies ou s’approvisionner en eau lorsque les services de la ville, pour une raison ou pour une autre était incapable de leur en fournir, me semblait valider mon hypothèse.

J’avis tort. Si l’on ne puise pas l’eau sur place pour répondre aux besoins de la population, et si l’on préfère l’eau des plateaux du Lesotho coulant jusqu’au Vaal Dam, le réservoir qui approvisionne la ville, ce n’est pas seulement qu’il n’y a pas de fleuve digne de ce nom à Joburg, ou pas de nappes phréatiques, mais que celles-ci sont durablement contaminées par les ruissellements venant des anciennes galeries des mines d’or parcourant des kilomètres sous le Rand. Les galeries des mines ou des anciennes mines communiquent avec les nappes phréatiques. Lorsque le niveau d’eau des nappes remonte, la pyrite et autres minerais de métaux lourds contenus dans les galeries se transforment au contact de l’eau qui suinte, se charge en acide, et se contamine de matières radioactives. Le liquide se répand, en fonction du niveau de l’eau dans toutes les galeries plus basses et les nappes phréatiques en contrebas, rendant l’eau impropre à toute utilisation humaine. Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’eau sur le plateau du Rand, mais celle-ci a été rendue impropre à la consommation.

Parfois à la saison sèche, au moment où les vents favorisent la dispersion des poussières et des fumées sur de grandes étendues, la ville, et même ses quartiers nord s’emplissent d’une puanteur souffrée. Je la mettais sur le compte des régimes de vent et des fumées d’usine ou des centrales thermiques au charbon dont on aperçoit les hautes cheminées aux alentours de l’agglomération. En cette saison, la poussière rentrant dans les maisons est importante. Cette poussière parvient des remblais, résidus des activités minières (il faut en retourner des volumes de terre pour produire quelques kilos d’or!) . Il n’a pas été trouvé de solution pour fixer cette poussière qui constitue le nuage caractéristique observable depuis les avions. Comme si la ville était surmontée d’une demi-sphère ocre.

Peu d’espèces végétales arrivent à s’acclimater à ce sol contaminé. Le minerai d’or se trouve souvent associé à du minerai d’uranium. Une partie des remblais continue à être retraitée (remuant encore de la poussière) pour accéder à l’uranium. Les remblais de mines d’or sont truffés de particules radioactives et de métaux lourds dont les habitants de Johannesbourg inhalent, bon an mal an, quelques grammes dans leurs organismes. L’hiver, à Johannesbourg comme ailleurs est synonyme d’une recrudescence des infections respiratoires, crises d’asthme, pneumonies, mais il semblerait que ce ne soit pas seulement la baisse des températures et le manque de chauffage qui soient en cause.

Les effets de la contamination de l’eau, de la terre et de l’air atteignent différemment les catégories de populations. Dès la création de la ville, Johannesbourg a été scindée en deux parties: la partie nord, où habitaient les Randlords et les immigrants enrichis de l’exploitation minière, était conçue comme une ville de loisirs, avec manoirs entourés de parcs et jardins manucurés, tandis que le sud était destiné aux activités productives dont les activités minières. Les townships historiques, au sud du “reef” contenant le gisement d’or sont construits le long des remblais des mines. On en voit d’ailleurs près du stade d’Orlando à Soweto, popularisé par la coupe du monde de football et les funérailles du président Mandela.

Le survol aérien de la ville montre très nettement cette séparation. Dans le tissu urbain, on distingue des îlots de terre jaune ou ocre, contaminée, sur lesquels ne pousse aucune végétation. Ces îlots sont agrémentés de bassins de boues de lessivage de couleur peu engageante à la toxicité avérée, ou d’un bleu intense trompeur. Viennent ensuite les alignements de “matchbox houses” ou de camps de squatters, les entrepôts industriels et les zones de bureaux, puis la ville moderne, avec ses gratte-ciels clinquants, et ses collines verdoyantes et arborées et ses rues au bord desquelles s’alignent des propriétés cossues aux piscines turquoise.

La pression démographique s’étant renforcée depuis la fin de l’apartheid, certaines zones minières abandonnées ont fini par abriter des camps de squatters. Certains de ces squatteurs descendent dans les puits désaffectés pour y tenter leur chance, j’en ai parlé ici. Au début des années 2010, des activistes ont porté à la connaissance des autorités (qui préféraient l’ignorer) qu’un million d’habitants de Johannesbourg vivraient sur des terres contaminées et potentiellement dangereuses pour leur santé.

Des mesures de contamination ont été prises dans le camp d’hébergement informel de Tudor Shaft, tout près d’un ancien puit de mine où la radioactivité mesurée dans l’air mais aussi dans la terre et dans les légumes cultivés par les habitants pour leur consommation vivrière était équivalente aux taux constatés dans la zone d’exclusion d’habitation de Tchernobyl. Même les briques utilisées pour construire les abris dans lesquels logent les familles sont aussi contaminées. Elles sont fabriquées artisanalement avec la terre ocre disponible sur place.

Les autorités ont promis de reloger tout le monde mais n’ont pas fait de zèle. Un tiers des familles a été relogée en 2018 (cinq ans après la première alerte), et la municipalité a commencé des travaux pour essayer de décontaminer la zone, mais l’opération est titanesque et n’est pas sans poser de problèmes. D’autres townships ou zones d’habitations informelles proches pourraient être également concernées…

Le logement est depuis la fin de l’apartheid une question cruciale. La vitalité démographique du pays, la poursuite des mouvements migratoires vers les villes, l’impéritie des politiques chargés de réaliser le programme de logements ambitieux tracé par Mandela ont accentué le problème du mal-logement. Plutôt que d’être loin des sources d’emplois, les populations les plus défavorisées squattent sur des terrains abandonnés, dont ils ignorent la nocivité.

Pour les activistes de la Federation for Sustainable Environment, on n’a pas encore pris la mesure de l’ampleur du problème. Il y a des centaines de puits de mines et de bassins de boues contaminées par l’exploitation minière sur les quatre cent mètres carrés de la zone. Certains ont cessé d’être exploités et n’ont plus de propriétaire. Ces zones inhabitées en plein coeur du tissu urbain pourraient servir, si elles étaient décontaminés, à loger la population, tout en minimisant le risque pour la santé publique de la dissémination dans l’air, l’eau et la terre de la région de particules nocives.

Qui doit payer pour décontaminer des volumes de terre et d’eau qui mettront, sans traitement, des centaines d’années à retrouver des niveau d’innocuité acceptables pour la santé humaine? Les réserves d’or et d’uranium fondent, les mines sont de moins en moins rentables et nul n’a pris en compte pendant les années fastes la question du traitement des déchets. Les concessionnaires/exploitants ont changé au cours des années, il est difficile de faire payer aux nouveaux exploitants des coûts incombant à leurs prédécesseurs.

Comme le fait remarquer Gabrielle Hecht, les temporalités se bousculent. La pollution de cent trente ans d’exploitation minière impacte durablement l’espérance de vie de millions d’habitants de Johannesbourg mais ces effets ne sont pas encore mesurables (et personne ne songe à trop les mesurer de façon systématique). La décontamination des sols prendra du temps et de l’argent sur des années, mais l’inaction rend inhabitables et nocifs les terrains chargés de résidus de l’exploitation minière pour des centaines d’années encore, alors que les cours de bourse des entreprises fluctuent au gré des trimestres et des cessions-acquisitions.

Ce sont aujourd’hui les sans-logis et les sans-voix qui sont le plus affectés. Comme toujours, les ONG sont les premières à monter au front pour essayer d’inscrire la question de la décontamination à l’agenda politique, mais elles ont peu de chances d’être entendues si les citoyens plus favorisés ne se sentent pas concernés. Il est toujours compliqué d’admettre que ce qui a fait la fortune de Johannesbourg tisse le linceul d’une grande partie de ses habitants.

On retrouve les interrogations remarquables d’un roman de Richard Powers, Gain, qui m’a beaucoup marquée. Dans ce roman la protagoniste, Laura Bodey, une citoyenne comme les autres a vécu et prospéré de l’activité de l’usine chimique voisine. Elle a réalisé son rêve américain d’indépendance et de vie en vendant des maisons aux cadres du conglomérat chimique dont l’usine se trouve dans l’enceinte de la ville et a présidé au développement de cette petite communauté du Midwest. Lors d’un contrôle médical banal, son médecin lui découvre une boule qui se change en tumeur. Le roman tisse l’histoire du conglomérat et celle de Laura, comprenant petit à petit que cette usine qui irrigue la vie économique de la ville, est probablement celle qui a causé le cancer qui va l’emporter. Elle va hésiter à prendre part à une procès collectif contre le conglomérat pour empoisonnement. Pour elle il est déjà trop tard. Il y a sans doute des milliers de Laura Bodey qui s’ignorent à Johannesbourg.

L’or, à la fois bénédiction et malédiction. L’or qui a fait renverser des empires, anéantir des civilisations est aujourd’hui un des révélateurs des défis des plus importants de l’anthropocène. A force de retourner la terre, nous l’avons empoisonnée, pour nous, et pour les générations futures… Quelles réparations imaginer?

* titre emprunté à la conférence de Gabrielle Hecht “La terre à l’envers Résidus de l’anthropocène en Afrique” donnée à Paris le 2 décembre 2019

** prestataire de service de la ville pour le ramassage des ordures

A quoi rêve la jeunesse africaine?

En ces temps où la jeunesse des pays du Nord se passionne pour l’avenir de la planète, et où elle se mobilise en masse pour sauver le monde de ses démons carbonés, il y a une grande absente des débats et des programmes de télévision: la jeunesse du Sud. On est prompt à relever, avec des expressions laudatives ou méprisantes, le nombre d’étudiants ou de lycéens séchant les cours pour venir manifester devant les lieux de pouvoir. La prestation de Greta Thunberg devant les Nations Unies a été abondamment commentée. L’allocution d’une jeune fille de seize ans devant cette assemblée est en soi extraordinaire. Mais où sont les reportages sur les étudiants de Dakar, Abidjan, Cotonou, Yaoundé, Nairobi, Dar-es-Salam, Kinshasa ou Johannesbourg? S’est-on intéressé à la façon dont ces jeunes-là voient leur avenir? Qu’ont-ils à dire sur l’avenir de cette planète que, qu’on le veuille ou non, nous avons en commun?

Il serait présomptueux de répondre à un sujet aussi vaste en un billet de blog. La question appelle des recherches sociologiques, anthropologiques, économiques et serait un bon sujet de colloque interdisciplinaire. Le roman, s’il ne permet pas d’établir des faits est une aide précieuse pour illustrer des points de vue actuels. Il se trouve que j’ai récemment lu deux romans d’auteurs congolais, “Congo Inc.” d’In Koli Jean Bofane et “Johnny chien méchant”, d’Emmanuel Dongala, et que leur sujet, précisément, ce sont les rêves (enfouis/enfuis/piétinés) d’une partie de la jeunesse congolaise.

Le roman très ironique d’In Koli Jean Bofane, met en scène Isookanga, un Rastignac congolais à moitié pygmée (sa mère a fauté avec un homme d’une autre ethnie) de vingt-six ans qui décide de partir tenter sa chance à Kinshasa. Isookanga alias Congo Bololo dans sa vie virtuelle, rêve de fortune, de capitalisme et de mondialisation, loin de la sagesse immémoriale incarnée par son oncle, gardien des traditions et de la forêt. Kinshasa ne se révèle pas à la hauteur de ses attentes, et Isookanga se retrouve à la tête des shégués, ces enfants des rues qui vivent de rapines et de combines autour du marché central. Les aventures d’Isookanga sont l’occasion pour l’auteur de peindre un portrait mordant de l’actuelle RDC. Tout le monde en prend pour son grade. Les personnages secondaires de ce roman féroce sont tous plus ou moins affreux, bêtes et/ou méchants (à l ‘exception sans doute du vieux pygmée). Des édiles de la ville de Kinshasa au seigneur de guerre à la retraite, en passant par l’anthropologue belge pétrie de repentance coloniale qui croit avoir rencontré la “nature congolaise” en passant quelques jours chez les ekonda, l’officier des casques bleus qui fréquente les adolescentes prostituées du marché central, ou le pasteur très âpre au gain de l’église de la multiplication divine adepte des costumes de marque et des berlines allemandes.

Emmanuel Dongala dépeint les trajectoires de deux personnages, dans une ville du Congo non nommée, qui ont à peu près le même âge seize ans, et vont finir par s’affronter. Le premier, Johnny chien méchant, a oublié son nom de baptême. Adepte des noms de guerre, c’est un adolescent qui a été enrôlé dans une de ces milices qui vendent leur service au plus offrant et se rémunèrent en pillant et en violant ce.lle.ux qui n’ont pas l’heur d’être du bon côté. La seconde, Laokolé, a longtemps cru, conformément au rêve instillé par l’idéologie du développement occidentale, qu’une bonne éducation serait la clé de son émancipation. Elle est à la veille de passer son bac, et rêve de devenir ingénieure. Son père a été tué lors d’un précédent épisode de violence civile qui a laissé sa mère mutilée. Une énième crise met fin à tous les rêves de l’adolescente qui n’aura plus que la possibilité de développer sa résilience dans un pays qui n’a rien à lui offrir que l’absurdité de la violence et de la méchanceté.

Bien sûr, ces romans sont des oeuvres de fiction, et toute ressemblance avec des personnages et des lieux qui auraient existé est sans doute fortuite etc… Toute la jeunesse africaine ne peut se retrouver dans ces destins particuliers marqués par les crises politiques successives d’un pays qui n’en finit pas de (mal di)gérer son passé colonial, comme le rappelle In Koli Jean Bofane. Mais les romans de Chibundu Onuzo, ou de Chimamanda Ngozi Adichie pour le Nigéria, ou de Niq Mhlongo pour l’Afrique du Sud dépeignent une jeunesse aux antipodes des revendications écologistes. La préoccupation des jeunes africains, c’est l’accès aux bénéfices du “progrès” tels qu’ont pu en bénéficier leurs homologues européens. Pouvoir vivre une vie digne. Avoir accès à l’eau, à l’électricité, à des services de santé et à une éducation de qualité pour commencer. Pouvoir offrir à leurs parents des conditions de vie meilleure que celles que ceux-ci ont connu. Avoir le droit de rêver d’accéder à l’université et aux bénéfices de la mondialisation, en termes de consommation mais aussi en termes de voyages, de rencontres. Seule une toute petite partie de jeunes, issus des classes moyennes supérieures peuvent y prétendre aujourd’hui.

“Vous m’avez volé mon enfance” a scandé l’égérie du mouvement des jeunes du nord aux dirigeants de ce monde. Cette phrase résonne bien étrangement sur d’autres continents.

“Money money money, must be funny, in the rich man’s hand”…

Il y a quelques semaines, la compagnie d’assurance Discovery a été au centre d’une polémique en Afrique du Sud, au motif de son refus de prendre en charge les frais de suivi de grossesse et d’accouchement d’une de ses clientes. En effet, la quadragénaire, qui avait cotisé pendant une dizaine d’années, avait dû renoncer à son assurance santé (privée) pour des raisons financières quelques mois auparavant. Se retrouvant enceinte, elle a alors rejoint de nouveau le pool des clients de Discovery qui lui annonça que ses frais de suivi de grossesse et d’accouchement ne seraient pas pris en charge, car la grossesse était une condition pré-existante à sa souscription de l’assurance, et que celle-ci n’était aucunement tenue d’en financer les frais médicaux.

Le PDG de Discovery Health s’est même fendu d’une interview dans les journaux pour expliquer que si les assurances en venaient à prendre en charge les grossesses commencées avant la souscription cela mettrait en péril leur rentabilité.

Les questions d’argent ont souvent été présentes dans mes discussions avec les femmes. Et si appartenir aux 15% de privilégiées à bénéficier d’une assurance privée permettait d’avoir plus d’options que le reste de la population, cela ne constituait tout de même pas une panacée. L’avantage d’avoir une assurance, c’est que cela permet d’avoir le choix de son type de suivi et de son lieu d’accouchement. En réalité ces choix sont fortement contraints par plusieurs facteurs, et le facteur économique n’est pas le moindre.

Pour une personne venant d’un pays européen où l’Etat-providence finance et organise le système de soins, et où, même si l’on choisit le secteur privé, le parcours de suivi de grossesse est normé par les recommandations d’instances nationales, la situation sud-africaine surprend. Le suivi de grossesse ne fait pas partie des bénéfices minimum prescrits (PMB) que les assurances doivent obligatoirement rembourser. En revanche les assurances doivent obligatoirement prendre en charge l’hospitalisation de la future mère pour menace d’accouchement prématuré et pour l’accouchement. Le reste est laissé à la discrétion des assureurs.

Pour un certain nombre de femmes de la classe moyenne, c’est à dire percevant un revenu d’au moins 10 000 rands par mois, la question du financement d’un suivi de grossesse et d’accouchement dans une structure privée se pose, les hôpitaux publics ayant très mauvaise réputation. Deux des jeunes femmes que j’ai interrogées avaient eu un suivi privé mais payé à leur frais: l’une libanaise, était rentrée accoucher à Beyrouth, l’autre avait un salaire trop juste pour cotiser à une assurance privée et avait donc provisionné par avance les fonds nécessaires à un suivi de grossesse/accouchement normal soit environ 60 000 rands. Ayant par goût personnel une envie de suivi plus holiste, elle avait opté pour un suivi sage-femme, moins onéreux et peu d’examens complémentaires.

Pour celles bénéficiant d’une assurance privée, la question du suivi médical de grossesse n’était pas résolue pour autant. A première vue, avoir une assurance c’est plutôt souhaitable, mais cela ne met pas les futures mères à l’abri de toute préoccupation pécuniaire. Comme le souligne l’article de Bhekisisa, centre d’enquête sur la santé du Mail & Guardian, les tarifs des consultations et des prestations dans les hôpitaux privés en Afrique du Sud ont connu une inflation galopante ces dernières années, et les conditions de remboursement des quelques cent plans existant sur le marché ne sont pas toujours lisibles…

Lorsqu’on est titulaire d’une assurance privée, il vaut mieux bien éplucher son contrat et savoir ce qui est compris et ce qui n’est pas compris dedans. Une jeune femme de mon panel s’est retrouvée dans la situation de devoir accoucher dans un hôpital public car elle avait souscrit son assurance moins d’un an avant son début de grossesse. Lors de sa déclaration, l’assurance lui avait annoncé qu’elle rembourserait certaines consultations mais pas l’accouchement. Une autre a dû souscrire une assurance complémentaire pour prendre en charge la différence entre ce que lui remboursait son plan et ses dépenses effectives.

“L’assurance était pas top, je devais payer les consultations, j’ai choisi aussi mon gynéco en fonction de ça!”

Pour celles ayant souscrit une assurance santé minimale “key care”, seuls les frais d’hospitalisation étaient remboursés, le suivi en ville étant à payer de leur poche. L’une de mes interviewées avait téléphoné à son assureur pour avoir une idée des médecins pratiquant des tarifs non augmentés et être suivie par l’un de ceux-là, pas trop loin de son domicile. Souvent, les femmes choisissaient plutôt le médecin par recommandation familiale ou amicale, qu’en fonction des tarifs…. et se retrouvaient avec un reste à charge, les gynécologues des “bons établissements” de Johannesbourg se contentant rarement de fixer des tarifs au plafond de remboursement de l’assurance.

“Le problème avec les assurances, c’est que les médecins peuvent avoir des tarifs sept fois supérieurs au plafond de l’assurance pour la consultation. Tu finis par payer la différence… “

Quasiment toutes les femmes interrogées dans la classe moyenne m’ont avoué avoir dû calculer, faire des arbitrages. L’une des jeunes femmes avait la possibilité, chez son gynéco, d’alterner une consultation avec un médecin, et une consultation avec une sage-femme, option qu’elle a choisie car sa grossesse ne montrait pas de complication et que c’était moins onéreux. Mais cette option était disponible dans ce cabinet-là, pas forcément dans d’autres.

L’une a choisi de faire le test non invasif pour les maladies chromosomiques dès le départ et de ne plus faire de test de dépistage prénatal ou d’échographies spécialisées. Une autre n’a pas fait les échographies spécialisées à 12 semaines et 24 semaines parce que cela ajoutait 2200 rands par consultation et qu’elle avait déjà une échographie par mois chez son gynécologue.

Une autre payait de sa poche les consultations et ne les faisait pas rembourser sur son compte-épargne santé en prévision d’éventuels coups durs après la grossesse.

La question du suivi n’était alors pas seulement fonction du/ de la praticien.ne, et déterminée dans un dialogue raisonné avec le/la soignant.e en fonction des préférences des futures mères, et du déroulement de la grossesse, mais aussi en fonction des accommodements financiers possibles.

Curieusement, sans doute parce que comme je l’ai expliqué ailleurs, l’échographie de grossesse remplit un autre rôle que sa seule fonction médicale, aucune femme n’a remis en cause la fréquence des consultations et l’utilisation systématique de l’échographe à chaque consultation, partie facturée en sus de la consultation même si le tout prenait au maximum vingt minutes et pouvait contribuer au dépassement d’honoraires remboursés. Alors qu’aucune recommandation médicale internationale ne reconnaît l’utilité en matière de santé des futures mères et des bébés d’une échographie tous les mois.

En l’absence de PMB, les médecins auraient pu s’inspirer des recommandations du ministère sud-africain de la santé qui régit les hôpitaux et centres de santé publics. Six consultations par grossesse, des examens sanguins (HIV, TB, Rhesus, MST) et d’urine obligatoires, des échographies en cas de détection de signe d’appel. Mais ils semblent plutôt être des adeptes du “plus, c’est mieux”. Et leurs clientes ne protestent que rarement sur le côté pécuniaire. Les femmes ayant changé d’obstétricien (pour un suivi sage-femme) en cours de grossesse l’ont fait pour ne pas se voir imposer de césarienne programmée, et pas pour des raisons financières.

Les assureurs pourraient jouer le rôle de force normative sur le suivi médical de grossesse, en émettant des recommandations, en envoyant des livrets d’information à leur clientes sur les options de suivi médical de grossesse, et en influençant subtilement les médecins, en fonction des recommandations internationales par exemple. Mais ce n’est pas la voie choisie par l’une des représentantes d’un assureur sud-africain qui a accepté de me recevoir. Les recommandations envers les femmes sont plutôt des recommandations en termes de diététique et d’adaptation de leur style de vie. Le coffret qui leur est envoyé lorsqu’elles déclarent leur grossesse se contente de proposer des publicités, des échantillons et des bons de réductions sur des produits pour bébés.

Quant aux pratiques des médecins, elle reste très prudente: “nous ne discutons pas des avantages et des inconvénients des césariennes ou autres examens ou traitements que les médecins prescrivent. Nous devons être prudents, en tant qu’assureurs, notre boulot c’est de payer, pas de contester. Même si on pense qu’un peu plus de dirigisme ne nuirait pas”. L’objectif, plus que d’assurer la meilleure santé à long terme des mères et des enfants, est de préserver la rentabilité des opérations financières. Chacun son métier…

Jules et Jim… Devenir pères à Johannesbourg (bis)

L’Afrique du Sud a adopté en 1996, une des constitutions les plus inclusives qui soient. L’un des piliers de cette constitution est la non-discrimination des individus selon un certain nombres de critères énoncés dans la neuvième section de la constitution et notamment leur origine ou leur préférence sexuelle. En conséquence, l’Afrique du Sud a adopté un droit très progressif pour les personnes homosexuelles qui ont le droit de se marier et d’avoir des enfants. La PMA et la GPA sont accessibles aux personnes homosexuelles sous certaines conditions, encadrées par la loi. Les coûts (légaux et médicaux) sont en revanche entièrement supportés par les futurs parents.

J’ai rencontré Jules et Jim via une amie commune. J’ai pensé intéressant d’ouvrir une fenêtre dans mon étude sur l’homoparentalité. Jules a accepté ma démarche avec une grande gentillesse. Je ne savais pas que je les interrogerai tous les deux. Lorsque je suis arrivée dans leur splendide maison d’une banlieue cossue du Nord de Johannesburg, après avoir montré patte blanche au garde, Jim était en train de décharger l’arrière de son SUV et fourrait des sacs contenant des quantités impressionnantes de viande dans un frigo dans le garage. Il a eu l’air surpris de ma venue. Heureusement, Jules est sorti pour m’accueillir et m’a présentée: “c’est une sociologue française, elle vient nous interviewer!”, “Ah bon” a répondu Jim l’air un peu méfiant “je vais dire bonjour aux filles et je vous rejoins”. “Venez, m’a dit Jules, laissez-nous encore quelques instants, nous avons encore quelques préparatifs pour le braaï de demain”. Il me conduit sur un superbe patio, surplombant un jardin manucuré, m’installe sur un des trois canapés de designer qui font face à la piscine (esthétiquement clôturée à cause des filles). En contrebas j’aperçois une pelouse bien entretenue ou un entrepreneur est en train d’installer une structure gonflable en forme de château. J’en déduis qu’il doit y avoir de l’anniversaire dans l’air.

Jules finit sa discussion avec le fournisseur, Jim passe par la cuisine où je l’entend discuter avec deux petites filles que je n’apercevrai que de loin. Il semble avoir du mal à s’en dépatouiller. Je l’entend négocier avec une petite voix babillarde. Il finit par arriver. Je leur demande de me raconter leur histoire et leur parcours de parents. C’est une conversation à trois voix qui s’engage. Ils répondent tour à tour, rectifiant ou complétant ce que l’autre a dit. Jules, le plus jeune, qui a toujours un physique d’adolescent monté en graine, plus volubile. Jim, la quarantaine athlétique, plus posé, moins loquace, mais intervenant régulièrement pour ajouter des précisions.

(Jules) on était ensemble depuis une dizaine d’années, on a toujours eu envie de fonder une famille. Nous avons envisagé toutes les options, y compris la GPA qui est autorisée ici. C’était à la fois beaucoup plus simple que l’adoption, en plus nous préférions des enfants qui nous soient connectés génétiquement. Les démarches pour adopter prennent au moins un an, et pour les couples gay, c’est beaucoup plus difficile. Un de nos amis a fait cela il y a douze ans, c’était plus facile à l’époque, aujourd’hui ça ne l’est plus. Nous avions les moyens d’avoir recours à la GPA, ça nous a paru préférable… J’ai cherché sur Internet et j’ai trouvé une agence, on passe par une agence, comme pour l’adoption.

Pas toujours facile de comprendre comment cela marche et par laquelle passer. J’ai choisi une agence qui fournissait les donneuses d’ovocytes et les gestatrices, par souci de simplicité. Il y a certaines agences qui ne font que l’une ou l’autre des parties du contrat. Cela se comprend dans le sens où la vente d’ovocytes est commerciale, alors que la fourniture de service de gestation ne l’est pas, on ne rémunère pas la gestatrice, on la défraie. Ce n’est pas considéré comme une transaction commerciale.

Donc la première étape est de chercher une une gestatrice. Ensuite, il faut trouver un avocat pour rédiger le contrat avec les différentes parties, et faire approuver votre demande de GPA auprès du tribunal. L’avocat s’occupe de votre dossier et il y a une période de six mois pour la constitution du dossier et son examen par le tribunal.

(Jim) C’est une procédure assez lourde. Vous devez fournir des certificats de revenu, vos histoires personnelles, des références, une garantie de caractère. C’est un processus très détaillé. La gestatrice doit avoir déjà au moins un enfant. Il faut fournir les résultats de tests psychométriques pour les futurs parents et la gestatrice. Ils demandent si vous avez un casier judiciaire, si vous aurez les moyens de vous occuper de l’enfant… C’est très pénible.

(Jules) Quand le tribunal vous donne le feu vert, vous sélectionnez alors la donneuse d’ovocytes. On a essayé de trouver quelqu’un avec un profil similaire au nôtre. Vous regardez la taille, le poids, l’historique familial, la santé, vous essayez de voir s’il n’y a pas de problèmes mentaux ou des maladies héréditaires dans la famille. Il faut que le dossier semble sain. Le plus compliqué, c’est que vous n’avez pas de photo de la donneuse aujourd’hui, en tant qu’adulte. On a juste des photos d’enfance. On a toujours l’air heureux sur les photos d’enfance. Tous les enfants ont l’air content sur ces photos-là! J’ai scanné plus de quatre cent profils de donneuses, j’en ai sélectionné une vingtaine. On avait choisi une femme qui s’est décommandée à la dernière minute. Il y a aussi une limitation légale au nombre d’enfants produits pour une donneuse d’ovocytes. Je crois que c’est cinq ou sept enfants vivant via le don d’ovocytes.

(Jules) Pour Agatha, notre aînée qui a maintenant 4 ans, nous avions choisi une donneuse tellement fertile que lorsque nous avons voulu avoir notre second bébé, Louise, elle ne pouvait plus faire de don, elle avait atteint la limite. Nous avons fait demander une dérogation auprès du Ministère de la Santé mais celui-ci ne nous l’a pas donnée. Nous aurions voulu être sûrs que nos enfants partageaient leur patrimoine génétique… C’est idiot, en étant sûrs qu’elles partageaient leur patrimoine génétique elles auraient pu donner leur sang l’une à l’autre…

Auriez-vous pu prendre la même personne pour donner les ovocytes et porter vos filles?

(Jim) Je ne sais pas, peut-être, mais pour nous il était important que les deux personnes soient différentes.

Les deux gestatrices étaient assez différentes. Pour Agathe, c’était une trentenaire qui avait déjà cinq enfants, elle avait eu son premier à quatorze ans. La seconde n’avait que vingt et un ans. Nous les avons interviewées, regardé leur apparence. Fumaient-elles? Avaient-elles des habitudes saines? Où vivent elles? La seconde avait déjà fait ça pour un couple de Cape Town.Nous avons interrogé le couple, pour savoir comment cela s’était passé pour eux. Lorsque la gestatrice est en couple, l’entretien avec le conjoint fait également partie du processus, le psy doit évaluer si le ou la partenaire est d’accord avec la procédure. Légalement, le couple a le droit de demander un avortement pendant la grossesse s’il y a un souci quelconque. C’est donc très important!

Est-ce qu’il y avait un point commun entre les deux gestatrices?

(Jim réfléchit) Oui, il y avait un point commun: elles étaient complètement fauchées. Elles avaient vraiment besoin de l’argent. La femme qui a porté Louise était vraiment très pauvre, c’était une lesbienne qui vivait dans l’Est de Johannesburg. Elle travaillait et n’avait pas droit à un congé maternité. Nous avons dû compenser son salaire, payer son assurance santé, ses frais médicaux, sa nourriture, ses suppléments alimentaires, ses transports, et son logement pendant un an. Celle qui a porté Agathe était très altruiste, elle avait déjà cinq enfants, mais elle avait besoin de l’argent. On s’est entendu avec les deux parce qu’on voulait que les filles naissent par césarienne. On n’est pas censé faire figurer ça dans le contrat, mais c’était entendu entre nous dès le début. C’était notre famille, nos enfants, nous ne voulions pas avoir de lien trop fort. Et puis c’était plus facile pour s’organiser et notre gynéco était pour.

Avez-vous scanné/interviewé des gestatrices noires?

(Jim) Non, nous préférions demander à quelqu’un qui nous ressemblait, qui avait un peu le même background. Et puis je ne suis pas sûr qu’une femme noire ferait ça.

Comment avez-vous trouvé un gynéco? Etait-ce celui des femmes?

(Jules) Non, pour la première, on a pris celui recommandé par l’agence, à Sandton, un gynéco spécialisé dans les grossesses multiples.Mais il passait son temps à parler à la gestatrice, il ne s’occupait pas de nous. Pour le second, on a pris le gynéco de ma mère, qui s’occupait d’amies à nous également. Il était plus à l’écoute de la façon dont nous vivions la grossesse.

On a commencé le processus de fécondation in vitro. Le contrat de gestation est signé pour 18 mois. Pour chaque grossesse, on a fertilisé la moitié des ovocytes chacun. On a fait implanter deux embryons un pour chacun, et finalement, à chaque fois nous avons eu un seul bébé. On joue parfois à deviner lequel a donné naissance à laquelle, mais nous ne ferons pas de test génétique, c’est juste un jeu des ressemblances auquel on se livre pour s’amuser, ce n’est pas important…

(Jules) Une fois que l’embryon s’est implanté, j’allais à la consultation tous les mois avec la femme, je posais des questions au gynéco, je m’assurais que ça se passait bien. On a fait faire tous les tests, en plus, c’est quand même une grossesse à risque, le bébé est un corps étranger pour la gestatrice. Je parlais presque tous les jours avec les gestatrices, je leur demandais comment ça allait, si elles avaient besoin de quelque chose,je leur envoyais des courses, de la nourriture. J’ai aussi suivi des cours de préparation à la naissance, en même temps que ma soeur et mon beau-frère qui attendaient un bébé au même moment. J’étais très impliqué au quotidien, Jim montait sa boîte, il était moins présent.

Pour les naissances, nous avons assisté tous les deux aux césariennes. Les gestatrices étaient hospitalisées dans une partie de l’hôpital, nous avions réservé une chambre à la maternité, et on faisait des navettes avec leur chambre pour aller chercher le lait qu’elles exprimaient. Elles sont venir dire au revoir aux bébés lorsqu’elles sont sorties de l’hôpital. Nous sommes encore en contact avec elles, une fois par an, mais elles n’ont jamais rencontré les filles.

(Jules) j’ai pu prendre quatre mois de congé paternité pour chaque naissance, je travaille dans une compagnie très compréhensive. Jim ne pouvait pas s’arrêter. C’est moi qui ai assuré le “nurturing” du début. Je faisais les nuits, comme j’avais un congé paternité, et Jim faisait les matinées jusqu’à neuf heures pour me laisser le temps de dormir. Les gestatrices ont exprimé leur lait pendant quelques mois pour nous l’envoyer. Nous avons développé un bon groupe de support amical et familial, nos mères sont très présentes auprès des deux filles. Ma soeur et mon beau-frère ont eu des enfants à peu près en même temps que nous, nous sommes très proches.

Auriez-vous pu choisir le sexe de vos enfants?

(Jules) On aurait pu, mais c’était avec un labo privé c’était extrêmement cher.

(Jim) Nous étions un peu déçus au début de ne pas avoir un garçon, mais finalement c’est bien aussi, et puis quand les filles inviteront leurs amies pour des pyjamas parties, ce sera plus simple vis à vis des parents, ils n’auront pas d’arrière-pensée à laisser leurs enfants chez des papas gays (rire)…

Y a t’il des choses qui vous paraissent compliquées dans votre expérience?

(Jim) Pour l’instant ça va, nous rencontrons des gens très compréhensifs, j’avais un peu peur pour le moment où Agatha rentrerait à l’école, mais là ça se passe bien, les enfants de cet âge ne sont absolument pas dans le jugement. La dernière fois, je suis passée la chercher à un anniversaire, une autre petite fille que je ne connaissais pas lui à dit “c’est ton papa et ta maman qui viennent te chercher?” et Agatha a répondu “moi je n’ai pas de maman, j’ai deux papas”. “Ah bon” a dit la petite fille “d’accord!” et elles ont continué à jouer.

(Jules) Nous essayons de faire en sorte de normaliser la situation le plus possible. J’aimerais bien qu’on soit moins isolés qu’on ait d’autres parents comme nous autour de nous, mais nous n’avons pas d’amis gays qui aient des enfants de leurs âges. Cela revient tellement cher que nous sommes un des rares couples de notre entourage à avoir sur recours à la GPA.

Justement, on n’a pas parlé de coût, combien coûte une GPA en Afrique du Sud? Avez-vous essayé de voir si vous pouviez y avoir recours dans un autre pays ?

(Jules) J’ai regardé brièvement ce que ça pourrait nous coûter aux Etats-Unis, pour que les filles puissent éventuellement avoir un passeport, si elles voulaient y faire leurs études plus tard, mais les prix sur les sites étaient tellement prohibitifs, qu’on a préféré faire ça ici.

(Jim) Aux USA, pour une GPA il faut compter au moins 150 000 dollars. Ici, il faut provisionner 500 000 rands, c’est beaucoup moins cher (environ 36 000 dollars). Ca dépend du délai d’obtention de la grossesse. Nos grossesses nous ont coûté entre 300 000 et 600 000 rands. Il faut compter, la frais légaux, l’achat d’ovocytes, le défraiement de la gestatrice, les frais médicaux, et les frais d’agence… Tout ça s’additionne.