Faire le vide.
Ne pas ouvrir de livre. Garder à distance les téléphones portables, tablettes, ordinateurs.
S’abstenir d’arroser les plantes, de ranger les stylos en les alignant à droite sur le bureau par nature, taille et couleur.
Ne pas s’interroger sur l’encre restant dans la cartouche, sur le nombre de pages restant dans le cahier. Sera-t’il suffisant?
Ne pas s’interroger sur la présence ou l’absence de lignes sur le papier, sur leur espacement idéal.
Ne pas essayer de mieux former ses lettres, ne pas se demander si la plume ne bave pas, ou si la bille est trop dure, ou s’il ne manque pas un ressort dans le stylo, une spirale à la reliure du cahier.
Ne pas se gratter le nez, l’intérieur des genoux ou le front. Ne pas nettoyer pour la énième fois ses lunettes, c’est pourtant vrai qu’elles sont sales!
Ne pas remarquer l’écureuil qui descend, le long du tilleul, pour resquiller des graines de tournesol, laissées pour les mésanges. Ne pas s’émerveiller de sa capacité à s’empiffrer la tête en bas, ses quatre pattes écartées sur le tronc, et sa queue rousse en panache, frémissant d’excitation.
Ne pas entendre le cri de la perruche à collier, venant le déloger, en l’abreuvant de tous les noms d’oiseaux. Ne pas ouvrir la fenêtre, pour chasser l’imposteure.
Commencer à former des lettres sur la page. Des mots de rien du tout. Ne pas les juger. Ecrire quand même. Ecrire une page, deux pages, et puis trois, ou plus si ça vous vient.
Ne pas se rappeler du papier réglé et du porte-plume, des lettres maladroites devenant plus régulières, des virgules rouges des corrections du maître de cours préparatoire. Un blond maigre avec un bouc et des pommettes taillées à la serpe, qui sentait le tabac et portait des chemisettes à carreaux.
Ne pas se rappeler ses premières rédactions, et d’Annick L. dont la maîtresse aimait lire les textes à haute voix, et de la jalousie qui vous prenait. “Pourquoi toujours elle?”
Ne pas se rappeler les “mal dit”, les “je ne vous comprends pas” inscrits rageusement en rouge dans la marge. Oublier les vers de mirliton des cartes de fête des mères, des pères et des grands-mères. Les lettres d’amour mal écrites qui finissaient en lambeaux au fond de la poubelle, quand elles n’étaient pas brûlées à la flamme d’une bougie.
Oublier les compositions éléphantesques, mal formulées, où l’écriture pompeuse ne pouvait faire ignorer qu’on maîtrisait mal le sujet. Les “propos lourds, inintéressants” inscrits par le prof de philo pour lequel dans ce bas monde, il y avait les âmes et les ânes, qu’une seule lettre faisait différer, et que vous étiez toujours classée dans les ânes.
Oublier le mémoire de littérature du voyage que vous n’avez jamais pu écrire, de peur de décevoir le professeur qui vous tenait en haute estime.
Oublier les centaines de pages griffonnées, tapuscrites, retranscrites, remastiquées, qui forment l’Anapurna de vos tentatives avortées d’écrire un “vrai” texte.