La dernière fois que j’ai vu une mante religieuse…

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La dernière fois que j’ai vu une mante religieuse, je veux dire, pas dans le vivarium d’un quelconque musée des sciences, mais une vraie mante religieuse, en liberté, ça devait être dans les années 90. Les fenêtres de la maison familiale restant toujours ouvertes pendant la période estivale, nous avions souvent ces visiteuses redoutées dont la vue de la silhouette gothique nous faisait pousser des cris stridents.

Il faut dire que cet insecte spectaculaire par sa taille et son aspect mi-végétal, mi-animal, était à son aise dans la portion de maquis, chênes lièges, cistes, myrtes et arbousiers qui bordaient notre maison. Il ne faisait pas de différence entre l’habitat de ses voisins humains et celui des insectes. “Inutile de crier! s’esclaffait mon père, elle ne mange personne, à part son partenaire !” Il nous arrivait parfois, horreur suprême, d’en voir deux accolées, leurs corps longilignes et leurs membres crochus arrimés l’un à l’autre surmontés par leurs quatre gros yeux verts globuleux*. Cette multiplication de membres griffus et verdâtres nous dégoûtait.

“C’est horrriiiible!” reprenions nous, enlève la (ou les) tout de suite! “. Nous nous refusions à nous approcher de la zone colonisée par l’importune, persuadés qu’elle ne manquerait pas de nous attaquer férocement. Mon père la pinçait délicatement au niveau du thorax entre son pouce et son index et la réexpédiait à l’extérieur. Nous étions tranquilles jusqu’à la prochaine incartade.

Alors que j’avais une terreur bleue de ces animaux à l’époque, l’adulte que je suis devenue trouverait rassurant de voir réapparaître cette créature d’un autre âge dans la maison à la belle saison. Mais force est de constater que sa présence s’est raréfiée jusqu’à devenir inexistante. Les maisons de vacances ont poussé comme des champignons sur les collines alentour, et la végétation endémique a reculé, laissant place à de majestueux palmiers qui marquent le standing de leur propriétaire, des oliviers taillés, des compositions de lavandes et de romarin, et des haies de lauriers blancs et roses résistant à la sécheresse mais probablement moins intéressants pour les mantoptères.

La Corse, longtemps citée comme une exception, n’a pas échappé à la poussée immobilière qui a perverti et enlaidi certaines parties du littoral français. Les collines bordant le Golfe d’Ajaccio sont désormais mitées par des constructions de styles divers qui ont rogné sur le maquis. Le difficile équilibre entre la pression immobilière et la préservation de paysages respectant une faune et une flore endémiques s’est réalisé au détriment de la seconde.

Les mantes religieuses se sont repliées plus loin, comme les tortues qu’on apercevait parfois ou comme les salamandres sur le bord de la petite source qui a depuis été captée sur le terrain voisin. Il reste encore quelques rainettes, attirées par la lumière les soirs d’été. Pour combien de temps?

* Particularité de la mante: elle possède cinq yeux! Deux gros yeux verts à facettes, et trois yeux simples et fixes…

Saharienne…

Le jour où on m’a proposé d’écrire sur le désert…

“Mais” me dit l’homme avec lequel je m’entretiens depuis un moment sur Zoom, et dont la tête aux cheveux grisonnants se détache au dessus d’une carte du Nord de l’Afrique, “vous ne m’avez pas encore dit, ça vous intéresse, le désert? “. La question me prend au dépourvu, enfin presque. Si ça m’intéresse le désert? Est-ce qu’on demande à un dauphin s’il aime l’eau, à un pingouin s’il aime la banquise, à une grenouille si elle aime les marais?

Quand on parle de désert, il y a trois types de personnes. Il y a celleux qui te racontent avec des extases mystiques leur dernière méharée dans les villes anciennes de Mauritanie, ou leur randonnée avec Terre d’Aventures dans le Kalahari avec bivouac sous la tente pleine de sable et reconnexion avec leur être profond. Il y a ceux qui te disent qu’ils ne supporteraient pas, y’a pas le wifi et même pas de possibilité de te faire servir un frappuccino double lait de soja fouetté avec graines de courges concassées pulvérisées sur le dessus, et puis il y à ce.ll.e.ux qui y ont grandi et qui n’en disent rien, parce qu’ils ont appris que finalement, ça n’intéressait pas grand monde.

Les dernières fois que j’ai essayé de parler de mon enfance saharienne, j’ai fait un four. Il faut dire que c’est un peu difficile de dépasser les poncifs du style “c’était extraordinaire”, “j’aimais bien”, “j’ai fait le Paris-Dakar avant même qu’il existe”, “J’ai vu des vestiges de cimetières d’éléphants dans le Sahara qui avaient été découverts par les dunes”, “Un jour, j’ai bu du lait de chamelle dans une calebasse sous la tente de caravaniers qui transportaient des barres de sel de part et d’autre du Sahara”. “Quand j’étais petite, je n’étais pas myope et je pouvais repérer une gazelle Dorcas dans les dunes à des kilomètres”.

Oui, le désert, ce n’est pas seulement les enfants du Sahel qui meurent de faim et les djihadistes plus ou moins convaincus qui font le coup de main parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire. C’est une densité d’expériences que j’ai encore du mal à exprimer, tout en étant convaincue d’avoir eu une chance inouïe de connaître une enfance saharienne. Mais comment trouver le bon moyen d’en parler? Face à l’exotisation facile à la manière d’un Paul Bowles, aux emportement mystiques des adeptes de Charles de Foucault, aux excès de reportages sur la militarisation de la bande sahélo-saharienne, aux images de carte postale des caravanes de dromadaires aux ombres portées sur les dunes orangées, comment porter une parole sur le désert qui ne soit pas cliché?

Alors oui, réfléchir à ce qu’on pourrait faire pour dynamiser une initiative qui a pour nom “rendre le désert habitable” en explorant des pistes de réflexion sociales, techniques, environnementales, ça me tente, et bigrement!

Au moment de l’atterrissage de la sonde Perserverance sur Mars, une internaute mauritanienne m’avait fait beaucoup rire en disant qu’on faisait beaucoup de cas de ces images prises par ces machines perfectionnées coûtant des milliards de dollars mais que pour une fraction de ce prix-là on aurait pu avoir à peu près les mêmes prises de vues à Zouérate (où se trouve la mine de fer, je vous en ai parlé ) où la teneur en fer du minerai de la Khédia d’Idjill et de ses poussières donne la même coloration au désert du Sahara que celle de la planète Rouge.

A l’heure où Elon Musk l’on poursuit des chimères de peuplement de Mars pour échapper aux impôts résoudre les questions liées à l’expansion démographique sur la planète bleue, pourquoi ne pas réfléchir aux pistes permettant d’aider les habitants des déserts à s’y fixer d’une manière durable en y développant des modes de subsistance propres? Après tout, comme le souligne mon interlocuteur, sur Mars, il n’y a pas d’atmosphère, vous êtes soumis aux risques dévastateurs des bombardements solaires, inconvénients que nos déserts terrestres ne présentent pas! Pas question de reproduire un nouveau Las Vegas ou une nouvelle Dubaï, alors quelles pourraient être les alternatives ? Quelles ingénieuries sociales, politiques, agronomiques, urbanistiques, écologiques pourraient offrir aux populations des zones désertiques des conditions de vie décentes dans les pays où ils sont nés?

A nous deux, Sahara!

The African Queen… and other stories

Un poème en prose écrit pour l’atelier de Bruce Bégout sur l’une des grandes dames de Jobourg… on the boulevard of broken dreams…

Que n’a-t-on pas écrit sur mon compte ?

On a méprisé mon côté « nouveau-riche », tape-à-l’œil. On a dit que j’étais hautaine, une mauvaise fille, une putain à la solde de maquereaux nigérians… On a produit des milliers d’articles, de reportages, de romans, de scenari de films à mon sujet. On a clamé que je représentais la grandeur et la décadence de Johannesbourg. Dans les portraits photographiques ou sur les silhouettes de la skyline en métal vendues dans les magasins de souvenirs de la ville, je me détache, appuyée sur la colline de Berea, avec pour seule rivale le bilboquet effilé de la tour de télévision. Nos profils hiératiques dominent toutes les photos de la « New-York » africaine.

Je suis issue de la folie des hommes et de leurs ambitions surdimensionnées, à l’image de cette ville, éternellement jeune et en transformation. eGoli. La cité de l’or, promesse de fortune rapide pour les aventuriers qui s’y sont pressés depuis la découverte du filon du Witswatersrand. Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal. Ils sont venus s’entasser à Ferreirasdorp, le village de tentes d’un portugais ayant flairé le profit qu’il pouvait tirer de ses hommes, arrivant avec leurs pelles, leurs pioches et leurs tamis, obnubilés par leurs rêves de fortune.

Puis sont venus les randlords, personnages sans scrupule, qui ont exproprié les premiers, et se sont fait construire, sur « the Ridge » la falaise, des manoirs de pierre Brenthurst, Northwards, aux jardins manucurés qui n’avaient rien à envier à la vieille Europe, ou à la rivale du Cap, « la cité-mère » et ses bâtisses hollandaises annoblies par les siècles. Au nord de la falaise, toute une ville horizontale s’est étendue, rangée le long des allées de jacarandas qui tracent au printemps des guirlandes de pompons parme entre les parcelles arborées, des rangées de sycomores aux troncs blancs graphiques en hiver, des chênes européens alignés pour procurer de l’ombre et remplacer la végétation basse et sèche du veld.

La ville continuait à accueillir tous les rêves du monde. Les mines s’enfouissaient plus loin dans le sol. La cité s’élançait vers le ciel. Il fallait bâtir pour affirmer l’appartenance de la métropole de l’or au cercle des villes-monde. C’est alors que j’ai été conçue. Plus haute tour d’habitations d’Afrique, for whites only. Cinquante-quatre étages, cent-soixante-treize mètres de haut, une structure tubulaire autour d’une cour centrale pour faciliter l’aération. Toilet paper tube monumentale. Concentré de ville parmi les immeubles bas du quartier de Berea, avec des commerces et des services, un club de sport, une piscine, et même une piste de ski intérieure.

Les journaux m’appelaient : African Queen, ils ont célébré l’audace architecturale et la nouvelle empreinte que celle-ci laissait dans la ville. Le futur de la man-made forest, c’était la ville de béton verticale. J’ai été inaugurée quelques mois avant les émeutes de Soweto, dont on pouvait apercevoir les fumées noires, à travers les panneaux entièrement vitrés du haut de ma couronne, dans les triplex luxueux tapissés de moquette orange, avec vue panoramique, solarium, jacuzzi et terrasse pour l’inéluctable braaï.

La période glorieuse n’a pas duré, les premiers habitants m’ont désertée. Finis les Rastignac aux visages blancs remplacés par un flot de fugitifs des townships et de pays d’Afrique centrale en proie aux sursauts de la décolonisation.

Je suis devenue un township vertical. Un squat à la petite semaine, avec spaza shops et shebeens, groupes de prières et autres trafics moins avouables. J’ai abrité jusqu’à dix-mille âmes. Des bigotes et des athées, des tsotsi et des prêcheurs. Des domestiques, des jardiniers, des commerçants, des cousettes, des chauffeurs de taxi des ouvriers et des employés. Des âmes cabossées par l’existence et les luttes armées, partout sur le continent. Des âmes qui ne cherchaient pas l’or, mais juste un refuge, et de quoi subsister, dans une ville dont les richesses miroitent jusqu’à Lagos, Lumumbashi et Addis.

On en a raconté des histoires sur cette période. La Reine Africaine s’est muée en Tour de Babel dystopique, refuge des gangsters, des dealers de drogues et de prostituées. On se passait le mot : éviter les douzième et treizième étages, Sodome et Gomorrhe de béton, lieux de tous les dangers. Se garder du cœur de la tour, devenu déversoir à ordures, faute d’ascenseur en fonctionnement. On m’a surnommée Suicide Central, parce que parfois, des femmes se défenestraient directement sur le tas d’immondices. Les hommes préféraient le côté rue.

On a voulu me transformer en prison, en résidence touristique de standing pour la coupe du Monde de foot. Ma réputation a enflé. J’ai servi de décor à des films de science-fiction. L’orbe du ciel se détachant sur la grille tubulaire de béton et de verre nourrissait les imaginaires les plus effrayants. Etoile noire, station spatiale, d’un empire décati. Je suis devenue un lieu de pèlerinage pour amateurs de frissons intergalactiques.

On a raconté que j’étais finie, que j’allais devenir, comme tant de ces immeubles du centre-ville, un squat putride et désespérant. Mais je suis toujours là, j’attire les éclairs des nuits d’été jobourgeoises et abrite des foudres des humains pour qui la vie est moins rude en mon sein que dans les rues horizontales et grouillantes de la voisine Yeoville. Je veille sur eux, et sur la douce violence de leurs rêves. 

*La photo d’illustration est de @Fivelocker / Flickr

Pour un portrait photographique: https://www.lensculture.com/articles/mikhael-subotzky-ponte-city-a-portrait-of-johannesburg