Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.

Mon glossaire sud-africain

Marie-Agnès, géniale animatrice d’atelier d’écriture, ayant proposé la semaine dernière un exercice de glossaire, je n’ai pas hésité à replonger dans ces petits mots, ces petites expressions typiquement sud-africaines. Une occasion de relire aussi (rapidement) une partie des billets de ce blog… Enjoy!

Ag shame : interjection, mix afrikaans-anglais, signale la désolation et/ou la compassion. “Le petit chat est mort! – Ag shame!”.

Biltong : friandise du bush. Viande de gibier ou de boeuf séchée et découpée en fines lamelles. Peut servir d’encas, ou colmater les petites fringales de la journée.

Borehole : puits/pompage privé de la nappe phréatique. Permet aux habitants des quartiers aisés d’arroser leurs somptueux jardins, et de remplir leur piscine même en temps de pénurie due à l’abaissement des niveaux des réservoirs.

Braaï: moment de convivialité. Rassemblement amical, déjeuner du week-end autour du braaï, ustensile connu sous d’autres latitudes sous le nom de barbecue. On est attendu à un braaï à partir de 13h00 et on peut en repartir vers 17h00, en ayant énormément consommé de viande, d’alcools -sud-africains bien sûr!- et autres délices. Il est recommandé de prendre un Uber pour rentrer chez soi après un braaï, sauf si vous êtes invité par votre voisin.

Eish : Interjection polysémique familière, plutôt utilisée par la population africaine, à ne pas utiliser dans un dîner chic. Eish! signale l’interrogation, l’incrédulité, l’impuissance, la sympathie, et parfois l’amusement. “Il faut que jeunesse se passe… Eish!”

Glamping: contraction de “glamour” et “camping”. Un oxymore pour certains, le glamping est une activité réservé aux blancs sud-africains. “Camper dans le bush? “ m’objecta un jour mon prof de zoulou “c’est n’importe quoi, le bush c’est plein de bêtes, et dangereuses en plus!”. On peut aimer le camping et le luxe, d’où le glamping, version luxueuse du premier avec à la clé des dizaines d’équipements dont je n’aurais jamais imaginé l’existence, disponible dans des enseignes de sport et de plein air, ou chez le très chic Melvin and Moon pour les nostalgiques de Out of Africa.

God bless you : expression fourre-tout, permet de ravaler sa culpabilité devant le mendiant auquel on vient de donner quelques pièces au pied du robot.

Gym : lieu important de la sociabilité des villes sud-africaines. On s’inscrit au gym pour profiter des centaines d’appareils et d’agrès pour moduler son corps, pour suivre des cours collectifs (ah, le “strech-a-move de Jannie!”), nager, mais surtout échanger les derniers potins dans les vestiaires ou au bar autour d’un cocktail détox-vitamines.

Inhlawulo : dommages et intérêts demandés par la famille d’une jeune femme enceinte, engrossée lors d’une relation hors mariage, à la famille du géniteur supposé. Les dommages sont censés couvrir les besoins de la mère pendant sa grossesse et les premiers mois du bébé. La demande est souvent synonyme d’humiliation publique pour la jeune femme.

Hadeda: réveille-matin johannesbourgeois. Nom de ces ibis aux plumes grises irisées qui nichent dans les arbres majestueux des jardins de Johannesburg. Ils produisent juste avant l’aube des cris de bébés humains qu’on égorge. Les hadedas se nourrissent de Parktown prawns, larves de gros grillons qui prolifèrent dans les pelouses bien arrosées des beaux quartiers.

Lekker : de l’afrikaans, cool, chouette, bath… Si un interlocuteur, ou une interlocutrice répond “lekker” à l’une de vos propositions, vous pouvez en déduire: 1) qu’il/elle est enthousiaste; 2) qu’il/elle est probablement afrikaner ou que sa langue maternelle est l’afrikaans.

Loadshedding: aussi appelé délestage. Manifestation de l’impuissance des centrales électriques sud-africaines à fournir de façon constante et sans interruption une population toujours plus accro à l’énergie. Symbole de la corruption et de la mauvaise gestion Eskom, surnommée Eishkom, la compagnie d’électricité nationale, a plus brillé ces dernières années par sa capacité à engraisser des proches du pouvoir, qu’à entretenir un parc de centrales à charbon vieillissantes.

Lobola : prix de la fiancée, largement répandu en Afrique Australe et en Afrique de l’Est. Somme demandée par la famille de la future mariée à la famille du futur marié, pour donner sa bénédiction aux épousailles. Le prix se négocie en équivalent-vaches et prend en compte l’âge, la beauté, le niveau d’éducation de la future épouse. Des petits malins ont même inventé un application pour la calculer. Ce qui, semble-t-il, aurait contribué à l’inflation des lobola. Bien que reconnaissant les mariages coutumiers et religieux en plus du mariage civil, l’Afrique du Sud détient un record de naissances hors mariage.

Malva pudding : gâteau éponge écoeurant, étouffe-chrétien composé d’une base à fort taux de glucose, de beurre et de farine, arrosé d’une crème à la vanille manquant de subtilité.A refuser poliment.

Robot: feu de circulation. Ne pas chercher Goldorak ou un androïde quelconque lorsqu’on vous parle de robots en Afrique du Sud. Il s’agit d’un bête feu de circulation.

Roïbos : tisane rouge, à base de roïbos (plante-rouge), boisson favorite des sud-africains.

Taxi: minibus Toyota Quantum utilisé comme transport collectif par les noirs pour rentrer dans leur township. Les taxis sud-africains portent sur leur hayon leur maxime: “sesfikile”: on est arrivé. “siyaya”: on y va, des versets de la Bible en version littérale ou en version cryptique Isaïe 37:12, des professions de foi: “God is my sheperd”. Les taxis sont des hauts-lieux de la vie johannesbourgeoise: on y naît, on y meurt, on s’y rencontre. Les conducteurs de taxis sont connus pour leur conduite hasardeuse, leur habileté à manier des “profanities” (grossièretés), et leur piètre observance du code de la route. Ne pas essayer de leur faire entendre raison.

Western Cape : Province du Cap, de la cité-mère. Lieu de vacances favori de nombreux sud-africains, et siège du parlement. Partout ailleurs dans le pays, il est de bon ton de dire du mal du Western Cape et de ses poseurs d’habitants.

The African Queen… and other stories

Un poème en prose écrit pour l’atelier de Bruce Bégout sur l’une des grandes dames de Jobourg… on the boulevard of broken dreams…

Que n’a-t-on pas écrit sur mon compte ?

On a méprisé mon côté « nouveau-riche », tape-à-l’œil. On a dit que j’étais hautaine, une mauvaise fille, une putain à la solde de maquereaux nigérians… On a produit des milliers d’articles, de reportages, de romans, de scenari de films à mon sujet. On a clamé que je représentais la grandeur et la décadence de Johannesbourg. Dans les portraits photographiques ou sur les silhouettes de la skyline en métal vendues dans les magasins de souvenirs de la ville, je me détache, appuyée sur la colline de Berea, avec pour seule rivale le bilboquet effilé de la tour de télévision. Nos profils hiératiques dominent toutes les photos de la « New-York » africaine.

Je suis issue de la folie des hommes et de leurs ambitions surdimensionnées, à l’image de cette ville, éternellement jeune et en transformation. eGoli. La cité de l’or, promesse de fortune rapide pour les aventuriers qui s’y sont pressés depuis la découverte du filon du Witswatersrand. Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal. Ils sont venus s’entasser à Ferreirasdorp, le village de tentes d’un portugais ayant flairé le profit qu’il pouvait tirer de ses hommes, arrivant avec leurs pelles, leurs pioches et leurs tamis, obnubilés par leurs rêves de fortune.

Puis sont venus les randlords, personnages sans scrupule, qui ont exproprié les premiers, et se sont fait construire, sur « the Ridge » la falaise, des manoirs de pierre Brenthurst, Northwards, aux jardins manucurés qui n’avaient rien à envier à la vieille Europe, ou à la rivale du Cap, « la cité-mère » et ses bâtisses hollandaises annoblies par les siècles. Au nord de la falaise, toute une ville horizontale s’est étendue, rangée le long des allées de jacarandas qui tracent au printemps des guirlandes de pompons parme entre les parcelles arborées, des rangées de sycomores aux troncs blancs graphiques en hiver, des chênes européens alignés pour procurer de l’ombre et remplacer la végétation basse et sèche du veld.

La ville continuait à accueillir tous les rêves du monde. Les mines s’enfouissaient plus loin dans le sol. La cité s’élançait vers le ciel. Il fallait bâtir pour affirmer l’appartenance de la métropole de l’or au cercle des villes-monde. C’est alors que j’ai été conçue. Plus haute tour d’habitations d’Afrique, for whites only. Cinquante-quatre étages, cent-soixante-treize mètres de haut, une structure tubulaire autour d’une cour centrale pour faciliter l’aération. Toilet paper tube monumentale. Concentré de ville parmi les immeubles bas du quartier de Berea, avec des commerces et des services, un club de sport, une piscine, et même une piste de ski intérieure.

Les journaux m’appelaient : African Queen, ils ont célébré l’audace architecturale et la nouvelle empreinte que celle-ci laissait dans la ville. Le futur de la man-made forest, c’était la ville de béton verticale. J’ai été inaugurée quelques mois avant les émeutes de Soweto, dont on pouvait apercevoir les fumées noires, à travers les panneaux entièrement vitrés du haut de ma couronne, dans les triplex luxueux tapissés de moquette orange, avec vue panoramique, solarium, jacuzzi et terrasse pour l’inéluctable braaï.

La période glorieuse n’a pas duré, les premiers habitants m’ont désertée. Finis les Rastignac aux visages blancs remplacés par un flot de fugitifs des townships et de pays d’Afrique centrale en proie aux sursauts de la décolonisation.

Je suis devenue un township vertical. Un squat à la petite semaine, avec spaza shops et shebeens, groupes de prières et autres trafics moins avouables. J’ai abrité jusqu’à dix-mille âmes. Des bigotes et des athées, des tsotsi et des prêcheurs. Des domestiques, des jardiniers, des commerçants, des cousettes, des chauffeurs de taxi des ouvriers et des employés. Des âmes cabossées par l’existence et les luttes armées, partout sur le continent. Des âmes qui ne cherchaient pas l’or, mais juste un refuge, et de quoi subsister, dans une ville dont les richesses miroitent jusqu’à Lagos, Lumumbashi et Addis.

On en a raconté des histoires sur cette période. La Reine Africaine s’est muée en Tour de Babel dystopique, refuge des gangsters, des dealers de drogues et de prostituées. On se passait le mot : éviter les douzième et treizième étages, Sodome et Gomorrhe de béton, lieux de tous les dangers. Se garder du cœur de la tour, devenu déversoir à ordures, faute d’ascenseur en fonctionnement. On m’a surnommée Suicide Central, parce que parfois, des femmes se défenestraient directement sur le tas d’immondices. Les hommes préféraient le côté rue.

On a voulu me transformer en prison, en résidence touristique de standing pour la coupe du Monde de foot. Ma réputation a enflé. J’ai servi de décor à des films de science-fiction. L’orbe du ciel se détachant sur la grille tubulaire de béton et de verre nourrissait les imaginaires les plus effrayants. Etoile noire, station spatiale, d’un empire décati. Je suis devenue un lieu de pèlerinage pour amateurs de frissons intergalactiques.

On a raconté que j’étais finie, que j’allais devenir, comme tant de ces immeubles du centre-ville, un squat putride et désespérant. Mais je suis toujours là, j’attire les éclairs des nuits d’été jobourgeoises et abrite des foudres des humains pour qui la vie est moins rude en mon sein que dans les rues horizontales et grouillantes de la voisine Yeoville. Je veille sur eux, et sur la douce violence de leurs rêves. 

*La photo d’illustration est de @Fivelocker / Flickr

Pour un portrait photographique: https://www.lensculture.com/articles/mikhael-subotzky-ponte-city-a-portrait-of-johannesburg

Une virée à Alexandra…

Une photo sur FB m’a rappelé ce matin un souvenir d’accompagnement pour Sizanani Mentors…. un passage par #Alexandra, redouté par les conducteurs néophytes à #Johannesbourg … #écrirelaville

« Allô ? C’est Véro. Ecoute, je suis désolée, je ne vais pas pouvoir aller à Alex chercher les jeunes avec toi. J’ai un pneu crevé, j’ai appelé le garage à côté de chez moi mais je ne sais pas quand quelqu’un va venir le réparer. Ils n’ont pas su me dire. Il va falloir que tu y ailles toute seule ! »

Je la maudis intérieurement. J’ai horreur d’aller à Alex, ce township que tous les responsables de sécurité d’entreprise ou même le consulat déconseillent.

Je n’y vais jamais. Je reste toujours en périphérie pour récupérer ou déposer mes mentorées. Je n’ai accepté que parce qu’on était deux à faire cet accompagnement, et voilà qu’elle me laisse tomber comme une vieille chaussette…

« On a rendez-vous au Mac Do du Pan African Mall, tu te gares devant, ne t’inquiètes pas, c’est safe, c’est gardé ! Tu connais le Pan African Mall ?

– Non 

– C’est juste dans la rue qui part du pont sur Louis Botha tu vois ? Tu ne peux pas louper le Mac Do, il est juste au coin !

– Non, je ne vois pas, mais je vais regarder sur Internet.

– Alors le mieux, c’est que tu les retrouves là-bas, tu t’assures qu’ils sont tous là, je t’envoie la liste de tous ceux qui sont inscrits sur ton portable, hein et puis (elle dit et pouis, avec son petit accent belge) après, tu prends ceux que tu peux dans ta voiture et tu mets les autres dans un taxi collectif. C’est onze rands par personne. Il faut que tu aies du cash. Après tu prends la note et je te rembourserai. J’arrive dès que je peux, mais comme le rendez-vous est à dix heures à GIBBS…

– OK ! Je me mets en route !

– Merci hein !

– Mais comment je saurais dans quel taxi les mettre ?

– Tu demandes aux jeunes, il y en a bien un qui saura ! L’arrêt c’est l’intersection entre Corlett et Oxford à Illovo !

– Bon, on se débrouillera. »

Je raccroche, furibarde. Encore un de ces plans foireux à la Véro. Et en plus, elle n’est même pas capable de changer une roue. Typique ! Je finis mon thé à la hâte, rassemble quelques affaires et sors. Je branche le GPS dans la voiture, et étudie l’itinéraire. Pas de problème pour aller jusqu’à Louis Botha, mais il y a les travaux de Rhea Vaya qui perturbent la circulation dans ce quartier limite du township où il est recommandé de ne pas s’attarder.

Véro avait raison. Le trajet est assez simple. Ce qu’elle ne m’a pas expliqué en revanche, et ce que je ne sais pas parce que je fais toujours demi-tour sur ce pont, c’est qu’à peine rentrée dans Alex, à la lisière du township et à l’approche du mall – qui n’a de commun avec les centres commerciaux des beaux quartiers que le nom- c’est juste un enfer de circulation. J’ai la seule voiture récente de toute la rue. Nous sommes coincés, pare-choc contre pare-choc, les uns derrière les autres. Les conducteurs jouent de l’avertisseur, brandissent leur poing en dehors des portières, s’interpellent, s’invectivent. Les piétons traversent n’importe où, exploitant les moindres inserstices entre les voitures. Les vendeurs de journaux, de porte-vignette d’assurance à coller sur les pare-brise, de chargeurs de portables de voiture, circulent entre les files, faisant des petits signes interrogateurs avec leurs mains.

Les minibus, ces trompe-la-mort notoires, poussent tout le monde, doublent par les trottoirs, insultent, injurient. Evidemment, le GPS me fait tourner un poil trop tôt. Je longe un bloc de béton au trottoir défoncé, envahi par les vendeurs à la sauvette. Il y a des piétons partout, et des taxis cahotants qui surgissent d’une rampe sur le côté. C’est l’arrière du centre commercial. Pas vraiment de signalisation d’entrée quelconque d’un parking. J’évalue mes chances de faire le tour du pâté de maisons. La rue se perd plus loin dans un nuage poussiéreux… Il vaut mieux faire demi-tour. J’arrive à mes fins moyennant des sueurs froides, dans l’anarchie piétonnière et la circulation des minibus aux accélérations aussi brutales qu’imprévisibles, lâchant des panaches de fumée noire et malodorante aux malchanceux ayant le malheur d’atterrir derrière eux.

J’éteins la radio qui diffuse des tubes sirupeux des années 80 pour me concentrer sur mon insertion dans un flots de véhicules hors d’âge aux couleurs passées et aux ailes froissées. Le virage à gauche va être compliqué. Clameurs et klaxons. Basses et sons de rap ou de Kwaïto sortant de voitures voisines. J’essaie d’interpréter les signes des voitures venant de la gauche, vont-elles me couper la route ? me laisser passer ? Puis celles venant de la droite, après le taxi, là ! J’apprécie le fait d’avoir une boîte de vitesse automatique, typiquement le genre de situations où je pourrais me chamailler avec une pédale d’embrayage. Allez, c’est bon, je suis enfin dans le flux de l’artère principale. Ouf, c’est la prochaine à gauche…  

Evidemment, les feux de circulations ne fonctionnent pas… ça bloque. Les sons des radios transpercent les habitacles. Devant moi une vieille Mercedes bicolore arbore sur son pare-choc que « Dieu est mon Berger ». Sa voisine, une Corolla vintage, affiche plus discrètement “Isaïe 28 :12″… Je ne sais pas où est Dieu en ce moment mais je ne verrai pas d’inconvénient à ce qu’il se réincarne en agent de la circulation… ça n’avance toujours pas. Arrivée à la même conclusion, une mama vénérable au doek impeccablement noué sur son crâne, jupe et pull en laine, petit sac en simili-cuir au creux du coude, sort du côté passager de la Mercedes et entreprend de finir sa route à pied. Devant le flux ininterrompu de taxi à l’intersection, les voitures de la file de droite se rabattent sur nous pour avoir une chance de tourner… C’est donc ça ! Nous avançons au compte-goutte. Quelques mètres à chaque fois. J’essaie de ne pas trop penser au risque du quidam braquant sur moi son arme pour me piquer ma voiture – peu probable, avec toute la circulation il n’a aucune chance de l’extirper rapidement pour s’enfuir avec- mon sac ou mon téléphone portable. J’ai juste l’argent du taxi, pas très rentable. Enfin, j’arrive à m’engager dans la rue adjacente et entrer sur le parking. Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Un message de Véro triomphante : « ça y est, j’ai réussi à faire changer mon pneu, j’arrive, fais l’appel en attendant ! ».

Je repère nos jeunes étalés autour des tables à pique-nique devant le Mac Do. J’en reconnais quelques-uns. Les trois mentees rigoureusement semblables d’Amandine discutent avec Nkateko et le beau Jack, un grand gars à la mâchoire carrée et au sourire ravageur, le chouchou de toutes les filles du programme. Comme tous les jeunes de la planète ils ont adopté l’uniforme lycéen : jean dans toutes les variantes possibles. Décoré de dripping de peinture pour les triplettes. Lacéré au genou pour Nkateko. T-shirt simple ou signé d’une grande marque de sport. Ou portant un message humoristique : « pretty good at bad decisions ». Pull ou sweat shirt, baskets. Seul Jack a fait fi du dressing code, bermuda blanc et t-shirt rayé. Nkateko vient me faire un hug, avec un grand sourire. Elle a l’air contente de me voir. C’est au moins ça. « Tu rassembles tout le monde, je vais faire l’appel ? » « Il y en a  qui sont partis dans le mall ! » « Tu essaies de les récupérer ? » Elle dit quelques mots aux triplettes en zoulou et part les chercher.

Je sors précautionneusement mon téléphone de mon sac. J’ai renoncé aux iPhones, trop onéreux et convoités. Je télécharge la liste. Je fais l’appel. Ouf, ils sont tous là. Ils bavardent bruyamment, et plaisantent entre eux. C’est une première pour eux ce stage d’entrepreneuriat. Je leur dis qu’ils ont de la chance, que ceux de l’année dernière ont beaucoup aimé. Que cela se passe dans un superbe endroit qui leur donnera un avant-goût de la vie à l’université. Ils chahutent un peu. Un vigile s’approche et nous demande de libérer les tables. Je lui fais valoir que nous allons bientôt partir, que les jeunes vont faire un stage pour lequel je suis leur accompagnatrice, et qu’à cette heure-ci, il n’y a pas grand monde au Mac Do. Il consulte des yeux le gestionnaire du restaurant, à l’intérieur de son local. « D’accord, mais pas plus de dix minutes hein ? ». J’enjoins les jeunes à ne pas trop faire de bruit et vois avec soulagement arriver la petite Renault de Véro.

« Ouf, ça a été chaud » me dit-elle.

« En effet !

– Ils sont tous là ?

– Oui.

– Bon tu peux en prendre combien dans ta voiture ?

– J’ai quatre places.

– OK, donc quatre avec moi, quatre avec toi, ça nous en fait douze à mettre dans le taxi ! On n’a qu’à leur dire de mettre leurs sacs dans les voitures pour qu’ils soient moins encombrés ».

Elle s’adresse aux jeunes : « Hello, hello, écoutez-moi !

– Hello miss Véro ! Ils ont une certaine tendresse pour elle, cela se voit dans leurs sourires.

– Vous mettez vos sacs dans les voitures, quatre monteront avec moi, et quatre avec Bénédicte d’accord ? Les autres vous irez en taxi ! »

Ils acquiescent. Nkateko se range à côté de moi. Trois garçons nous suivent, dont un jeune qui répond au nom biblique de Moses et qui a l’air d’avoir douze ans. Nous entassons les sacs dans le coffre. « OK dit Véro, maintenant, aux taxis ! ». Il faut monter au premier étage du mall. Nous commençons par nous perdre au rez-de-chaussée, dans un couloir un peu tristounet, essentiellement des échoppes vendant des marchandises chinoises bon marché. A part une ou deux enseignes de téléphonie mobile, je ne reconnais pas les marques. Aucune des franchises locales ou internationales qu’on trouve dans les centres des quartiers blancs n’est présente. Véro s’aperçoit de sa méprise et fait demi-tour, coachée par une lycéenne, elle retrouve le chemin des escalators. Triomphante, je la vois se retourner sur l’escalator pour vérifier que tout le monde suit, telle une mère cane avec sa couvée de canetons. Je ferme la marche.

Sous une immense halle abritée par un toit en béton sont alignés des centaines de minibus le long de rangées organisées. Une odeur de diesel et de poussière flotte sur la gare routière. Brouhaha et bruits de moteurs. Nous nous faisons balader, cohorte maladroite dans les trajectoires des habitués. Enfin nous trouvons la bonne file. Pour Illovo ? C’est par là ! nous indique un chauffeur moins rugueux que les autres. Nos jeunes commencent à embarquer dans le premier taxi, puis se font refouler. Ils sont trop nombreux, il faut prendre le suivant râle le conducteur. Nous nous dirigeons vers celui d’après. L’argent change de main. Véro s’assure que tous sont montés à bord. « Tu es là Jack ? OK vous descendez à Illovo, intersection Corlett et Oxford OK ? On se retrouve là-bas ! ». Véro demande un reçu au conducteur que ça a l’air d’ennuyer passablement. Mais il s’exécute, sortant un carnet et un stylo bille au bout mâchouillé. Les autres passagers regardent mi-amusés, mi-ennuyés notre troupe de jeunes, menée par deux mamas blanches un peu paumées.

« Bon, aux voitures maintenant ! On se retrouve à GIBBS, tu sais où c’est ?

-Oui, c’est à côté de la maison ! »

L’Ange déchu…

Souvenir de la vie à Johannesbourg, remonté lors un exercice d’écriture sur “écrire le milieu urbain”

Tous les jours que Dieu fait, il est installé là, à l’embranchement entre les quatre voies d’Oxford Road et Rudd Road. Tous les jours, il profite des changements de couleur du “robot” (feu de circulation) pour, en un ballet bien réglé, glisser dans l’intervalle entre la première et la seconde voie de gauche, droit sur ses jambes, les coudes à l’équerre, et tendre ses deux mains vers l’avant, dans la position du receveur d’offrande. Il se range sur le côté lorsque le feu passe au vert et laisse le flot de voitures prendre la direction du sud de Johannesbourg. Post-adolescent monté en graine, avec une stature athlétique, il est beau, contrairement au bossu de Bompas, ou à la paralytique de Corlett, à quelques encablures de là. Une figure poupine à la peau lisse couleur café au lait, des yeux tellement ronds, qu’ils en paraissent exhorbités, très noirs, ourlés de cils drus et recourbés, un nez assez petit pour évoquer un visage enfantin, et la bouche boudeuse des angelots de la Renaissance. Il porte une afro courte d’un blond naturel tirant sur le roux à cause de la poussière rouge qui surplombe la ville. Au heures les plus chaudes de la journée, des gouttes de sueurs perlent à son front et sur les ailes de son nez.

Il a jeté sur ses épaules une grande couverture élimée, dans les tons bruns, qui lui fait comme une cape, et lui donne une allure d’Ange déchu. Lorsqu’il écarte les mains pour se ranger avant que les voitures ne démarrent, juste au dernier moment, il laisse voir des vêtements miteux, un pantalon et une chemise en toile claire dont la poussière a uniformisé la teinte. Il s’écarte et se replace, les yeux baissés, sans se préoccuper des conducteurs. Il ne parle pas, n’interpelle pas, n’implore pas, sa posture suffit. Il y a dans son attitude un mélange d’obstination et de résignation.

Comment a t’il choisi cet emplacement à la convergence des routes qui relient les arrêtes d’un polygone stratégique? Un polygone délimité par les gratte-ciels tape-à-l’oeil de Sandton City, « ville la plus riche d’Afrique », siège du Joburg Stock Exchange et de concessionnaires de voitures de luxe, le club de Polo d’Inanda, une business school réputée, un terrain de golf, un stade de Cricket où ont lieu les rencontres internationales, et Rosebank, première et éphémère remplaçante du Central Business District à la fin de l’apartheid. Un emplacement de premier choix, coincé entre des restaurants gastronomiques où les « business men » du coin aiment à inviter leurs clients, un « liquor store » où les jeunes cadres dynamiques de la nouvelle Afrique du Sud s’approvisionnent pour leurs beuveries d’après les heures de bureau, un bar où se réunit le gratin des rédactions des médias locaux.

A t’il négocié une « taxe » avec les vigiles du petit immeuble de bureau juste à côté, au rez-de-chaussée duquel se trouve un restaurant chic ? Fait-il des paris sur les profils de ses bienfaiteurs du jour, dans cette ville ou la plupart des noirs marchent et prennent les transports en commun et les blancs circulent en voiture particulière ? Avec quels conducteurs a t’il le plus de chance, les jeunes et moins jeunes professionnels « à haut potentiel » dont le modèle de voiture traduit l’importance qu’ils aiment s’accorder ? Où les petits vieux habitant encore le quartier parce que ce sont leurs parents qui ont fait construire dans ce cadre champêtre et banlieusard à une époque où il n’était pas nécessaire d’ériger de hauts murs surmontés de clôtures électriques ?

Il ne dit rien, l’Ange déchu. Lequel de ces véhicules s’arrêtera et baissera sa vitre aujourd’hui ? Le chauve rondouillard et bedonnant qui beugle dans le kit main libre dans sa voiture de sport ? Le jeune cadre pressé dans sa citadine ? Le diamant noir écoutant du Rap dans sa Ferrari? L’implorant fait un pas de côté quand arrive un de ces imposants quatre-quatre qui donnent à leur propriétaire le même sentiment illusoire de sécurité que les systèmes d’alarmes perfectionnés et les gilets pare-balles des vigiles de leurs quartiers hautement sécurisés. Pas plus de chance avec les artisans qui transportent à l’arrière de leur bakkie du siècle dernier leur personnel et leur matériel de chantier. Il se méfie des minibus Quantum, ces taxis collectifs dont les chauffeurs vendraient leur mère pour aller plus vite et gagner plus d’argent. Ceux-ci n’hésitent pas à brûler le feu pour être les premiers à harponner un client de l’autre côté du carrefour, devant le « Liquor Store ».

Il a ses habitués, le suppliant. Un jeune employé noir qui, tous les matins lui dépose quelques dizaines de rands, en allant à son bureau dans l’un des immeubles avoisinant. Une vieille bigote dans une coccinelle blanche vintage qui passe tous les jours et lui glisse un billet « et que Dieu le bénisse ». Parfois, lorsqu’elle replie son étal, la marchande de fruits, de chips et de biltong qui fournit les collations des petits employés lui donne un petit quelque chose, une pomme un peu blette, une banane trop brune, une orange qu’il roule sous le pied pour l’attendrir avant de croquer dans sa peau amère pour la perforer de ses dents et en aspirer le jus. Peut-être aussi que le gérant du « Liquor Store » de l’autre côté du carrefour, qui attend que les jeunes professionnels du quartier aient approvisionné en alcool leur soirée d’after-work cocaïnées pour baisser son rideau en fer noir et sa grille, ce gérant donc, lui glisse une bouteille d’eau, de soda, ou de boisson énergétique à lui, l’implorant qui se tient debout toute la journée à la croisée des voitures. L’implorant qui inhale toute la journée les étouffantes vapeurs lourdement carbonnées des pots d’échappement dans un air où l’oxygène est déjà rare. Jobourg est à 1600 mètres au-dessus d’une mer que l’Ange Déchu n’a probablement jamais vue.

Qu’a t’il dans la tête, le pénitent du croisement ? Qu’est-ce qui peut bien l’attacher à ce minuscule bout de trottoir pavé de briques dont les autorités locales ont essayé de le chasser en le forçant à enlever son grabat au coin sous l’arbre où il l’y avait installé pour y planter une rocaille d’aloès et de succulentes, sous prétexte d’embellissement du quartier. Des autorités qui ne s’émeuvent guère que des grandes propriétés ombragées laissées à l’abandon finissent par être rachetées par des promoteurs pour y construire des complexes modernistes ou méditerranéens aux noms prétentieux, « Villa d’Este » ou « Tivoli Gardens ».

Quel air a t’il dans la tête, l’Ange Déchu ? On pencherait pour la ligne de basse d’Inner City Blues de Marvin Gaye et ses strophes syncopées.

« Rockets, moon shot

Spend it on the have-not’s

Money, we make it

Before we see it you take it”

Un rythme qui irait bien à Oxford Road, cette artère qui décrit l’histoire de Jo’burg, du premier puit de mine de City Deep aux falaises sur lesquelles ont poussé les manoirs aux jardins manucurés des Randlords, en passant par les quartiers arborés de la banlieue nord et leurs rues bordées de jacarandas, jusqu’aux tours irisées tutoyant le ciel de Sandton City, la Clinquante. Lui trotte-t’-il dans la tête le son des claves métalliques du début de Stimela de Hugh Masekela racontant la longue odyssée en train à vapeur de ces hommes venus des pays avoisinants trimer pour des salaires de misère dans les mines du Witswatersrand ?

« There is a train that comes from Namibia and Malawi

There is a train that comes from Zambia and Zimbabwe

There is a train that comes from Angola and Mozambique

From Lesotho, from Botswana, from Swaziland”

A-t’-il dans la tête les rythmes des gumboots dances, ces danses inventées par les mineurs pour se donner du courage pendant les pauses au milieu de longues rotations dans le ventre de la terre ?

Farewell to Johannesburg…

Le container est parti vendredi après-midi. La grande maison blanche est vide. Après une semaine le nez dans les cartons, la conclusion de notre séjour sud-africain s’approche.

Lorsque s’est dessinée la possibilité de l’expatriation, j’avais appelé un collègue qui y avait passé un an pour son post-doc. J’avais envie de connaître son sentiment, s’il pensait que c’était une bonne idée, etc. Il m’avait rassurée, ayant fait une place à part dans son coeur à ce pays tellement au bout de l’Afrique qu’il ne s’y voit pas toujours. “Il y a des aspects que tu vas adorer” avait-il prophétisé, et “il y a des aspects que tu vas détester”, “en tant qu’européenne, il y a des situations auxquelles tu ne pourras jamais te résigner”. Trois ans plus tard, force est de constater qu’il avait raison.

J’ai adoré vivre dans cette métropole vibrante, avec son histoire très courte et ce rêve qu’elle a symbolisé pour de nombreux migrants. J’ai été choquée par le côté scindé de la ville, par cette inscription géographique de la division jamais surmontée entre les noirs et les blancs. J’ai accepté, tant bien que mal, que la rançon d’une vie agréable soit de vivre dans des quartiers aux murs hauts surmontés de barrières électriques. Je quitte sans regret les trois (!?) systèmes d’alarme différents, la gestion des parties jour et nuit de la maison.

J’en ai apprécié les ciels lumineux et la clémence du climat (sauf les petits matins d’hiver dans une maison non chauffée), les petits déjeuners sous la véranda 300 jours sur 360, la floraison des jacarandas au printemps, des plumbagos en été, celle des “coral trees” et le flamboiement rouge, jaune ou orangé, des aloes au début de l’hiver. J’ai aimé l’amabilité des habitants, et leur gaieté. La vue des “helpers” et des jardiniers prenant le soleil sur les trottoirs engazonnés pendant leur pause. Les hommes faisant la sieste en bleu de travail, le nez dans l’herbe, oublieux des passants. Les femmes en uniforme et coiffe assortie avec leurs tabliers blancs, les jambes à l’équerre sur la pelouse, échangeant les dernières nouvelles. Les filles d’attentes aux arrêts de minibus, le soir, vers cinq heures.

De retour en France, je saurais reconnaître la chance d’avoir des feux rouges qui fonctionnent, et au pied desquels ne se trouvent pas toute la misère du monde. Le bossu de Bompas, le paralytique de Melville sur sa chaise roulante antique, le rasta au regard illuminé de Boundary, la jeune fille aux jambes grêles et au regard absent, tremblotant à la sortie de la bretelle d’autoroute de Corlett, l’albinos de Melrose Crossing, le post-adolescent au visage joufflu et à l’afro décolorée, en posture de pénitent, et son éternelle couverture poussiéreuse sur Chaplin. Je goûterai de nouveau au plaisir de pouvoir faire tout à pied, aller acheter mon pain, descendre au marché, et de ne pas avoir à faire un long détour parce que tel quartier est bouclé par des “closures” sécuritaires et qu’on ne peut que le contourner…

J’ai aimé les rencontres avec des sud-africains de toutes origines, leur accueil chaleureux. Les longs déjeuners du dimanche entre amis, braaï ou cuisine plus raffinée, avec open bar de vins sud-africains. J’ai apprécié aussi l’accueil de la communauté française, une petite communauté de 4000 âmes, qui, peut-être parce que la ville est réputée difficile, se met en quatre pour intégrer les nouveaux et leur faire découvrir les charmes de la cité de l’or.

Mon collègue avait raison, j’ai beaucoup aimé Joburg, comme on l’appelle familièrement ici. Je suis d’autant plus triste d’en partir que je n’ai pas pu avoir de réponse à des questions cruciales comme: pourquoi les sud-africains adorent-il autant les voitures blanches? Pourquoi affichent-ils leurs agents immobiliers sur les réverbères comme on le ferait chez nous de politiciens en campagne électorale? Pourquoi les sud-africains blancs font ils autant de courses de vélo, de marathons,  d'”Iron Man” les week-ends, quand, pendant la semaine ils ne peuvent envisager d’aller acheter leur pitance au supermarché à pied? Pourquoi, mais pourquoi diable, vend on du vin dans les supermarchés, alors que le titrage des nectars sud-africain frôle les 14 degrés, quand bière et cidres bien moins concentrés en alcool, doivent se contenter, comme les autres boissons d’adultes, de figurer dans des “Liquor Stores”?

Adieu donc, Johannesburg ville de contrastes, ville d’opulence et de misère, cité-monde et cité africaine, mirage et réalité. Ce blog est un témoignage des réflexions que m’ont inspirées les presque trois ans que j’y ai passés. Alors va t’il aussi s’arrêter? Soyez rassurés ami.e.s lecteurs/lectrices, j’ai encore quelques billets en réserve, déjà programmés, et puis je ne quitte pas tout à fait l’Afrique Australe, y ayant toujours un pied-à-terre à Tamarin. Ce blog continuera après l’été avec mes impressions sur l’Afrique vue d’Europe, à la lumière de mon expérience sud-africaine. Que perçoit-on de l’Afrique quand on est en Europe? Comment ces perceptions se comparent-elles à ce que j’ai pu voir/lire/entendre en vivant sur le continent? Merci en tout cas à mes lectrices et lecteurs fidèles, merci pour vos retours sur mes billets, ils m’ont touchés et fait plaisir, merci aux suggestions de sujets, et à très bientôt!

 

 

King Kong, une tragédie qui a du swing…

Il y a aussi des bonnes surprises à Johannesburg. Cette semaine j’ai envie de partager avec vous des découvertes musicales. Après la comédie musicale Sophiatown qui fêtait cette année les trente ans de sa création au Market theatre en mai dernier, mon coup de coeur du moment c’est la reprise de la comédie musicale sud-africaine King Kong. Une comédie musicale crée en 1959 à Johannesburg et ressuscitée et réactualisée cette année par le Fugard Theatre de Cape Town présentée à Joburg jusqu’au 8 octobre 2017. La pièce retrace le parcours d’un prodige de la boxe sud-africaine des années 30, Ezechiel Dlamini, surnommé King Kong, promis à un brillant avenir et à des combats dans la lointaine Londres, mais dont la passion pour la belle Joyce, tenancière d’un cabaret de Sophiatown, l’entraînera à sa perte.

La construction de la pièce est astucieuse, Popcorn, sympathique barbier à Sophiatown de son état, raconte pour le bénéfice de jeunes lycéens du township, l’ascension fulgurante et la chute du prodige King Kong. Première comédie musicale jouée à Johannesburg avec une distribution uniquement noire, la pièce arrive à la fois à faire toucher du doigt les iniquités de l’apartheid (King Kong ne sera jamais qu’un boxeur noir et seule une reconnaissance à Londres assiérait son succès) et la nouvelle version mêle allègrement ambiance jazzy-glamour et culture contemporaine des townships.

La musique, réarrangée pour l’occasion, fait la part belle au son jazzy-sing mais ne dédaigne pas une touche plus traditionnelle. Les chants, principalement en anglais, sont également parsemés de polyphonies en zoulou (interdites lors de la création, mais rétablies pour la tournée triomphale hors du pays). La distribution est impeccable. Les six rôles sur lesquels reposent la pièce: le King, Popcorn (le barbier/narrateur), Jack, l’entraîneur du King, Petal la jeune femme amoureuse éconduite par le champion, Joyce, tenancière du Shebeen “back of the Moon”, et le méchant tsotsi (gangster) des township nous enchantent et nous émeuvent tour à tour. Les chorégraphies sont enlevées et fusent dans ce West Side Story sud-africain, avec toujours un clin d’oeil aux danses traditionnelles zouloues. Les décors, la mise en scène et les costumes servent ingénieusement le propos de la pièce. Aucune fausse note. On passe un excellent moment, entraîné sans effort dans cette histoire tragique mais jamais pesante.

Les intrigues secondaires permettent de beaux morceaux de bravoure, le rêve de King Kong de s’acheter un camion rouge, un superbe trio des personnages principaux féminins lorsque le destin de King Kong bascule et des moments comiques, le double mariage de Jack/Popcorn et Petal/Nurse Miriam. Les décorateur et accessoiriste ont ingénieusement travaillé chaque détail faisant que la pièce est un plaisir des yeux autant que des oreilles… Un spectacle de qualité que j’ai apprécié de bout en bout n’étant pourtant pas une afficionada du genre comédie musicale.

Et, cerise sur le gâteau, cette pièce a une vraie dimension historique comme le raconte cet article. Livret écrit par un blanc sud-africain, musique composée par un noir, une distribution entièrement noire.  King Kong à ses débuts a été l’occasion de faire connaître au monde entier les musiciens sud-africains: Miriam Makeba fut la première Joyce, belle et glamoureuse tenancière du Shebeen d’une liberté étonnante: “I’m not your girl, I’m Joyce”. L’orchestre comptait dans ces rangs des musiciens débutants, aujourd’hui mondialement reconnus Hugh Masekela et Abdullah Ibrahim… Lesquels Makesela et Ibrahim étaient présents, toute la fin de semaine dernière à la vingtième édition du Sandton Jazz Festival…

Bref pour tous ceux qui sont à Joburg et qui n’ont pas vu la pièce, profitez des derniers jours (la dernière est dimanche) et pour les autres, vous ratez un spectacle rare!

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Sandton Jazz Festival

 

Uber et contre tous?

La guerre entre taxis et Uber dans le Gauteng n’est pas près de s’apaiser. Il ne se passe pas une quinzaine sans qu’on entende évoquer des incidents entre  les chauffeurs des taxis traditionnels et des chauffeurs envoyés par la plateforme californienne. L’an dernier, des chauffeurs de taxi anti-Uber avaient agressé le ministre des transports de la province parce qu’il projetait de concéder aux chauffeurs d’Uber les mêmes licences que celles des taximètres. En juin dernier les chauffeurs de taxis manifestaient à Pretoria.

Il y a deux semaines, des chauffeurs de Uber ont vu leurs véhicules embrasés par des concurrents chauffeurs de taxis à Sandton (la capitale économique du pays). Ces incidents ont donné lieu à des représailles à Johannesburg et à Pretoria. Au mois d’août dernier le chauffeur d’un véhicule envoyé par Uber a été attaqué à l’acide sulfurique lancé par son passager à la fin de la course, avant que ce dernier prenne la fuite.

Un chauffeur d’Uber agressé (voiture incendiée alors qu’il était à l’intérieur) en juin dernier à Pretoria près du stade de Loftus Park où il venait récupérer un client est décédé de ses blessures au mois de juillet. Certains points sensibles comme les stations de Gautrain (qui relie les centre-ville de Joburg et Pretoria à l’aéroport international O. R. Tambo, opéré par la RATP, seul service de transport public décent), les centres commerciaux (“malls”) les plus populaires, sont d’ores et déjà évités par certains des chauffeurs Uber par crainte des attaques de concurrents mécontents.

Uber a déjà demandé à rencontrer le ministre des transports au niveau national au mois de juillet, mais quelles qu’aient été les conclusions de la démarche, force est de constater que les attaques n’ont pas cessé et que les chauffeurs Uber commencent à riposter et molester à leur tour les chauffeurs de taxis. La police n’a pas fait preuve d’une efficacité particulière pour calmer les opposants et empêcher les incidents.

On ne voit pas ce qui pourrait calmer le jeu tellement l’enjeu des transports est important.

Johannesburg a été la première cité d’Afrique Sub-saharienne a accueillir Uber en août 2013. L’application a été rapidement adoptée car, dans une ville aussi étendue, sans vrai réseau de transport urbain, les déplacements sont rapidement un problème. S’il y a quelques moyens de transports publics, ceux-ci sont insuffisants (les bus municipaux Rea Vaya couvrent l’ancien centre-ville) et peu fiables.

Les plus pauvres sont obligés d’avoir recours aux taxis collectifs, ces minibus Quantum blancs que l’on voit sillonner la ville, et qui indiquent leur direction par une série de gestes de la main que ne comprennent que leurs usagers…

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Ces minibus, bien que peu chers, minent les budgets des plus défavorisés. Un travailleur habitant Diepsloot paye pour se rendre à Sandton facilement un tiers de ses gains journaliers… Et ces transports appartiennent souvent à des cartels plus ou moins mafieux. L’attribution de routes/arrêts se règle régulièrement à coup de meurtres. L’an dernier, lors de l’inauguration du “Mall of Africa” (le plus grand mall d’Afrique) entre Johannesburg et Pretoria, il y a eu plusieurs meurtres de chauffeurs de taxis dans de féroces tentatives d’écarter la concurrence. Les employés des nombreux magasins du mall devant rentrer chez eux représentaient une manne que les compagnies de taxi se disputaient. Les minibus-taxis sont réputés peu sûrs pour les femmes seules, les faits-divers de femmes se faisant agresser ou violer lorsqu’elles sont les dernières dans le taxi collectif ne sont hélas pas si rares.

Les particuliers plus fortunés ont le choix entre la voiture individuelle, les taxis traditionnels ou les voitures avec chauffeur de type Uber. Comme dans beaucoup d’autres pays, les taxis, même équipés de taximètres n’ont pas très bonne réputation. Les conseils donnés par les habitués sont de passer plutôt par certaines compagnies qui présentent une garantie de qualité de service (mais sont souvent les plus chères). Pour les autres, la propreté de la cabine n’est pas garantie, la facture est à la tête du client (ou fonction de sa capacité à négocier), et l’arrivée à destination aléatoire après une course plus ou moins académique.

Par ailleurs les tarifs sont régulièrement plus chers que ceux des voitures Uber, pour des prestations au niveau contestable. Une constatation qui n’est pas réservée à l’Afrique du Sud, j’ai trouvé mention de la même expérience au Maroc dans un blog… Je ne sais pas s’il existe des Uber à Dakar mais ma dernière expérience de taxi dans la capitale sénégalaise, avec Ndongo, l’auto-proclamé “meilleur taxi de Dakar”, m’a fait éprouver la limite ténue entre la vie et la mort..

La concurrence farouche entre les chauffeurs de taxis et les véhicules commandés par le biais d’une application de style Uber n’est pas spécifique au continent africain. Des incidents ont eu lieu sur d’autres continents. Mais elle prend un relief particulier ici, non pas en raison de la violence particulière des assauts, mais parce qu’elle relève les failles de l’urbanisation locale. La question ici n’est pas tant celle de la dérégulation/dérèglementation des transports que de la nécessaire régulation de ceux-ci en incluant les moyens de transports des plus économiquement vulnérables. Une régulation qui passe aussi par un plan d’investissement dans des infrastructures de transports pour éviter la saturation.

Les embouteillages de Johannesburg n’ont rien de comparable à ceux, tristement célèbres, que l’on peut rencontrer à Lagos ou à Nairobi. Mais comme toutes les villes africaines, Johannesburg voit sa population croître chaque année. La Banque Mondiale estime que la population des villes africaines va doubler d’ici 2040 atteignant le niveau impressionnant de 1 milliard d’urbains. Il va falloir loger dans des conditions décentes, déplacer et employer ces nouveaux-venus. Les limites de la ville ont été repoussées à plusieurs reprises. Il n’est pas impossible qu’à terme Johannesburg et Pretoria (distantes d’une quarantaine de kilomètres) ne fassent plus qu’une immense agglomération, le veld étant peu à peu envahi par des constructions d’Estates privés et sécurisés, résidences ceintes de hauts murs et aux accès contrôlés, de zones d’activité économique et l’extension de townships et d’informal settlements…

Avec l’extension de la ville, la tension sur les transports pourrait devenir intenable et Johannesburg rejoindre le club des villes détenant les records d’embouteillage et d’improductivité causée par l’inadéquation des transports. Les autorités doivent rapidement prendre conscience de l’ampleur des défis et commencer à réfléchir à une planification de l’urbanisation et une rationalisation des transports urbains ne reposant plus uniquement sur le secteur privé et permettant de répondre qualitativement et quantitativement aux besoins de populations très différentes.

“As usual at that time in the morning, the ordinary buses were almost impossible to get, so all varieties of private vehicles cashed on the high demand. They were dubbed with the name ‘kia-kia bus’, meaning literally ‘quick-quick bus’, for the advantage of this kind of transport was that once loaded it would never stop until it reached the island,and several trips coud be made each morning, while the bus owned by the white man company would go from stop to stop, slogging slowly like a duck up and down the Lagos bridge. The quicker the owners of the minibus went, the more money they would collect…” Buchi Emeta “The joys of Motherhood” 1979

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Un peu de douceur(s) dans ce monde de brutes?

Depuis près d’un an, je vous parlé politique, je vous ai parlé lectures, je vous ai parlé voyages, mais je n’ai pas encore abordé un sujet de fond en Afrique du Sud et pas seulement: la nourriture. Ce n’est pas un sujet anecdotique dans ce pays qui se targue d’avoir les plus prestigieux restaurants et chefs d’Afrique.

Une de mes bonnes surprises lors des premiers voyages que j’ai effectué dans ce pays était la variété des cuisines et des goûts auxquels on avait accès. La cuisine sud-africaine est très variée et puise dans les multiples traditions de ceux qui s’y sont installés depuis des siècles ou plus récemment. On peut manger beaucoup très bien et pour des prix très raisonnables en Afrique du Sud, ce qui n’a pas compté pour rien dans notre décision de nous installer ici. Il faut dire que dans la ville d’Afrique ensoleillée où j’ai passé mon enfance le supermarché ressemblait à ça:

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Photo transmise par Thierry Zouérathie

… et qu’il fallait attendre les arrivages bi-hebdomadaires par avion pour avoir des produits frais. On n’a pas ce genre de souci à Johannesburg qui regorge d’endroits où s’approvisionner en denrées diverses et variées, l’agriculture locale produisant à peu près tout, même des faux Champagne, faux Camembert et Faux Brie tout à fait comestibles.

En revanche, il y a un secteur de la cuisine sud-africaine qui laisse à désirer: celui de la pâtisserie. Le dessert, ce n’est pas trop leur truc aux sud-africains, d’ailleurs certains l’appellent pudding, cela vous donne déjà une petite idée… Ce n’est pas que les pâtisseries sud-africaines n’existent pas, c’est juste qu’elles manquent de… elles manquent de ce je-ne sais-quoi qui réjouit les papilles et fait taire toute culpabilité calorique de mes pâtissiers français préférés. Ce qui pèche dans la pâtisserie sud-africaine, ce n’est pas la quantité. Visiblement pour qu’un gâteau soit bon, il faut d’abord qu’il soit gros et visible. Par exemple, comme ça:

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Une sorte de génoise fourrée de crème et recouverte d’une bonne couche de crème au sucre… Rien qu’à regarder une tranche, on a le compteur calorique qui s’affole, sans parler des enzymes gastriques qui se demandent comment absorber les colorants. Celui-ci, au couleurs du pays est assez populaire, on a aussi le “velvet cake” recouvert de copeaux rouge cramoisi… Vous voulez (au choix) du gras, du féculent, du sucre, vous en aurez pour votre argent! Le nombre de calories contenues dans un seul de ces chefs-d’oeuvre correspond à peu de chose près à la ration mensuelle d’une famille de somalis… Les pâtisseries locales sont donc infréquentables, quid des desserts familiaux?

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Les deux desserts fétiches locaux, évoqués comme les incontournables de la gastronomie sud-africaine,  et qu’on vous sert régulièrement dans pensions, tables d’hôtes ou autres lodges, sont le Malva Pudding (!) et la Milk Tart. Que penser de cet héritage pâtissier? Pas grand bien. Amis de la subtilité papillesque, passez votre chemin! Le Cape Malva Pudding(!) est un dessert spongieux comprenant une base de type quatre quarts à la confiture d’abricot, qu’on arrose d’une sauce sucrée à la sortie de la cuisson et que l’on sert (au choix) avec de la crème anglaise ou de la crème glacée. Résultat, un gloubiboulga gustatif dont on ne retire pas grand chose sinon un sentiment de satiété vite atteint et un taux de sucre à affoler votre diabétogramme.

Quant à la Milk Tart… Pour vous dire à quel point ce dessert est populaire, le mois de février est labellisé “National Milk Tart Month” en Afrique du Sud et des concours de milk tarts sont organisés un peu partout dans le pays. Sur une base de pâte brisée on verse une “custard” faite à base de lait concentré, d’oeufs, de sucre et d’extrait de vanille, avec un peu de Maïzena pour lier le tout. Saupoudrez abondamment le résultat obtenu avec de la cannelle… Un summum gustatif! Personnellement j’ai rarement testé de dessert aussi fade et écoeurant…

Bref, la pâtisserie locale, il n’y a pas de quoi en faire un flanc. Le constat s’impose: les douceurs, ce n’est pas leur tasse de thé aux sud-africains. L’histoire récente ne leur a pas laissé le loisir de mettre au point des ganaches délicates, des crèmes Chiboust ou des tartes Bourdaloue… Heureusement qu’à Joburg, ville d’immigration, la communauté française est sauvée du naufrage par Patachon French pâtisserie, dont le propriétaire a fait ses classes chez Le Nôtre… En cas de blues dominical, une dose d’opéra, de tarte au citron meringuée, un Paris-Brest bien crémeux, ou un gros Saint-Honoré et soudain tout va mieux!

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#RememberingMadiba

Un rôle modèle universel…

“What counts in life is not the mere fact that we lived. It is what difference we have made to the lives of others that will determine the significance of the life we lead”

Written on Robben Island 1975 (From an unpublished autobiographical manuscript)

Cela fait aujourd’hui trois ans que Nelson Mandela est décédé. Les hommages se succèdent sur les médias et les réseaux sociaux sud-africains. D’aucuns en profitent pour faire passer des messages sur le dévoiement de l’héritage de Mandela. La situation politique sud-africaine vingt-deux ans après la chute de l’apartheid interroge sur ce qu’il reste de l’extraordinaire inspiration du mouvement de libération et de son leader emblématique. Le parti de Nelson Mandela et son président semblent avoir oublié les idées qui ont fait de lui un phare dont on guettait la lumière dans le monde entier.

Dans ce billet, j’ai envie de raconter ce qu’est mon Mandela à moi. Pour la lycéenne que j’étais au début des années 80, dans une petite ville de province française, Mandela c’était un géant, une lumière, quelqu’un qui, en dépit de toute l’adversité, ne cédait pas et luttait pour le triomphe de ces idées, pour l’avènement d’une Afrique du Sud libérée de l’apartheid et de toute différence entre les races. Je pouvais situer l’Afrique du Sud sur la carte, j’entendais, comme tous mes compatriotes, parler des émeutes de Soweto et de cette figure emblématique de la lutte qu’était le leader emprisonné de cette lutte contre un régime blanc et raciste.

La libération de Mandela et son accession au pouvoir ont été des moments de joie collective dans le monde entier. Des évènements planétaires, je ne sais pas si les sud-africains s’en rendent compte. Probablement pas les jeunes générations, qui n’ont plus en tête (quand ils l’ont) que le Mandela des dernières années, affaibli par les années de prison malgré son attitude à la fois hiératique et bienveillante. Mandela était un rôle-modèle universel.

Depuis que j’habite à Johannesburg j’ai eu l’occasion d’approfondir ma connaissance de l’homme et de son histoire notamment via les visites à deux des sites qui ont été créés pour perpétuer la mémoire de l’histoire sud-africaine récente: le musée de l’apartheid et la ferme de Lilisleaf (où Mandela se cachait lorsqu’il a été arrêté en 1962). Ces deux visites complémentaires retracent l’histoire de l’apartheid et des luttes clandestines qui ont mené à la démocratie. Musées profondément émouvant, où l’on peut toucher à la fois l’ignominie du régime et le courage de ceux, femmes et hommes qui ont lutté pour la démocratie.

L’affichage sur l’un des murs du musée de l’intitulé et des dates des lois organisant la séparation raciale est impressionnant, il y en a plus d’une centaine. Les déplacements de population pour correspondre à l’idéologie de non mélange des races, la surveillance des relations illégitimes entre membres de groupes raciaux différents… Le “long chemin vers la liberté” est matérialisé dans les photos et documents utilisés pour rendre intelligible l’histoire du pays. Les cordes représentant les exécutions politiques, et l’imposante présence d’un Kaspir, véhicule blindé utilisé par les militaires du régime pour tenter de sécuriser les township, les témoignages filmés des activistes restituent l’âpreté de la lutte dont Mandela était à la fois un inspirateur et un théoricien avant d’être ce vieux sage unanimement respecté.

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Aujourd’hui si l’iconographie Mandela est partout: dans les magasins de souvenir, sur des t-shirts, des cartes postales, des boîtes de thé… l’héritage de Madiba est ballotté. D’un côté par un président de l’ANC dont le sens de l’éthique et du service ne semble pas correspondre à celui du premier président démocratiquement élu de l’Afrique du Sud, de l’autre par certains opposants qui reprochent à Mandela sa magnanimité au moment de son accession au pouvoir, qui ne voient rien de spectaculaire dans les progrès faits dans la société sud-africaine où la redistribution de la richesse n’a pas eu d’effets vraiment spectaculaires. L’indice de Gini révèle une des sociétés les plus inégalitaires au monde… Le pays de Madiba réussira t’il à faire de nouveau rêver le monde entier en créant une véritable nation arc-en-ciel? Aujourd’hui bien des sud-africains en doutent. Mais comme le dit le proverbe: il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer…