Qui sont-ils, ces gens qui aiment regarder s’envoler les avions?

Je suis toujours étonnée, passant sur la route contournant l’aéroport de Plaisance en direction de Mahébourg, de voir jusqu’à une dizaine de voitures rangées dans la courbe qui longe le terrain d’aviation. Et des badauds se pressant contre les grilles en regardant les grands oiseaux d’acier, circuler sur le tarmac, ou s’élancer au départ du palmier stylisé de SSR. Ils viennent seuls, en couple ou en famille. Tous les âges de la vie sont représentés. Les mères portent sur la hanche un marmot remuant ou fasciné, lui désignant du doigt les avions, les pères, leur progéniture juchée sur les épaules, lèvent les yeux vers le ciel, tout en tenant fermement les genoux de leur petit. Les aïeules sanglées dans leur sari, les cheveux blancs rangés sous une étole, s’appuient au bras d’ados montés en graine.

Ils sont suffisamment nombreux pour que le paysan du coin ait installé un éventaire où il propose ananas, cocos, bananes, litchis, mangues, longanes, pastèques et autres fruits de saison. Les week-ends, certains amènent une table à pique-nique. La maréchaussée ne semble pas y voir malice. Qu’est-ce qui peut les fasciner dans le vrombissement de ces oiseaux bourrés de kérosène, et de touristes blafards ou rougeauds venus prendre leur dose de soleil pour éviter la déprime hivernale? Pourquoi choisissent-ils cette destination du dimanche plutôt qu’une des plages publiques de sable blanc à l’ombre bienfaisante des filaos ?

Quelles histoires se racontent-ils, alignés le long du grillage? Connaissent-ils par coeur les destinations de ces vaisseaux des airs qu’ils devinent au logo stylisé sur leur empennage? Celui-ci part pour Dubaï, évoquant l’oncle Vikash et son fameux pélerinage à la Mecque. Celui-ci part pour l’île soeur, la cousine Amrita y est allée pour ses vacances. C’est comme une petite France. Celui-ci arrive de Sud-Afrique, il ravive le souvenir de Durban où a pris racine la tante Sunita. La cousine Vanesha, elle, a étudié à l’université du Cap. Ce sont des grandes villes, on dit qu’elles abritent plus de skyscapers que Port Louis! C’est un avion comme celui-ci qu’a pris le grand-père Renato envolé pour Paris, et qu’on n’a jamais revu. Celui-ci part pour Perth, où des jeunes étudiants mauriciens s’inventent une vie meilleure. En creux flottent les histoires de ceux dont on n’a plus jamais entendu parler. Celui-ci… celui-ci… et c’est une véritable litanie. Ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus, ceux qui aimeraient partir, si seulement! L’île est si petite, et le monde est si grand! Ils se racontent le monde, vu de Fond du Sac, Poudre d’Or ou Trou d’Eau Douce… et ça leur donne “des fourmis dans les idées” comme le chantait Bécaud dans une chanson des années 1960.

Ils sont à des années-lumières de ces jeunes européens pour lesquels, depuis 2019, les avions sont devenus le symbole de la honte climatique. Le flygskam (la honte de voler) mot suédois qui désigne l’avion comme bouc émissaire de la dérive climatique, n’a pas atteint les rives de l’île et ces îliens. En Europe les avions sont devenus le Satan de l’ère écologique. Il faudrait à tout prix les réduire à l’immobilité, les remiser aux cimetières géants, et enfourcher les vélos de la vertu. Ici l’avion reste l’outil de l’émancipation.

Je me refuse à condamner les avions. Supprimer le trafic aérien international est de l’ordre de la fantaisie aussi inenvisageable que retourner à un âge d’or de l’union du genre humain et de la nature qui n’a jamais existé. Fille d’expatriés, j’ai pris mon premier avion dans un couffin lorsque j’avais huit jours. Devenue adulte, l’avion a été un instrument de ma découverte du globe et de ses merveilles. N’est pas Nicolas Bouvier ou Isabelle Eberhardt qui veut, et disposer du temps nécessaire pour dérouler des itinéraires aussi admirables qu’inédits est un luxe d’un autre âge.

L’avion m’appris l’usage du monde. L’avion a été un vecteur de curiosité envers les autres civilisations, une fenêtre sur des ailleurs vécus et incarnés imparfaitement reflétés par la littérature ou les documentaires, et comme jamais ne sauront l’imiter le métaverse ou toute autre technologie numérique. C’est aussi un formidable moyen de découvrir la beauté, la richesse et la variété de notre planète.

Il y a quelque temps, j’ai bondi en entendant rapporter cette phrase d’une élue écologiste poitevine voulant rééduquer les rêves des petits enfants et leur interdire de fantasmer sur cette impulsion aussi vieille qu’ Icare et Dédale, de voler un jour au dessus de tous. N’y a t’il donc rien de magique à dépasser les lois de la pesanteur et s’élever au dessus des nuages? Voir le soleil se lever sur la courbure de l’horizon au dessus d’une plaine vaporeuse a quelque chose de sublime, comme le survol de l’Himalaya ou des Alpes enneigées. Je ne crois pas à un monde sans avion, ni à un monde sans possibilité d’avion. Ce qui n’empêche pas de réfléchir à la façon d’en limiter l’impact sur notre planète. Là encore, l’inventivité humaine pourrait faire merveille. Une inventivité plus stimulée par l’imagination que par la restriction et la censure morale.

Qui aurait le cœur d’interdire à ces promeneurs du dimanche, de la Vallée de Ferney, de Rose-Belle, de Mare d’Albert, de New Grove et de Plaine Magnien, de Souillac, Chemin Grenier où Nouvelle France, d’admirer l’envol de ces grands oiseaux, dessinant une géographie aux quatre coins du monde, porteuse d’espoirs et de regrets, de rêves enfouis et d’amours disparues, d’enfants partis trop vite devenus adultes sur un autre continent, d’un avenir plus riant sous des latitudes lointaines, et de futures retrouvailles entre larmes et sourires, avec des êtres chers ?

L’Ange déchu…

Souvenir de la vie à Johannesbourg, remonté lors un exercice d’écriture sur “écrire le milieu urbain”

Tous les jours que Dieu fait, il est installé là, à l’embranchement entre les quatre voies d’Oxford Road et Rudd Road. Tous les jours, il profite des changements de couleur du “robot” (feu de circulation) pour, en un ballet bien réglé, glisser dans l’intervalle entre la première et la seconde voie de gauche, droit sur ses jambes, les coudes à l’équerre, et tendre ses deux mains vers l’avant, dans la position du receveur d’offrande. Il se range sur le côté lorsque le feu passe au vert et laisse le flot de voitures prendre la direction du sud de Johannesbourg. Post-adolescent monté en graine, avec une stature athlétique, il est beau, contrairement au bossu de Bompas, ou à la paralytique de Corlett, à quelques encablures de là. Une figure poupine à la peau lisse couleur café au lait, des yeux tellement ronds, qu’ils en paraissent exhorbités, très noirs, ourlés de cils drus et recourbés, un nez assez petit pour évoquer un visage enfantin, et la bouche boudeuse des angelots de la Renaissance. Il porte une afro courte d’un blond naturel tirant sur le roux à cause de la poussière rouge qui surplombe la ville. Au heures les plus chaudes de la journée, des gouttes de sueurs perlent à son front et sur les ailes de son nez.

Il a jeté sur ses épaules une grande couverture élimée, dans les tons bruns, qui lui fait comme une cape, et lui donne une allure d’Ange déchu. Lorsqu’il écarte les mains pour se ranger avant que les voitures ne démarrent, juste au dernier moment, il laisse voir des vêtements miteux, un pantalon et une chemise en toile claire dont la poussière a uniformisé la teinte. Il s’écarte et se replace, les yeux baissés, sans se préoccuper des conducteurs. Il ne parle pas, n’interpelle pas, n’implore pas, sa posture suffit. Il y a dans son attitude un mélange d’obstination et de résignation.

Comment a t’il choisi cet emplacement à la convergence des routes qui relient les arrêtes d’un polygone stratégique? Un polygone délimité par les gratte-ciels tape-à-l’oeil de Sandton City, « ville la plus riche d’Afrique », siège du Joburg Stock Exchange et de concessionnaires de voitures de luxe, le club de Polo d’Inanda, une business school réputée, un terrain de golf, un stade de Cricket où ont lieu les rencontres internationales, et Rosebank, première et éphémère remplaçante du Central Business District à la fin de l’apartheid. Un emplacement de premier choix, coincé entre des restaurants gastronomiques où les « business men » du coin aiment à inviter leurs clients, un « liquor store » où les jeunes cadres dynamiques de la nouvelle Afrique du Sud s’approvisionnent pour leurs beuveries d’après les heures de bureau, un bar où se réunit le gratin des rédactions des médias locaux.

A t’il négocié une « taxe » avec les vigiles du petit immeuble de bureau juste à côté, au rez-de-chaussée duquel se trouve un restaurant chic ? Fait-il des paris sur les profils de ses bienfaiteurs du jour, dans cette ville ou la plupart des noirs marchent et prennent les transports en commun et les blancs circulent en voiture particulière ? Avec quels conducteurs a t’il le plus de chance, les jeunes et moins jeunes professionnels « à haut potentiel » dont le modèle de voiture traduit l’importance qu’ils aiment s’accorder ? Où les petits vieux habitant encore le quartier parce que ce sont leurs parents qui ont fait construire dans ce cadre champêtre et banlieusard à une époque où il n’était pas nécessaire d’ériger de hauts murs surmontés de clôtures électriques ?

Il ne dit rien, l’Ange déchu. Lequel de ces véhicules s’arrêtera et baissera sa vitre aujourd’hui ? Le chauve rondouillard et bedonnant qui beugle dans le kit main libre dans sa voiture de sport ? Le jeune cadre pressé dans sa citadine ? Le diamant noir écoutant du Rap dans sa Ferrari? L’implorant fait un pas de côté quand arrive un de ces imposants quatre-quatre qui donnent à leur propriétaire le même sentiment illusoire de sécurité que les systèmes d’alarmes perfectionnés et les gilets pare-balles des vigiles de leurs quartiers hautement sécurisés. Pas plus de chance avec les artisans qui transportent à l’arrière de leur bakkie du siècle dernier leur personnel et leur matériel de chantier. Il se méfie des minibus Quantum, ces taxis collectifs dont les chauffeurs vendraient leur mère pour aller plus vite et gagner plus d’argent. Ceux-ci n’hésitent pas à brûler le feu pour être les premiers à harponner un client de l’autre côté du carrefour, devant le « Liquor Store ».

Il a ses habitués, le suppliant. Un jeune employé noir qui, tous les matins lui dépose quelques dizaines de rands, en allant à son bureau dans l’un des immeubles avoisinant. Une vieille bigote dans une coccinelle blanche vintage qui passe tous les jours et lui glisse un billet « et que Dieu le bénisse ». Parfois, lorsqu’elle replie son étal, la marchande de fruits, de chips et de biltong qui fournit les collations des petits employés lui donne un petit quelque chose, une pomme un peu blette, une banane trop brune, une orange qu’il roule sous le pied pour l’attendrir avant de croquer dans sa peau amère pour la perforer de ses dents et en aspirer le jus. Peut-être aussi que le gérant du « Liquor Store » de l’autre côté du carrefour, qui attend que les jeunes professionnels du quartier aient approvisionné en alcool leur soirée d’after-work cocaïnées pour baisser son rideau en fer noir et sa grille, ce gérant donc, lui glisse une bouteille d’eau, de soda, ou de boisson énergétique à lui, l’implorant qui se tient debout toute la journée à la croisée des voitures. L’implorant qui inhale toute la journée les étouffantes vapeurs lourdement carbonnées des pots d’échappement dans un air où l’oxygène est déjà rare. Jobourg est à 1600 mètres au-dessus d’une mer que l’Ange Déchu n’a probablement jamais vue.

Qu’a t’il dans la tête, le pénitent du croisement ? Qu’est-ce qui peut bien l’attacher à ce minuscule bout de trottoir pavé de briques dont les autorités locales ont essayé de le chasser en le forçant à enlever son grabat au coin sous l’arbre où il l’y avait installé pour y planter une rocaille d’aloès et de succulentes, sous prétexte d’embellissement du quartier. Des autorités qui ne s’émeuvent guère que des grandes propriétés ombragées laissées à l’abandon finissent par être rachetées par des promoteurs pour y construire des complexes modernistes ou méditerranéens aux noms prétentieux, « Villa d’Este » ou « Tivoli Gardens ».

Quel air a t’il dans la tête, l’Ange Déchu ? On pencherait pour la ligne de basse d’Inner City Blues de Marvin Gaye et ses strophes syncopées.

« Rockets, moon shot

Spend it on the have-not’s

Money, we make it

Before we see it you take it”

Un rythme qui irait bien à Oxford Road, cette artère qui décrit l’histoire de Jo’burg, du premier puit de mine de City Deep aux falaises sur lesquelles ont poussé les manoirs aux jardins manucurés des Randlords, en passant par les quartiers arborés de la banlieue nord et leurs rues bordées de jacarandas, jusqu’aux tours irisées tutoyant le ciel de Sandton City, la Clinquante. Lui trotte-t’-il dans la tête le son des claves métalliques du début de Stimela de Hugh Masekela racontant la longue odyssée en train à vapeur de ces hommes venus des pays avoisinants trimer pour des salaires de misère dans les mines du Witswatersrand ?

« There is a train that comes from Namibia and Malawi

There is a train that comes from Zambia and Zimbabwe

There is a train that comes from Angola and Mozambique

From Lesotho, from Botswana, from Swaziland”

A-t’-il dans la tête les rythmes des gumboots dances, ces danses inventées par les mineurs pour se donner du courage pendant les pauses au milieu de longues rotations dans le ventre de la terre ?

Mémoires de Viet-Kieu, par Clément Baloup, des BD pour comprendre l’histoire des migrations coloniales…

Savez-vous qu’il existe une communauté vietnamienne encore très vivante en Nouvelle Calédonie? Comment sont-ils arrivés, pourquoi sont-ils restés? C’est le sujet de l’excellent quatrième tome des “Mémoires de Viet-Kieu” de Clément Baloup à découvrir ches la @boitesabulles !

Vous prendrez bien quelques bulles? J’ai justement ce qu’il vous faut! Ce mois-ci sort, chez la Boîte à Bulles, le quatrième tome des mémoires de Viêt-Kieu de Clément Baloup, un ouvrage que j’ai eu la chance de lire en avant-première et dont je pense beaucoup de bien. Il ne vous aura pas échappé, chers lectrices et lecteurs que ce thème n’est pas sans rappeler certains pans de mon histoire familiale évoquée dans le précédent billet.

Soixante ans après les indépendances, la période coloniale est soumise dans les colloques universitaires et dans le champ littéraire, à un droit d’inventaire. Dans les “mémoires de Viet-Kieu”, Clément Baloup explore le devenir de ces Vietnamiens que le destin a déplacé dans l’ancien empire colonial français. Le premier tome “oublier Saïgon” revient sur son histoire familiale. Le père de l’auteur est vietnamien, parti de son pays natal dans les années 70, comme un certain nombre de ses compatriotes. Dans ce premier tome on apprend l’histoire du camp de Sainte Livrade sur Lot qui est au réfugiés vietnamiens ce que sont les camps du sud-est de la France pour les harkis quelques années plus tard.

Pour le quatrième tome de ces mémoires de viêt-kieu, l’auteur est parti sur les traces des “engagés volontaires” de Nouvelle Calédonie. Lorsque leur production s’intensifient au début du vingtième siècle, les compagnies minières qui extraient le nickel des mines de Nouvelle Calédonie ont besoin de bras. N’arrivant pas à recruter localement, elles vont puiser de la main d’oeuvre dans les autres colonies françaises, et notamment au Tonkin. Une liaison maritime reliant Haïphong à Nouméa existe depuis la fin du dix-neuvième siècle. On propose des contrats de cinq ans aux volontaires, leur faisant miroiter la possibilité d’un retour au pays après avoir fait quelques économies. Cela ne sera que rarement le cas. L’immigration s’intensifie dans les années 30.

Le livre reprend le même principe que les précédents, des interviews avec des personnes implantées localement, des recueils d’histoires familiales. La dureté du travail dans les mines, le mépris des contremaîtres et des administrateurs, les tentations du retour, les tensions entre les communautés, émergent des récits recueillis. Certaines histoires émeuvent aux larmes. Elles font partie des histoires nécessaires à entendre et à méditer pour ce.lle.ux qui en seraient encore à dépeindre un tableau romantique de la colonisation.

En s’intéressant à cette communauté particulière, l’auteur raconte une histoire souvent minorée, celle des échanges entre les différentes colonies des empires. Les travailleurs engagés volontaires ont existé dans l’Empire français, mais aussi dans l’Empire Britannique où les coolies indiens sont venus remplacer les esclaves dont le commerce avait été interdit au début du dix-neuvième siècle, ouvrant la voie aux communautés indiennes dans toutes les colonies de l’Afrique de l’est et de l’Afrique australe. Ce travail m’a fait penser au travail de Claude Pavard, “Mémoires de couleurs” sur les différentes vagues de migrations venant d’Inde à l’île Maurice après l’arrivée des anglais.

Ces histoires sont aussi intéressantes dans ce qu’elles ne disent pas. Le narrateur soulève sans grand succès la question des relations avec les population d’origine kanak. Les travailleurs vietnamiens, après la levée des contraintes pesant sur leur lieu de résidence (en tant qu’employés des mines ils ne pouvaient pas s’installer partout sur le territoire) et leur type d’occupation (très restreinte par leurs contrats), se sont installés partout sur le territoire et ont pu entreprendre (et réussir) dans le commerce notamment. Cela qui a causé des frictions entre le différentes populations au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, malgré tout, une grande partie de ces travailleurs a fait souche sur le Caillou et n’envisage pas de vivre ailleurs.

Cela fait cent-vingt-neuf ans que les premiers travailleurs vietnamiens, les “chang dang” sont arrivés en Nouvelle Calédonie, comme le raconte ce reportage, une bonne occasion de célébrer leur mémoire! Le centre culturel vietnamien permet aux jeunes générations de toutes les origines de comprendre comment est arrivée la communauté et comment elle en est venue à s’insérer dans la société calédonienne. Une initiative importante pour éviter les malentendus et promouvoir le dialogue sur les identités dans une société néo-calédonienne riche de sa diversité et de son histoire.

A celle qui ne m’a pas vue grandir…

Un texte plus personnel, mon témoignage pour le “Heritage Day” des sud-africains. L’histoire de la grand-mère vietnamienne que j’ai si peu connue… Un texte écrit pendant un atelier d’écriture avec Sophie Lemp…

En 2010, je visite la Basilique Saint-Denis avec un groupe de collégiens. On y répète la cérémonie de confirmation du lendemain. Le prêtre est vietnamien. Il indique aux futurs confirmands le protocole à suivre. Enchaînant la litanie des prénoms, le prêtre appelle « Sébatien », incapable de prononcer l’association du « s » et du « t » avant la syllabe finale. Une boule se forme soudain dans ma gorge.

Un souvenir remonte, comme une vague. Il date de 1970. Je n’arrive pas à savoir si c’est un souvenir personnel ou si c’est une reconstitution d’une anecdote que ma mère m’a racontée. C’est l’heure du dîner des enfants dans la cuisine, je ne visualise qu’une table en formica, des chaises hautes. Isabelle ou Séverine, les deux bébés sont posées dans ces coques Baby-Relax en plastique blanc servant à la fois de chaise et de pot, une fois remonté le coussin d’assise. Rémy et moi, les deux aînés, nous nous affairons à enfourner dans nos bouches les coquillettes de nos assiettes en mélanine décorées avec des motifs de Walt Disney. Maman et toi vous agitez auprès de nous quatre. On bavarde. Tu as un accent à couper au couteau, tu n’as jamais réussi à parler bien le français, même si tu as imposé cette langue à tes enfants jusqu’au sein de ta famille. A un moment vous parlez de l’Espagne et des espagnols. Avec ton accent, tu n’arrives pas à prononcer les « s » devant les « p ». Ce qui fait que nous entendons « épagne » et « épagnol ». Du haut de nos jeunes années, Rémy et moi, qui n’avons pas plus de neuf ans à nous deux, nous nous gondolons. Nous te reprenons : « non mamie, on ne dit pas épagnol mais es-pa-gnol ! Nous rigolons de plus belle, laissant apparaître les morceaux de coquillettes mâchouillées dans nos bouches enfantines. « Ils sont mal élevés tes enfants ! » lances-tu, en rogne, à maman hilare.

Je n’ai aucune photo de toi. Je me souviens d’un portrait en noir et blanc au format des photos d’identité. On n’y voit que le haut du col officier de ta tunique, et ta tête, ronde comme une pomme, surmontée de ton turban noir, coiffure traditionnelle de la région du Tonkin. Tu as des petits yeux noirs étirés et brillants, qui surmontent des pommettes bien marquées, un nez épaté avec des narines décrivant des cercles parfaits, et un gros grain de beauté près d’une d’elles.

C’est à toi que je dois cette allure exotique qui m’a valu depuis l’enfance les mimiques de mes camarades de classes, les grimaces étirant les yeux vers l’extérieur du visage, les « ching chong, chinoise, chinetoque, Kung Fu, Bruce Lee », et les vieilles dames bien intentionnées fredonnant « la tonkinoise ».

Il me reste un seul souvenir personnel de toi. Ce souvenir, je le chéris comme un trésor, parce que je n’ai pas pu l’inventer. Nous n’étions que toutes les deux. Personne n’aurait pu me le suggérer. C’était dans l’appartement de fonction au-dessus de la clinique où papa travaillait . Tu étais venue passer du temps avec nous, soulager ta fille, ma mère, des nombreuses charges liées à ses maternités rapprochées. Ce matin-là, je te cherchais dans l’appartement. Je t’appelais. Mon besoin de te parler devait être impérieux. Je suis venue te voir dans la chambre que tu occupais. Tu finissais de te préparer, tu avais passé un de ces longs pantalons noirs que tu portais tous les jours, et une tunique longue jusqu’au genou. Tu t’apprêtais à mettre la dernière touche à ta coiffure.

Je ne t’avais jamais vue « en cheveux ». Pour moi c’était une évidence que tu vivais nuit et jour avec ces boudins de tissus noir enroulés autour de ta tête. Je ressentis un choc à te voir peigner avec soin une longue cascade de cheveux noirs soyeux, veinés d’un peu de blanc, t’arrivant jusqu’aux genoux. Tu les séparas par une raie avant de les habiller de tissu et de les enrouler, d’un geste savant, autour de ta tête.

Tu es morte peu de temps après, en 1971. J’avais cinq ans. Tu étais allée rendre visite à ta troisième fille, Hélène à Dakar. Un accident domestique idiot. Tu as glissé dans la baignoire. Tu as perdu conscience, et n’es jamais revenue à toi. Je me souviens du gémissement de maman quand elle a appris la nouvelle. Ce jour-là j’ai appris qu’un adulte aussi pouvait pleurer. Elle a pris l’avion pour le Sénégal. Elle y est restée jusqu’à ce qu’on te mette en terre, dans le cimetière de Bel-Air, près du grand-père que je n’ai jamais connu.

Je ne sais pas quelle aurait pu être notre relation si tu avais survécu. Ma mère et ses frère et sœurs, ont toujours placé leur conduite sous ton regard. « Maman aurait été fière de nous, Maman n’aurait jamais accepté ça ». Tu es devenue une figure tutélaire dont il ne nous restait que peu de photographies.

Quand j’avais dix ans, nous sommes allés en vacances au Sénégal, chez ma tante Jacqueline. Pour la première fois, elle m’a emmenée sur ta tombe. Une tombe toute simple, couverte de carreaux en céramique bleu nuit. La plaque était gravée à ton nom et à celui de ton mari, Toung, rencontré au Sénégal dans les années 40, mort bien avant ma naissance. J’avais entendu parler de mon grand-père, vénéré par ses enfants. Je ne m’attendais pas aux deux petites tombes portant le même nom, juste à côté de votre tombe conjugale. Jacques, mort à un mois en 1943, et Marie, morte à la naissance quelques années après.

Maman ne nous avait jamais parlé de ces deux bébés. Elle avait eu des parents admirables qui s’étaient saignés aux quatre veines pour élever leurs quatre enfants et leur offrir un avenir meilleur que le leur. Point. C’était sa version de son enfance, il n’y avait pas plus à en dire.

J’ai interrogé Jacqueline. Jacques était né un an après ma mère. Mais ma mère est tombée malade, elle a attrapé la coqueluche, qu’elle a refilée à Jacques, qui en est mort. Ma mère a guéri. Un an après, Jacqueline est née. Tu lui as donné le prénom de son frère qui n’a pas vécu. Est-ce pour cela qu’elle a toujours eu ce côté garçon manqué ? Marie est née très prématurée quand vous teniez un bar à marins à la sortie du port de Dakar. Un soir, il y a eu une rixe. Tu as voulu t’interposer du haut de son mètre cinquante. Tu as reçu un coup dans le ventre et accouché le jour suivant. Marie n’a pas survécu. Elle est allée rejoindre Jacques.

Tu n’as pas eu d’enfance. Tu as commencé à travailler à l’âge de huit ans. Bonne d’enfants pour des familles de militaires français qui défilaient en Indochine, tu es partie dans leurs bagages à la fin des années 30, pour la France, puis pour le Sénégal. Pour élever les enfants des autres, tu as laissé à la garde de ton frère à Haïphong ton premier-né, un fils. Savais-tu à ce moment-là que tu ne le reverrais jamais ? Tu faisais écrire des lettres à ton frère, toi qui ne savais presque pas lire. Tu envoyais de l’argent pour pourvoir aux besoins de l’enfant, tout en soupçonnant que ton frère en perdait une grande partie au Mah-Jong. Et puis tu lavais, nourrissais, chérissais d’autres enfants. A Dakar, tu as rencontré Toung, un jeune vietnamien. Diplômé de l’école des cordons bleus il était cuisinier. Vous avez décidé de vous marier et de rentrer au pays. Mais ce retour ne s’est jamais fait. Les japonais ont envahi Hanoï en 1942. Les bombardements américains ont anéanti la majeure partie de vos familles sur place.

A Dakar, un propriétaire chinois vous confie un bar en gérance, le Kyrnos. Plus tard vous ouvrirez à Thiaroye le Lotus Bleu, une épicerie-restaurant vietnamien. Vous élevez vos enfants « à la française », conscients que l’intégration passe par l’assimilation. Vous leur parlez français, même toi, avec ton accent ridicule, qui restera un sujet de plaisanterie dans la famille. Sur le conseil des bonnes sœurs, vous qui n’avez jamais été chrétiens, vous donnez des noms français à vos enfants, d’où le manque d’originalité dans le choix : Jeanne, Jacques, Jacqueline, Marie, Hélène, Jean-Baptiste. Vous les faites baptiser. Toung décède d’un cancer alors que votre aînée a quinze ans à peine. Tu reprends le flambeau pour nourrir tes enfants et parfaire leur éducation, promesse d’une vie meilleure.

Juin 2005. Nous venons nous reposer à Dakar. Je veux profiter de ce séjour pour revoir ta tombe.

L’entrée du cimetière de Bel-Air rappelle celle des cimetières de métropole. De hauts murs, deux grandes portes métalliques encadrées par une arche, soutenue par des poteaux, une petite maison pour le gardien à gauche de l’entrée du cimetière. J’erre entre les tombes. Je n’ai aucune idée d’où te chercher. Je m’avance dans les allées poussiéreuses. Toutes les tombes me paraissent identiques. Les dates des décès remontent loin. L’ensemble est défraîchi. Peu de fleurs. Les descendants des occupants sont sans doute partis du Sénégal après l’indépendance. Et puis c’est la saison sèche, elles ne tiendraient pas longtemps. Je me demande si vous avez une croix. Vous avez adopté la religion catholique par pragmatisme. Tu n’as cessé de promener le petit autel portatif avec les photos de tes ancêtres, auxquels tu faisais des offrandes de fleurs de bougies et d’encens plus souvent que tu n’invoquais la Sainte Vierge.

Je m’adresse au gardien, un vieillard sec aux cheveux ras et blancs, les yeux opacifiés par la cataracte. Je lui dis chercher la tombe de mes grands-parents, la famille Ha. Elle a été récemment refaite, car ma tante est revenue il y a deux ans. Il hoche la tête. Une petite vietnamienne, il se souvient. Après quelques atermoiements et la visite de plusieurs tombes aux noms inconnus, il te trouve enfin. Je le remercie. Il s’efface pour nous laisser seules.

Je t’ai retrouvée. Tu reposes avec Toung dans une tombe qui me rappelle celles du cimetière marin de Joal-Fadiouth, dans le Sine Saloum. Une tombe simple, recouverte de ciment dans lequel sont incrustés ces coquillages qu’on trouve par milliers sur les plages du Sénégal, des demi-coques blanches. Je regarde la plaque. Elle rappelle juste vos noms, et vos années de naissance et de décès. Tu n’as jamais su le jour exact de ta naissance. Tu avais tout juste soixante ans quand tu es morte, et Toung quarante-cinq. Si jeunes. Tu me paraissais tellement vieille !

Finalement, c’est un hasard heureux que tu sois décédée au Sénégal. Toung et toi êtes réunis dans ce pays où les sursauts de l’histoire vous ont contraints à vous installer. Je me dis que j’aurais pu t’amener des fleurs, mais il n’y en a pas à l’entrée du cimetière. Sans doute aurais-je pu penser aux bâtons d’encens. Je ne sais que te dire, nous nous sommes si peu connues. Je suis là, je voudrais que tu le sentes. On dit que les ancêtres qui ne se sentent pas honorés reviennent hanter les générations qui leur succèdent. Tu as mis du temps à me retrouver. Est-ce parce que des océans nous séparent ?

Si j’avais accouché au Congo, je serais morte… (Devenir mère à Johannesbourg, part 9 )

Mettre un enfant au monde a longtemps été l’une des expériences les plus dangereuses pour les femmes. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la médecine périnatale, la naissance est devenu un évènement plus sûr. Mais on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. J’ai rencontré Naomi dans l’une des organisations où j’intervenais comme bénévole. Naomi est une trentenaire congolaise, sympathique et dynamique. Nous parlions de choses et d’autres, lorsque j’ai évoqué ma recherche, elle m’a tout de suite dit “il faut que je te parle de ma grossesse!” j’ai accepté et nous nous sommes rencontrées dans un café, pas trop loin de son bureau, dans une banque sud-africaine.

Naomi est arrivée de RDC il y a quinze ans, comme beaucoup de jeunes, pour faire ses études. “Tu sais au Congo, Mobutu a détruit le système universitaire. Il a fermé les facs pendant cinq ans pour mater les révoltes étudiantes”. L‘immigration congolaise en Afrique du Sud est importante, même si les chiffres sont difficiles à estimer. En plus des communautés régulièrement victimes de mouvements xénophobes, de réfugiés politiques et économiques vivant tant bien que mal dans les quartiers partiellement désaffectés de Yeoville et Hillbrow, il y a aussi toute une frange de congolais de la classe moyenne aisée qui trouvent en Afrique du Sud les services et le mode de vie qu’ils n’auraient plus chez eux. Naomi, comme ses frères, est restée à Johannesbourg après ses études. Elle y a trouvé du travail.

“J’avais fini mes études. Je bossais par intermittences, et cela faisait cinq ans que j’étais avec le père de mon enfant. Nous ne vivions pas ensemble. J’avais eu à plusieurs reprises des problèmes de fibromes utérins, qu’on m’avait enlevés par la chirurgie. J’étais persuadée que je ne pourrais jamais avoir d’enfants. A cause de mes problèmes de fibromes utérins, ma tante qui est gynécologue m’avait donné une pilule qui supprimait les règles, mais qui visiblement n’était pas cent pour cent fiable pour la contraception. Et puis évidemment, ce qui ne devait jamais arriver arriva. Je m’en suis aperçue au bout de trois mois, je ne me sentais pas bien. Il a bien fallu se rendre à l’évidence, la prédiction des médecins était fausse: j’étais capable d’avoir des enfants.

Cela ne s’est pas très bien passé avec le père, j’ai été déçue par sa réaction, même s’il a dit qu’il s’occuperait du bébé. Nous avons commencé à nous éloigner. J’avais des sentiments partagés. J’étais contente et pas contente. Je n’ai pas pensé à l’avortement. J’avais tellement entendu que je ne pourrais pas avoir d’enfant, c’était inespéré. Et dans notre culture, pour une femme, c’est important de porter des enfants. Toutes mes cousines avaient des enfants. En même temps, je n’étais pas mariée avec le père, et je sentais que nous allions nous séparer. J’ai mis du temps à l’annoncer à mes parents et à mes frères. Dans ma famille, ce n’était pas très bien vu. Mais mes parents m’ont dit qu’ils me soutiendraient. 

Je n’ai pas un super souvenir de ma grossesse. Il y avait cette question de ce que j’allais faire avec un bébé, même si mes parents me disaient qu’ils m’aideraient, et puis à ce moment-là ma mère a été diagnostiquée avec un cancer et elle est venue se faire traiter à Jobourg. Comme beaucoup de gens de la bonne société congolaise, elle préfère le système de santé ici. Personne ne se fait soigner à Kinshasa. J’ai une tante qui est professeure de gynécologie, elle envoie ses patientes ici pour les opérations délicates. 

Donc j’ai passé une partie de ma grossesse à amener ma mère à des consultations, des chimiothérapies, des examens, on allait d’un hôpital à l’autre, le sien était dans le centre-ville de Jobourg, près de Wits, et le mien à Midrand, pas trop loin de là où j’habite. Maman ne supportais pas bien sa chimio, elle était très fatiguée, c’était épuisant. Et puis un de mes oncles est tombé malade, et il a commencé une longue agonie à l’hôpital aussi dans le sud de Jobourg.

Pour le suivi de grossesse, comme j’avais le plan santé minimal ‘key care’, j’ai choisi un médecin dans un hôpital où ils acceptaient les patientes comme moi. Il n’y avait pas de dépassement des frais, et le minimum de reste-à-charge pour moi. Le gynéco était très sympa. C’était un kényan. On s’est bien entendu. Il m’a bien expliqué comment se passait le suivi de grossesse avec lui, les examens à faire, le planning des consultations. Il m’a réconfortée, tout se passait bien. Lors d’une écho, il s’est aperçu que j’avais un gros fibrome mal placé, juste à côté du bébé et il m’a dit qu’on allait devoir faire une césarienne. Il a fait tout les papiers pour l”assurance santé, pour qu’ils accepte de prendre en charge une césarienne programmée. Quand tu as le ‘Key Care’, ils peuvent refuser. Vers le milieu de grossesse, j’ai commencé à faire de la tension, alors que je n’en ai jamais ordinairement. J’avais les jambes qui gonflaient, j’avais l’impression de devenir énorme. En même temps, c’était une période assez intense, j’accompagnais ma mère à ses consultations, je traduisais pour elle, j’étais inquiète même si l’oncologue disait qu’elle avait été diagnostiquée à temps et qu’elle allait s’en sortir. Je me rappellerai toujours sa tête au moment de l’annonce du diagnostic. 

Un soir qu’on revenait de l’hôpital où l’on avait passé la journée auprès de mon oncle qui venait de décéder, j’avais les jambes gonflées, je ne me sentais vraiment pas bien. Je suis allée aux toilettes, j’avais le culotte pleine de sang. j’ai téléphoné à ma tante qui m’a dit d’aller immédiatement à l’hôpital. Maman ne voulant pas conduire ici, j’ai pris ma voiture et je suis allée à l’hôpital le plus proche de la maison, à Fourways.  Là, ils m’ont reçue comme un chien dans un jeu de quilles. L’infirmière de tri m’a dit qu’il fallait que j’aille voir mon gynéco, qu’ils ne pouvaient pas me prendre ici, et elle m’a appelée une ambulance. Ils ne m’ont même pas examinée!

L’ambulancière était très gentille, elle me tapotait la main, et elle essayait de faire la conversation à maman. Je continuais à saigner. L’ambulancière me disait: “calme toi, on a appelé ton gynécologue”. Il est arrivé dans la demi-heure. Une infirmière me faisait une écho et disait que j’étais à 28 semaines, que je ne pouvais pas accoucher tout de suite. Elle ne trouvait pas le coeur du bébé… Le médecin m’a dit qu’il y avait un problème avec le placenta. Il allait me faire une piqûre pour faire mâturer les poumons du bébé et qu’ils allaient me garder le plus longtemps possible. Il ne fallait pas que je bouge pour que le bébé aille bien. Il a été gentil. Comme maman était avec moi et qu’elle ne voulait pas rentrer seule à la maison, il lui a fait aménager un coin dans ma chambre pour qu’elle puisse y dormir. 

Je suis restée une semaine comme ça à l’hôpital. Et au bout d’une semaine, je me suis réveillée une fois de plus avec mon lit en sang. “Cette fois, on t’opère” a dit le médecin. Je venais de dîner, il m’a dit de ne rien manger et ne rien boire jusqu’au lendemain matin. Le lendemain, il m’a césarisée sous péridurale. Je ne me suis pas sentie bien. Je me sentais flotter. Les infirmières me donnaient des glaçons à sucer. Le médecin m’a dit, “il faudra faire quelque chose pour tes fibromes plus tard”. Et il m’a recousue. On m’a emmenée dans la salle de réveil, le médecin m’a dit: “see you later”. Je me souviens que la pédiatre est passée, elle m’a dit que mon bébé allait bien mais qu’ils allaient quand même le mettre en réa pour le début. On me ramène dans ma chambre, et là, je ne me sens pas bien du tout. Ma mère est avec moi, et je dis à l’infirmière qu’il faut absolument qu’elle rappelle le médecin, je ne distingue plus grand chose autour de moi, même pas le visage de ma mère. Le médecin arrive, il me regarde dans les yeux et me dit: “il y a quelque chose qui ne va pas, on te ramène au bloc”. Il dit aux infirmières de me remettre dans le brancard et c’est lui qui pousse le brancard en courant pour aller au bloc. J’entend encore ma mère qui crie “mais qu’est-ce qui se passe?”. 

Au bloc, ils me transfusent, j’ai su après que mon médecin a appelé d’autres gynécos de l’hôpital à la rescousse. On me l’a raconté plus tard. Il paraît que la salle était pleine de sang. Ils me transfusaient et ça repartait aussitôt. Ils ont dit à ma mère que la seule solution pour me sauver, c’était l’hystérectomie. Ma mère a accepté. Ils m’ont mise en soins intensifs. C’était bizarre cette impression d’être là et de n’être pas là. Je ne garde aucun souvenir précis. J’ai l’impression d’avoir eu conscience de ce qui s’est passé sans être totalement consciente. Et puis à un moment donné je me suis réveillée et j’ai dit “j’ai soif, j’ai soif” et là l’infirmière qui était à côté de moi sursaute, elle pousse un cri et elle appelle toutes les autres infirmières. Elles se mettent à chanter “Alleluia” et à danser de joie autour de mon lit. Elles appellent un médecin qui me dit : “tu es miraculée, on a beaucoup travaillé sur toi, pendant très longtemps”. A partir de ce moment où je me suis réveillée, je suis restée une semaine en soins intensifs. Ils sont tous venus me voir avec leur anecdote sur ce qui m’était arrivé. Mon médecin avait l’air hyper soucieux. Il m’a dit que j’avais fait un “shut-down” quand j’étais inconsciente. Mes reins ont cessé de fonctionner et ils ont dû me mettre un moment sous dialyse pendant deux jours.

J’ai voulu aller voir mon bébé, il avait deux semaines et je ne savais pas à quoi il ressemblait. J’ai dit à l’infirmière de m’accompagner, c’était tellement bizarre. Je suis sortie lorsque j’ai été un peu plus en forme, et que le bébé a passé la barre des deux kilos. Je suis rentrée chez moi mais je suis retournée à nouveau à l’hôpital pour des transfusions une semaine après. J’étais d’une extrême faiblesse. J’ai mis quasiment un an à récupérer. Ma famille se relayait pour m’aider, ma mère, mes cousines, pendant six mois je n’ai jamais été seule à la maison. Il y avait toujours quelqu’un à la maison pour mon bébé et moi.

Je suis retournée voir le médecin pour le remercier. Il avait l’air vraiment ému. J’ai eu de la chance de tomber sur cet hôpital, ce médecin, ce personnel. Les gens sont toujours critiques vis à vis des hôpitaux sud-africains. Mais j’aurais été au Congo, je serais morte. Ici il y avait toute la logistique, les médecins réanimateurs, le néphrologue…

Naomi me raconte ensuite qu’elle a mis longtemps à se remettre de son accouchement, physiquement, mais aussi psychologiquement. L’attachement à son bébé est venu au bout de quelques mois, il lui semblait complètement étranger après ce qu’elle avait vécu. Sa mère et ses tantes l’ont beaucoup aidée en étant toujours présentes. Elle m’a dit aussi qu’elle avait fait appel à une psychologue, et sa mère aussi, pour mettre des mots sur leur histoire et panser leur traumatisme. “L’an dernier, je n’aurais pas été en mesure de t’en parler. Avec ma mère, on n’en parle jamais, elle se met à pleurer.”

PS: suite à des commentaires reçus sur les réseaux sociaux, quelques précisions sur pourquoi j’ai voulu faire figurer ce témoignage de Naomi dans la série de billets sur “Devenir mère à Johannesbourg”. D’une part, deux de mes interviewées étaient congolaises. Comme toutes les mégalopoles, Jobourg draine toute une population étrangère. Dans la presse locale, on parle des congolaises pauvres qui peinent à faire suivre leur grossesse dans les hôpitaux publics, les femmes de la classe moyenne sont moins visibles. C’était aussi une façon de rendre visible les migrations internes au continent africain. Les africains ne rêvent pas tous (loin s’en faut) d’émigrer en Europe, rester sur le continent leur va aussi bien. Le tourisme médical, de la même manière n’est pas dirigé forcément vers la France ou la Suisse (à part pour certains hiérarques). Enfin, je voulais montrer la différence qu’il y avait entre les expériences des femmes accouchant dans les hôpitaux publics et les cliniques privées, mais également selon le type de police d’assurance que peuvent se permettre les personnes. Naomi a un plan d’assurance basique qui lui permet d’accoucher dans un hôpital privé sans les incitation aux dépassements tarifaires effectués dans les cliniques plus “haut de gamme”.

L’héritage de la perte*… (Devenir mère à Johannesburg part 7)

Jeudi 11 octobre dernier était consacré à réfléchir aux conditions d’éducation des filles dans le monde. Je m’étais inscrite à une conférence organisée à l’Assemblée Nationale par la délégation aux droits des femmes et l’UNICEF. Cette conférence a permis d’entendre des témoignages à la fois de responsables politiques (députés, ministère des affaires étrangères) mais aussi d’acteurs de terrain (Unicef, fédération GAMS) sur la condition des filles dans le monde, les mariages forcés, les mutilations sexuelles et entraves à l’éducation des filles. Cette éducation des filles dont on entend souvent qu’elle serait le plus sûr moyen de changer le monde…

Parmi les jeunes mamans que j’ai interrogées, certaines étaient plus jeunes que d’autres (l’âge des femmes interrogées allait de 13 à 43 ans), et certaines, pour paraphraser Georges Orwell, étaient plus égales que d’autres. L’histoire la plus poignante que j’ai entendue est sans doute celle de cette jeune femme… Je l’interroge dans la cuisine du centre communautaire, près de chez elle. Elle est menue, très noire, elle porte une combi-short en éponge jaune. Sa peau lisse porte sur le visage, le cou et les bras, des marques et des cicatrices qui vont du rose au ton sur ton. Elle a l’air d’avoir été malmenée dans sa courte vie. A sa silhouette svelte, on ne dirait pas qu’elle a donné naissance à sa fille il y a à peine trois semaines. Apprenant que c’est aussi récent, je lui propose d’ajourner notre entretien, mais elle me dit vouloir me répondre. Nous échangeons dans un anglais heurté. Elle a sans doute plus l’habitude de parler zoulou ou sotho dans sa vie quotidienne. 

Je m’appelle “Encore et Encore”, je viens d’avoir dix-sept ans je suis la quatrième d’une famille de six. J’ai arrêté l’école il y a un an, quand je me suis enfuie de la maison pour enfants de Benoni, où une assistante sociale nous avait envoyés,  avec certains de mes frères et soeurs, parce que notre mère était malade. Je n’aimais pas cette maison, on était une vingtaine là-bas on se battait beaucoup. Là-bas j’allais à l’école, j’étais en quatrième (grade 7) mais je n’aimais pas. Alors un jour je me suis enfuie. J’ai sauté dans un train, et je suis revenue à Soweto, ma mère n’était pas contente, mais elle a accepté que je reste avec elle.

Je suis tombée enceinte en janvier. Je ne prenais pas de contraception, nous utilisions des préservatifs. Ca n’a pas marché. Je me suis aperçue que j’étais enceinte parce que j’avais des nausées, je ne me sentais pas bien. Et puis je n’ai pas eu mes règles. La tante avec laquelle j’habitais (ma mère était partie vivre avec un ‘nouveau mari’ dans le nord, vers Pretoria), m’a acheté un test de grossesse. Il était positif. Quand je l’ai dit à mon petit ami,  il a dit qu’il ne pouvait pas être le père. Ses yeux lancent des éclairs. Ils brillent et expriment ce qui me semble être de la rancoeur et/ou de la déception. Ma tante m’a dit d’aller à la clinique, de ne pas tuer l’enfant. Elle m’a emmenée à la clinique de Klipspruit, où les infirmières ont été très gentilles. Elle m’ont enregistrée, m’ont pris la tension, m’ont fait tous les examens de sang pour le HIV. Elles m’ont dit que je devais revenir tous les mois pour la visite, et que je devais dormir beaucoup. Je n’aime pas rester à l’intérieur et dormir, j’ai beaucoup marché pendant ma grossesse.

J’y allais tous les mois. Les infirmières nous expliquaient des trucs sur le bébé, comment le nourrir au sein, comment le baigner. Elles ne t’expliquent pas comment tu vas avoir ton bébé, sinon ça te ficherait la trouille. Elles te disent juste que si tu as très mal au ventre, il faut que tu viennes à la clinique. Si tu perds les eaux, il faut que tu ailles à la clinique. S’il y a un problème on t’enverra à Bara. Une nuit, j’ai senti les douleurs. Ma mère était revenue. Je lui ai dit que je voulais y aller maintenant. J’avais tellement mal! On est arrivées à la clinique à deux heures du matin. Il y avait cette infirmière, qui s’appelait Lilian. Elle m’a dit que mon ventre était trop gros, qu’il fallait faire une césarienne. Elle m’a envoyée à Bara. Là-bas, ils m’ont fait une césarienne à 4 heures du matin. Ils m’avaient fait une piqûre dans le dos pour m’endormir le bas du corps. Ils m’ont montré ma fille, un gros bébé de plus de 3 kilos avec beaucoup de cheveux. Puis ils l’ont prise pour lui faire des examens. Je l’ai appelée Angel, c’est ma mère qui a choisi le nom. Cette nuit-là, je n’ai pas pu dormir, je n’arrêtais pas de la regarder. J’avais été entre la vie et la mort, et j’étais vivante. J’ai remercié Dieu parce que le bébé et moi étions vivantes.

Quand je me suis levée, j’ai eu très mal au ventre. Une infirmière m’a donné des exercices à faire. J’avais mal partout. Lorsque j’ai commencé à allaiter, j’avais tellement mal. Elle n’arrêtais pas de tête. C’est tout ce qu’elle aime faire, téter et dormir. Elle ne se fatigue jamais de téter.

Je lui demande comment elle fait, pour les couches et les vêtements du bébé, si elle perçoit une allocation.

Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas droit aux allocations. Je ne perçois rien. Je suis venue du Lesotho avec ma mère, qui voulait essayer de travailler ici. Mais elle est tombée malade. Elle est en situation irrégulière, et nous aussi. Nous n’avons droit à rien. Je vis de ce que me donnent les gens, les voisins. Les couches, les habits… Je dois compter sur la communauté. Un jour celle-ci me donne un couche, ou un habit pour le bébé. Le lendemain c’est une autre.

Elle se tait. Je lui demande comment elle voit l’avenir de sa fille. Si elle aimerait qu’elle aille à l’école.

Je ne sais pas, je n’ai pas d’argent. Je ne sais pas si j’aurais de l’argent quand elle sera assez grande.

Elle fixe le sol. Je comprends qu’elle n’a plus très envie de parler. Je la remercie. Elle interpelle la cuisinière qui lui apporte un gros plat de ce qui ressemble à des pâtes au fromage. ‘Encore et Encore’ se jette dessus avec voracité. 

Le témoignage de cette jeune fille m’a beaucoup touchée parce que c’est sans doute le plus dur que j’ai entendu. Ce témoignage est rassurant dans le sens où, contrairement à l’image très souvent véhiculée dans les média sud-africains sur les migrantes enceintes, rejetés des structures de santé publiques et accouchant dans des conditions déplorables, Encore et Encore a bénéficié d’un soin qu’elle juge adéquat (avec une césarisation dans les deux heures ce qui est sans doute exceptionnel, elle avait probablement un ange avec elle). La différence majeure avec les autres jeunes filles interrogées dans les townships est que celles-ci avaient un soutien familial présent et rassurant. Dans le cas d’Encore et Encore, on s’aperçoit que dans la pauvreté il y a des strates, et que du fait de son statut d’immigrée clandestine, elle est vouée à une vie de précarité, de rudesse, son jeune corps en porte les marques, et ne peut pas s’autoriser à rêver à l’avenir. Ni pour elle, ni pour sa fille. Or comme le faisait remarquer Mylène Flicka, blogueuse béninoise à la conférence à l’Assemblée Nationale, le moteur de toute émancipation, c’est la possibilité de rêver. 

* Titre du très beau livre de l’indienne Kiran Desai: ‘The inheritance of loss’  vainqueur du Mann Booker Price en 2006

 

Fabriquer une “africanité” après l’apartheid… le cas des marchés de souvenirs africains…

Regard sur l’artisanat africain à Johannesburg

Le “bana-bana”, ou marchand de souvenirs sénégalais est une figure de mon enfance africaine. Qu’il fasse du porte à porte pour écouler son stock, ou qu’il vende sur un étal sur le trottoir où dans un marché plus structuré. Je me souviens de discussions animées autour de l’achat d’un objet repéré par ma mère. S’engageait alors une vive discussion sur les mérites de l’objet convoité, la fixation du prix, la rigueur des temps, les difficultés d’élever une famille nombreuse et autres amabilités. A l’issue de cet échange, l’argent changeait de main et l’objet de propriétaire, et chacun reprenait son chemin en ayant le sentiment d’avoir mené à bien sa transaction.

Durant mes premiers pas à Johannesburg, et bien souvent en Afrique du Sud j’ai été frustrée que ce côté africain omniprésent dans les villes de mon enfance en Afrique de l’Ouest y soit si peu présent. L’effet mégalopole? Peu de marchands d’artisanat sur les trottoirs, aucun de ces marchés colorés et parfois odorants où l’on s’interpelle joyeusement d’un étal à un autre, en vantant le velouté d’une mangue, la fraîcheur d’un poisson ou le croquant d’une tomate. Ce qu’on appelle des marchés ici sont souvent des lieux sans vraiment d’âme, à moins d’aimer les croûtes peintes pas des amateurs ou le prêt à porter hippie. Ils se tiennent le week-end sous l’auvent en béton et tôle ondulée d’un parking de centre commercial, et présentent plutôt un bric à brac de produits transformés, traiteurs, babioles et bibelots quelconques mais relativement peu de produits d’artisanat africain.

Quelques rares lieux, estampillés “African Craft Market” existent néanmoins,  dans les villes les plus touristiques. Le plus près de chez moi est à Rosebank, centre d’affaires entre le vieux centre de Johannesburg et l’opulente Sandton. (Au Cap allez vous promener sur Long Street). Cet African craft market où je me rends régulièrement lorsque j’ai des cadeaux à ramener, est une véritable caverne d’Ali Baba. Mais curieusement, il offre assez peu d’articles “made in South Africa”. Hormis les bijoux et éléments de décoration en perles de rocaille, les paniers Xhosa, les boucliers zoulous en peau d’impala, les oeufs d’autruche naturels ou sculptés, toutes les marchandises à l’intérieur du marché sont importées d’autres pays d’Afrique sub-saharienne, quand elles ne sont pas faites en Chine. Paniers, tissus, sculptures en bois ou en papier mâché du Kenya. Boucliers, statues et masques en bois du Cameroun, du Congo, de Côte d’Ivoire, bronzes du Bénin ou du Nigéria… Et d’ailleurs, les marchands eux-mêmes sont, en majorité d’autres origines que sud-africaine. Une bonne moitié des vendeurs parlent volontiers le français, étant originaires d’Afrique francophone.

Je suis tombée par hasard sur un article des Cahiers d’Etudes Africaines, écrit par Aurélia Wa-Kwabe Segatti qui m’a permis de donner un sens à cette anomalie qu’est l’ African Craft Market. Travaillant sur les migrations à l’intérieur de l’Afrique, et notamment à Johannesburg, elle a interviewé une vingtaine de marchands d’artisanat africain du marché de Rosebank entre autres, ainsi que des gestionnaires de ce type de marchés. La création de ces marchés d’art africain date d’après la fin de l’apartheid. Le régime précédent n’accordait aucune valeur à l’artisanat africain local et n’encourageait pas la création de marchés. Avec l’ouverture du pays au tourisme au moment de l’avènement de la démocratie, il a fallu créer une “africanité” qui avait été mise sous l’éteignoir pendant cinquante années, et gommer l’image trop blanche de l’ère précédente. L’Afrique du Sud pour exister comme destination touristique, devait se vendre comme une destination africaine sans en avoir les codes.

Dans les lodges de safari, que j’ai cités dans un précédent billet, l’africanité est convoquée par l’utilisation dans la décoration pillant sans vergogne les artefacts des pays voisins. Fauteuils en rotin du Malawi, statuettes nigérianes, etc. L’un des plus beaux hôtels de Johannesburg, le Saxon, utilise allègrement ce répertoire mêlé au souvenir de Mandela qui y écrivit, dit-on, ses mémoires.

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L’histoire racontée par les marchands est celle de migrants peinant à s’intégrer dans le milieu professionnel sud-africain, où leurs diplômes ou qualifications n’étaient pas reconnus. Ils ont commencé malgré eux à vendre quelques objets emportés dans leurs bagages pour leur permettre de survivre lorsqu’ils seraient à cours de liquidités. La demande croissante et le manque d’autres perspectives professionnelles les ont menés à se reconvertir en marchands de souvenirs africains et à monter peu à peu des filières d’approvisionnement. Les propriétaires immobiliers y voyaient bien leur affaire, créant des lieux attirant les touristes, et parfois aussi les locaux en quête de cette africanité. Petit bémol cependant, l’auteure remarque que parmi les locaux, seuls les blancs et les indiens fréquentent les marchés d’artisanat africain, la population noire se sentant peu d’affinité avec ce genre de lieux, leur préférant les malls à l’américaine avec leurs enseignes clinquantes et leurs marchandises neuves.

Le succès des marchés d’art africain en Afrique du Sud tient donc à ce qu’ils ont réussi à satisfaire trois types d’acteurs: les promoteurs immobiliers ou les autorités des villes touristiques qui voulaient construire une “africanité” à vendre aux touristes, les touristes en mal d’expérience “africaine”, et les migrants cherchant à trouver une activité professionnelle dans un pays pas forcément accueillant. Ces derniers n’ont pas pour autant été les dindons de la farce. L’auteure de l’article raconte comment ils ont pu imposer leur vue sur l’organisation du marché (pas de division par pays d’origine, mais un savant dosage d’articles de différentes provenances), et sur la fixation des prix. Il y avait au moment où elle a effectué son enquête, une affiche à l’entrée du marché de Rosebank proclamant: “ici c’est l’Afrique, on marchande”. Les palabres sont de rigueur!

Il est cependant dommage que nul part en Afrique du Sud on ne trouve de collections aussi intéressantes que les collections visibles en Europe. Pas d’équivalent de la collection du Musée du Quai Branly, du Musée Royal de Tervuren, des fondation Dapper ou Barbier Mueller. Où auraient-elles plus de sens que dans ce carrefour des migrations africaines?

L’africanité s’exporte en dehors du continent africain. Ainsi, El Cheikh, le marchand sénégalais auquel j’ai eu affaire la dernière fois que j’y suis passée, m’a exprimé son désir d’aller voir ailleurs, la situation locale ne lui semblant plus aussi prometteuse qu’autrefois. Il envisageait de se localiser au Brésil, où il va plusieurs fois par an pour des foires et où la demande d’articles d’artisanat du continent est semblerait-il en croissance!

Johannesburg, une héroïne de roman…

Pourquoi j’aime Johannesburg…

Johannesburg??? “Vous êtes obligés d’y aller?”, “c’est une punition?”, “vous n’avez pas peur?”, “vous allez vous faire tuer/cambrioler/etc…”, “pourquoi Johannesburg et pas Cape Town; c’est plus joli Cape Town non?”…

Lorsque nous avons annoncé notre déménagement à Joburg, les réactions ont été unanimement négatives. La ville de Johannesburg a une réputation épouvantable. Je dois avouer que les seules fois où j’y avais fait escale auparavant, les hauts murs couronnés de barrières électriques, l’omniprésence des compagnies privées de sécurité, et l’insistance des mendiants aux feux rouges, ne m’ont pas parus très engageants. Il ne m’a pas fallu un mois pour apprécier cette ville. Les visites (merci Jobourg Accueil et Sarah Cox) et mes lectures n’ont fait que renforcer mon attachement à ma nouvelle ville d’adoption.

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eGoli (la cité de l’or), son nom africain, Joburg ou Jozi, comme l’appellent familièrement les branchés, cette métropole d’Afrique australe, a une vie courte mais qui tient de l’épopée. Il y a cent trente ans, Johannesburg n’existait pas. Tout juste y avait-il une poignée de fermes sur une partie de veld vallonée confisquée aux tribus autochtones après le grand Trek, épisode mythique de l’histoire afrikaner. En 1886 la découverte du filon d’or aiguisa les convoitises et fut le prélude à l’arrivée de toutes sortes d’aventuriers. Les anglais avaient jusque là dédaigné l’intérieur de la région, préférant s’établir en bord de mer, en confisquant la province du Cap à la compagnie des Indes néerlandaise et en s’installant au Natal. Ils laissaient aux afrikaners les confrontations rugueuses avec les autochtones et la culture de terres arides. La découverte de filons de précieux métaux et pierres dans l’intérieur des terres vont avoir des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui. C’est d’ailleurs assez émouvant de découvrir, dans les plans détaillés de Johannesburg, de ceux que l’on se fournit pour pouvoir circuler sans se perdre dans cette ville, on trouve encore, de ci, de là, des terrains miniers. Les seules parcelles non construites du secteur, avec quelques parcs.

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Joburg est née de la convoitise des hommes. Son histoire est composée d’un mélange détonnant d’aventure, de capitalisme, de cupidité, de racisme, de violence et rêves. En dix ans une véritable ville se construisit. Le premier camp de prospecteurs comptait 500 hommes, l’année suivante en 1887, ils étaient 3000. Dix ans plus tard, la population était quasiment de 100 000 habitants, principalement des hommes, blancs et noirs, à la recherche de la fortune. Une croissance donc incroyable pour une ville dont on a estimé au debut du vingtième siècle qu’elle recelait le quart des réserves mondiales d’or et qui abritait le plus grand nombre de millionnaires au kilomètre carré. Ces chercheurs de bonne fortune, venus de tous les continents, ont marqué la ville de leurs rêves de nouveaux riches. Ils ont marqué la ville de leur empreinte particulière, en faisant un singulier mélange de différentes communautés où longtemps les noirs ont été tenus à part. L’inclinaison du filon a fait que les premiers chercheurs d’or ont dû laisser la place aux capitalistes capable de mobiliser les fonds pour investir dans les machines suffisamment puissantes pour atteindre le précieux métal. Il faut en remuer de la terre pour accéder à l’or… Les besoins en étayage des galeries ont aussi fait remplacer la végétation basse endémique par des espèces d’arbres venues d’autres continents pour produire des poteaux et fleurir parcs et rues des où se situaient les pseudo manoirs des magnats de la pépite. D’un plateau aride, la ruée vers l’or a fait une “man made forest” (une forêt artificielle). Se promener au printemps dans les rues de Parktown ou de Saxonwold bordées de Jacarandas amenés d’Amérique du Sud dans la première moitié du vingtième siècle est un enchantement.

Joburg est une succession de quartiers qui s’étend à partir de la position du premier filon. L’histoire mouvementée de l’Afrique du sud au vingtième siècle ainsi que l’afflux de migrants de toute l’Afrique ont redessiné la géographie de cette ville. L’écrivain Mark Gevisser offre un bon panorama des transformations de la ville depuis les années 60 dans le livre où il évoque son itinéraire personnel: “lost and found in Johannesburg”. Joburg offre aujourd’hui un paysage urbain spectaculaire, tout en contrastes… des immeubles clinquant des centres dédiés aux affaires, aux “matchbox houses” et shacks des townships. Se promener dans les différents quartiers est émouvant car on y sent tous les succès et les naufrages des rêves et des ambitions des habitants successifs. La maison de style italien ou toscan cohabite avec le manoir anglais la fermette “Cape dutch”  et les cubes hypermodernes du style international. Dans une rue du quartier de Hyde Park on peut même trouver un palais totalement inspiré du Parthénon avec des caryatides en plâtre ponctuant le mur d’enceinte…

L’attraction qu’a exercée la capitale économique de l’Afrique du Sud sur les représentants de l’économie mondialisée, depuis la fin de l’apartheid a fait croître les quartiers résidentiels et dépeuplé le centre-ville historique qui fait aujourd’hui l’objet d’initiatives de réhabilitation et de “gentryfication”. Elle a aussi appelé des ruraux et des migrants de pays limitrophes: zimbabwéens, zambiens, malawites, ou de pays plus lointains: congolais, rwandais, somaliens, qui sont venus y chercher du travail et contribuent à la surpopulation des townships et à l’établissement de ce que l’Etat sud-africain appelle des “informal settlements” dans la grande périphérie des villes. Successions de constructions branlantes en tôle ondulée, souvent raccordées illégalement au réseau électrique elles sont aussi dérangeantes que les hauts murs surmontés de barrières électrifiées des quartiers d’Estate ou de “clusters” bunkerisés où, selon les mots de la romancière Lauren Beukes “la classe moyenne abrite sa paranoïa”. Si l’on visite Soweto, le township modèle avec sa célèbre rue Vilakazi qui a hébergé deux prix Nobel (Desmond Tutu et Nelson Mandela), les autres townships restent en marge. On échoue par hasard à Alexandra, en remontant trop au nord l’avenue Louis Botha, bordée d’échoppes miteuses, ou en prenant la mauvaise sortie d’autoroute avant Sandton… Alexandra, township créé en 1908 (ou en 1912 selon les versions), conçu pour abriter 150 000 habitants et qui en héberge sans doute cinq fois plus, avec les contraintes que cela exerce sur les services publics et la fourniture d’eau et d’électricité. Passé le pont sur Louis Botha, la poussière et les boutiques de réparation de pneus ou les centres de tris des déchets recyclables indiquent qu’on est dans une autre ville. Pourtant les rêves de ses habitants sont sans doute similaires à ceux des habitants des autres suburbs. Avoir un bon emploi, acheter une belle voiture, assurer un gîte convenable à sa famille… Johannesburg est aussi la métropole sud-africaine qui a le mieux réussi à mixer les populations  ce qui en fait à mes yeux, malgré tous ses défauts, une ville très attachante!

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J’ai pris les photos de ce post lors d’une visite à Maboneng, quartier en cours de rénovation du centre ville de Joburg. 

“Johannesburg est hanté par son passé, par le spectre du crime et de la violence, par la manière dont technologie et magie coexistent là où on ne s’y attendrait pas. Malgré ses fantômes c’est aussi un endroit incroyablement vivant, vibrant d’opportunités et d’espoirs. Les gens y sont, pour l’essentiel, vivants et amicaux” Lauren Beukes dans son avant propos au roman “Zoo City”