Si j’avais accouché au Congo, je serais morte… (Devenir mère à Johannesbourg, part 9 )

Mettre un enfant au monde a longtemps été l’une des expériences les plus dangereuses pour les femmes. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la médecine périnatale, la naissance est devenu un évènement plus sûr. Mais on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. J’ai rencontré Naomi dans l’une des organisations où j’intervenais comme bénévole. Naomi est une trentenaire congolaise, sympathique et dynamique. Nous parlions de choses et d’autres, lorsque j’ai évoqué ma recherche, elle m’a tout de suite dit “il faut que je te parle de ma grossesse!” j’ai accepté et nous nous sommes rencontrées dans un café, pas trop loin de son bureau, dans une banque sud-africaine.

Naomi est arrivée de RDC il y a quinze ans, comme beaucoup de jeunes, pour faire ses études. “Tu sais au Congo, Mobutu a détruit le système universitaire. Il a fermé les facs pendant cinq ans pour mater les révoltes étudiantes”. L‘immigration congolaise en Afrique du Sud est importante, même si les chiffres sont difficiles à estimer. En plus des communautés régulièrement victimes de mouvements xénophobes, de réfugiés politiques et économiques vivant tant bien que mal dans les quartiers partiellement désaffectés de Yeoville et Hillbrow, il y a aussi toute une frange de congolais de la classe moyenne aisée qui trouvent en Afrique du Sud les services et le mode de vie qu’ils n’auraient plus chez eux. Naomi, comme ses frères, est restée à Johannesbourg après ses études. Elle y a trouvé du travail.

“J’avais fini mes études. Je bossais par intermittences, et cela faisait cinq ans que j’étais avec le père de mon enfant. Nous ne vivions pas ensemble. J’avais eu à plusieurs reprises des problèmes de fibromes utérins, qu’on m’avait enlevés par la chirurgie. J’étais persuadée que je ne pourrais jamais avoir d’enfants. A cause de mes problèmes de fibromes utérins, ma tante qui est gynécologue m’avait donné une pilule qui supprimait les règles, mais qui visiblement n’était pas cent pour cent fiable pour la contraception. Et puis évidemment, ce qui ne devait jamais arriver arriva. Je m’en suis aperçue au bout de trois mois, je ne me sentais pas bien. Il a bien fallu se rendre à l’évidence, la prédiction des médecins était fausse: j’étais capable d’avoir des enfants.

Cela ne s’est pas très bien passé avec le père, j’ai été déçue par sa réaction, même s’il a dit qu’il s’occuperait du bébé. Nous avons commencé à nous éloigner. J’avais des sentiments partagés. J’étais contente et pas contente. Je n’ai pas pensé à l’avortement. J’avais tellement entendu que je ne pourrais pas avoir d’enfant, c’était inespéré. Et dans notre culture, pour une femme, c’est important de porter des enfants. Toutes mes cousines avaient des enfants. En même temps, je n’étais pas mariée avec le père, et je sentais que nous allions nous séparer. J’ai mis du temps à l’annoncer à mes parents et à mes frères. Dans ma famille, ce n’était pas très bien vu. Mais mes parents m’ont dit qu’ils me soutiendraient. 

Je n’ai pas un super souvenir de ma grossesse. Il y avait cette question de ce que j’allais faire avec un bébé, même si mes parents me disaient qu’ils m’aideraient, et puis à ce moment-là ma mère a été diagnostiquée avec un cancer et elle est venue se faire traiter à Jobourg. Comme beaucoup de gens de la bonne société congolaise, elle préfère le système de santé ici. Personne ne se fait soigner à Kinshasa. J’ai une tante qui est professeure de gynécologie, elle envoie ses patientes ici pour les opérations délicates. 

Donc j’ai passé une partie de ma grossesse à amener ma mère à des consultations, des chimiothérapies, des examens, on allait d’un hôpital à l’autre, le sien était dans le centre-ville de Jobourg, près de Wits, et le mien à Midrand, pas trop loin de là où j’habite. Maman ne supportais pas bien sa chimio, elle était très fatiguée, c’était épuisant. Et puis un de mes oncles est tombé malade, et il a commencé une longue agonie à l’hôpital aussi dans le sud de Jobourg.

Pour le suivi de grossesse, comme j’avais le plan santé minimal ‘key care’, j’ai choisi un médecin dans un hôpital où ils acceptaient les patientes comme moi. Il n’y avait pas de dépassement des frais, et le minimum de reste-à-charge pour moi. Le gynéco était très sympa. C’était un kényan. On s’est bien entendu. Il m’a bien expliqué comment se passait le suivi de grossesse avec lui, les examens à faire, le planning des consultations. Il m’a réconfortée, tout se passait bien. Lors d’une écho, il s’est aperçu que j’avais un gros fibrome mal placé, juste à côté du bébé et il m’a dit qu’on allait devoir faire une césarienne. Il a fait tout les papiers pour l”assurance santé, pour qu’ils accepte de prendre en charge une césarienne programmée. Quand tu as le ‘Key Care’, ils peuvent refuser. Vers le milieu de grossesse, j’ai commencé à faire de la tension, alors que je n’en ai jamais ordinairement. J’avais les jambes qui gonflaient, j’avais l’impression de devenir énorme. En même temps, c’était une période assez intense, j’accompagnais ma mère à ses consultations, je traduisais pour elle, j’étais inquiète même si l’oncologue disait qu’elle avait été diagnostiquée à temps et qu’elle allait s’en sortir. Je me rappellerai toujours sa tête au moment de l’annonce du diagnostic. 

Un soir qu’on revenait de l’hôpital où l’on avait passé la journée auprès de mon oncle qui venait de décéder, j’avais les jambes gonflées, je ne me sentais vraiment pas bien. Je suis allée aux toilettes, j’avais le culotte pleine de sang. j’ai téléphoné à ma tante qui m’a dit d’aller immédiatement à l’hôpital. Maman ne voulant pas conduire ici, j’ai pris ma voiture et je suis allée à l’hôpital le plus proche de la maison, à Fourways.  Là, ils m’ont reçue comme un chien dans un jeu de quilles. L’infirmière de tri m’a dit qu’il fallait que j’aille voir mon gynéco, qu’ils ne pouvaient pas me prendre ici, et elle m’a appelée une ambulance. Ils ne m’ont même pas examinée!

L’ambulancière était très gentille, elle me tapotait la main, et elle essayait de faire la conversation à maman. Je continuais à saigner. L’ambulancière me disait: “calme toi, on a appelé ton gynécologue”. Il est arrivé dans la demi-heure. Une infirmière me faisait une écho et disait que j’étais à 28 semaines, que je ne pouvais pas accoucher tout de suite. Elle ne trouvait pas le coeur du bébé… Le médecin m’a dit qu’il y avait un problème avec le placenta. Il allait me faire une piqûre pour faire mâturer les poumons du bébé et qu’ils allaient me garder le plus longtemps possible. Il ne fallait pas que je bouge pour que le bébé aille bien. Il a été gentil. Comme maman était avec moi et qu’elle ne voulait pas rentrer seule à la maison, il lui a fait aménager un coin dans ma chambre pour qu’elle puisse y dormir. 

Je suis restée une semaine comme ça à l’hôpital. Et au bout d’une semaine, je me suis réveillée une fois de plus avec mon lit en sang. “Cette fois, on t’opère” a dit le médecin. Je venais de dîner, il m’a dit de ne rien manger et ne rien boire jusqu’au lendemain matin. Le lendemain, il m’a césarisée sous péridurale. Je ne me suis pas sentie bien. Je me sentais flotter. Les infirmières me donnaient des glaçons à sucer. Le médecin m’a dit, “il faudra faire quelque chose pour tes fibromes plus tard”. Et il m’a recousue. On m’a emmenée dans la salle de réveil, le médecin m’a dit: “see you later”. Je me souviens que la pédiatre est passée, elle m’a dit que mon bébé allait bien mais qu’ils allaient quand même le mettre en réa pour le début. On me ramène dans ma chambre, et là, je ne me sens pas bien du tout. Ma mère est avec moi, et je dis à l’infirmière qu’il faut absolument qu’elle rappelle le médecin, je ne distingue plus grand chose autour de moi, même pas le visage de ma mère. Le médecin arrive, il me regarde dans les yeux et me dit: “il y a quelque chose qui ne va pas, on te ramène au bloc”. Il dit aux infirmières de me remettre dans le brancard et c’est lui qui pousse le brancard en courant pour aller au bloc. J’entend encore ma mère qui crie “mais qu’est-ce qui se passe?”. 

Au bloc, ils me transfusent, j’ai su après que mon médecin a appelé d’autres gynécos de l’hôpital à la rescousse. On me l’a raconté plus tard. Il paraît que la salle était pleine de sang. Ils me transfusaient et ça repartait aussitôt. Ils ont dit à ma mère que la seule solution pour me sauver, c’était l’hystérectomie. Ma mère a accepté. Ils m’ont mise en soins intensifs. C’était bizarre cette impression d’être là et de n’être pas là. Je ne garde aucun souvenir précis. J’ai l’impression d’avoir eu conscience de ce qui s’est passé sans être totalement consciente. Et puis à un moment donné je me suis réveillée et j’ai dit “j’ai soif, j’ai soif” et là l’infirmière qui était à côté de moi sursaute, elle pousse un cri et elle appelle toutes les autres infirmières. Elles se mettent à chanter “Alleluia” et à danser de joie autour de mon lit. Elles appellent un médecin qui me dit : “tu es miraculée, on a beaucoup travaillé sur toi, pendant très longtemps”. A partir de ce moment où je me suis réveillée, je suis restée une semaine en soins intensifs. Ils sont tous venus me voir avec leur anecdote sur ce qui m’était arrivé. Mon médecin avait l’air hyper soucieux. Il m’a dit que j’avais fait un “shut-down” quand j’étais inconsciente. Mes reins ont cessé de fonctionner et ils ont dû me mettre un moment sous dialyse pendant deux jours.

J’ai voulu aller voir mon bébé, il avait deux semaines et je ne savais pas à quoi il ressemblait. J’ai dit à l’infirmière de m’accompagner, c’était tellement bizarre. Je suis sortie lorsque j’ai été un peu plus en forme, et que le bébé a passé la barre des deux kilos. Je suis rentrée chez moi mais je suis retournée à nouveau à l’hôpital pour des transfusions une semaine après. J’étais d’une extrême faiblesse. J’ai mis quasiment un an à récupérer. Ma famille se relayait pour m’aider, ma mère, mes cousines, pendant six mois je n’ai jamais été seule à la maison. Il y avait toujours quelqu’un à la maison pour mon bébé et moi.

Je suis retournée voir le médecin pour le remercier. Il avait l’air vraiment ému. J’ai eu de la chance de tomber sur cet hôpital, ce médecin, ce personnel. Les gens sont toujours critiques vis à vis des hôpitaux sud-africains. Mais j’aurais été au Congo, je serais morte. Ici il y avait toute la logistique, les médecins réanimateurs, le néphrologue…

Naomi me raconte ensuite qu’elle a mis longtemps à se remettre de son accouchement, physiquement, mais aussi psychologiquement. L’attachement à son bébé est venu au bout de quelques mois, il lui semblait complètement étranger après ce qu’elle avait vécu. Sa mère et ses tantes l’ont beaucoup aidée en étant toujours présentes. Elle m’a dit aussi qu’elle avait fait appel à une psychologue, et sa mère aussi, pour mettre des mots sur leur histoire et panser leur traumatisme. “L’an dernier, je n’aurais pas été en mesure de t’en parler. Avec ma mère, on n’en parle jamais, elle se met à pleurer.”

PS: suite à des commentaires reçus sur les réseaux sociaux, quelques précisions sur pourquoi j’ai voulu faire figurer ce témoignage de Naomi dans la série de billets sur “Devenir mère à Johannesbourg”. D’une part, deux de mes interviewées étaient congolaises. Comme toutes les mégalopoles, Jobourg draine toute une population étrangère. Dans la presse locale, on parle des congolaises pauvres qui peinent à faire suivre leur grossesse dans les hôpitaux publics, les femmes de la classe moyenne sont moins visibles. C’était aussi une façon de rendre visible les migrations internes au continent africain. Les africains ne rêvent pas tous (loin s’en faut) d’émigrer en Europe, rester sur le continent leur va aussi bien. Le tourisme médical, de la même manière n’est pas dirigé forcément vers la France ou la Suisse (à part pour certains hiérarques). Enfin, je voulais montrer la différence qu’il y avait entre les expériences des femmes accouchant dans les hôpitaux publics et les cliniques privées, mais également selon le type de police d’assurance que peuvent se permettre les personnes. Naomi a un plan d’assurance basique qui lui permet d’accoucher dans un hôpital privé sans les incitation aux dépassements tarifaires effectués dans les cliniques plus “haut de gamme”.