Mort d’un ouvrier indien…

Il y a deux sortes d’expats : ceux de ces communautés d’expatriés ou de futurs expatriés des réseaux sociaux qui se rêvent une nouvelle partie d’existence à Maurice, et les autres. Il faut dire que l’actuel gouvernement mauricien, qui a besoin de devises, a inventé le visa de séjour Premium pour un an, baissé le seuil en dessous duquel les non-mauriciens peuvent acquérir de l’immobilier dans l’île, et promeut ces mesures avec moultes communications vers l’extérieur. Sur les forums virtuels, les vendeurs de services immobiliers ou de relocalisation, peignent l’expérience en rose, à coup de superlatifs et de qualificatifs louangeurs : “laissez-vous tenter par la promesse d”une vie paradisiaque, sur une île tropicale bordée de lagons turquoise accessibles toute l’année, à seulement dix heures d’avion de Paris et presque sans décalage horaire”. Et les prospects tentés par une aventure tropicale à moyen ou long terme, futurs retraités, nomades digitaux, mais aussi couples avec enfants ayant besoin d’un “ailleurs” explorent les possibilités avec des questions exotiques. “Puis-je continuer à recevoir mes allocations familiales françaises à Maurice?” (réponse: non, on n’est pas en France), faut-il vraiment mettre les enfants dans une école privée, elles sont très chères ?(oui, on ne se rend pas assez compte de la chance d’avoir un système scolaire public qui tient la route en France), J’ai des besoins spécifiques en termes de santé, pourrai-je trouver les médecins spécialistes, experts paramédicaux, ergothérapeutes et autres sur l’île? (Probablement pas, bien qu’extrêmement favorisée en termes médicaux par rapport à la moyenne des pays d’Afrique, l’ïle ne possède pas un système de santé très en pointe). “Mon aînée est inscrite au Conservatoire Régional de Trifouillis-le-Baveux, elle est très talentueuse et nécessite des cours de musique de haute qualité, y-a-t-il sur l’île un organisme qui puisse l’aider à maintenir un niveau équivalent à celui qu’elle a en France?” (J’en doute).

Les forums évitent d’évoquer d’autres aspects du pays et les conséquences de sa politique de développement. Faire venir des “digital nomades” des entrepreneurs et des retraités est vu comme le moyen de faire rentrer des devises dans un pays en mal d’exportations. Les constructions ont repris de plus belle après un confinement de près de deux ans, les autorités mauriciennes ayant essayé d’appliquer une politique zéro covid finalement mise à mal. Ce qu’on ne dit pas aux candidats expatriés, c’est que pour soutenir cette croissance de l’immobilier, les sociétés font appel à d’autres sortes d’expats : de la main d’oeuvre extérieure peu qualifiée. On parle de 33 000 ouvriers du sous-continent indien, dont 23 000 bangladais, venus travailler dans des usines, ou construire les projets immobiliers vendus sur plan à des riches étrangers. Les conditions ne sont pas aussi drastiques que dans la péninsule arabique, où sur les chantiers de la coupe du Monde au Qatar. L’île peut leur rappeler, par certains aspects, leur pays d’origine. La population de l’île provient en grande majorité de la même région (75% de la population a une origine indienne). Mais ces travailleurs-là sont moins chouchoutés par le gouvernement mauricien, assez indifférent à leur sort, laissé aux sous-traitants des grands groupes de construction ou de travaux publics ou aux industriels ayant sponsorisé leur visa.

Le 7 septembre, l’un d’eux s’est donné la mort, ne supportant plus ses conditions de travail, et peut-être l’éloignement de sa famille? D’après le reportage du quotidien mauricien l’Express, les recrues se voient promettre des salaires et des gratifications qui ne correspondent pas à ce qu’ils trouvent. Comme beaucoup de travailleurs peu qualifiés employés hors de chez eux, ils dorment dans des dortoirs surpeuplés, pour lesquels ils payent une partie de leur maigre salaire, doivent payer également pour leur nourriture, et ne peuvent renvoyer que de maigres émoluments à leur famille. La majorité d’entre eux s’est endettée pour payer le voyage, le retour au pays natal devient hypothétique, voire impossible. Il leur reste des semaines de travail à rallonge, et des périodes de repos dans des conditions loin d’être toujours décentes. Certains disparaissent et essaient de se fondre dans le décor d’une île dont ils ne maîtrisent souvent aucune des langues, et sans passeport ou espoir de retour.

On oublie vite les leçons de l’histoire. Les mauriciens d’aujourd’hui descendent pourtant en grande partie des travailleurs contractuels recrutés pendant la période coloniale, sur le sous-continent indien. Pour compenser l’abolition de l’esclavage, les planteurs mauriciens, après 1835, firent appel à des “indentured laborers”, des “travailleurs engagés”, maharathi, télougous, tamouls, biharais, recrutés pour la plupart dans le sud de l’Inde. On leur faisait (déjà) miroiter la possibilité de mieux gagner leur vie et d’envoyer de l’argent à leur famille. Ils arrivaient dans les cales insalubres des bateaux et se voyaient octroyer un numéro. L’administration coloniale anglaise conservait les photos prises à l’arrivée des bateaux et les numéros. Ces photos ont fait l’objet d’un ouvrage “Maurice, Mémoire de couleurs” où l’auteur, Claude Pavard, redonne vie à ces visages qui sont le socle de la population mauricienne actuelle. Des portraits d’identité couleur sépia, d’hommes et de femmes émaciés, aux yeux et à la peau sombre, interrogeant l’objectif, avant de faire leurs premiers pas sur une île qu’ils ne quitteraient plus. On aurait pu penser que le parallèle entre ces migrations forcées inciterait le gouvernement local à contrôler fermement les conditions d’immigration de ce nouveau sous-prolétariat. Prompt à faire jouer, dans la sphère politique, la carte des origines, le politique préfère se voiler la face quant à ces encombrants travailleurs de l’ombre.

Nous avons besoin de l’histoire pour ne pas répéter le passé dit-on. Ce ne semble pas être l’avis des puissants mauriciens…

Un Jack Sparrow des mers du sud…

Un moment d’évasion puisqu’il nous est désormais difficile de voyager! Rencontre sur les côtes malgaches…

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Il y a des périodes où l’on a besoin d’évasion, une fiction élaborée à partir d’une rencontre de voyage, lors d’une croisière en catamaran vers les îles Ramdama, au nord-est de Madagascar, une de ces images qui vous restent dans la tête. L’équipage vient de mettre le bateau au mouillage pour la nuit dans une petite baie. Une voix non identifiée retentit. Elle provient d’une vieille pirogue avec une voile toute trouée faisant route vers le catamaran. La voix s’amplifie, c’est un homme qui chante à gorge déployée. La voile s’affale et la pirogue aborde à l’arrière du bateau De taille moyenne, torse nu, une coiffure afro malmenée par le sel et le soleil l’occupant de la pirogue nous sourit, bien campé à côté de son mât, dévoilant ses dents du bonheur : « Bonjour Vaasa ! ». Il essaye sans succès de nous fourguer une bouteille de son elixir de noix de coco fermentée, puis repart en chantant avec quelques offrandes. Cette brève rencontre m’a inspiré une histoire… écrite il y a quelques années pour l’atelier de Marion Rollin!

« Aristide, Aristide ! ». Les enfants appellent à l’extérieur de la case en riant. Ils continuent en chantonnant : « Aristide, Aristide ! ». L’homme émerge peu à peu de sa torpeur. Il a mal au crâne. Ses paupières sont des écailles qu’il dissout en les frottant avec ses poings. L’antienne continue : « Aristide, Aristide ! ». Le village est déserté par les adultes. Les hommes sont repartis à la pêche, les femmes cultivent les terres, un peu plus loin. Et comme tous les après-midis, les enfants viennent taquiner Aristide.

L’homme s’est redressé sur sa natte. Il regarde par les jointures du panneau de palmes tressées qui constitue les murs de sa maison. C’est encore le petit Joseph qui mène le bal. Quel garnement celui-là ! Mais qu’est-ce qu’ils ont ces enfants, ils n’ont rien de mieux à faire que d’embêter un honnête homme dont la tête est prise dans un étau ? Aristide regarde dans l’unique pièce de sa case, et essaie de trouver un peu d’eau pour se rincer le visage. Il a la tête aussi dure qu’une noix de coco. Il a beau balayer du regard l’intérieur de sa case, il n’aperçoit pas la calebasse. Elle doit être dehors. Il sort. Le soleil qui fond droit sur sa tête lui fait fermer les yeux. Aïe !

La calebasse est là, sur le plancher en bois qui lui sert de terrasse et de pas de porte. Ah… le pouvoir rafraîchissant de l’eau douce. Il va falloir en rechercher au puits. A la ville, Aristide a un cousin qui dispose, oh grand luxe ! d’un robinet. Point de cela ici. Aristide saisit deux bidons en plastique sous les rires des enfants et se dirige vers le puits, à la sortie du village, près de l’enclos à zébus. Les enfants l’accompagnent en piaillant, certaines petites filles portant le dernier-né de la fratrie, en T-shirt sale et morve au nez, sur leurs hanches menues. « Aristide, Aristide ! » chantonnent les enfants qui font mine de s’éloigner si l’homme se tourne vers eux mais restent à portée de voix.

Accompagné de son escorte bourdonnante Aristide arrive au point d’eau et remplit ses bidons. Il faut pomper l’eau à la main en actionnant vigoureusement le levier mi-rouge, mi-rouille. Aristide s’asperge le visage avec la dernière giclée et s’ébroue, ce qui fait rire les enfants. « Aristide », dit Joseph « pourquoi tu ne vas pas travailler ? » « Mais qu’est-ce qui te permet de me parler comme ça garnement ! » Les autres enfants observent, des paillettes de malice au fond de leurs yeux noirs. Aristide prend ses bidons et retourne vers sa case, toujours environné de sa suite. Il remise l’eau dans un coin de la pièce.

Les enfants se rapprochent en chuchotant. Aristide passe la tête par l’embrasure de la porte et les chuchotements s’arrêtent. Il sort de sa case et se dirige vers l’arrière où se trouve son « atelier ». Un espace sableux délimité par un tas de noix de coco d’une part, un tas d’écorces de noix de coco d’autre part et deux tonneaux en acier, un rouge France et un bleu pétrole, à l’ombre d’un grand arbre. Il s’assied à l’ombre de l’arbre, assure entre ses jambes le pieu rouillé en acier qui lui sert à enlever l’écorce fibreuse des noix de coco pour n’en garder que le cœur, et commence.

Il chantonne. Un coco, deux cocos, trois cocos… Planter la fibre sur le pieu, déchirer d’un coup sec l’enveloppe, un, deux, sortir le cœur, hop, jeter l’enveloppe, un, deux, sortir le cœur, hop, jeter l’enveloppe à droite, le cœur à gauche. Joseph reprend : « Aristide, Aristide, pourquoi tu ne veux pas travailler ? » « -Mais je travaille, Joseph, j’épluche les cocos ! » « -ce sont les vieux qui épluchent les cocos ! » -« Impertinent, va !  Hier, j’ai cueilli les cocos, aujourd’hui j’épluche les cocos ! » « -Mais ce n’est pas un travail, ça, les cocos ! » « Va t’en Joseph, tu m’ennuies ! » Les enfants se lassent, se dispersent dans le village.

Aristide continue d’éplucher les cocos. Les petites filles font cuire le riz, à côté. Le soleil est rentré dans son dernier quart. Aristide casse les cœurs de coco et en écrase la pulpe qu’il met dans le tonneau bleu. Les hommes vont commencer à rentrer, il renverse les bidons sur le plancher devant sa case, sort quelques verres usés. Ils aiment bien faire une pause chez lui en rentrant de la pêche. Un petit peu de coco fermentée leur fait oublier la longue journée en pirogue et la morsure du soleil, la corde des filets qui entaille les doigts…

Les enfants réapparaissent et chantonnent : « Aristide, Aristide, pourquoi tu ne veux pas travailler ? » Aristide frémit et tourne la tête pour répliquer vertement aux impudents, mais sa face s’éclaire d’un large sourire : là-bas, à l’entrée de l’estuaire, vient de se profiler la silhouette d’un catamaran : des touristes ! Il saisit quelques unes des bouteilles en plastiques maintes fois recyclées remplies de son tord-boyaux, prend avec lui quelques noix de coco et se dirige vers la plage où l’attend sa fidèle pirogue. Aujourd’hui, la chance est avec lui !

Monica Hunter Wilson, une vie qui force le respect…

Hommage à Monica Hunter Wilson, anthropologue sud-africaine visionnaire

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Je me souviens avoir aperçu, dans une librairie à Johannesbourg, “The fires beneath” la biographie que Sean Morrow a consacrée en 2016 à Monica Hunter Wilson. J’avais feuilleté le livre, puis je m’étais dirigée vers le rayon fiction sud-africaine.

@benedicterousseau

Pour les besoins de mon projet d’écriture, j’ai recroisé la route de cette anthropologue qui s’était intéressée dès les années 1930 au changement social chez les Pondo, dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Son ethnographie, qui a donné lieu à la rédaction de la thèse d’anthropologie qu’elle a soutenue à Cambridge, publiée sous le titre “reaction to conquest”, est l’une des plus fouillée qui soit et très utile à qui veut comprendre l’évolution des structures familiales traditionnelles, sous les coups redoublés de la colonisation, de l’évangélisation, de l’industrialisation et de l’urbanisation.

J’ai acheté récemment la version numérique de cette biographie, et j’ai eu un véritable coup de foudre, pour la personne et pour son oeuvre. Je l’ai traduit en une lettre que je vous livre ici.

Comment devient-on anthropologue? J’aurais aimé te poser la question, mais je n’ai que le loisir que de pister ta trace dans des ouvrages ou des compte-rendu académiques un peu arides. Je crois deviner que pour toi, ce fut le fruit du hasard, de plusieurs hasards. Naître en 1908 à Lovedale d’abord, dans ce qui deviendra la province du cap oriental, au tout début de l’Union Sud-Africaine. Tes parents David et Jessie Hunter, sont des missionnaires venus d’Ecosse pour apporter le Salut en Afrique Australe. Lovedale est une bourgade centrée autour de la mission, qui veut éduquer et évangéliser les natifs, les « bantous » et préparer une élite noire, chrétienne et instruite. A l’école de la mission, tu as comme condisciples les filles des familles des grandes lignées xhosa. Elles t’apprendront quelques rudiments de la langue et susciteront ta curiosité par les remarques qu’elles ne manquent pas de faire sur certaines visions étriquées des éducatrices missionnaires. Tu pressens que l’histoire n’est pas univoque.

Le second évènement, c’est le décès de ton frère, Aylmer, à quatre ans, foudroyé par une infection. Dans les souvenirs que tu garderas jusqu’à ta mort, il y a cette réponse cruelle de ta mère lorsque ton père lui fait remarquer sobrement qu’il leur reste un enfant, toi. « But it’s the boy ». C’est le garçon qui est parti. Il aurait mieux valu que ce fût toi, la fille qui soit emportée. Même pour une mère aimante comme Jessie, les lettres que tu lui as adressées pendant toute sa vie montrent à quel point vous étiez proches et parfois complices contre l’autorité austère de ton presbytérien de père, même pour une mère aimante, la mort d’une fille, vaut mieux que celle d’un garçon.

Ganvié @benedicterousseau

La mort de ton frère a rendu possibles tes études en Angleterre. Tes parents n’auraient pu se permettre de vous y envoyer tous les deux. Pour ta mère il était entendu que le rôle d’une femme était de mettre au monde et d’élever des enfants. Tu es envoyée en pensionnat à Port Elisabeth, puis tes parents financent des cours de tutorat pour que tu puisses passer les concours pour les collèges universitaires acceptant des filles en Angleterre. Contre toute attente, tu es acceptée à Girton College, un des deux établissements d’enseignement supérieur admettant des filles à Cambridge, dans les années 20. Tes années à Cambridge sont des années où tu t’épanouis, physiquement et intellectuellement. Mais tu réalises que la terre où tu es née te manque. Tes origines écossaises si fièrement revendiquées par ta famille ne masquent pas cet attachement viscéral à la terre d’Afrique Australe.

Tu proposes à ta directrice de travailler sur le changement social entraîné par la colonisation sur les peuples bantous, et plus précisément sur la vie des femmes. Cela n’a l’air de rien, mais poser la question ne va pas de soi à l’époque où la colonisation est présentée sous l’angle de la civilisation (forcément positive). Cela cumule deux avantages : te débarrasser de l’histoire anglaise, compliquée, et te rapprocher de ceux que tu aimes. Tu obtiens des fonds pour rentrer chez toi et étudier les Pondos*, dont tu maîtrises déjà un peu la langue.

Les réseaux de Lovedale, la bonne réputation de la mission dans la population locale te débloquent des terrains, tout en satisfaisant le besoin de tes parents de te savoir en sécurité. Il est rare pour une anthropologue de se faire déposer sur le terrain par l’automobile familiale. Tu commences par observer à partir de magasins dans de petites bourgades de brousse. Dans l’une d’elles, la femme du propriétaire, une métisse répondant au nom de Mary Dreyer, sera une précieuse informatrice et interprète. Elle te présente les représentantes des différents clans Pondos venant s’approvisionner, et de fil en aiguille, tu es invitée dans leurs kraals pour observer, leur poser des questions, faire l’ethnologue.

Tu adores ça. Tu notes les plus menus détails. Tu commets des bourdes. Mary t’explique patiemment ce qu’il faut faire et ne pas faire. Une génération vous sépare, elle te prend sous son aile. Avec elle, tu assistes à des cérémonies d’initiation des filles. Tu découvres les subtilités des négociations de la lobola, le « prix de la fiancée » qui scellent le mariage entre deux individus et les alliances entre les clans dont ils sont issus. Ce n’est pas seulement une question économique, une mise sur le marché des filles qui sont échangées contre des vaches. Venant d’une famille protestante, et de parents missionnaires, tu es étonnée de la liberté sexuelle assumée des adolescents. Une liberté sexuelle encouragée avant le mariage, que l’évangélisation va bientôt brider et condamner. Le terrain t’ouvre les yeux, élargit ta sensibilité. Tu écris à ta mère qu’être là t’apporte tellement de choses, que même si tu n’arrives pas à bout de l’écriture – ça me parle tellement!- tu auras énormément appris.

Ton mariage avec Godfrey Wilson, rencontré en Angleterre, ne te détourne pas de ton travail. Pourtant tu n’as rien d’une suffragette ni d’une féministe. Tu as entendu Virginia Woolf à Girton prononcer la conférence qui deviendra « une chambre à soi ». Mais elle ne t’a pas impressionnée.

Godfrey dont le père est un universitaire spécialiste de Shakespeare, s’est mis à l’anthropologie qu’il étudie avec Malinowski, le génial auteur des “Argonautes du Pacifique occidental”. Il obtient des financements pour travailler en Tanzanie. Il te pousse à demander également une bourse pour que vous travailliez ensemble, il adore lire les descriptions de ton travail dans votre longue correspondance d’amoureux. Vous vous écrivez plusieurs fois par semaine pendant vos mois de séparation.

Après un mariage en petit comité, chez tes parents, tu le suis en Tanzanie chez les Nyakyusa. Vous êtes merveilleusement complémentaires sur vos terrains. Tu rassures ta mère en lui disant que c’est transitoire, qu’une fois ce travail achevé tu te consacreras à votre famille. Mais en fait tu adores ce que tu fais. Tu aimes à être sur le terrain, inconfortablement installée, à questionner, observer, prendre des notes, photographier. Tu fais de longues marches pour atteindre les villages, parfois avec Godfrey, parfois avec un de vos boys comme accompagnateur. Vous formez une équipe très efficace, ta capacité d’observation fine est à la hauteur de la facilité de Godfrey d’acquérir de nouveaux langages et de sa propension un rien pompeuse à tout théoriser.

Le dernier événement qui va cimenter ta vocation, c’est le suicide de Godfrey, à la fin de la seconde guerre mondiale. Pendant toutes ces années tu l’as su fragile. Tu as cru que ton amour, que votre complicité au travail et dans votre famille, éloigneraient de lui les nuages noirs de la dépression qu’il combat depuis l’adolescence. L’homme brillant, charmeur que tu as épousé est devenu une ombre, tu n’as pas pu l’en empêcher. La guerre passe par là, et l’enrôlement dans l’armée britannique de ce pacifiste convaincu ne fait qu’aggraver son état.

Tu continues pendant toute ta vie à converser avec lui dans ta tête, dans les travaux que tu signes de vos deux noms. Jeune veuve avec deux garçons à élever, tu n’as plus le choix, tu commences une carrière universitaire. Après sa mort tu continues à exploiter le matériel de terrain que Godfrey et toi avez amassé. Puis tu t’associes à de jeunes chercheurs pour t’intéresser aux conséquences de l’urbanisation. Tu écris des ouvrages qui feront date. Tu pressens avant beaucoup de monde que l’anthropologie qui fige les natifs dans des essences n’a pas d’intérêt, qu’il faut y adjoindre une dimension historique, qu’il faut y ajouter le changement social, la compréhension des effets des interactions avec les colonisateurs, et leurs conséquences. Tu pressens que les frontières entre anthropologie, sociologie et histoire ne sont pas aussi étanches qu’il n’y paraît. Dans une époque qui sépare nettement les peuples premiers et les occidentaux industrialisés, tu es une visionnaire.

J’aurais voulu te rencontrer, pouvoir t’interroger. Ta vie est un exemple remarquable de résilience et d’ouverture aux autres. Tu aurais pu te contenter des représentations figées des bantous figurant dans les compte-rendus des missionnaires à l’intention de leurs volontaires, pétris de leurs préconceptions chrétiennes et de justification de leur intervention. Tu as su aller plus loin et comprendre le système de l’intérieur.

Tu aurais pu te contenter, comme le faisaient les anthropologues fonctionnalistes en vogue en Angleterre, enfermer les Pondos dans une représentation figée dans l’histoire. Une tentation facile pour ceux qui passent peu de temps sur le terrain et n’y retournent jamais, ce qui évite de se poser la question du changement social. Mais toi, tu voyais bien que le contact avec les missionnaires et les colonisateurs modifiait les vies des familles et des clans. Tu as connu les créations des townships et les grands déplacements de la population noire.

Tu as bénéficié d’une place à part, car tu appartenais à cette terre, comme ceux que tu étudiais. Dans une des lettres envoyées à ta mère tu reconnais “you can’t help belonging to South Africa when you have been born there”. Cette proximité aurait pu brouiller ta perception, mais il n’en a rien été. Plus tard, lorsque faire carrière est devenu une obligation, et malgré les difficultés d’un régime pour lequel tu n’avais aucune sympathie, tu choisis de ne pas t’exiler et de faire avancer la cause de l’intérieur. Interrogée par un administrateur afrikaner sur la création des bantustans, tu n’hésites pas à lui répondre qu’à ton sens, la seule solution viable est la liberté d’installation pour tous, quelle que soit leur couleur de peau. Tu ne veux pas d’un développement séparé.

L’organisation de tes funérailles, en 1982, avec un office chrétien à l’église, présidé par un évêque blanc, et une cérémonie d’hommages rendus, sous la présidence d’un évêque noir, à Hogsback sur la propriété que tu as héritée de tes parents, témoigne de ton étonnante personnalité, et de la place que tu as su prendre. On ne mesure pas à quel point, ces hommages et ces chants, en anglais et en xhosa, de personnes de toutes les nuances de l’arc en ciel -dont Desmond Tutu- sortaient de l’ordinaire. Tu as su t’imposer, sans te renier, dans des mondes professionnel et politique, pourtant conçus, pour paraphraser le titre de ton dernier ouvrage “for men and elders”: pour les hommes et les ancêtres.

* Le romancier sud-africain Zakes Mda a écrit une très belle fresque sur la colonisation du Pondoland “Little suns”, pas disponible en français à ma connaissance.

PS: J’ai pris les photos illustrant ce billet sur mon dernier terrain au Bénin. Je n’ai pas de photo du Pondoland.

Et Bara fit naufrage…

Lorsqu’on visite Soweto, la partie la plus africaine de Johannesburg, il y a quelques passages obligés. Au nombre de ceux-ci, la rue Vilakazi, renommée ‘rue aux deux prix Nobel’, qui a abrité les maisons de Nelson Mandela et de l’archevêque Desmond Tutu. Il y a aussi le musée Hector Pieterson, du nom de ce  jeune lycéen tué par les policiers lors du soulèvement du 16 Juin 1976 contre l’enseignement en Afrikaans dans toutes les écoles du pays, dont la photo a fait le tour du monde. Les tirs de la police sur une manifestation de lycéens mettront le feu au poudre dans les townships sud-africains. On peut aussi aller visiter l’église catholique Regina Mundi lieu de réunion des anti-apartheid, passer rapidement les baraques en tôle de Kliptown, traverser le pont pour visiter la place où a été proclamée la Freedom Charter en 1958, vaste esplanade sans âme avec un monument et un local de l’ANC, passer à côté des tours de refroidissement d’une ancienne centrale électrique, aujourd’hui totalement converties à l’art mural, et puis on passe inévitablement à côté des murs décrépis du grand hôpital de Soweto, ‘Bara’ pour les locaux. Légende urbaine, ville dans la ville, l’un des rares hôpitaux où les noirs pouvaient se faire soigner pendant l’apartheid, Bara était autrefois renommé internationalement, mais on n’en parle plus que pour déplorer qu’il ne soit pas à la hauteur des attentes, voire qu’il trahisse les idéaux de la transition démocratique. 

Ainsi, les quotidiens locaux se font régulièrement l’écho de dysfonctionnements graves. Une mortalité infantile incroyablement élevée, des pannes d’électricité contraignant les chirurgiens à opérer à la lumière de leurs smartphones, des frais d’indemnisation des dommages corporels sur des patients atteignant des sommes astronomiques, une gestion déplorable (le directeur de l’hôpital fortement soupçonné de corruption a été démis de ses fonctions en Août 2018 après une grève du personnel), des files d’attentes qui ne cessent de s’allonger pour des blocs chirurgicaux obsolètes mettant en danger les patients. Avec près de 3000 lits, 24 000 naissances par an, 129 bâtiments, les chiffres à Baragwanath donnent le tournis. Il faut dire qu’il dessert la partie la plus peuplée de Johannesburg. 

J’ai eu envie d’écrire un billet sur Bara. Parce que Bara est une institution de Soweto. Parce que j’aurais bien aimé le visiter. Parce que c’est une légende. Parce qu’on raconte à son propos tout et n’importe quoi (‘n’y va pas, c’est un coupe-gorge!’). Parce que des femmes que j’ai interrogées pour “devenir mère à Johannesbourg” sont allées accoucher à Bara. Parce que je suis tombée sur le livre de Simonne Horwitz sur les cinquante premières années de l’histoire de Baragwanath. Que ce livre, bien qu’imparfait explique pourquoi Bara reste incontournable.

Dès ses débuts, Bara souffre d’un sous-dimensionnement et d’une inadaptation chroniques aux besoins d’une population dont il est le seul recours. Hôpital militaire pendant la seconde guerre mondiale, construit sur un terrain ayant appartenu à un gallois répondant au nom barbare de John Albert Baragwath. A partir de 1944, il abrite essentiellement les soldats tuberculeux convalescents que le bon air de Johannesbourg aide à requinquer. Passé aux mains du gouvernement provincial du Transvaal (ancien nom de la province de Gauteng), il est utilisé pour en transférer une partie des patients de l’aile ‘non-européenne’ du Johannesburg General Hospital, et en devient une dépendance administrative. Ce qui lui permettra d’accueillir des professeurs et étudiants en médecine de l’université du Witswatersrand. Il accueillera également l’école d’infirmières pour les étudiant.e.s noir.e.s (toujours sous la supervision de directrices afrikaners), déplacée de l’aile des non-européens du Johannesburg General Hospital (Joburg Gen). Mais il est aussi conçu comme une vitrine par le gouvernement du Parti National, qui veut prouver que la séparation des races, qu’il accentue à partir de 1958, ne se double pas de désavantages massifs pour les noirs. Il est aussi l’endroit où se mélangent des médecins de différentes nationalités/provenances qui y développent un ‘ethos Bara’. A partir des années 60 Bara accueillera régulièrement les victimes des émeutes et des soulèvement contre le gouvernement de l’apartheid, confrontant son personnel (majoritairement blanc pour les médecins) aux dessous peu glorieux du régime.

Le livre de Simonne Horwitz est basé principalement sur les interviews de médecins et d’infirmières ayant travaillé à Bara pendant la période concernée (1941-1990) avant l’avènement de la démocratie. Elle porte un message plutôt optimiste sur cette période. Elle reconnaît les difficultés chroniques, manque de fonds, manque de personnel, face à la demande massive d’un township dont la population croît tout au long de la période, et dans lequel, au delà des pathologies ‘normales’ pour une population pauvre, l’insécurité, les violences ordinaires ou politiques, créent des besoins tous spécifiques. Elle soutient cependant que Bara a représenté une chance pour la population, un lieu où le dernier cri de la biomédecine a pu être proposée à une population noire et pauvre, en dépit d’un régime politique raciste et brutal, et que les conditions particulières d’exercice, où les professionnels blancs et noirs ne pouvaient pas être totalement séparés (pas assez de professionnels noirs entre 5 et 10% de médecins noirs dans la période), et une hiérarchie forcément blanche) ont aidé à la création d’un narratif ‘d’éthos’ particulier à Baragwanath, fait d’un mélange d’excellence académique, de sens de la mission, mêlé de débrouillardise, qui fédérait tous les professionnels malgré leurs différences.

La création de Bara, sur les restes de l’hôpital militaire, produit un appel d’air. Le nouvel hôpital, en plus des médecins démobilisés, attire de jeunes praticiens motivés qui vont publier dans des revues médicales sur les pathologies qui seront les plus fréquentes dans la population noire de la région: les affections pulmonaires (typiques des populations de mineurs et des quartiers surpeuplés et manquant d’hygiène), les maladies tropicales (pour les migrants des régions plus septentrionales) et les blessures par arme blanche. Chose remarquable, les publications de cette première période combattent l’hypothèse de prévalence d’affections liées à la race mais tendent à les relier plus fortement aux conditions de vie. Les études notamment du gynécologue Charlewood dans ‘Bantu gynaecology’ suggèrent que les facteurs environnementaux sont beaucoup explicatifs que la race pour l’épidémiologie, allant contre la thèse séparatiste de l’apartheid (des besoins séparés, des réponses séparées). 

La fonction d’hôpital d’enseignement pour la faculté de médecine de Wits était une chance pour Bara, qui attirait des étudiants, des chercheurs et des médecins confirmés. L’hôpital, grâce à sa fonction de formation universitaire, était doté d’équipements de pointe, et bénéficiait d’une population dont la situation permettait une variété plus importante de pathologies que dans les hôpitaux pour européens, ce qui en faisait un lieu d’apprentissage unique. ‘Although patients often lacked basic care, linen, or even a bed, it was possible for the doctors at Baragwanath to advance themselves professionnaly and perform complex médical procédures’. La masse de la population à traiter, problématique au quotidien, permettait également un nombre de cas intéressants pour la formation des praticiens mais aussi des cohortes suffisantes pour des études publiables dans des revues médicales.  L’urgence et le manque de moyen permirent parfois aux médecins de développer des solutions originales qui leur valurent une reconnaissance internationale. Leur expertise en termes de blessures par arme blanche et par balle devint légendaire… Une médecine de pointe était également possible: Baragwanath sera le lieu de la séparation chirurgicale des jumelles Mathibela, deux soeurs siamoises d’un an en 1987, une grande première en Afrique, alors qu’une poignée d’autres opérations de ce type avaient été tentées internationalement. 

Au-delà des succès médicaux, Baragwanath fut également le lieu de l’éveil de la conscience politique de certains membres du personnel. Certains médecins venaient à Bara parce qu’ils se sentaient le devoir moral d’aider les plus pauvres. Là il étaient confrontés à la réalité de l’apartheid pour la première fois de leur vie. Certains médecins commencèrent à Bara une carrière d’activistes anti-apartheid. Beaucoup furent licenciés avant la fin des années 60. Le plus célèbre des médecins activistes de Bara est sans doute le médecin Neil Agett, mort en Février 82 aux mains de la police, et dont on peut voir la photo au musée de l’apartheid. 

Le narratif positif de la formidable coexistence multiraciale et de la solidarité du personnel médical, adhérent à un ‘éthos Bara’ est à nuancer avec la situation plus qu’inégale des soignants noirs tout au long de l’histoire de l’hôpital. Bâtiments de résidence, cuisines, salles de gardes, et toilettes séparés pour les internes non-européens, qui faisaient suite à l’extrême difficulté pour les étudiants noirs à se faire admettre dans les cycles d’études médicales, aux humiliations dans les ‘hôpitaux pour blancs’ des étudiants noirs (les étudiants colored et indiens comptaient comme noirs) devant emprunter une entrée séparée de celle de leurs condisciples, enlever blouse blanche et stéthoscope avant d’entrer dans la chambre d’un patient blanc, ayant interdiction d’assister à une autopsie d’une personne blanche. Les infirmières noires étaient majoritaires à Bara, mais toujours encadrées par une hiérarchie blanche. Leur paie allant jusqu’à 55% de moins que leurs homologues européennes à qualification égale. Les incidents réguliers à Soweto de la fin des années 70 à la fin des années 80 verront plusieurs épisodes de la polarisation raciale entre différentes catégories de personnel. Lorsque les tensions raciales augmentent, au cours des années 80, par peur pour leur sécurité certains médecins démissionnent. Les difficultés budgétaires d’un état lourdement endetté pour financer son état d’urgence ne permettront pas de les remplacer. Un collectif de médecins tentera une action pour contraindre l’Etat de donner les moyens à l’hôpital de remplir sa mission. En 1987, dans une lettre ouverte dans le South African Journal of Medicine signée par 101 médecins, le collectif crée un énorme scandale, mais ne sera pas suivi des effets escomptés. 

La période de transition et le début du mandat de Mandela ont été marqués par un changement des structures administratives de l’hôpital, le personnel blanc devant être remplacé par des noirs, exercice compliqué, le nombre de noirs ayant pu être formés dans un régime leur refusant une éducation autre que rudimentaire étant notoirement faible. Des grèves très violentes éclatèrent à Bara en 1992 et 1995. La période de transition et le mandat de Madiba ont aussi été marqués par l’apparition du Sida dès 87, et qui s’amplifia au cours de la décennie 90 et accrût la pression sur le personnel soignant des hôpitaux publics. Nkosazana Ndlamini Zuma, ministre de la santé, se concentra sur la création d’une médecine de prévention et pas vraiment sur la résolution des problèmes des hôpitaux saturés et en manque chronique de personnel. Il n’y eut pas d’embauches à Bara, ni d’augmentation satisfaisante des salaires pour les infirmières dont certaines décidèrent d’aller tenter leur chance ailleurs. Certaines se firent débaucher par la NHS. Le gouvernement démocratique sud-africain mis longtemps à prendre la mesure de l’épidémie de SIDA, on se souvient de la tirade de Thabo Mbeki pour lequel cette maladie était une invention des blancs. Les années 90 et la première partie du vingt-et-unième millénaire ont vu le développement d’un secteur hospitalier privé, pour la partie la plus aisée de la population, qui a vite capté les ressources. On estime que 50% des médecins exerçant en Afrique du Sud exercent dans le secteur privé (dont la clientèle représente 15% de la population). Le secteur public reste gravement handicapé par la pénurie de médecins, préférant les conditions d’exercice (et les rémunérations) du privé. 

Aujourd’hui, lorsque Bara fait parler de lui, c’est par ses dysfonctionnements, des erreurs médicales aux maltraitances des patients par les soignants, son insécurité pour les patients comme pour le personnel, et les errements de gestion de responsables nommés plus en raison de leurs connections politiques que leur compétence à redresser une situation fondamentalement viciée. Rebaptisé Chris Hani, du nom du leader du Parti Communiste Sud-Africain assassiné par un nationaliste, il reste pour bien des habitants de Soweto ‘Bara’, gigantesque rafiot dans la tempête.  

#RememberingMadiba

Un rôle modèle universel…

“What counts in life is not the mere fact that we lived. It is what difference we have made to the lives of others that will determine the significance of the life we lead”

Written on Robben Island 1975 (From an unpublished autobiographical manuscript)

Cela fait aujourd’hui trois ans que Nelson Mandela est décédé. Les hommages se succèdent sur les médias et les réseaux sociaux sud-africains. D’aucuns en profitent pour faire passer des messages sur le dévoiement de l’héritage de Mandela. La situation politique sud-africaine vingt-deux ans après la chute de l’apartheid interroge sur ce qu’il reste de l’extraordinaire inspiration du mouvement de libération et de son leader emblématique. Le parti de Nelson Mandela et son président semblent avoir oublié les idées qui ont fait de lui un phare dont on guettait la lumière dans le monde entier.

Dans ce billet, j’ai envie de raconter ce qu’est mon Mandela à moi. Pour la lycéenne que j’étais au début des années 80, dans une petite ville de province française, Mandela c’était un géant, une lumière, quelqu’un qui, en dépit de toute l’adversité, ne cédait pas et luttait pour le triomphe de ces idées, pour l’avènement d’une Afrique du Sud libérée de l’apartheid et de toute différence entre les races. Je pouvais situer l’Afrique du Sud sur la carte, j’entendais, comme tous mes compatriotes, parler des émeutes de Soweto et de cette figure emblématique de la lutte qu’était le leader emprisonné de cette lutte contre un régime blanc et raciste.

La libération de Mandela et son accession au pouvoir ont été des moments de joie collective dans le monde entier. Des évènements planétaires, je ne sais pas si les sud-africains s’en rendent compte. Probablement pas les jeunes générations, qui n’ont plus en tête (quand ils l’ont) que le Mandela des dernières années, affaibli par les années de prison malgré son attitude à la fois hiératique et bienveillante. Mandela était un rôle-modèle universel.

Depuis que j’habite à Johannesburg j’ai eu l’occasion d’approfondir ma connaissance de l’homme et de son histoire notamment via les visites à deux des sites qui ont été créés pour perpétuer la mémoire de l’histoire sud-africaine récente: le musée de l’apartheid et la ferme de Lilisleaf (où Mandela se cachait lorsqu’il a été arrêté en 1962). Ces deux visites complémentaires retracent l’histoire de l’apartheid et des luttes clandestines qui ont mené à la démocratie. Musées profondément émouvant, où l’on peut toucher à la fois l’ignominie du régime et le courage de ceux, femmes et hommes qui ont lutté pour la démocratie.

L’affichage sur l’un des murs du musée de l’intitulé et des dates des lois organisant la séparation raciale est impressionnant, il y en a plus d’une centaine. Les déplacements de population pour correspondre à l’idéologie de non mélange des races, la surveillance des relations illégitimes entre membres de groupes raciaux différents… Le “long chemin vers la liberté” est matérialisé dans les photos et documents utilisés pour rendre intelligible l’histoire du pays. Les cordes représentant les exécutions politiques, et l’imposante présence d’un Kaspir, véhicule blindé utilisé par les militaires du régime pour tenter de sécuriser les township, les témoignages filmés des activistes restituent l’âpreté de la lutte dont Mandela était à la fois un inspirateur et un théoricien avant d’être ce vieux sage unanimement respecté.

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Aujourd’hui si l’iconographie Mandela est partout: dans les magasins de souvenir, sur des t-shirts, des cartes postales, des boîtes de thé… l’héritage de Madiba est ballotté. D’un côté par un président de l’ANC dont le sens de l’éthique et du service ne semble pas correspondre à celui du premier président démocratiquement élu de l’Afrique du Sud, de l’autre par certains opposants qui reprochent à Mandela sa magnanimité au moment de son accession au pouvoir, qui ne voient rien de spectaculaire dans les progrès faits dans la société sud-africaine où la redistribution de la richesse n’a pas eu d’effets vraiment spectaculaires. L’indice de Gini révèle une des sociétés les plus inégalitaires au monde… Le pays de Madiba réussira t’il à faire de nouveau rêver le monde entier en créant une véritable nation arc-en-ciel? Aujourd’hui bien des sud-africains en doutent. Mais comme le dit le proverbe: il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer…

Johannesburg, une héroïne de roman…

Pourquoi j’aime Johannesburg…

Johannesburg??? “Vous êtes obligés d’y aller?”, “c’est une punition?”, “vous n’avez pas peur?”, “vous allez vous faire tuer/cambrioler/etc…”, “pourquoi Johannesburg et pas Cape Town; c’est plus joli Cape Town non?”…

Lorsque nous avons annoncé notre déménagement à Joburg, les réactions ont été unanimement négatives. La ville de Johannesburg a une réputation épouvantable. Je dois avouer que les seules fois où j’y avais fait escale auparavant, les hauts murs couronnés de barrières électriques, l’omniprésence des compagnies privées de sécurité, et l’insistance des mendiants aux feux rouges, ne m’ont pas parus très engageants. Il ne m’a pas fallu un mois pour apprécier cette ville. Les visites (merci Jobourg Accueil et Sarah Cox) et mes lectures n’ont fait que renforcer mon attachement à ma nouvelle ville d’adoption.

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eGoli (la cité de l’or), son nom africain, Joburg ou Jozi, comme l’appellent familièrement les branchés, cette métropole d’Afrique australe, a une vie courte mais qui tient de l’épopée. Il y a cent trente ans, Johannesburg n’existait pas. Tout juste y avait-il une poignée de fermes sur une partie de veld vallonée confisquée aux tribus autochtones après le grand Trek, épisode mythique de l’histoire afrikaner. En 1886 la découverte du filon d’or aiguisa les convoitises et fut le prélude à l’arrivée de toutes sortes d’aventuriers. Les anglais avaient jusque là dédaigné l’intérieur de la région, préférant s’établir en bord de mer, en confisquant la province du Cap à la compagnie des Indes néerlandaise et en s’installant au Natal. Ils laissaient aux afrikaners les confrontations rugueuses avec les autochtones et la culture de terres arides. La découverte de filons de précieux métaux et pierres dans l’intérieur des terres vont avoir des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui. C’est d’ailleurs assez émouvant de découvrir, dans les plans détaillés de Johannesburg, de ceux que l’on se fournit pour pouvoir circuler sans se perdre dans cette ville, on trouve encore, de ci, de là, des terrains miniers. Les seules parcelles non construites du secteur, avec quelques parcs.

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Joburg est née de la convoitise des hommes. Son histoire est composée d’un mélange détonnant d’aventure, de capitalisme, de cupidité, de racisme, de violence et rêves. En dix ans une véritable ville se construisit. Le premier camp de prospecteurs comptait 500 hommes, l’année suivante en 1887, ils étaient 3000. Dix ans plus tard, la population était quasiment de 100 000 habitants, principalement des hommes, blancs et noirs, à la recherche de la fortune. Une croissance donc incroyable pour une ville dont on a estimé au debut du vingtième siècle qu’elle recelait le quart des réserves mondiales d’or et qui abritait le plus grand nombre de millionnaires au kilomètre carré. Ces chercheurs de bonne fortune, venus de tous les continents, ont marqué la ville de leurs rêves de nouveaux riches. Ils ont marqué la ville de leur empreinte particulière, en faisant un singulier mélange de différentes communautés où longtemps les noirs ont été tenus à part. L’inclinaison du filon a fait que les premiers chercheurs d’or ont dû laisser la place aux capitalistes capable de mobiliser les fonds pour investir dans les machines suffisamment puissantes pour atteindre le précieux métal. Il faut en remuer de la terre pour accéder à l’or… Les besoins en étayage des galeries ont aussi fait remplacer la végétation basse endémique par des espèces d’arbres venues d’autres continents pour produire des poteaux et fleurir parcs et rues des où se situaient les pseudo manoirs des magnats de la pépite. D’un plateau aride, la ruée vers l’or a fait une “man made forest” (une forêt artificielle). Se promener au printemps dans les rues de Parktown ou de Saxonwold bordées de Jacarandas amenés d’Amérique du Sud dans la première moitié du vingtième siècle est un enchantement.

Joburg est une succession de quartiers qui s’étend à partir de la position du premier filon. L’histoire mouvementée de l’Afrique du sud au vingtième siècle ainsi que l’afflux de migrants de toute l’Afrique ont redessiné la géographie de cette ville. L’écrivain Mark Gevisser offre un bon panorama des transformations de la ville depuis les années 60 dans le livre où il évoque son itinéraire personnel: “lost and found in Johannesburg”. Joburg offre aujourd’hui un paysage urbain spectaculaire, tout en contrastes… des immeubles clinquant des centres dédiés aux affaires, aux “matchbox houses” et shacks des townships. Se promener dans les différents quartiers est émouvant car on y sent tous les succès et les naufrages des rêves et des ambitions des habitants successifs. La maison de style italien ou toscan cohabite avec le manoir anglais la fermette “Cape dutch”  et les cubes hypermodernes du style international. Dans une rue du quartier de Hyde Park on peut même trouver un palais totalement inspiré du Parthénon avec des caryatides en plâtre ponctuant le mur d’enceinte…

L’attraction qu’a exercée la capitale économique de l’Afrique du Sud sur les représentants de l’économie mondialisée, depuis la fin de l’apartheid a fait croître les quartiers résidentiels et dépeuplé le centre-ville historique qui fait aujourd’hui l’objet d’initiatives de réhabilitation et de “gentryfication”. Elle a aussi appelé des ruraux et des migrants de pays limitrophes: zimbabwéens, zambiens, malawites, ou de pays plus lointains: congolais, rwandais, somaliens, qui sont venus y chercher du travail et contribuent à la surpopulation des townships et à l’établissement de ce que l’Etat sud-africain appelle des “informal settlements” dans la grande périphérie des villes. Successions de constructions branlantes en tôle ondulée, souvent raccordées illégalement au réseau électrique elles sont aussi dérangeantes que les hauts murs surmontés de barrières électrifiées des quartiers d’Estate ou de “clusters” bunkerisés où, selon les mots de la romancière Lauren Beukes “la classe moyenne abrite sa paranoïa”. Si l’on visite Soweto, le township modèle avec sa célèbre rue Vilakazi qui a hébergé deux prix Nobel (Desmond Tutu et Nelson Mandela), les autres townships restent en marge. On échoue par hasard à Alexandra, en remontant trop au nord l’avenue Louis Botha, bordée d’échoppes miteuses, ou en prenant la mauvaise sortie d’autoroute avant Sandton… Alexandra, township créé en 1908 (ou en 1912 selon les versions), conçu pour abriter 150 000 habitants et qui en héberge sans doute cinq fois plus, avec les contraintes que cela exerce sur les services publics et la fourniture d’eau et d’électricité. Passé le pont sur Louis Botha, la poussière et les boutiques de réparation de pneus ou les centres de tris des déchets recyclables indiquent qu’on est dans une autre ville. Pourtant les rêves de ses habitants sont sans doute similaires à ceux des habitants des autres suburbs. Avoir un bon emploi, acheter une belle voiture, assurer un gîte convenable à sa famille… Johannesburg est aussi la métropole sud-africaine qui a le mieux réussi à mixer les populations  ce qui en fait à mes yeux, malgré tous ses défauts, une ville très attachante!

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J’ai pris les photos de ce post lors d’une visite à Maboneng, quartier en cours de rénovation du centre ville de Joburg. 

“Johannesburg est hanté par son passé, par le spectre du crime et de la violence, par la manière dont technologie et magie coexistent là où on ne s’y attendrait pas. Malgré ses fantômes c’est aussi un endroit incroyablement vivant, vibrant d’opportunités et d’espoirs. Les gens y sont, pour l’essentiel, vivants et amicaux” Lauren Beukes dans son avant propos au roman “Zoo City”