La fée électricité

Power to the people dit le slogan fort opportunément trouvé par le DA (Democratic Alliance), principal parti de l’opposition sud-africaine pour signifier son ras-le-bol des coupures d’électricité qui minent le pays depuis trop longtemps. Mercredi 25 janvier 2023 marque une journée d’action dans tout le pays qui devrait voir s’agréger un certain nombre de forces d’opposition. Les déboires de la compagnie nationale d’électricité ne font qu’empirer.

En décembre 2022, après ce qui avait constitué une première en septembre, au sortir de l’hiver, Eskom, aussi surnommée Eishkom annonçait de nouveau le passage dans la phase 6 de délestage. Après la stupeur : mais que diable signifie la phase 6 de délestage (WTF ?), vinrent la colère et l’incompréhension. Malgré les efforts consentis ces dernières années, la résignation au service réduit suite au Covid, le pays ne sort pas de l’ornière. Les sud-africains n’en peuvent plus. Stage 6, signifie six coupures de deux heures réparties sur 24 heures. Les usagers sont priés de se passer d’électricité la moitié de la journée : une situation rarissime sauf dans les pays en guerre, comme l’Ukraine, ou sans pilote depuis longtemps. Avouez que pour le pays auto-proclamé première puissance économique de l’Afrique, cela fait désordre!

Les industriels et les commerçants sont aux abois. Après deux années de Covid, et de confinement strict, le lot de deuils, et la débâcle économique qui a suivi, ceux qui n’ont pas déjà fait faillite sont au bord du gouffre. Comment continuer à produire, vendre, travailler, sans électricité ? Pour les commerçants vendant des produits frais, comment sécuriser leur stock ? Les délestages à répétition usent les meilleures volontés. Cerise sur le gâteau, la nouvelle direction d’Eskom a annoncé vouloir augmenter de 18% le prix du kwh pour financer les investissements nécessaires à la remise en état des centrales et du réseau. D’où la mobilisation du 25 janvier pour exprimer leur ras-le-bol.

Le président Ramaphosa a renoncé la semaine dernière à faire le déplacement prévu à Davos, où il devait, tant bien que mal, jouer la partition de l’Afrique du Sud, moteur du développement économique du continent africain. Pour essayer d’éteindre l’incendie, il a nommé une énième commission. Mais sa crédibilité est entachée par les trois décennies au pouvoir pour son parti, l’ANC dont les promesses ont été systématiquement oubliées, et où seule une minorité a su tirer son épingle du jeu en faisant preuve d’une inventivité qui pourrait inspirer les meilleurs kleptocrates. Les gouvernances de l’état, des provinces et des entreprises d’état sont des contre-exemples à tous point de vue. Il y a quatre ans j’écrivais que le système judiciaire sud-africain était un rempart contre la gabegie, je ne suis pas sûre que je le réécrirais aujourd’hui.

Ramaphosa a été reconduit parce qu’il était le moins mauvais candidat, mais avec des soupçons de corruption. La découverte fortuite de billets de banque planqués dans un canapé volé dans une de ses résidences a beaucoup terni son image. Ramaphosa, on s’en souvient est devenu riche grâce à son implication, en tant que jeune avocat, dans les négociations qui ont abouti à la chute de l’apartheid. Considéré, par les milieux d’affaires, comme la dernière cartouche de l’ANC, son bilan est plus que mitigé.

Quels sont les effets de ces délestages sur les citoyens sud-africains ? Le principal, c’est l’aggravation des inégalités. Lorsque les services publics s’effondrent, c’est une constante, les mieux dotés s’adaptent en ayant recours à des solutions privées. En Afrique du Sud ça a été le cas pour la santé, l’éducation, la sécurité et désormais l’énergie. Lorsque j’habitais Johannesbourg, avec la section locale d’IESF nous avions visité l’usine flambant neuve d’un brasseur de bière international. Lassé par les problèmes de fourniture d’eau et d’énergie, l’industriel avait investi dans une usine totalement autonome, déconnectée du système électrique, et recyclant son eau. A défaut d’autre chose, il n’y aura pas de pénurie de bière!

Aujourd’hui les sud-africains les plus aisés ont acheté des groupes électrogènes, fournissant le minimum vital pendant les interruptions. Une solution pratique mais bruyante, et coûteuse, et et polluante. Depuis le mois de septembre et l’apparition des délestages de phase 6, certains ont obtenu le droit (payant) de se déconnecter du réseau national pour fonctionner en autarcie avec panneaux photovoltaïques et batteries. C’est plus cher, mais ils ne dépendent plus d’un fournisseur de moins en moins fiable. Dans les beaux quartiers, on n’entend plus, en bruit de fond, le criaillement des ibis hadedas, ou le cancanement prostestataire des touracos gris, mais le ronronnement des groupes électrogènes. Et les effleuves écoeurantes du diesel flottent sous l’ombre bienfaisante des jacarandas.

Ironie de l’histoire, l’ANC a fini par appeler ses supporters à se joindre aux manifestations prévues le 25 janvier contre la mauvaise gestion d’Eskom dont elle a nommé les responsables depuis presque trente ans…

PS; Lorsqu’il y a quelques semaines l’opinion publique française était électrisée (jeu de mots assumé) par le risque de délestage en cas d’hiver particulièrement rude, je me suis souvenue que l’interruption intempestive des services publics les plus basiques faisait partie de mes (re)découvertes de la vie en Afrique. Si la perspective n’est pas des plus réjouissantes, je sais par expérience qu’on arrive à gérer deux heures d’interruption de l’électricité. La mise en garde gouvernementale, mal vécue par une partie de l’opinion a en tout cas eu le mérite de nous faire réaliser la dépendance que nous avions à une électricité toujours disponible, et à des prix raisonnables. Nous vivons avec la certitude implicite que nous ne manquerons jamais d’électricité, et la possibilité de coupures organisées pour maintenir le service nous parait insupportable. Envisager le sevrage, même pour deux heures sur vingt-quatre nous a fait frémir. N’est-il pas temps de réviser notre modèle?

#feesmustfallreloaded … malaise dans les universités sud-africaines

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Fresque de @NelsonMakamo sur un mur de Maboneng

Le second semestre de l’année 2016-2017 dans les universités sud-africaines promet d’être aussi agité que celui de l’an dernier. Ce qui a mis le feu aux poudres? L’annonce du ministre de l’éducation Blade Nizimande que c’était aux universités de proposer leur politique d’augmentation des frais de scolarité pour l’année 2017-2018, que celle-ci néanmoins ne pourrait excéder 8%, mais que le gouvernement s’engageait à compenser pour les plus démunis cette hausse et faisait aussi un geste vers les classes moyennes les moins favorisées. Peuvent désormais prétendre à un prêt NFSAS les étudiants venant de familles percevant un revenu annuel de moins de 600 000 rands ce qui fait en gros 40 000 euros, ce qui correspond à un salaire de fonctionnaire de police, d’enseignant ou d’infirmière.

Ces propositions n’ont pas satisfait les étudiants des syndicats “fallist” (donc pour la gratuité de la scolarité) qui ont donc entamé une série de manifestations plus ou moins contrôlées pour forcer les universités à renoncer à demander des droits de scolarité. Les étudiants de Wits sont descendus manifester dans les rues de Braamfontein, autour du campus. Une caractéristique des manifestations étudiantes, ici comme ailleurs est la violence qui leur est attachée, dont on a du mal à savoir quelle est la part due aux interventions brutales de la police et des équipes de sécurité privée sécurisant les universités. Des photos circulent sur les réseau sociaux représentant des étudiants blessés suite à des confrontations plutôt rudes avec les forces de l’ordre (publiques ou privées). La vidéo qui a circulé en ligne ce 28 septembre sur la confrontation entre des jeunes et des policiers autour de l’université de Rhodes montre la violence des échanges. On comprend que les étudiants aient peur, et l’on voit des policiers peu sereins et semblant peu formés à la gestion de ce type de crise. Des passants semblent interloqués et s’interposent. Et une femme policier finit par dire à l’une d’elles qu’elle est là pour la protéger, elle et ses biens et éviter que sa voiture ne finisse criblée de pierres. Il faut dire que les actions des étudiants des semaines passées ont aussi endommagé des biens collectifs au sein des universités, une bibliothèque à l’université du Kwazulu Natal, des voitures et des salles de cours ailleurs, endommagé des locaux, et causé la mort d’une agente de maintenance dans une résidence pour étudiants de Wits.

Les campus de quatre universités sont désormais fermés: l’université de Cape Town (UCT), Wits University, l’université du Free State et l’université du Limpopo. L’université de Prétoria n’est pas techniquement fermée mais a décidé d’obliger les étudiants à prendre maintenant les vacances prévues en octobre… Le secrétaire général de l’ANC Gwede Mantashe a laissé paraître son agacement vis à vis des étudiants manifestant, les traitant d’enfants gâtés et proposant qu’on ferme les universités pendant 18 mois pour leur apprendre. Dans une tribune reprise par le Mail & Guardian, Achille Mbembe, professeur à Wits a rappelé les précédents africains de ce genre d’attitude et comment ils ont abouti en Afrique centrale à une destruction des universités publiques pour le plus grand profit d’universités privées que les étudiants les plus pauvres n’ont pas les moyens de s’offrir. Dans un pays dont le coefficient de Gini a augmenté depuis l’avènement de la démocratie, ce ne serait pas une bonne nouvelle.

En tant que française, ayant biberonné au mythe de l’égalité républicaine, il m’est toujours difficile de concevoir que dans un pays comportant de telles inégalités on puisse demander des frais de scolarité aussi élevés à des étudiants. Les frais de scolarité pour une année scolaire (sans logement ni bouquins ni nourriture) sont autour de 50 000 rands ce qui est hors de portée de beaucoup de gens. Le gouvernement finance les frais des plus pauvres et propose des emprunts NFSAS à une partie des autres (les bénéficiaires de ces exemptions/prêts NFSAS seraient 600 000 l’an prochain) ce qui n’est pas négligeable à première vue. Cependant, il faut ajouter aux frais de scolarité les frais de logement et les frais d’entretien (repas) ainsi que l’acquisition d’un ordinateur et de livres de cours. Ce qui double pratiquement la facture. Pour les étudiants ne pouvant vraiment pas se permettre la location d’une chambre dans une résidence près du campus, les frais de transports sont un poste important, les villes sud-africaines n’ayant pas fait le choix de systèmes de transport public sûrs et abordables. Par ailleurs, l’urbanisation qui n’a pas été fondamentalement redessinée depuis la fin de l’apartheid fait que ces étudiants habitent en grande périphérie ce qui augmente le temps et le coût du transport. Et in fine peut avoir un impact sur la réussite de leurs études.

Leur situation, bien que d’une autre époque, est bien décrite par Niq Mhlongo dans son roman “dog eat dog” qui raconte la première année d’un étudiant pauvre de Soweto à Wits au moment de l’élection de Mandela. Tiraillé entre sa vie d’étudiant dépendant entièrement pour ses études du financement de sa bourse par l’université, et sa vie à Soweto avec ses copains qui vivent d’expédients et d’alcool, Dingamanzi essaie de négocier tant bien que mal son maintien dans une trajectoire qui le sortira de l’emprise de la seule nécessité. Il joue sans vergogne des failles du système et de la mauvaise conscience de l’encadrement pour poursuivre ses études, jamais complètement à son aise entre ces deux mondes. Les universités ont donc des efforts à faire pour tenir compte des difficultés de ces étudiants.

Les possibilités de la résolution de la crise dans les universités semblent bien minces. Certains y voient les signes avant-coureurs du déclin des universités sud-africaines. Le Vice-Chancellier de Wits conduit aujourd’hui un referendum par Internet pour demander aux étudiants s’ils sont pour la reprise des cours lundi après deux semaines de blocage, sachant que si les cours ne reprennent pas, la fin d’année et l’organisation des examens risquent d’être compromis et pour certains il ne peut être question de recommencer une nouvelle année. Les leaders du SRC (Student Representation Council) qui représentent les étudiants dans les instances de direction de l’université réfutent par avance toute légitimité à cette procédure, et donc n’avaliseront pas la reprise des cours sur la base de ses résultats. A Rhodes University, le dialogue administration/étudiants semble mal engagé après les violences d’hier. Les revendications des étudiants ne portent toujours que sur la suppression (et non la réduction) des frais de scolarité pour tous, ce que l’étroitesse de marge de manoeuvre sur les choix budgétaires du gouvernement sud-africain ne saurait permettre, à moins que des arbitrages drastiques ne soient faits. L’éditorialiste Max du Preez remarque d’ailleurs dans une tribune publiée ici que le gouvernement pourrait certainement, s’il renonçait à certains grands projets, et récupérait l’argent se perdant dans les méandres du favoritisme et de la corruption, trouver de quoi financer un enseignement supérieur gratuit. Mais si le gouvernement arrivait à dégager une telle somme, au nom de quoi faudrait-il l’attribuer en priorité à l’enseignement supérieur alors qu’il existe encore des cas d’extrême pauvreté, un taux de chômage record, surtout chez les jeunes n’ayant pas atteint le niveau de fin de scolarité dans le secondaire.

Epilogue 1: 14 octobre 2016

Après 15 jours, les cours ont été interrompus dans plusieurs universités, dont celle de Cape Town, le Vice-Chancellor ne se résolvant pas à faire intervenir la police contre les étudiants et préférant arriver à une solution négociée. Il a été pris à partie un peu brutalement par des étudiants aujourd’hui. L’université devrait rouvrir ses portes à la fin du mois, faute de quoi l’année universitaire risque d’être irrémédiablement perdue, ce qui entraînerait des conséquences non négligeables pour les étudiants les plus vulnérables, n’ayant pas les moyens de refaire une année, ou pour les “matriculants” espérant entrer à l’université à la rentrée prochaine. Le Vice-Chancellor de Wits, soutenu par une partie des universitaires, a décidé de rouvrir son université lundi dernier, moyennant une présence sécuritaire accrue aux abords et sur le campus. Les véhicules de police (surnommés Hippos) stationnés sur le campus rappellent le souvenir sinistre des kasspirs, ces véhicules blindés utilisés par le régime de l’apartheid pendant l’état d’urgence pour “sécuriser” les townships où la jeunesse devenait incontrôlable. Les étudiants et la direction de Wits se battent à coup de communiqués, mais pas seulement, certains étudiants protestataire arrivant à déjouer la surveillance pour introduire des “petrol bombs”, briser des vitres et incendier des poubelles. Fin d’année universitaire chaotique quoi qu’il en soit. Et pour couronner le tout, le président Zuma a décidé de créer une commission ministérielle de réflexion sur la résolution de la crise universitaire dont il a exclu, alors que les premières revendications des étudiants portent sur le financement des études, le ministre des finances Pravin Gordhan, dont il souhaite se débarrasser car ce dernier lutte contre le népotisme dans la gestion des entreprises para-étatiques dont les proches du président Zuma ont eu tendance à profiter des largesses par le passé…