Mort d’un ouvrier indien…

Il y a deux sortes d’expats : ceux de ces communautés d’expatriés ou de futurs expatriés des réseaux sociaux qui se rêvent une nouvelle partie d’existence à Maurice, et les autres. Il faut dire que l’actuel gouvernement mauricien, qui a besoin de devises, a inventé le visa de séjour Premium pour un an, baissé le seuil en dessous duquel les non-mauriciens peuvent acquérir de l’immobilier dans l’île, et promeut ces mesures avec moultes communications vers l’extérieur. Sur les forums virtuels, les vendeurs de services immobiliers ou de relocalisation, peignent l’expérience en rose, à coup de superlatifs et de qualificatifs louangeurs : “laissez-vous tenter par la promesse d”une vie paradisiaque, sur une île tropicale bordée de lagons turquoise accessibles toute l’année, à seulement dix heures d’avion de Paris et presque sans décalage horaire”. Et les prospects tentés par une aventure tropicale à moyen ou long terme, futurs retraités, nomades digitaux, mais aussi couples avec enfants ayant besoin d’un “ailleurs” explorent les possibilités avec des questions exotiques. “Puis-je continuer à recevoir mes allocations familiales françaises à Maurice?” (réponse: non, on n’est pas en France), faut-il vraiment mettre les enfants dans une école privée, elles sont très chères ?(oui, on ne se rend pas assez compte de la chance d’avoir un système scolaire public qui tient la route en France), J’ai des besoins spécifiques en termes de santé, pourrai-je trouver les médecins spécialistes, experts paramédicaux, ergothérapeutes et autres sur l’île? (Probablement pas, bien qu’extrêmement favorisée en termes médicaux par rapport à la moyenne des pays d’Afrique, l’ïle ne possède pas un système de santé très en pointe). “Mon aînée est inscrite au Conservatoire Régional de Trifouillis-le-Baveux, elle est très talentueuse et nécessite des cours de musique de haute qualité, y-a-t-il sur l’île un organisme qui puisse l’aider à maintenir un niveau équivalent à celui qu’elle a en France?” (J’en doute).

Les forums évitent d’évoquer d’autres aspects du pays et les conséquences de sa politique de développement. Faire venir des “digital nomades” des entrepreneurs et des retraités est vu comme le moyen de faire rentrer des devises dans un pays en mal d’exportations. Les constructions ont repris de plus belle après un confinement de près de deux ans, les autorités mauriciennes ayant essayé d’appliquer une politique zéro covid finalement mise à mal. Ce qu’on ne dit pas aux candidats expatriés, c’est que pour soutenir cette croissance de l’immobilier, les sociétés font appel à d’autres sortes d’expats : de la main d’oeuvre extérieure peu qualifiée. On parle de 33 000 ouvriers du sous-continent indien, dont 23 000 bangladais, venus travailler dans des usines, ou construire les projets immobiliers vendus sur plan à des riches étrangers. Les conditions ne sont pas aussi drastiques que dans la péninsule arabique, où sur les chantiers de la coupe du Monde au Qatar. L’île peut leur rappeler, par certains aspects, leur pays d’origine. La population de l’île provient en grande majorité de la même région (75% de la population a une origine indienne). Mais ces travailleurs-là sont moins chouchoutés par le gouvernement mauricien, assez indifférent à leur sort, laissé aux sous-traitants des grands groupes de construction ou de travaux publics ou aux industriels ayant sponsorisé leur visa.

Le 7 septembre, l’un d’eux s’est donné la mort, ne supportant plus ses conditions de travail, et peut-être l’éloignement de sa famille? D’après le reportage du quotidien mauricien l’Express, les recrues se voient promettre des salaires et des gratifications qui ne correspondent pas à ce qu’ils trouvent. Comme beaucoup de travailleurs peu qualifiés employés hors de chez eux, ils dorment dans des dortoirs surpeuplés, pour lesquels ils payent une partie de leur maigre salaire, doivent payer également pour leur nourriture, et ne peuvent renvoyer que de maigres émoluments à leur famille. La majorité d’entre eux s’est endettée pour payer le voyage, le retour au pays natal devient hypothétique, voire impossible. Il leur reste des semaines de travail à rallonge, et des périodes de repos dans des conditions loin d’être toujours décentes. Certains disparaissent et essaient de se fondre dans le décor d’une île dont ils ne maîtrisent souvent aucune des langues, et sans passeport ou espoir de retour.

On oublie vite les leçons de l’histoire. Les mauriciens d’aujourd’hui descendent pourtant en grande partie des travailleurs contractuels recrutés pendant la période coloniale, sur le sous-continent indien. Pour compenser l’abolition de l’esclavage, les planteurs mauriciens, après 1835, firent appel à des “indentured laborers”, des “travailleurs engagés”, maharathi, télougous, tamouls, biharais, recrutés pour la plupart dans le sud de l’Inde. On leur faisait (déjà) miroiter la possibilité de mieux gagner leur vie et d’envoyer de l’argent à leur famille. Ils arrivaient dans les cales insalubres des bateaux et se voyaient octroyer un numéro. L’administration coloniale anglaise conservait les photos prises à l’arrivée des bateaux et les numéros. Ces photos ont fait l’objet d’un ouvrage “Maurice, Mémoire de couleurs” où l’auteur, Claude Pavard, redonne vie à ces visages qui sont le socle de la population mauricienne actuelle. Des portraits d’identité couleur sépia, d’hommes et de femmes émaciés, aux yeux et à la peau sombre, interrogeant l’objectif, avant de faire leurs premiers pas sur une île qu’ils ne quitteraient plus. On aurait pu penser que le parallèle entre ces migrations forcées inciterait le gouvernement local à contrôler fermement les conditions d’immigration de ce nouveau sous-prolétariat. Prompt à faire jouer, dans la sphère politique, la carte des origines, le politique préfère se voiler la face quant à ces encombrants travailleurs de l’ombre.

Nous avons besoin de l’histoire pour ne pas répéter le passé dit-on. Ce ne semble pas être l’avis des puissants mauriciens…

Farewell to Johannesburg…

Le container est parti vendredi après-midi. La grande maison blanche est vide. Après une semaine le nez dans les cartons, la conclusion de notre séjour sud-africain s’approche.

Lorsque s’est dessinée la possibilité de l’expatriation, j’avais appelé un collègue qui y avait passé un an pour son post-doc. J’avais envie de connaître son sentiment, s’il pensait que c’était une bonne idée, etc. Il m’avait rassurée, ayant fait une place à part dans son coeur à ce pays tellement au bout de l’Afrique qu’il ne s’y voit pas toujours. “Il y a des aspects que tu vas adorer” avait-il prophétisé, et “il y a des aspects que tu vas détester”, “en tant qu’européenne, il y a des situations auxquelles tu ne pourras jamais te résigner”. Trois ans plus tard, force est de constater qu’il avait raison.

J’ai adoré vivre dans cette métropole vibrante, avec son histoire très courte et ce rêve qu’elle a symbolisé pour de nombreux migrants. J’ai été choquée par le côté scindé de la ville, par cette inscription géographique de la division jamais surmontée entre les noirs et les blancs. J’ai accepté, tant bien que mal, que la rançon d’une vie agréable soit de vivre dans des quartiers aux murs hauts surmontés de barrières électriques. Je quitte sans regret les trois (!?) systèmes d’alarme différents, la gestion des parties jour et nuit de la maison.

J’en ai apprécié les ciels lumineux et la clémence du climat (sauf les petits matins d’hiver dans une maison non chauffée), les petits déjeuners sous la véranda 300 jours sur 360, la floraison des jacarandas au printemps, des plumbagos en été, celle des “coral trees” et le flamboiement rouge, jaune ou orangé, des aloes au début de l’hiver. J’ai aimé l’amabilité des habitants, et leur gaieté. La vue des “helpers” et des jardiniers prenant le soleil sur les trottoirs engazonnés pendant leur pause. Les hommes faisant la sieste en bleu de travail, le nez dans l’herbe, oublieux des passants. Les femmes en uniforme et coiffe assortie avec leurs tabliers blancs, les jambes à l’équerre sur la pelouse, échangeant les dernières nouvelles. Les filles d’attentes aux arrêts de minibus, le soir, vers cinq heures.

De retour en France, je saurais reconnaître la chance d’avoir des feux rouges qui fonctionnent, et au pied desquels ne se trouvent pas toute la misère du monde. Le bossu de Bompas, le paralytique de Melville sur sa chaise roulante antique, le rasta au regard illuminé de Boundary, la jeune fille aux jambes grêles et au regard absent, tremblotant à la sortie de la bretelle d’autoroute de Corlett, l’albinos de Melrose Crossing, le post-adolescent au visage joufflu et à l’afro décolorée, en posture de pénitent, et son éternelle couverture poussiéreuse sur Chaplin. Je goûterai de nouveau au plaisir de pouvoir faire tout à pied, aller acheter mon pain, descendre au marché, et de ne pas avoir à faire un long détour parce que tel quartier est bouclé par des “closures” sécuritaires et qu’on ne peut que le contourner…

J’ai aimé les rencontres avec des sud-africains de toutes origines, leur accueil chaleureux. Les longs déjeuners du dimanche entre amis, braaï ou cuisine plus raffinée, avec open bar de vins sud-africains. J’ai apprécié aussi l’accueil de la communauté française, une petite communauté de 4000 âmes, qui, peut-être parce que la ville est réputée difficile, se met en quatre pour intégrer les nouveaux et leur faire découvrir les charmes de la cité de l’or.

Mon collègue avait raison, j’ai beaucoup aimé Joburg, comme on l’appelle familièrement ici. Je suis d’autant plus triste d’en partir que je n’ai pas pu avoir de réponse à des questions cruciales comme: pourquoi les sud-africains adorent-il autant les voitures blanches? Pourquoi affichent-ils leurs agents immobiliers sur les réverbères comme on le ferait chez nous de politiciens en campagne électorale? Pourquoi les sud-africains blancs font ils autant de courses de vélo, de marathons,  d'”Iron Man” les week-ends, quand, pendant la semaine ils ne peuvent envisager d’aller acheter leur pitance au supermarché à pied? Pourquoi, mais pourquoi diable, vend on du vin dans les supermarchés, alors que le titrage des nectars sud-africain frôle les 14 degrés, quand bière et cidres bien moins concentrés en alcool, doivent se contenter, comme les autres boissons d’adultes, de figurer dans des “Liquor Stores”?

Adieu donc, Johannesburg ville de contrastes, ville d’opulence et de misère, cité-monde et cité africaine, mirage et réalité. Ce blog est un témoignage des réflexions que m’ont inspirées les presque trois ans que j’y ai passés. Alors va t’il aussi s’arrêter? Soyez rassurés ami.e.s lecteurs/lectrices, j’ai encore quelques billets en réserve, déjà programmés, et puis je ne quitte pas tout à fait l’Afrique Australe, y ayant toujours un pied-à-terre à Tamarin. Ce blog continuera après l’été avec mes impressions sur l’Afrique vue d’Europe, à la lumière de mon expérience sud-africaine. Que perçoit-on de l’Afrique quand on est en Europe? Comment ces perceptions se comparent-elles à ce que j’ai pu voir/lire/entendre en vivant sur le continent? Merci en tout cas à mes lectrices et lecteurs fidèles, merci pour vos retours sur mes billets, ils m’ont touchés et fait plaisir, merci aux suggestions de sujets, et à très bientôt!