Saumâtre Nature?

La clôture de parc nationaux est elle la meilleure façon de préserver la biodiversité? Quels sont les acteurs les plus légitimes?

Août 1991, nous nous sommes installés le mois précédent dans une petite maison de la banlieue de Boston, et nous profitons de trois semaines de vacances pour faire un tour des parcs nationaux de l’ouest américain. Après une semaine au Yellowstone, où la variété de la flore et de la faune m’a rappelé avec insistance le psaume de la Création, nous prenons un vol de Salt Lake City pour Las Vegas, où nous avons loué une Ford plus encombrante que puissante, avec le passage de vitesse au volant. Nous en sommes à notre dernière étape : les paysages légendaires des westerns de notre enfance.

Ce voyage est celui de l’émerveillement, c’est mon deuxième voyage aux Etats-Unis, pays mythique où je n’aurais jamais rêvé de mettre les pieds, alors que je grandissais sur les franges du Sahara. Je suis fascinée par l’échelle grandiose des paysages et de leur variété. Je déteste d’emblée Las Vegas et son atmosphère de cupidité électrique. Les gens aimantés par le jeu et les gains mirifiques qu’on leur fait miroiter, les bandits manchots jusque dans les toilettes, et les grilles de loto sur les tables de petit déjeuner, avec les chiffres rouges clignotants sur des écrans longilignes tout le long de la salle à manger du Circus Circus. Je suis ravie que nous n’y passions qu’une nuit, et que nous filions ensuite vers Flagstaff, notre camp de base pour le Grand Canyon et plus tard vers Monument Valley.

“Comment pouvons-nous parler de progrès alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie?”

Romain Gary, Les racines du ciel.

La beauté minérale des paysages de cette partie du sud-ouest des Etats-Unis me rappelle les paysages de mon enfance, avec une végétation différente. Les entablements géologiques rouges du Grand Canyon, et leurs variations de couleurs selon le moment de la journée sont un enchantement. Dans la chaleur d’août, le monde animal se terre. Nous apercevrons tout au plus quelques coyotes, lorsque le soir tombe. Le seul rappel que nous nous trouvons sur des terres indiennes, ce sont ces écriteaux baroques, à quelques endroits. « Caution, friendly indians behind you », et les publicités pour un « trading post » d’artisanat Navajo.

A Kayenta, ou nous avons pris une chambre d’hôtel pour visiter Monument Valley, je perçois pour la première fois, que la réalité du lieu est moins paradisiaque, et que cette beauté des paysages préservés se double sans doute d’un coût humain. Je visite la supérette locale pour refaire le plein de bouteilles d’eau et de quelques fruits et snacks pour la route. Autour de moi, et des inévitables touristes, et quelques représentants de la population locale, des Navajos, descendants de Manuelito, les visages las et pour la plupart obèses, achètent bières, chips et barres chocolatées avec des « food stamps », ces bons distribués par les autorités aux descendants des tribus natives privés d’autres moyens de survie.

Ce cliché ne figure pas dans mon album de voyage. Mais le malaise reste aussi vivace que les tirages que j’ai collés dans un album photo relié à la couverture en tissu noir. Il ressurgit par moments. Comme cette fois à l’entrée du parc d’Etosha, en Namibie, où des femmes himbas[1], le corps et les longues tresses enduites de pigments rouges proposent de petits objets artisanaux sans âme, se prêtant au jeu de la photographie par les touristes qui postent sur les réseaux sociaux la rencontre « tellement authentique » avec une madone australe allaitant son enfant. Ou lorsque l’hôte bien intentionné d’une réserve privée propose la visite du village typique de telle ou telle ethnie, avec présentation d’artisanat local et danses folkloriques. Ou lorsque sur le groupe d’expatriés d’un réseau social, un futur voyageur demande des expériences locales « véridiques », « sortant des sentiers battus ».

Je n’arrivais pas à analyser le mélange de gêne et d’agacement que je ressentais à ces moments-là. J’ai lu récemment quelques articles de la chercheuse Aby Sène-Harper sur les liaisons dangereuses entre développement, capitalisme et sauvegarde de la nature. Et certains de ses arguments ont fait mouche.

La préservation de la nature, qui est un objectif louable, n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Ce qui joue, en toile de fond de toute une pensée conservationniste, depuis la création des premiers parcs nationaux, notamment le Yellowstone, mais aussi ceux qui ont suivi, c’est une mise en accusation des peuples autochtones, soupçonnés d’être à l’origine de la dégradation des terres et de la perte de ce qui ne s’appelait pas encore la biodiversité. La pensée conservationniste est donc, dès l’abord, très marquée par des filtres coloniaux.

La protection des espaces « naturels » se fait, dès la fin du dix-neuvième siècle, par l’éviction des habitants humains et leur marginalisation. Une nature préservée, c’est une nature « vierge » de toute occupation humaine, et tant pis si ces terres abritent depuis la nuit des temps des êtres humains. Ceux-ci sont disqualifiés d’office. Les habitants originels sont repoussés aux marges des réserves naturelles, où ils survivent comme ils peuvent. Ils n’ont souvent pas le bagage scolaire ni les dispositions sociales pour se qualifier pour les emplois touristiques ou scientifiques induits.

Je me souviens que quand j’étais enfant, mes parents étaient très amis avec le directeur du centre de pêche d’Air Afrique, dans la Baie du Lévrier, pas très loin de Nouadhibou. Ce géant jovial, qui a passé sa vie dans les camps de chasse ou de pêche de l’ouest africain, avait toujours beaucoup de succès avec ses histoires de traque d’éléphants. Il ne manquait pas de bagout et racontait avec humour ses expéditions les plus épiques, où transparaissait la volonté de satisfaire la chasse au trophée de tel client important, star du show business ou du monde des affaires. Il existait des centaines de guides de chasse et de pêche comme lui, officiant sur le continent africain ou toute autre étendue giboyeuse et peu peuplée. Alors qu’on a beaucoup fustigé les “populations indigènes irresponsables” auxquelles on a volontiers imputé la disparition de la biodiversité, le rôle de la prédation “de loisir” et celui de l’exploitation des ressources minérales ou agricoles intensives menant à l’extinction de la faune ont été euphémisées. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée de créer des zones de conservation de la nature, même si elles ont parfois un côté un peu factice, j’en ai parlé ici. En revanche, il faut réinterroger le modèle pour que les bénéfices en soient plus équitablement partagés. Si la biodiversité est notre patrimoine commun -et cela j’en suis persuadée- ne faut-il pas réinterroger le postulat selon lequel les populations qui en ont été en charge depuis des milliers d’années seraient moins à même de le protéger que les héritiers des puissances coloniales?

Selon Aby Sène-Harper, des dizaines de millions de gens auraient été déplacés pour laisser la place à ces forteresses de la conservation de la nature où les élites mondiales viennent se reconnecter avec une idée fantasmée de la nature telle qu’elle devrait être, ou payer des dizaines de milliers de dollars pour avoir le droit de tuer des animaux sauvages. Drôle de paradoxe qui fait qu’on accepte, dans des réserves privées adjacentes au Kruger, ou dans les espaces immenses du Bostwana, qu’un touriste puisse sacrifier un lion en payant des milliers de dollars, mais lorsqu’un braconnier tue un rhinocéros pour gagner à peine mille dollars, on réclame sa tête et le droit de lui tirer dessus sans sommation… Selon que vous serez puissant ou misérable…

Avec l’augmentation des terres protégées, et une sensibilité de plus en plus acérée à la cause de la biodiversité, la sanctuarisation se gagne au prix d’une militarisation des zones, et des méthodes musclées de protection. Les heurts deviennent de plus en plus fréquents, notamment au Congo, et plus récemment en Tanzanie.

A l’heure où la gouvernance mondiale de l’environnement, mise en place pour sauver notre planète des conséquences catastrophiques d’un réchauffement climatique excessif, prévoit de sanctuariser 30% de la surface des terres d’ici 2030, c’est un élément qu’il faut avoir en tête pour ne pas répéter à l’inifini les mêmes injustices.

“L’Afrique ne s’éveillera à son destin que lorsqu’elle cessera d’être le jardin zoologique du monde.”

Romain Gary, Les racines du ciel


[1] https://www.namibie-en-liberte.com/conseils-voyage/culture/himbas

Nous avons l’art pour ne pas mourir de la réalité…

Quel est le rapport entre des écrevisses, une jeune écrivaine de soixante-dix printemps, un documentariste au bout du rouleau, des calaos, des hyènes, des chacals et des poulpes? Vous le saurez en lisant ce post!

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime;/ Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours:/ Quand tout change pour toi, la nature est la même,/ Et le même soleil se lève sur tes jours”

Alphonse de Lamartine “Le Vallon”

Un peu fatigués par une rentrée un peu morose, par un mardi de fin d’été pas très enthousiasmant? J’ai décidé de vous parler, dans ce billet de rentrée, de choses qui me guérissent, de choses qui me font du bien, qui me mettent du baume au coeur et à l’âme, et me redonnent foi en la vie.

Les livres en font partie bien sûr, les films aussi. Cet été, j’ai eu trois coups de coeur inattendus. Par le truchement d’amis, j’ai découvert Delia Owens, jeune romancière (elle a passé la barre des soixante dix ans) passée du quasi anonymat au statut d’auteure de best-sellers avec son premier ouvrage de fiction: “Là où chantent les écrevisses”. Avec Delia Owens j’ai voyagé de la Caroline du Nord au Kalahari. Avec le magnifique documentaire de Pippa Erlich et James Reed sur l’amitié entre un documentariste animalier au bout du rouleau, et une pieuvre dans “la sagesse de la pieuvre” (“My octopus teacher”), je me suis laissée entraîner sur les rivages déchiquetés du Western Cape en Afrique du Sud.

Les livres de Délia Owens comme “My Octopus teacher”, dans des registres et avec des moyens différents m’ont envoûtée. J’en ai aimé les messages de réconciliation avec la nature et la nécessaire modestie des êtres humains vis à vis d’un monde qu’ils ont malmené et voulu asservir.

J’étais sceptique au départ devant les louanges reçues par les uns et les autres. En recherchant sur “Là où chantent les écrevisses” je me suis aperçue que Delia Owens, avec son mari Mark, avait écrit de façon extensive sur le désert du Kalahari et sur les stratégies de survie de ses mammifères dans un univers hostile. Avant de me plonger dans son roman, j’ai donc commencé par l’ouvrage qui est un classique de la littérature pour rangerCry of the Kalahari“, le cri du Kalahari, qui raconte le terrain, dans les années 70, du couple Owens, deux zoologistes récemment mariés, venant étudier comment les hyènes, lions et chacals de cette région arrivent à survivre dans ce milieu hostile.

Fuyant une Amérique secouée par la fin de la guerre du Vietnam, ils mettent au clou toutes leurs possessions pour prendre des billets d’avion pour le Botswana, y acheter une guimbarde déglinguée et s’installer sur une petite colline de la vallée de la désolation, une vallée où les animaux n’ont presque jamais vu d’êtres humains. Ils y resteront sept ans, le temps de recueillir des données impressionnantes. L’ouvrage écrit à quatre mains se lit comme un roman. J’ai adoré y retrouver l’ambiance des camps du bush, la sensation de n’être rien et d’avoir tout à apprendre de cette nature formidable. La description des conditions de leurs terrains est admirable, on y comprend le travail de zoologiste et ses (nombreuses) difficultés. On y frémit avec eux des mésaventures inhérentes aux séjours dans le désert, et aux rencontres plus ou moins fortuites avec les animaux qui constituent leur objet d’étude mais aussi, dans une certaine mesure leurs compagnons. La distance méthodologique à l’objet d’étude n’est pas toujours observable en zoologie!

Il y a des moments poignants, dans ce milieu impitoyable, mais aussi des moments de grâce. Lorsque Célia évoque la cohabitation avec les animaux du Kalahari. On rit aux facéties des calaos qui ont élu domicile dans le camp où Celia ne manque pas de les nourrir, se posant sur son épaule lorsqu’elle cuisine, comme pour inspecter sa tâche. On sourit aux souvenirs des chacals amicaux qui viennent saluer les zoologues, sans parler des hyènes farceuses dérobant régulièrement la bouilloire dans la cuisine.

Est-il possible de vivre à deux, pendant six ans, dans la vallée de la désolation sans finir neurasthénique? Il faut être fou, ou très amoureux non? Sans doute. Mais leur récit montre que lorsqu’on commence à ouvrir le livre de la nature et à savoir le déchiffrer, on a du mal à le refermer. Le livre nous donne une idée assez complète des difficultés matérielles et morales du terrain, et il y en a! Il décrit également de l’exaltation d’être pleinement présent dans ce milieu tellement exceptionnel, attentif au moindre détail, dans une communion intense avec l’environnement.

C’est ce sens du détail, et cet amour de la nature que l’on retrouve bien dans “Là où chantent les écrevisses”. Le roman, dont l’intrigue se situe dans les Etats-Unis ségrégationnistes des années 1960, raconte la vie d’une fillette abandonnée par sa mères, ses frères et soeurs, puis son père, qui parvient à survivre dans la cahute familiale au coeur d’un marais. Devenue adulte, l’enfant sauvage se trouve au coeur d’une enquête pour meurtre dans la petite communauté voisine. Le roman retrace l’itinéraire de l’héroïne et sa résilience, aidée par le monde du marais qu’elle apprend à déchiffrer. L’écriture poétique de Delia Owens nous accroche complètement dans ce “tourne-page”. J’y ai retrouvé avec bonheur les descriptions de la nature qui font le charme de “cry of the Kalahari”. Originaire du sud des Etats-Unis, il n’est pas douteux que Delia Owens puise dans sa connaissance de cette région et de son écosystème particulier qu’est celui du marais, étendue d’eau mi-douce, mi-salée habitat d’une variété dont l’auteure décrit les spécificités avec bonheur. La source de la force de l’héroïne, Kya, qui y puise son savoir – conforté par les livres que lui amène Tate, l’un de ses seuls amis.- et son réconfort.

La nature donne des leçons que les êtres humains feraient bien de considérer. C’est également le sujet de “My Octopus teacher”, regardé sur le conseil d’amis. D’abord dubitative, toujours méfiante à propos du énième documentaire sur le monde sous-marin depuis que le commandant Cousteau a remporté la palme d’or à Cannes avec “Le monde du silence”. Je me suis pourtant laissée emporter par cette histoire de rédemption humaine par la grâce d’une poulpe. Craig Foster y joue son propre rôle. Celui d’un être humain qui, pour soigner son mal-être, décide de plonger tous les jours pendant un an, dans la foret de Kelp qui borde l’océan au bord duquel il vit depuis sa plus tendre enfance.

Il rencontre une demoiselle poulpe avec laquelle il se lie d’amitié. Il se laisse apprivoiser autant qu’il l’apprivoise. L’homme et l’animal se retrouvent tous les jours. Le narrateur découvre une à une les différentes facettes de la vie d’une poulpe, qui n’est pas seulement, selon la vue stéréotypée que les êtres humains bornés projettent sur les animaux, liée à la nécessité et à la seule recherche de sa pitance et échapper à ses prédateurs. Craig Foster apprend à admirer l’ingéniosité de son amie pour tromper ses proies et pouvoir se nourrir, il partage avec elle des moments de pure joie où le temps est suspendu.Les dames poulpes, semble-t-il, ne sont pas dénuées d’humour.

Les livres de Celia Owens comme “My Octopus teacher” nous offrent plusieurs leçons. La première c’est le plaisir qu’on peut avoir à apprendre de l’observation de la nature. La seconde, c’est que des animaux même très intelligents ne peuvent échapper à une vie “nasty, brutish and short” comme disait le grand Will. La troisième, c’est une réflexion renouvelée sur les rapports entre les êtres humains et la nature. Oui, les écosystèmes sont fragiles et nous devons, en tant qu’êtres humains responsables et éthiques, la protéger. Mais elle est aussi une source immense de résilience. Les autres êtres vivants n’attendent rien de l’espèce humaine, nous n’avons pas de délégation de leur part. Ils savent gérer eux-même la nécessité dans laquelle ils se trouvent et à laquelle ils ne cherchent pas à se soustraire. Nous ne pouvons pas tout, nous ne sommes pas responsables de tout. Nous sommes aussi soumis aux lois de cet univers dont nous ne pouvons nous soustraire.

L’univers continuera d’exister même si le projet d’extinction de la race humaine par auto-destruction vient à son terme. En un sens, c’est un message que je trouve plutôt rassurant. Cela pourrait alléger la déprime s’abattant sur les jeunes générations, traumatisées par les messages anxiogènes véhiculés par les hérauts du dérèglement climatique. Qu’en pensez vous?

“Comme les marées, les réverbères et les coquelicots, (l’) existence (des êtres humains) est régie par des lois dont aucun existant ne saurait s’exempter”.

Philippe Descola. “Les formes du Visible”
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Quelque chose de Mogambo…

Alors que l’Afrique du Sud est encore fermée pour cause de pandémie, un hommage au secteur touristique aujourd’hui sinistré…

Kambaku Safari Lodge, Timbavati

“Il faut que vous sachiez qu’il y a, en Afrique, quelque chose d”éminemment romanesque. Vous regardez un coucher de soleil et vous pensez que la main de Dieu vous est apparue. Vous voyez le bond souple d’une lionne, et vous en oubliez de respirer.”..

Jodi Picoult. La tristesse des élephants

L’Afrique fascine depuis longtemps du fait de ses espaces naturels et de sa faune. Continent des origines de l’humanité, elle abrite des merveilles naturelles incomparables, rend lyriques écrivains (relire “Les racines du ciel”!), cinéastes, (Mogambo, African Queen), musiciens… Bon d’accord, pas forcément Céline ou Conrad, qui se sont sentis oppressés par cette nature débordante et hostile et par les conséquences de la colonisation. Les auteurs africains eux-mêmes ont joué sur cette fascination en rappelant cette présence du topos animalier dans des oeuvres comme “Mémoires d’un Porc-Epic” (Alain Mabanckou) ou dans “En attendant le vote des bêtes sauvages” (Amadou Kourouma). Chères lectrices et lecteurs, vous me pardonnerez de verser gravement dans le cliché, mais je me sens plus d’affinités pour la “Ferme Africaine” de Karen Blixen que pour les chapitres africains du “Voyage au bout de la nuit”.

Depuis ma prime enfance, les sorties dans la brousse (sic.) sont des fêtes. Le départ au petit matin dans la Land Rover (Defender, of course!), le soleil pointant son nez sur l’immensité du vide… Du sable et du désert, à perte de vue… J’habitais sur la façade ouest du Sahara, non loin d’un des relais de l’Aéropostale, grande pourvoyeuse de mythes sur le continent. A l’époque j’imaginais que le Petit Prince, dont j’écoutais le Livre-disque narré par Gérard Philippe sur l’électrophone familial, avait été écrit non loin de chez nous… Le Clézio l’a écrit, rien de plus fascinant que ces grands espaces de sable sur lesquels on finit par distinguer de plus en plus de choses… Rien de très glamour dans nos sorties dominicales, qui ont fini par être annulées pour cause de conflit au Sahara Occidental au milieu des années 70… C’était pour nous l’équivalent de la randonnée en montagne pour ceux qui habitaient Annecy ou Grenoble… Une façon de se distraire le dimanche…

C’est en voyageant dans les ex-colonies britanniques que j’ai découvert le safari, cette expérience typique développée par les anglais dans leurs territoires africains, pour “encapsuler” l’Afrique. Le safari, emprunt au swahili où le terme veut dire voyage, ne s’applique pas à l’origine à la découverte encadrée des beautés naturelles de la terre. Mais il est venu à symboliser cette prestation touristique très codifiée (et plutôt onéreuse) délivrée par des opérateurs de lodges.

L’Afrique du Sud, qui compte de nombreuses réserves naturelles, parcs publics ou privés, a développé une impressionnante offre de lodges et de safaris. Le décor est un élément incontournable de l’expérience. Le lodge doit “faire africain” tout en offrant des niveaux de confort acceptables au vu des tarifs pratiqués. Un style “out of Africa” très inspiré par l’esthétique du film de Sidney Pollack. Contrairement à d’autres endroits touristiques d’Afrique du Sud où la présence du continent est délibérément occultée la décoration des lodges de safari joue la carte “couleur locale” avec quelques notes “cosy” et les plus beaux sont de réels enchantements. On est très loin de l’habitat réel des contrées qui l’environnent. Les constructions sont basses, souvent en adobe, avec des toits de chaume pour rappeler l’architecture traditionnelle. Certains ont opté pour le look “camp de brousse” en installant des tentes, l’effet Mogambo? Tant pis si Clark Gable et Grace Kelly sont enterrés depuis longtemps…

Second élement de la mise en scène, la scansion du séjour par des moments hautement ritualisés, rythmés par les “game drive”,  au lever du jour et en fin d’après-midi, ces sorties en voiture 4*4 découvertes pour observer la faune*, les différentes pauses café, thé, etc. Dans certains lodges on se demande si le but du jeu n’est pas d’engraisser le touriste pour le livrer aux fauves de la brousse à la fin du séjour! Premier épisode aux environs de 6 heures du matin, thé ou café accompagnés de rusks (gâteaux rustiques bourratifs et hyperénergétiques) ou de muffins. Second épisode au retour du “game drive”, full breakfast (amateurs d’oeufs, saucisses, tomates au petit déjeuner, c’est votre moment!). Troisième épisode, déjeuner. Quatrième épisode, high tea avec sandwichs et petits gâteaux avant d’appareiller pour le second “game drive”. Et enfin, dîner**, si vous avez de la chance sous les étoiles du boma, salle à manger en plein air…

Lions au Pilanesberg

Le game-drive, “version politiquement correcte du grand chasseur blanc?”

Les “game drive” sont le clou du séjour. Le but de la plupart des “game drive” est simple: vous donner pendant la durée de votre séjour, l’impression d’avoir vécu vous-même la réalisation d’un documentaire du National Geographic, approcher le plus possible les animaux les plus difficiles ou les plus dangereux du bush. L’objectif ultime étant d’avoir vu les “Big 5” au cours de votre séjour: lion, éléphant, rhinocéros, léopard et buffle. Les rangers et les pisteurs sont là pour trouver les animaux et de vous permettre de les observer dans leur éco-système naturel. Le ranger est un élément central du système. Il se recrute essentiellement chez les solides afrikaners nourris au bon grain et aguerris au rugby mais accepte quelques britanniques rosissant au soleil (où serait-ce l’effet du Gin & Tonic qu’ils éclusent sans vergogne pour conjurer la malaria?) et, quoique plus minoritaires quelques noirs et quelques femmes (pas encore vu de ranger femme et noire, mais mon échantillon est assez limité). En revanche, les pisteurs sont assez majoritairement noirs et viennent souvent des environs. Je me suis interrogée sur cette sur-représentation blanche et il est possible que cela ait à voir avec le capital économique des individus, les formations sont payantes et pas forcément accessibles, mais c’est le cas d’à peu près toutes les formations professionnelles en Afrique du Sud.

On peut supposer d’autres explications en termes culturels: les populations locales regardent la nature avec méfiance et faire ce métier n’a pas de sens pour eux. S’approcher le plus possible des lions pour que des touristes occidentaux les prennent en photo n’est-ce pas totalement ridicule? Ainsi mon prof de zoulou m’a regardé d’un air dubitatif lorsque je lui ai dit avoir envoyé mes enfants faire du volontariat dans le bush: “le bush? Pourquoi, mais c’est plein de bêtes!”. Peut-être aussi que l’obligation qui leur était faite par l’apartheid de rester dans les bantoustans lorsqu’ils n’avaient pas de travail a imprimé en eux l’idée qu’on trouvait du travail dans les villes. Autant dans l’histoire des afrikaners et des colons anglais, dominer la nature était une épreuve formatrice dont on pouvait être fier, et les bonnes écoles de Johannesburg proposent des séjours “formateurs” dans le bush à tous leurs élèves, autant pour une partie de la population noire, ce ne semble plus être le cas.

C’est en tout cas tout un art de déchiffrer les indices que laissent les animaux dans le bush et de les approcher. Certains game drive se soldent par des échecs ou des déceptions, on peut suivre des traces de lion pendant des heures sans parvenir à dénicher leur propriétaire. C’est là que joue un élément essentiel de la formation du ranger: sa connaissance d’un certain nombre de blagues (dites “blagues de ranger”) pour détendre l’atmosphère et évaporer les déceptions. La plus courante: “savez-vous pourquoi les impala (que l’on voit partout) ont un “M” marqué sur les fesses?” (…) “Parce que ce sont les Mc Do du bush!”. Et leur position dans la chaîne alimentaire fait que ces graciles antilopes sont à peu près menacées par tous les types de carnivores présents… “La vie est un grand restaurant” écrivait Woody Allen… Autre échantillon: “pourquoi les waterbucks ont ils un demi-cercle blanc sur les fesses?” (…) parce qu’ils se sont assis sur des toilettes fraîchement repeintes!”

Coucher de soleil sur le Delta de l’Okavango

Bref on peut voir le safari comme une mise en scène de la nature qui joue sur les clichés colonialistes et l’imagerie de documentaire animalier, une fiction fabriquée par une chaîne d’acteurs conscients de la valeur commerciale de la proposition. On peut aussi complètement se laisser emporter, comme dans roman à grand tirage… On sait que le script est écrit, qu’il n’y aura pas de surprise, même si la vision des Big 5 n’est jamais garantie, mais lorsque l’auteur y met du coeur, on y croit et on se laisse emporter. Je suis toujours bon public en safari. Le spectacle des troupeaux d’éléphants avec leurs éléphanteaux malhabiles et leurs adolescents provocateurs, la beauté d’un léopard allongé dans un arbre, d’une troupe de lionnes déboulant sur la piste devant nous, l’oeil inquisiteur d’une maman rhino, l’air impertinent d’un singe vervet… et l’incomparable beauté des couchers (et des levers de soleil) africains  ne me laisseront jamais indifférente!

“Les clichés ne le sont qu’à force d’être répétés, pas parce qu’ils sont faux”.

Thomas B. Reverdy et Sylvain Venayre. “Jardin des colonies”

*(il est strictement interdit de se promener en dehors de l’enceinte des lodges sans l’armure protectrice de ces véhicules)

** Chériiii! Tu as pris le Bicarbonate?