
Lorsque je me suis installée à Joburg, j’ai décidé de mettre à profit mon séjour dans un des pays au niveau d’inégalités préoccupant pour essayer, à ma petite échelle, de donner un peu de temps pour améliorer l’ordinaire de personnes faisant partie des moins chanceuses de cette ville. Il y a de nombreuses possibilités de faire du bénévolat à Joburg. Compte-tenu de mon passé d’enseignante à l’université j’avais plus d’appétence pour des propositions autour de jeunes. J’ai donc décidé de m’investir dans une association nommée Sizanani (“il faut s’entraider” en isiZulu) qui propose des mentors à des lycéens méritants des cinq lycées d’Alexandra, le township le plus proche de Sandton, haut-lieu du “business” sud-africain, et qui concentre les entreprises les plus riches du pays, voire du continent.

L’idée est de proposer tous les mois (ou plus fréquemment si les mentors le souhaitent) une sortie le samedi après-midi à un ou plusieurs mentees, leur offrant des expériences sociales qu’ils ne partageraient pas avec leurs proches, visites, sorties au cinéma, dans les musées, au restaurant… Bref, développer leurs “social skills” et leur ouvrir les yeux sur la ville/le monde d’à côté auquel ils n’ont pas accès dans leur vie quotidienne avec leur famille. Il faut également les aider dans leurs dernières années de lycée à préparer au mieux leur “matrics” (l’équivalent sud-africain du bac) dont les notes vont conditionner leur entrée à l’université, et à choisir judicieusement leur filière universitaire, car la plupart d’entre eux seront boursiers (les études supérieures sont très chères en Afrique du Sud) et perdront le bénéfice de leur bourse s’ils échouent en première année.
Depuis février dernier j’effectue quelques tâches pour Sizanani et mentore deux lycéennes de première (grade 11) Nkateko et Lumka et nos rencontres m’ont ouvert les yeux sur des aspects de la vie en Afrique du Sud auxquels je n’aurais pas forcément été sensibilisée sans elles. J’ai notamment eu un premier aperçu de la vie dans les townships, des structures familiales et des histoires de ces adolescents. J’ai été surprise par les choix faits en matière d’éducation au moment de la sortie de l’apartheid, qui ont des répercussions aujourd’hui sur la vie des jeunes noirs et leurs perspectives d’avenir. On peut dire que sur le sujet de l’éducation, les efforts déployés par les gouvernements successifs ont été insuffisants pour redresser la barre des inégalités.
On peut imaginer le gouffre qui sépare nos existences de celles des habitants des townships (et je ne parle pas de ceux des “informal settlements”, encore plus bas dans l’échelle de l’organisation urbaine). Le gouvernement de Mandela avait prévu des logements pour tous et des accès à l’eau et à l’électricité pour tous. Vingt ans après, la réalité est autre. Il faut dire que Joburg n’a cessé d’être une terre de migration des ruraux et des réfugiés économiques et politiques des pays voisins qui y viennent chercher fortune. Lorsqu’on passe les frontières d’Alexandra, en voiture, on est frappé par la poussière et l’abandon des rues peu entretenues, trouées de nids-de-poule, à cinq minutes de Sandton, par la foule qui se déplace massivement à pied dans ces rues poussiéreuses, quand les habitants des beaux quartiers préfèrent circuler en voiture dans de larges avenues au bordures engazonnées et plantées d’arbres.

Les histoires des mentees de Sizanani, que j’ai découvertes en dépouillant les questionnaires/lettres de motivation pour avoir un mentor, révèlent des aspirations qui pourraient être celles de jeunes du monde entier, et des vies dont les difficultés se reflètent peu dans les échanges joyeux que nous pouvons avoir avec eux. Peut-être est-ce la pudeur, ou la volonté de ces jeunes de profiter de ces moments avec nous sans s’appesantir sur leurs problèmes. Le fait que je pourrais être leur mère fausse sans doute aussi la communication dans un cadre culturel où le respect aux aînés est très marqué. Spontanément les lycéens vont plus volontiers vers des mentors plus jeunes avec lesquels la distance est moins grande.
Une minorité de lycéens (un tiers) vit dans ces familles “nucléaires” qui sont devenues la référence en Occident. La plupart vivent avec un seul parent, le plus souvent leur mère, une grand-mère, une tante, ou parfois ensemble avec des cousins sous la houlette d’un adulte. Un tiers a perdu au moins l’un de ses parents. Une majorité des adultes est sans emploi. Un adulte en emploi soutient souvent une dizaine de personnes: ascendants, descendants, frère ou soeur adulte et les enfants de ceux-ci. Le sens de la solidarité est assez impressionnant. Les “social grants” distribués par le gouvernement aident également les personnes à subvenir aux besoins quotidiens des familles. Une partie des lycéens est née dans une autre province et a déménagé dans son enfance à Alex. D’autres sont nés à Alex, ont été élevés par une grand-mère dans la province d’origine des parents (Limpopo, Western Cape), et ont rejoint leur mère au moment du décès de l’aïeule. Les logements sont exigus à Alex, nombreux sont ceux qui vivent dans une ou deux-pièces et dorment à plusieurs, sur des matelas à même le sol. Les conditions d’études ne sont pas optimales, ils ont peu l’occasion de s’isoler pour se concentrer et faire leur devoirs. Une partie attend que la maisonnée soit endormie et ait éteint la télévision pour s’y mettre… Certains lycées restent ouverts et mettent des salles d’études à disposition des élèves, mais les parents ne veulent pas que leurs enfants rentrent après la nuit tombée, du fait de l’insécurité des rues mal ou pas éclairées, et aussi parce que lorsque les parents travaillent, les adolescents doivent faire leur part du travail domestique, garder les petits frères et soeurs en rentrant, faire la cuisine, laver les uniformes…
Les parents n’ont généralement pas fini leurs études secondaires. Ils mettent de grands espoirs dans la réussite de leurs enfants, mais ne sont pas à même de les aider, ou de comprendre les enjeux de l’université. Le rêve exprimé de tous ces jeunes est d’être celui qui réussit, qui sauve la famille de la misère, et lui permet de déménager d’Alexandra. Aussi, les professions dans lesquelles ils se projettent sont pour une grande part: médecin, ingénieur, expert comptable, avocat, sans qu’ils aient une idée précise de ce que cela signifie réellement. L’un des rôles des mentors est d’essayer de les orienter dans leur choix de cursus universitaire et leur donner des objectifs réalisables.
En effet, selon des études récentes, le nombre de places est compté à l’université (seuls 18% des matriculants y auront accès, et même si les étudiants noirs ont des conditions d’accès privilégié, c’est encore peu), et la moitié des premières années échouent. Les lycéens d’Alexandra n’auront pas de deuxième chance, leurs familles ne peuvent pas se le permettre. Une année d’université en Afrique du Sud coûte environ 90 000 rands (50 000 rands pour la scolarité, le reste pour le logement, la nourriture, les transports, les livres et l’ordinateur), ce qui correspond à 5200 euros budget hors de portée de bon nombre de familles sud-africaines. Il existe un système de bourses ou de prêts à taux préférentiels mais tous n’y ont pas accès, les procédures sont opaques et compliquées (Valérie Hirsch, responsable de Sizanani passe de nombreuses heures à démêler les dossiers de demandes chaque année).
C’est une grande surprise pour moi, élevée dans le culte de l’école publique, laïque et républicaine, que le gouvernement post-apartheid n’ait pas institué de système d’éducation (primaire, secondaire, et supérieur) gratuit et de qualité. Pour réduire de façon drastique les inégalités et les injustices faites à la population noire, quel autre moyen que d’investir dans l’éducation et de faire en sorte que le prix n’en soit pas un obstacle? C’est la question que posaient les étudiants du mouvement #FeesMustFall en octobre dernier, se révoltant contre l’augmentation des tarifs des universités. Le gouvernement promit de ne pas augmenter les frais d’inscription, tout en ne donnant pas a priori de moyens supplémentaires aux universités (à elles de se débrouiller avec l’intendance). Je ne comprends pas que le sujet ait mis vingt-cinq ans à émerger. J’espère que le mouvement continuera à perdurer et obtiendra gain de cause, les étudiants le valent bien.
5 thoughts on “Sizanani Mentors, ma fenêtre ouverte sur la jeunesse sud-africaine…”