Les diaboliques de Sandton…

Retour sur le fait divers qui passionne l’Afrique du Sud depuis le mois d’avril : l’arrestation du “violeur de Facebook” et de sa complice, médecin/influenceuse réputée

Avez-vous entendu parler de Thabo Bester et Nandipha Magudumana, les Bonnie & Clyde sud-africains contemporains? L’affaire défraye la chronique en Afrique du Sud et offre tous les ingrédients du thriller haletant. Des viols en série et au moins un meurtre dans les années 2000. Des victimes, recrutées sur Internet, désireuses de se lancer dans une carrière de mannequin sous la houlette de celui qui prétendait agir pour une agence internationale. Une idylle avec une médecin/influenceuse complice d’une évasion aussi spectaculaire que rocambolesque. La poursuite d’une carrière d’entrepreneur à succès/escroc de haut vol du fond d’une prison réputée “de haute sécurité”. Et la chute, alors que les tourtereaux commençaient à couler des jours tranquilles à Hyde Park, un des quartiers les plus huppés du nord de Johannesbourg. Une photo anodine prise par une cliente à la caisse d’un supermarché de Sandton City qui fait tout basculer. Un romancier n’aurait pas rêvé meilleure intrigue pour un polar dans le milieu bling bling des quartiers chics de Johannesbourg.

En 2012, Thabo Bester, surnommé “le violeur de Facebook”, est condamné à perpétuité par la justice sud-africaine, pour des viols en série sur des jeunes femmes recrutées sur Facebook, et pour au moins un meurtre, celui de son ex-petite amie. Il a été arrêté en Tanzanie début avril 2023 et extradé, avec sa compagne et complice, l’influenceuse et médecin “Dr”Nandipha Magudumana, vers l’Afrique du Sud. Si l’affaire a fait grand bruit c’est que Bester est réputé mort depuis un an, suite à l’incendie de sa cellule d’isolement dans la prison à haute sécurité de Mangaung, dans le Free State. Le corps calciné retrouvé dans les décombres a fait accréditer un peu vite par les autorités la thèse du suicide, et la petite amie du supposé défunt “violeur de Facebook” a réclamé à cor et à cris la dépouille disant qu’en tant qu’épouse ayant contracté un mariage coutumier avec Bester, elle avait le droit de faire procéder aux funérailles. Le corps lui est remis, puis repris sur requête des juges de Bloemfontein chargés de faire la lumière sur l’incendie. Une femme se disant la mère de Thabo Bester avait également été réclamer le corps mais le défaut de congruence de son ADN avec celui du cadavre brûlé de Mangaung, s’il ne met pas la puce à l’oreille des enquêteurs officiels, interdit tout de même qu’on lui rende.

L’Ex-ennemi public était donc réputé mort pour les autorités, bien contentes de s’en débarrasser. C’était compter sans GroundUp, un site d’investigation indépendant, qui ne se satisfait des conclusions trop rapides des autorités. Même si la thèse du suicide et de l’incendie accidentel était plausible, un certain nombre d’interrogations ont été écartées trop rapidement. Comment se fait-il qu’un feu puisse survenir dans le quartier de sécurité d’une prison? Pourquoi a-t-on changé Bester de cellule un jour avant l’incendie, et choisi justement celle qui se trouvait dans l’angle mort des nombreuses caméras de surveillance? Quelle est la cause de la mort du cadavre retrouvé dans la cellule? Peut-on se suicider en se donnant un coup violent à la tête et incendier ensuite sa propre cellule? Dans ce cas, comment expliquer qu’il n’y ait pas de trace de suie dans l’appareil respiratoire du cadavre? A-t-on authentifié formellement le corps comme étant celui de Thabo Bester? Comment se fait-il que le corps soumis à l’autopsie mesurait 1 mètre 45 quand Bester sur ses “mugshots” atteignait le mètre 70? Qui sont les personnes aperçues s’enfuyant furtivement sur le parking de la prison à trois heures du matin juste avant le déclenchement de l’incendie? Pourquoi leur voiture n’a-t-elle pas été notée dans les registres d’entrée et de sortie de l’enceinte de la prison? La justice avançant lentement, et GroundUp n’ayant aucune base légale pour faire accélérer une enquête que des autorités policières et pénitentiaires semblaient peu enclines à mener, l’affaire en serait certainement restée là sans, une fois encore, les réseaux sociaux.

Thabo Bester eut-il choisi une complice moins voyante, l’affaire aurait pu ne pas éclater au grand jour. Mais, pour des raisons qui restent à éclaircir, depuis sa prison, Bester avait réussi à nouer une relation avec la célèbre médecin et influenceuse, le Docteur (elle tient beaucoup à son titre) Nandipha Magudumana. La jeune femme, originaire du Western Cape, élevée dans le Kwazulu Natal, est diplômée de la faculté de médecine de Wits et propriétaire d’une clinique de médecine cosmétique de Sandton, fréquentée par le gratin des médias sud-africains. Elle aurait même eu comme cliente une ex-miss South-Africa. La jeune femme croule sous les hommages et les honneurs, elle est nominée en 2018 par l’hebdomadaire Mail & Guardian parmi les deux cents jeunes sud-africains plus influents, elle figure la même année dans plusieurs classements du même type. Entrepreneuse à succès, elle commercialise, grâce aux centaines de milliers de followeuses de son compte Instagram, des injections de beauté, des peelings chimiques, de la réimplantation de cheveux et autres actes de médecine esthétique, en faisant miroiter, jour après jour sur le réseau social, sa vie de “black diamond” menant la vie de la grande bourgeoisie noire de Sandton, invitée à toutes sortes de mondanités. Joli brin de fille au teint lumineux, toujours impeccablement coiffée et habillée, mariée civilement à un pédiatre de Benoni dont elle a deux filles, elle personnifie la réussite pour les habitantes des townships qui reconnaissent en elle un exemple à suivre. Elle évite de mentionner qu’elle figure comme propriétaire de plusieurs business hasardeux, dans l’événementiel et dans les médias lancés par Bester depuis sa cellule. Et que c’est avec lui qu’elle a monté, après son évasion, une entreprise de rénovation immobilière de luxe.

Un simple cliché pris par une internaute a suffi pour réactualiser la possibilité d’une machination. A l’heure des smartphones et des réseaux sociaux, la maxime “pour vivre heureux, vivons cachés” prend tout son sens. Une cliente du Woolies de Sandton, repère l’influenceuse vedette dans le supermarché, faisant ses courses avec un homme qu’elle n’identifie pas comme son pédiatre de mari. Tout excitée, elle prend une photo à la caisse et l’envoie à une amie, fan absolue de la doctoresse. La diffusion de la photo de l’homme accompagnant Dr Nandipha met la puce à l’oreille des enquêteurs de GroundUp et force le couple à la fuite, d’abord vers le Zimbabwe, puis la Zambie et la Tanzanie où il a été retrouvé et arrêté puis mis à disposition des autorités africaines. Extradés, les amants diaboliques comparaissent séparément devant le tribunal, fin avril, Bester fait le fanfaron, et sa complice, masque son visage et ses cheveux sous une capuche violine et un masque FFP2, sans doute pour tenter de préserver ce qu’il reste de son capital d’influence.

Bester est renvoyé sous les verrous dans la prison de haute sécurité de Pretoria. Nandipha Magudumana attend le verdict de sa demande de liberation sous caution ces jours-ci. Si sa complicité ne fait guère de doute, il y a un certain nombre d’éléments à établir. C’est elle qui a réclamé à la morgue le corps de Katlego Bereng, retrouvé calciné dans la cellule de Bester. Il a été récemment enterré par sa famille, traumatisée par le traitement subi par la dépouille. Les responsabilités/complicités au sein de la prison sont à déterminer, tout comme devrait être déterminée si l’inaction apparente de la police sud-africaine doit être attribuée à l’incompétence ou à la corruption.

La diffusion de la photo et sa ressemblance frappante avec Bester a fini par sortir de leur inactions les autorités sud-africaines qui ont masqué sous l’étiquette de “secret de l’enquête” leur inappétence à agir. Devant la commission d’enquête parlementaire, comme à leur habitude, elles ont nié en bloc toute absence de diligence.

Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire, ou alors réécrit par un écrivain fantôme, pour vendre un scénario à Netflix. J’aimerais bien savoir pourquoi Nandipha, qui n’est pas une idiote, a été fascinée par un tueur et un violeur en série, au point de compromettre un vrai début d’histoire à succès sud-africaine. Comment a-t-elle été séduite par un criminel endurci, du fond de sa prison du Free State? La romance a-t-elle commencé sur Internet? Qu’est-ce qui lie ces deux-là?

De lui on sait qu’il est né à Soweto, quatrième enfant d’une mère célibataire qui l’abandonne aux (mauvais) soins d’une grand-mère qui ne s’occupe pas de lui, qu’il n’a sans doute pas beaucoup fréquenté l’école, mais qu’il était certainement intelligent et inventif, si l’on en croit le nombre d’arnaques dont il est l’auteur. Le récit par GroundUp de l’organisation d’un évènement sur les femmes et les médias organisé à Sandton, de sa cellule de Mangaung, avec la participation annoncée d’actrices hollywoodiennes noires comme invitées vedettes pour lequel des participantes ont déboursé quelques milliers de rands est incroyable.

Le fait divers a mauvaise presse. On a souvent déploré qu’il soit utilisé pour masquer un manque d’informations substantielles, et qu’il serve de bouche-trou lorsque le contenu des journaux se concevait en colonnes. Il y en a certains, et l’histoire des diaboliques de Sandton en est, qui nous tendent un miroir particulièrement révélateur des faiblesses de nos sociétés. L’histoire des Bonnie & Clyde sud-africains rappelle le rôle désormais central des réseaux sociaux et d’Internet dans nos vies et, partant, dans les affaires criminelles. Elle nous dit également la fascination pour un certain discours sur l’entrepreneuriat et la réussite de façade dans une société où les inégalités n’ont cessé d’augmenter depuis la fin de l’apartheid malgré les politiques de black empowerment successivement mises en place.

L’accent mis sur ces réussites avec les narratifs qui vont avec, les classements des “jeunes sud-africains d’avenir” trompétés dans les médias masquent commodément les échecs de l’ANC à offrir, depuis l’avènement de la démocratie, un avenir différent aux jeunes sud-africains pauvres. L’histoire souligne également la corruption endémique qui gangrène tous les échelons de la société sud-africaine, le jeu trouble des influenceurs/influenceuses, qui mettent souvent en avant des personae factices, véritables miroirs aux alouettes. Elle montre, s’il en était besoin, qu’on peut être issu d’une majorité auparavant opprimée et être de parfaites ordures. Et, plus que tout, l’affaire Thabo Bester rend visible l’impunité permise par l’argent, quand les petites gens, anciennes victimes ou familles restent seules avec leur chagrin.

Johannesbourg brûle t’il?

Mercredi 4 septembre, j’ai reçu un appel de la journaliste présentant le Journal Afrique de TV5 Monde me demandant si je voulais venir dans son studio commenter l’actualité sud-africaine, notamment la flambée de xénophobie en Afrique du Sud. J’ai accepté de me prêter à cet exercice compliqué s’il en est : il me fallait répondre en maximum une minute et demie à chaque question posée. Difficile de refléter un contexte aussi complexe que celui du pays de Mandela vingt-cinq ans après la chute de l’apartheid en un temps aussi ramassé… Je vais tenter de le faire dans ce billet de blog.

Partons des faits. Depuis quelques semaines, des incidents près de Durban, dans le centre de Pretoria, dans le sud (Lenasia) puis dans le centre de Johannesbourg laissent penser à une résurgence de ces poussées de xénophobie dont l’Afrique du Sud est coutumière. Près de Durban et sur certains axes routiers près de Jobourg, les routiers sud-africains ont encouragé des barrages pour filtrer les véhicules conduits par des chauffeurs étrangers et les molester. A Pretoria des chauffeurs de taxis d’origine étrangère ont été pris pour cibles ainsi que des commerçants nigérians du centre-ville que leurs attaquants accusaient de trafics de drogue, sous l’oeil bienveillant de la police.

Dans le centre de Johannesbourg, à Jeppestown, dimanche dernier, des émeutiers auraient effectué des raids sur des magasins appartenant à des commerçants étrangers, les ont pillé et y ont mis le feu, laissant des images de désolation, une dizaine de morts (en majorité sud-africains) et des centaines de milliers de rands de dégâts.

Comment comprendre cet accès soudain de violence, et cette expression de haine envers les étrangers? Les responsables politiques ont été assez timorés dans leurs commentaires jusqu’à mercredi, refusant d’attribuer les exactions à la xénophobie, mais arguant que les violences étaient le fait de criminels cherchant juste un prétexte pour voler et piller des commerces. Il faut dire que la désignation des étrangers comme responsables de tous les maux du pays est commune à bien des politiques sud-africains, c’est même le fond de commerce de certains. Le maire de Johannesbourg, Hermann Mashaba, commençant son mandat il y a deux ans, avait promis de “nettoyer” le centre-ville des squatters étrangers qu’il rendait responsable de l’insécurité qui y régnait depuis des décennies. L’ex-ministre de la santé leur attribuait l’engorgement des services de santé publique et des hôpitaux, et leur mauvais fonctionnement. La rhétorique sur les étrangers qui volent l’emploi des locaux fait florès dans un pays où le taux de chômage ne baisse pas.

La réaction spontanée des politiques, en l’absence d’échéances électorales proches, aurait été de laisser s’éteindre d’elles-mêmes les flammes plutôt que de monter au créneau. Les réactions internationales, et notamment des chefs d’Etat africains, au premier rang desquels, le président de l’Union Africaine, et celui du Nigeria, Muhammad Buhari ne leur en a pas laissé le loisir. Les actions xénophobes ont donc été condamnées par le Président Ramaphosa dans une déclaration minimale mercredi 4 septembre, promettant que les crimes ne resteraient pas impunis. Il pouvait difficilement s’engager moins. D’autant que les entreprises sud-africaines cherchant dans les marchés africains la croissance qu’elles n’arrivent pas à trouver chez elles, sont fragilisées sur leurs marchés extérieurs par de tels évènements. Le pillage, en guise de représailles, de supermarchés Shoprite et de boutiques MTN au Nigéria, n’arrange pas leurs affaires…

Mais qu’est-ce qui pousse des sud-africains des quartiers populaires à se soulever et à s’en prendre aux personnes d’origine étrangère et à leurs biens? La xénophobie est-elle un mal qui touche particulièrement les sud-africains? Ces sud-africains qui disent “je vais en Afrique” lorsqu’ils voyagent sur le continent, comme s’ils s’y sentaient une place à part… Il y a certainement une grande méconnaissance du continent africain en Afrique du Sud, du fait de l’isolation du pays au moment de l’apartheid. De nombreux cadres de l’ANC contraints à l’exil avaient trouvé refuge dans les pays voisins, où même en Tanzanie ou au Nigéria. Les générations suivantes se sont renfermées et considèrent désormais avec méfiance les “autres”. Pourtant l’Afrique du Sud est depuis longtemps un pays de migration. Les mines employaient des ouvriers venant de toute l’Afrique australe, zimbawéens, zambiens, habitants du Lesotho ou du Swaziland…

Il faut d’abord souligner le caractère endémique de la violence dans ce pays, une violence enracinée dans l’histoire. On a oublié les violences terribles dans les townships au moment de la fin de l’apartheid. Une violence qui n’était pas seulement le fait des blancs contre les noirs, mais aussi des noirs contre des noirs. Une salle du musée de l’apartheid à Joburg rappelle les affrontements entre les tenants de l’Inkatha Freedom Party (zoulou) et les différentes composantes de l’ANC. L’Afrique du Sud est un pays où l’on meurt pour une poignée de tournesols, ou pour un sac d’oranges… Le taux de violence familiale dans le pays est effrayant, les violences interpersonnelles, et notamment les violences liées aux genre sont légion, et les violences institutionnelles ne le sont pas moins. Le comédien Trevor Noah avait plaisanté, dans l’un de ses sketches, sur la violence dans les établissements scolaires, et notamment celle exercée par les professeurs sur les élèves: “we don’t beat them, we hit them!”*. Le topos de l’infirmière maltraitante est un thème récurrent des discours sur les hôpitaux publics, j’en ai recueilli des exemples lors de ma recherche.

La persistance de la violence est le symptôme d’une société qui va mal, et d’une population qui s’impatiente de ne pas recueillir les dividendes de la chute de l’apartheid. Les promesses de prospérité, santé, éducation et sécurité pour tous n’ont pas été tenues. La politique de Reconstruction and Development Programme (RDP) lancée par le gouvernement de Mandela en 1997, et les politiques des gouvernements suivants n’ont réussi que marginalement à redresser les déséquilibres historiques. Le fossé entre les plus pauvres et les plus riches s’est accru depuis vingt-cinq ans, et périodiquement les pauvres se rappellent au bon souvenir des gouvernants en manifestant leur insatisfaction.

La population sud-africaine a cru depuis la fin de l’apartheid, à un rythme plus soutenu que l’économie (malgré quelques années fastes). Le “miracle économique” sud-africain a attiré de plus en plus de ressortissants des pays voisins fuyant des pays politiquement et économiquement sinistrés et venant y chercher du travail. Ils se sont dirigées vers des villes encore marquées par l’urbanisme de l’apartheid, peu conçues pour accueillir le surcroît de population des migrants, qu’ils viennent des provinces sud-africaines ou des pays alentour, accentuant la compétition des plus pauvres pour les ressources rares: logement, subsistance, emploi…

Dans une économie où l’emploi est rare, ce sont les quartiers les plus défavorisés qui en pâtissent le plus. La désindustrialisation causée par la libéralisation des échanges (j’en ai parlé ici), a contraint les individus et les familles à des systèmes de débrouille généralisés. Dans une population condamnée à vivre d’expédients, de combines plus ou moins légales et de petits boulots, la concurrence accrue n’est pas vue d’un bon oeil.

Par ailleurs, les migrants ne sont pas toujours les plus mal lotis dans ces systèmes, ils viennent avec des capitaux sociaux, culturels et économiques très divers, et peuvent donner l’impression de mieux tirer leur épingle du jeu que des populations locales moins éduquées et moins solidaires. Malgré leurs diplômes, ils sont exclus d’une grande partie du marché de l’emploi du fait de règles administratives (les étrangers, même noirs ne font pas partie des ‘Black Empowerment Programmes’) et ont donc, pour débouché la création d’entreprise, commerciale ou non.

Je me souviens d’avoir fait un tour de Diepsloot avec la responsable d’une association, et avoir remarqué que les supérettes semblant les plus prospères appartenaient à des somaliens, quand les ‘spaza shops’ de leurs voisins sud-africains faisaient pâle figure. On m’a expliqué que les somaliens avaient développé des systèmes de centrales d’achats qui leur permettait d’offrir plus de choix et de meilleurs prix que leurs concurrents indépendants.

Ajoutez à ces éléments déjà explosifs, une police hautement corruptible, beaucoup plus efficace pour extirper des frais de protection aux commerçants, racketter les responsables de trafics et les automobilistes que pour garantir la sécurité des citoyens (si tant est qu’elle en ait les moyens), et vous avez les ingrédients d’une catastrophe annoncée. Les policiers envoyés sur les lieux auraient ‘observé’ les actions des pilleurs sans essayer de les dissuader. Il y a trois ans, le commissaire du poste de Jeppestown (où ont eu lieu une partie des troubles du week-end dernier) avait fini par être muté, après une campagne de protestation dans les journaux, il avait réussi à cumuler 180 jours d’absence sur l’année précédente alors qu’il dirigeait le poste de police d’un des quartiers les plus réputés de la ville pour ses problèmes d’insécurité. Dans la police, comme dans l’éducation ou la santé, l’avancement hiérarchique est moins dû aux états de service des fonctionnaires qu’au rattachement politique (et aux connections avec l’ANC)…

Dès lors que les gouvernements de l’ANC ont failli à leur mission de mettre en place des institutions fortes, garantissant à l’accès à tous à une éducation de qualité, des services de santé convenables, et à la sécurité, il n’est guère étonnant que des révoltes populaires éclatent fréquemment, et ciblent en priorité les habitants des quartiers les moins sécurisés, compte-tenu de la stratification géographique des villes.

Plutôt que des déclarations de principe sur le caractère intolérables de ces attaques, on aurait aimé que le président Ramaphosa mette les moyens d’enquêter réellement sur ce qui a provoqué les émeutes et que cette enquête aboutisse à une sanction réelle des responsables, et la restructuration de la police pour plus d’efficacité**, plutôt qu’à un énième épisode oublié une fois retombée l’agitation médiatique…

*”On ne les bat pas, on les frappe”

**Une internaute faisait remarquer que si le gouvernement n’avait pas hésité à envoyer les canons à eaux sur les étudiants de l’Université de Cape Town (qui manifestaient contre le viol et le meurtre de leur camarade de première année, violée et tuée dans un bureau de poste), mais pas sur les pilleurs de Jeppestown.

Adieu, veau, vache, cochon, couvée?*

Lorsqu’on vit au long cours à Johannesburg, qui est une mégalopole mondiale, ancrée dans la modernité, une “world class city” comme s’en enorgueillit régulièrement le maire de la ville, on peut parfois oublier qu’on est aussi dans une ville profondément ancrée en Afrique. Et puis… et puis il y a de ces petits évènements du quotidien qui vous ramènent sur le continent, et c’est tant mieux. Il y a quelque temps j’ai été transportée de joie par un texto publicitaire. Celui-ci me proposait de m’enrôler dans une loterie en ligne pour gagner… je vous le donne en mille… un voyage aux Seychelles? une voiture de luxe? un bijou de prix? que nenni! la loterie me proposait tout simplement de gagner… une vache! A vrai dire, une vache ou son équivalent en espèces sonnantes et trébuchantes, mais ce détail m’a réellement mise de bonne humeur. D’habitude on me propose plutôt une assurance funérailles, nettement moins drôle vous en conviendrez! (J’ai évoqué le sujet de l’importance culturelle des funérailles ici). Comment expliquer ce gros lot extraordinaire aux yeux européens?

Bien qu’on en voie assez peu en ville, la vache tient une place à part dans la vie quotidienne et l’imaginaire sud-africains (et africains). Le nom générique des trois tribus les plus nombreuses d’Afrique du Sud (Xhosa, Zulu et Swati): les tribus “Nguni” est aussi celui donné à l’espèce de bovidé domestique la plus commune en Afrique Australe dont l’arrivée dans la région est supposée coïncider avec les migrations bantoues entre 600 et 1400. Posséder un cheptel est un signe de respectabilité voire d’opulence pour un certain nombre de peuples africains. Les vaches servent de monnaie d’évaluation du prix de la fiancée (lobola) dans une grande partie de l’Afrique Australe, j’en ai parlé ici. L’an dernier, la lobola payée par la famille Zuma pour le (second) mariage d’un de ses fils avec Ziyanda Dlamini, une fille de la famille royale swatie a défrayé la chronique, comportant entre autres espèces sonnantes et trébuchantes, pas moins de 120 têtes de bétail!

Ce n’est sans doute pas un hasard complet si l’artiste sud-africaine Nandipha Mntambo a choisi le thème de la peau de vache nguni pour sa première expo en solo au tout nouveau Zeitz-MOOCA à Cape Town, dont elle a fait des sculptures féeriques.

Posséder un cheptel nombreux est encore aujourd’hui un signe de pouvoir, même pour des familles dont le revenu et/ou la subsistance ne dépendent plus de la taille du troupeau. Ainsi, les deux derniers présidents du pays ont fait la une des journaux cette année pour des actualités relatives à leurs troupeaux. Jacob Zuma a été mis en cause très récemment pour avoir accepté de recevoir en cadeau de Supra Mahumapelo, numéro Un de la province du North-West, un troupeau dont la valeur est estimée à 1,5 millions de rands. L’ennui c’est que ce troupeau était au départ destiné aux fermiers noirs démarrant un élevage. Le troupeau est hébergé à Nkandla, propriété célèbre de la famille Zuma, mondialement connue pour sa piscine anti-feu et son poulailler financés par l’argent du contribuable sud-africain aux motifs d’amélioration de la sécurité de la résidence. L’histoire ne dit pas s’ils ont monté un élevage de la même espèce d’oies que celles qui protégèrent naguère le Capitole romain des invasions puniques.

Quant à Cyril Ramaphosa, il témoigne de son attachement au bétail par la publication d’un beau livre de table basse “Cattle of the ages”. Il a écrit les textes de ce livre de photographies de Daniel Naudé à la gloire des vaches Ankole, superbes spécimens aux cornes caractéristique qui leur confèrent une allure particulièrement hiératique. Il partage la passion de cette belle race ougandaise (qu’il a eu le privilège d’introduire en Afrique du Sud et dont il possède maintenant un très photogénique -et lucratif- troupeau) avec ses homologues Yoweri Museveni d’Ouganda, et Paul Kagame du Rwanda. Espérons que cette passion commune n’inspirera pas au président Ramaphosa l’idée de les imiter en matière de réformes constitutionnelles.

Le président Museveni aligne un nombre record de réélections depuis 1996 (il a pris le pouvoir en 1986), et souhaite modifier la loi pour pouvoir être réélu une fois encore. Le président Kagame, qui aurait fait un excellent travail au Rwanda au demeurant, a quant à lui, fait modifier la constitution de son pays en décembre 2015 et voter un texte qui lui permettrait de gouverner le pays jusqu’en 2034. Mesure démocratique qui lui a valu une chute de popularité immédiate parmi les puissances occidentales… Il nous reste à souhaiter que cette cette proximité d’intérêts n’augure pas d’initiatives politiques similaires,  laissant “gros Jean comme devant”, comme l’écrivait l’auteur de la fable, le peuple sud-africain porteur de l’espoir d’une “aube nouvelle”.

*Jean de Lafontaine, “La Laitière et le Pot au Lait”

Que diable allaient-ils faire dans cette galère?

Parmi les révélations des #GuptaLeaks, certaines concernent des sociétés de service professionnel mondialement connues et leaders sur leurs marchés. Le rapport de la Public Protector, dont j’avais parlé au moment de sa parution, avait déjà souligné les faits sans pouvoir les établir à l’aide de preuves, faute de moyens d’investigation.  Les mails obtenus par les journalistes d’AmaBhungane, organisme de journalisme d’investigation (à la réjouissante maxime: “digging dung, fertilizing democracy”) diffusés au public depuis début juin, mettent en lumière des opérations ou transactions peu glorieuses de fleurons des compagnies de service internationales.

Début juin, il était dévoilé que les auditeurs de KPMG auraient omis de constater un blanchiment d’argent et l’utilisation frauduleuse de fonds provenant d’une compagnie de la Galaxie Gupta (Linkway trading) pour payer un mariage d’une nièce Gupta à la très clinquante Sun City. Les mails révèlent d’ailleurs que les numéro un sud-africain du cabinet d’Audit à l’époque Moses Kgosana et l’associé en charge du dossier, et Jacques Wessels avaient été invités au mariage du siècle, participation approuvée par la commission des risques de l’entreprise. Le président Zuma s’était fait critiquer pour avoir mis à disposition des avions des invités de la famille indienne la plus célèbre du pays la base aérienne militaire la plus proche pour y déposer les convives. KPMG avait pris ses distances avec les Gupta peu après le rapport de la Public Protector sur le State Capture, sentant le vent tourner pour leurs bons amis.

Quant à Mc Kinsey et SAP elles sont fortement soupçonnées d’avoir payé des rétro-commissions à des affidés des Gupta pour obtenir de juteux marchés avec des entreprises para-publiques sud-africaines. La firme de conseil Mc Kinsey aurait fait affaire avec Trillian pour pouvoir remplir la clause de “supplier development”, nécessaire lorsqu’on soumissionne pour des contrats avec les entreprises publiques sud-africaines. Cette clause, permettrait aux sous-traitants (dont l’actionnariat et l’exécutif doivent provenir en majorité de populations anciennement opprimées par l’apartheid) d’accumuler de l’expérience et des compétences qui ensuite leur permettront de croître par elles mêmes. Cet accord aurait permis à Mc Kinsey de remporter des marchés avec Eskom notamment, moyennant une rétrocession de 30% des honoraires à Trillian dont le rôle est encore à éclaircir. On évoque tout de même un contrat pour Eskom à un milliard de Rands (dont un peu plus de 300 000 pour les bons offices de Trillian).

Une enquête a été confiée fin 2016 à l’avocat Geoff Budlender par le président non exécutif du conseil d’administration de Trillian Capital, Tokyo Sexwale une figure de l’ANC. Au début du rapport, G. Budlender détaille les différentes tentatives d’obstruction des directeurs de Trillian pour rendre l’enquête caduque. La dernière en date étant de limoger le commanditaire de l’étude avant que celle-ci ne devienne publique, comme il s’y était engagé. Le rapport de Geoff Budlender conclut qu’il lui manque un certain nombre d’éléments pour répondre à toutes les interrogations mais que certains des constats qu’il a pu faire laissent fortement supposer l’implication de Trillian dans des transactions au fort parfum de corruption.

Il a notamment établi des facturations de service à Eskom pour des contrats n’ayant pas fait l’objet de marchés publics sans que la ministre des entreprises publiques, Lynn Brown, en ait la moindre idée, elle l’a nié en audition au parlement. Par ailleurs les échanges avec Mc Kinsey montrent que la firme est extrêmement prudente dans ses réponses, qu’au moment de conclure un contrat en bonne et due forme avec Trillian, la commission des risques de Mc Kinsey n’avait pas trouvé que cette entreprise présentait des garanties suffisantes mais que cela n’avait pas empêché Vikas Sagar le directeur de Mc Kinsey chargé du dossier d’envoyer en février 2016 une lettre sur papier à en-tête de la firme pour confirmer que Trillian était bien sous-traitant de Mc Kinsey et que les paiements concernant sa partie de contrat devait être versée en direct à la société sud-africaine. Depuis la parution publique du rapport de Geoff Budlender, Vikas Sagar a été remercié et une enquête interne serait en cours dans la firme pour déterminer les responsabilités.

SAP pour sa part aurait versé plus de 100 millions de rands de commission à CAD une société de la galaxie Gupta dirigée par Duduzane Zuma (le fils de..) pour obtenir un marché chez Transnet, société ferroviaire publique sud-africaine. L’entreprise a nié toute malversation mais il n’empêche que lorsque l’affaire a éclaté, la maison mère a immédiatement mis à pied une bonne partie l’équipe dirigeante en Afrique du Sud, fait diligenter une enquête interne et chargé le cabinet d’avocats Baker & Mc Kenzie d’enquêter également sur d’éventuelles irrégularités. Les mails d’amaBhungane montrent que des employés de CAD avaient connaissance des mails traitant des contrats entre SAP et Transnet…

La semaine dernière, amaBhungane révélait qu’une nouvelle firme de services professionnels internationale, Software AG était impliquée dans des affaires de rétrocommissions avec une filiale de la galaxie Gupta.

Que penser de ces derniers rebondissements dans une vie politique sud-africaine bien agitée en cette année 2017? Année 2017 d’ores et déjà perturbée qui verra soit la régénération de l’ANC, soit une recomposition politique inédite dans cette jeune démocratie. Les #Guptaleaks et les faits de corruption qu’ils révèlent soulèvent des interrogations sur la politique intérieure sud-africaine, sur la politique de développement économique, mais plus largement sur les firmes de services professionnels internationales et sur les systèmes de contrôles qu’elles devraient avoir mis en place plus d’une décennie après l’affaire ENRON.

Côté sud-africain, les révélations en cascade secouent le milieu des affaires et l’opposition, mais ne sont pas encore assez probantes pour le Public Prosecutor, Shaun Abrahams, qui n’a pas daigné ouvrir une enquête sur d’éventuels faits de corruption. Un caricaturiste, Zapiro, a d’ailleurs créé une série de dessins intitulés “where is Shaun?” se moquant de l’invisibilité de l’un de ceux qui devrait être en première ligne mais brille par son absence. Pour autant, les nouvelles révélations ne rebattent pas les cartes. Les espoirs de l’opposition reposent dans le fait que certaines autorités des pays où les firmes sont cotées en bourse pourraient ouvrir des instructions pour faits de corruption et poursuivre les entreprises de leur juridiction dont les filiales étrangères se sont rendues coupables de tels agissements.

Le DA envisage ainsi une action en justice aux USA où Mc Kinsey est incorporé. Si les autorités allemandes venaient à enquêter sur SAP et sur Software AG ce pourrait avoir un retentissement non négligeable sur ces entreprises et les contraindre à ne plus se prêter à des pratiques de corruption. Certains gros clients de ces entreprises ont décidé de les sanctionner en se passant de leur services, c’est le cas d’une des plus grosses fortunes d’Afrique du Sud, considérant qu’elle ne veut plus avoir affaire à KPMG, qui a couvert des opérations de pillage de fonds publics par les entreprises de la famille Gupta.

L’autre question que cette affaire pose est l’efficacité de la clause de ‘supplier development’. L’intention au principe de cette mesure, qui fait partie des politiques de discrimination positive mises en place à partir des années 2000 pour accélérer l’accès des populations anciennement opprimées par l’apartheid était des plus louables. L’idée était alors d’encourager le développement d’une classe d’entrepreneurs noirs qui ferait ses griffes sur les marchés publics. Les affaires éclatant aujourd’hui montrent que si les marchés sont effectivement attribuées à des entreprises qui satisfont aux critères de “Black Economic Empowerment”, les contrats sont souvent sous-traités d’une façon qui ne permet pas aux entrepreneurs de croître indépendamment et crée par ailleurs un surcoût. Elles maintiennent au mieux la dépendance des entrepreneurs locaux vis à vis de sous-traitants qui n’effectuent pas de transfert de compétences, grèvent le budget de l’Etat qui ne choisit pas la solution la plus économique, et entretiennent la corruption.

Enfin au niveau des firmes de services professionnels, on aurait pu croire, suite au séisme ENRON qui avait ébranlé en 2002 le monde du conseil et qui mena à la chute de la firme d’audit Arthur Andersen, qu’on ne les y reprendrait pas une seconde fois. Des remparts juridiques ont été érigés, des procédures de contrôle ont été mises en place, chacun jurant ses grands dieux qu’on ne l’y prendrait plus. Les #Guptaleaks n’ont pas l’ampleur mondiale de l’affaire ENRON, mais à l’échelle de l’Afrique du Sud, c’est une affaire importante. Force est de constater que les grandes compagnies ou du moins leurs représentants sur place ont fait preuve soit d’un manque de discernement soit d’un cynisme à toute épreuve. Reste à voir quelles seront les conséquences réelles de cette affaire pour la plupart des acteurs. Les enquêtes internes et externes seront elles autre chose que des pare-feu, des artifices de communication installés pour brouiller les pistes ou aboutiront elles à des réformes perceptibles des pratiques? Les consultants et professionnels mis à pied continueront ils des carrières brillantes (comme l’ont fait la plupart des mis en cause de l’affaire Kerviel en France) ou devront ils payer pour leur responsabilité dans un système de corruption? Il est trop tôt pour le dire. Les #Guptaleaks reposent en tout cas la question de l’éthique des firmes de services professionnels ou, comme l’énonçait plus crûment David Maister dans une interview pour Fast Company au moment de l’affaire Enron: “tous les consultants sont ils corrompus?” .