La mères fondatrices de l’anthropologie sud-africaine… Chronique d’un oubli…

A propos de l’ouvrage d’Andrew Bank: “Pionners of the field: South Africa’s women anthropologists”

Longtemps, l’anthropologie sud-africaine s’est racontée comme une histoire d’hommes (blancs, et majoritairement chrétiens). Les apports décisifs des femmes dans la discipline a été amplement minorés. L’historien Andrew Bank auteur de “Pioneers of the field: South African Women Anthropologists” paru en 2016 a décidé de changer le narratif en écrivant une histoire matrilinéaire des débuts de l’anthropologie sociale en Afrique du Sud.

Jusqu’en 2016, la galerie de portraits du département d’anthropologie de l’université de Wits, brille par sa mise en évidence de la suprématie masculine. Hormis (Agnes) Winnifred Hoernlé qui a été la fondatrice du département, les autres femmes ayant marqué l’anthropologie sud-africaine sont absentes. Or, contrairement à d’autres disciplines universitaires très fermées, l’anthropologie, dès ses débuts a attiré et volontiers accepté les femmes (en tout cas dans le monde anglo-saxon). Il leur était difficile de faire carrière dans le cénacle universitaire, mais elles faisaient des étudiantes et des chercheuses hors pair.

Andrew Bank retrace les itinéraires de six pionnières de l’anthropologie sociale sud-africaine: Winnifred Hoernlé, Monica Hunter Wilson (dont j’ai déjà évoqué la vie ici) , Ellen Hellmann, Audrey Richards, Hilda Beemer Kuper et Eileen Jensen Krige. Andrew Bank a exploré les archives professionnelles et personnelles des chercheuses, et a rencontré ou correspondu avec des membres de leurs familles, pour restituer les parcours professionnels et parfois personnels de ces femmes incroyables. Songez que Winifred Hoernlé a exploré en char à boeufs le territoire des Nama (dans ce qui est aujourd’hui la Namibie) en 1912 et 1913!

De la matriarche de cette tribu, Winifred Hoernlé, née en 1885, à la benjamine, Hilda Beemer Kuper née en 1911, les six femmes évoquées dans l’ouvrage ont en commun d’avoir ouvert la voie d’une discipline neuve, de l’avoir fait avec une implication impressionnante passant des séquences très longues sur le terrain, recueillant des informations précieuses, et laissant des monographies, des articles et des archives extrêmement utiles aux générations actuelles cherchant à comprendre les transformations infligées aux populations noires par la colonisation et l’apartheid.

Elles ont aussi pour particularité d’avoir été effacées deux fois de l’histoire, une première fois pendant la période de l’apartheid (à part Winifred Hoernlé, fondatrice du département d’anthropologie sociale puis pilier de la vie universitaire et intellectuelle du pays), et une seconde fois après la démocratisation. En tant que femmes blanches, on leur colle une étiquette de suppôts du colonialisme, et on les soupçonne de collusion avec le gouvernement nationaliste, justifiant leur disparition de l’histoire.

Discipline reposant sur un matériel empirique recueilli sur le terrain, l’anthropologie a accueilli assez volontiers les femmes et les marginaux* dans ses rangs. La variété des participants aux séminaires de Malinowski à Londres montre que l’anthropologie a été ouverte assez tôt (dès qu’elle a abandonné l’anthropologie physique) à un public étudiant venant des marges: des femmes, des colonisés, des juifs… Ce qui rendait la tâche compliquée lorsqu’il fallait remplir des postes de chercheurs (forcément masculins, et si possible anglais et protestant, l’administration étant extrêmement chauvine).

Winifred Hoernlé rencontre son futur mari lorsque celui-ci est mandaté par l’autorité académique pour lui dire que, malgré ses diplômes du Collège de Cape Town et de l’Université de Cambridge, “embaucher une femme (au poste universitaire qu’elle brigue) serait trop risqué”. Elle n’obtiendra son premier poste à Wits quelques années plus tard, en rentrant de Boston où son mari enseignait. L’université veut embaucher Alfred et celui-ci pose comme corollaire qu’on propose une position à son épouse. Position dans laquelle elle sera confirmée puis promue. Monica Hunter Wilson se voit elle aussi snober dès qu’elle accède au statut de femme mariée, alors qu’elle a fait un début de carrière très prometteur et qu’elle a plus d’expérience que son mari.

Lorsqu’elle demande une bourse pour travailler avec Godfrey sur les Nyakusa en Tanzanie, le comité d’attribution hésite craignant que ses devoirs de femme mariée ne l’empêchent de mener à bien sa mission. Godfrey Wilson, qui cumule les avantages d’être diplômé d’Oxford, anglais et protestant, souffle le poste de premier directeur du Rhodes-Livingstone Institute, à Audrey Richards. Celle-ci pourtant, a pris la suite de Winifred Hoernlé à Wits et est alors beaucoup plus qualifiée, il le reconnaîtra lui-même. Monica Wilson finit par faire une carrière universitaire. Elle la doit en partie à son veuvage, qui la contraint à gagner sa vie. Audrey Richards, jamais mariée, mènera, au delà de ses trois ans à Wits une grande carrière internationale, n’étant pas contrainte par des attachements familiaux.

Pourtant, les attaches et les obligations familiales n’empêchent pas les cinq disciples de Winifred Hoernlé de consacrer un temps précieux à leurs terrains dont les monographies exceptionnelles qu’elles livrent sont une mines de renseignements pour les ouvrages plus théoriques écrits par leurs confrères.

Ces femmes vouaient une reconnaissance certaine à leur matriarche. Winifred Hoernlé, de son bureau de Wits university les a soutenues, encouragées. Elle les a aidées à dénicher des bourses de recherche, des terrains. Les traces de l’abondante correspondance que la première directrice du département d’anthropologie de Wits a entretenue avec chacune en est témoin. Elles montrent une passeuse de savoir infatigable qui correspond avec ses ouailles sur le terrain et discute leurs résultats, leur demande d’explorer des pistes nouvelles, de sourcer pour elle des artefacts qui feront grandir la collection du Musée de Wits. De nombreux anthropologues locaux ont rendu hommage à ses qualités d’enseignante hors norme, réellement préoccupée de ses étudiant.e.s.

Ces femmes tomberont dans l’oubli. En tant que femme mariée à un universitaire, on assigna tardivement à Winifred les opinions ségrégationnistes et conservatrices de son mari, le philosophe Alfred Hoernlé, oubliant son appui sans faille à la création du South African Institute of Race Relations où travaillèrent plusieurs de ses anciennes disciples. Les directives qu’elle donnait dans ses lettres et ses cours à ses étudiants montrent sa ferme conviction d’une égale valeur et dignité de tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur sexe, et leur position sociale.

En quoi l’apport de ces femmes était-il important? Comme dans d’autres disciplines où l’apport du terrain est crucial, l’interdiction de faire carrière dans le champ académique leur a laissé la latitude de rester sur le terrain plus longtemps que leurs confrères. La comparaison des temps passés sur les terrains par les anthropologues hommes et femmes est nettement en faveur des femmes. Elles ont contribué à ouvrir des terrains que les hommes n’avaient pas investi: sur l’intime, la vie familiale. Leurs collègues masculins tiraient profit des monographies détaillées qu’elles fournissaient pour étayer leurs propres ouvrages théoriques.

Elles ont été les premières en Afrique du Sud, à s’intéresser aux conséquences de l’urbanisation et aux bouleversements introduits par le déplacement des populations, en sortant des réserves indigènes – pour comprendre comment les cultures s’adaptaient ou se modifiaient au contact des populations d’origine européennes. Winifred Hoernlé étudie, dans les années 20, les Nama vivant à Windhoek, Monica Hunter s’intéresse aux Pondo d’East London, Ellen Hellmann aux brasseuses de bière des taudis de Rooiyard à Johannesbourg, etc.

Leur position éloignée du pouvoir, du fait d’être des femmes (quoique blanches) a été un atout pour leur acceptation sur les terrains car elles étaient moins soupçonnées de collusion avec le pouvoir. Elles étaient mieux tolérées sur leurs terrains, même si certains chefs leurs adjoignaient des accompagnants responsables de leur sécurité, craignant des représailles en cas d’incident.

Elles vont contribuer à apporter une vision dynamique des populations qu’elles étudient, à rebours de la vision parfois essentialisante et figée de certains de leurs prédécesseurs. Elles montrent les effets destructurants du travail migrant, l’indigence des écoles des townships et le dénuement des familles. Ellen Hellmann sera la première à s’intéresser d’un point de vue sociologique aux phénomènes de gangs dans les townships..

On leur reproche, à la fin de l’apartheid, de n’avoir pas émigré, d’avoir fait le gros avec le pouvoir, de ne s’être pas engagées politiquement. Leurs écrits et leurs actes révèlent des positions profondément libérales (au sens où on l’entend en Afrique du Sud) et opposées à la ségrégation raciale. Hellen Helmann est sans doute celle qui s’est le plus engagée, en abandonnant une carrière académique pour travailler pour le South African Institute for Race Relations. Elles ont toutes soutenu les mouvements anti-apartheid, la marche des femmes sur Pretoria en Août 1956 où Hilda Kuper est arrêtée avec son assistante de recherche Fatima Meer. Monica Wilson, au mépris des lois, logeait chez elle sa domestique/confidente/amie, et recevait ses étudiants noirs. Elle n’a eu de cesse de soutenir ses étudiants noirs. Monica Wilson, Eileen Krige et Ellen Hellmann ont, dans toutes les commissions officielles ou parlementaires où elles ont été auditionnées, témoigné leur opposition farouche au “développement séparé” et au système des bantoustans, soulignant les coût humains et familiaux que ce système entraînait pour la population noire.

Aujourd’hui, leurs oeuvres sont des oeuvres-clés pour comprendre l’évolution de la société sud-africaine. Grâces soient rendues à Andrew Bank de lever le voile sur leurs destinées!

* Par marginaux j’entends les anciens colonisés qui n’avaient droit qu’avec parcimonie aux études universitaires, et les juifs qui dans une partie des pays européens et des empires étaient parfois évincés de postes financés par des fonds publics.

Monica Hunter Wilson, une vie qui force le respect…

Hommage à Monica Hunter Wilson, anthropologue sud-africaine visionnaire

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Je me souviens avoir aperçu, dans une librairie à Johannesbourg, “The fires beneath” la biographie que Sean Morrow a consacrée en 2016 à Monica Hunter Wilson. J’avais feuilleté le livre, puis je m’étais dirigée vers le rayon fiction sud-africaine.

@benedicterousseau

Pour les besoins de mon projet d’écriture, j’ai recroisé la route de cette anthropologue qui s’était intéressée dès les années 1930 au changement social chez les Pondo, dans ce qui est aujourd’hui la province du Cap Oriental. Son ethnographie, qui a donné lieu à la rédaction de la thèse d’anthropologie qu’elle a soutenue à Cambridge, publiée sous le titre “reaction to conquest”, est l’une des plus fouillée qui soit et très utile à qui veut comprendre l’évolution des structures familiales traditionnelles, sous les coups redoublés de la colonisation, de l’évangélisation, de l’industrialisation et de l’urbanisation.

J’ai acheté récemment la version numérique de cette biographie, et j’ai eu un véritable coup de foudre, pour la personne et pour son oeuvre. Je l’ai traduit en une lettre que je vous livre ici.

Comment devient-on anthropologue? J’aurais aimé te poser la question, mais je n’ai que le loisir que de pister ta trace dans des ouvrages ou des compte-rendu académiques un peu arides. Je crois deviner que pour toi, ce fut le fruit du hasard, de plusieurs hasards. Naître en 1908 à Lovedale d’abord, dans ce qui deviendra la province du cap oriental, au tout début de l’Union Sud-Africaine. Tes parents David et Jessie Hunter, sont des missionnaires venus d’Ecosse pour apporter le Salut en Afrique Australe. Lovedale est une bourgade centrée autour de la mission, qui veut éduquer et évangéliser les natifs, les « bantous » et préparer une élite noire, chrétienne et instruite. A l’école de la mission, tu as comme condisciples les filles des familles des grandes lignées xhosa. Elles t’apprendront quelques rudiments de la langue et susciteront ta curiosité par les remarques qu’elles ne manquent pas de faire sur certaines visions étriquées des éducatrices missionnaires. Tu pressens que l’histoire n’est pas univoque.

Le second évènement, c’est le décès de ton frère, Aylmer, à quatre ans, foudroyé par une infection. Dans les souvenirs que tu garderas jusqu’à ta mort, il y a cette réponse cruelle de ta mère lorsque ton père lui fait remarquer sobrement qu’il leur reste un enfant, toi. « But it’s the boy ». C’est le garçon qui est parti. Il aurait mieux valu que ce fût toi, la fille qui soit emportée. Même pour une mère aimante comme Jessie, les lettres que tu lui as adressées pendant toute sa vie montrent à quel point vous étiez proches et parfois complices contre l’autorité austère de ton presbytérien de père, même pour une mère aimante, la mort d’une fille, vaut mieux que celle d’un garçon.

Ganvié @benedicterousseau

La mort de ton frère a rendu possibles tes études en Angleterre. Tes parents n’auraient pu se permettre de vous y envoyer tous les deux. Pour ta mère il était entendu que le rôle d’une femme était de mettre au monde et d’élever des enfants. Tu es envoyée en pensionnat à Port Elisabeth, puis tes parents financent des cours de tutorat pour que tu puisses passer les concours pour les collèges universitaires acceptant des filles en Angleterre. Contre toute attente, tu es acceptée à Girton College, un des deux établissements d’enseignement supérieur admettant des filles à Cambridge, dans les années 20. Tes années à Cambridge sont des années où tu t’épanouis, physiquement et intellectuellement. Mais tu réalises que la terre où tu es née te manque. Tes origines écossaises si fièrement revendiquées par ta famille ne masquent pas cet attachement viscéral à la terre d’Afrique Australe.

Tu proposes à ta directrice de travailler sur le changement social entraîné par la colonisation sur les peuples bantous, et plus précisément sur la vie des femmes. Cela n’a l’air de rien, mais poser la question ne va pas de soi à l’époque où la colonisation est présentée sous l’angle de la civilisation (forcément positive). Cela cumule deux avantages : te débarrasser de l’histoire anglaise, compliquée, et te rapprocher de ceux que tu aimes. Tu obtiens des fonds pour rentrer chez toi et étudier les Pondos*, dont tu maîtrises déjà un peu la langue.

Les réseaux de Lovedale, la bonne réputation de la mission dans la population locale te débloquent des terrains, tout en satisfaisant le besoin de tes parents de te savoir en sécurité. Il est rare pour une anthropologue de se faire déposer sur le terrain par l’automobile familiale. Tu commences par observer à partir de magasins dans de petites bourgades de brousse. Dans l’une d’elles, la femme du propriétaire, une métisse répondant au nom de Mary Dreyer, sera une précieuse informatrice et interprète. Elle te présente les représentantes des différents clans Pondos venant s’approvisionner, et de fil en aiguille, tu es invitée dans leurs kraals pour observer, leur poser des questions, faire l’ethnologue.

Tu adores ça. Tu notes les plus menus détails. Tu commets des bourdes. Mary t’explique patiemment ce qu’il faut faire et ne pas faire. Une génération vous sépare, elle te prend sous son aile. Avec elle, tu assistes à des cérémonies d’initiation des filles. Tu découvres les subtilités des négociations de la lobola, le « prix de la fiancée » qui scellent le mariage entre deux individus et les alliances entre les clans dont ils sont issus. Ce n’est pas seulement une question économique, une mise sur le marché des filles qui sont échangées contre des vaches. Venant d’une famille protestante, et de parents missionnaires, tu es étonnée de la liberté sexuelle assumée des adolescents. Une liberté sexuelle encouragée avant le mariage, que l’évangélisation va bientôt brider et condamner. Le terrain t’ouvre les yeux, élargit ta sensibilité. Tu écris à ta mère qu’être là t’apporte tellement de choses, que même si tu n’arrives pas à bout de l’écriture – ça me parle tellement!- tu auras énormément appris.

Ton mariage avec Godfrey Wilson, rencontré en Angleterre, ne te détourne pas de ton travail. Pourtant tu n’as rien d’une suffragette ni d’une féministe. Tu as entendu Virginia Woolf à Girton prononcer la conférence qui deviendra « une chambre à soi ». Mais elle ne t’a pas impressionnée.

Godfrey dont le père est un universitaire spécialiste de Shakespeare, s’est mis à l’anthropologie qu’il étudie avec Malinowski, le génial auteur des “Argonautes du Pacifique occidental”. Il obtient des financements pour travailler en Tanzanie. Il te pousse à demander également une bourse pour que vous travailliez ensemble, il adore lire les descriptions de ton travail dans votre longue correspondance d’amoureux. Vous vous écrivez plusieurs fois par semaine pendant vos mois de séparation.

Après un mariage en petit comité, chez tes parents, tu le suis en Tanzanie chez les Nyakyusa. Vous êtes merveilleusement complémentaires sur vos terrains. Tu rassures ta mère en lui disant que c’est transitoire, qu’une fois ce travail achevé tu te consacreras à votre famille. Mais en fait tu adores ce que tu fais. Tu aimes à être sur le terrain, inconfortablement installée, à questionner, observer, prendre des notes, photographier. Tu fais de longues marches pour atteindre les villages, parfois avec Godfrey, parfois avec un de vos boys comme accompagnateur. Vous formez une équipe très efficace, ta capacité d’observation fine est à la hauteur de la facilité de Godfrey d’acquérir de nouveaux langages et de sa propension un rien pompeuse à tout théoriser.

Le dernier événement qui va cimenter ta vocation, c’est le suicide de Godfrey, à la fin de la seconde guerre mondiale. Pendant toutes ces années tu l’as su fragile. Tu as cru que ton amour, que votre complicité au travail et dans votre famille, éloigneraient de lui les nuages noirs de la dépression qu’il combat depuis l’adolescence. L’homme brillant, charmeur que tu as épousé est devenu une ombre, tu n’as pas pu l’en empêcher. La guerre passe par là, et l’enrôlement dans l’armée britannique de ce pacifiste convaincu ne fait qu’aggraver son état.

Tu continues pendant toute ta vie à converser avec lui dans ta tête, dans les travaux que tu signes de vos deux noms. Jeune veuve avec deux garçons à élever, tu n’as plus le choix, tu commences une carrière universitaire. Après sa mort tu continues à exploiter le matériel de terrain que Godfrey et toi avez amassé. Puis tu t’associes à de jeunes chercheurs pour t’intéresser aux conséquences de l’urbanisation. Tu écris des ouvrages qui feront date. Tu pressens avant beaucoup de monde que l’anthropologie qui fige les natifs dans des essences n’a pas d’intérêt, qu’il faut y adjoindre une dimension historique, qu’il faut y ajouter le changement social, la compréhension des effets des interactions avec les colonisateurs, et leurs conséquences. Tu pressens que les frontières entre anthropologie, sociologie et histoire ne sont pas aussi étanches qu’il n’y paraît. Dans une époque qui sépare nettement les peuples premiers et les occidentaux industrialisés, tu es une visionnaire.

J’aurais voulu te rencontrer, pouvoir t’interroger. Ta vie est un exemple remarquable de résilience et d’ouverture aux autres. Tu aurais pu te contenter des représentations figées des bantous figurant dans les compte-rendus des missionnaires à l’intention de leurs volontaires, pétris de leurs préconceptions chrétiennes et de justification de leur intervention. Tu as su aller plus loin et comprendre le système de l’intérieur.

Tu aurais pu te contenter, comme le faisaient les anthropologues fonctionnalistes en vogue en Angleterre, enfermer les Pondos dans une représentation figée dans l’histoire. Une tentation facile pour ceux qui passent peu de temps sur le terrain et n’y retournent jamais, ce qui évite de se poser la question du changement social. Mais toi, tu voyais bien que le contact avec les missionnaires et les colonisateurs modifiait les vies des familles et des clans. Tu as connu les créations des townships et les grands déplacements de la population noire.

Tu as bénéficié d’une place à part, car tu appartenais à cette terre, comme ceux que tu étudiais. Dans une des lettres envoyées à ta mère tu reconnais “you can’t help belonging to South Africa when you have been born there”. Cette proximité aurait pu brouiller ta perception, mais il n’en a rien été. Plus tard, lorsque faire carrière est devenu une obligation, et malgré les difficultés d’un régime pour lequel tu n’avais aucune sympathie, tu choisis de ne pas t’exiler et de faire avancer la cause de l’intérieur. Interrogée par un administrateur afrikaner sur la création des bantustans, tu n’hésites pas à lui répondre qu’à ton sens, la seule solution viable est la liberté d’installation pour tous, quelle que soit leur couleur de peau. Tu ne veux pas d’un développement séparé.

L’organisation de tes funérailles, en 1982, avec un office chrétien à l’église, présidé par un évêque blanc, et une cérémonie d’hommages rendus, sous la présidence d’un évêque noir, à Hogsback sur la propriété que tu as héritée de tes parents, témoigne de ton étonnante personnalité, et de la place que tu as su prendre. On ne mesure pas à quel point, ces hommages et ces chants, en anglais et en xhosa, de personnes de toutes les nuances de l’arc en ciel -dont Desmond Tutu- sortaient de l’ordinaire. Tu as su t’imposer, sans te renier, dans des mondes professionnel et politique, pourtant conçus, pour paraphraser le titre de ton dernier ouvrage “for men and elders”: pour les hommes et les ancêtres.

* Le romancier sud-africain Zakes Mda a écrit une très belle fresque sur la colonisation du Pondoland “Little suns”, pas disponible en français à ma connaissance.

PS: J’ai pris les photos illustrant ce billet sur mon dernier terrain au Bénin. Je n’ai pas de photo du Pondoland.