Ils voulaient voir les girafes de Kouré…

Le tragique assassinat de nos jeunes compatriotes à Kouré début août 2020 remettrait-il en évidence l’aporie humanitaire?

J’ai eu envie d’écrire ce texte après la tragédie survenue au Niger le 9 août 2020, et proposer quelques pistes de réflexion suscitées à l’occasion de ce tragique évènement et notamment, au-delà de la sidération, sur l’oubli commode des perceptions locales des associations humanitaires.

Le 9 août, comme la plupart de ceux qui suivent l’actualité, j’ai été profondément choquée par ce qui s’est passé à Kouré. Je ne connaissais aucun de ces jeunes, ni l’organisation pour laquelle ils travaillaient. Je ne connais le Niger que par les travaux de chercheurs et d’anthropologues. En lisant ou en écoutant les réactions, j’ai trouvé qu’un volet de l’histoire a été oublié par les commentateurs, celui du rôle et de la perception des humanitaires en Afrique.

J’ai été très émue par les visages de ces jeunes et de leurs accompagnateurs nigériens aperçus dans un reportage vidéo. Ils ressemblaient tellement à des personnes que j’aurais pu croiser, connaître et apprécier. Ils me rappelaient mes propres enfants. Les mêmes âges, les mêmes sourires, des aspirations similaires, plus soucieuses d’un développement inclusif et non prédateur.

Je pouvais leur imaginer des parcours individuels, bercés, pendant leur prime enfance, par des mythologies générationnelles, reflétées par des chansons. “We are the World” d’USA for Africa, fredonnée par leurs parents, qui a marqué le début de l’engagement du show business dans de grandes causes humanitaires (la ‘pop-culture’ humanitaire?), et aussi par la très belle chanson de Michael Jackson “Heal the World”.

“Heal the world/ Make it a better place/ For you and for me/ And the entire human race”

Michael Jackson

Ils étaient généreux. Leur diplôme en poche, ils/elles ont cherché un boulot qui leur permettrait de vivre cette générosité. Ils ont signé chez Acted, au Niger. Ils voulaient “voir du pays” comme le disaient en leur temps les slogans des affiches de recrutement des troupes coloniales. Kouré et sa réserve abritant les dernières girafes d’Afrique de l’ouest était un lieu d’excursion assez courant, malgré les mises en garde.

Ils se sont réveillés aux aurores ce dimanche-là. Comment auraient-ils pu se douter qu’ils étaient attendus à la réserve par des êtres d’une telle sauvagerie qu’ils ne leur laisseraient aucune chance.

On passe tellement facilement de la banalité de la vie au drame. Ca aurait dû être juste un de ces pique-nique où l’on prend la mesure de l’immensité du territoire africain, de l’intensité des ciels et du privilège d’être là, à ce moment-là. Le drame circulait en moto ce matin-là. Une escadre vrombissante et malfaisante. La moto, un voyage récent au Bénin m’a permis de m’en rendre compte, c’est le nouvel instrument de la liberté en Afrique de l’ouest. Parce qu’elle permet une liberté de circulation pour aller chercher du travail, travailler, ou parce qu’elle permet de se convertir en taxi à ces heures perdues et grapiller quelques cfa. C’est aussi le prix de l’enrôlement des apprentis jihadistes. Pour une de ces motos chinoises importées par containers entiers, on transforme un jeune désargenté en machine à tuer.

Quand on a entre vingt et trente ans, on ne pense pas à la mort. On ne peut pas imaginer la trouver au bord de la piste. C’est pourtant ce qui leur est arrivé ce 9 août 2020. On peut espérer, que l’enquête permettra de répondre sur le volet criminel de l’affaire, qui sont les auteurs du crime, et quels étaient leurs mobiles.

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“Nous sommes passés d’inviolables et sacrés à dommages collatéraux et maintenant à victimes prioritaires”

Frédéric Roussel, cofondateur de l’ONG Acted

Lors de la conférence de presse donnée par son association juste après le drame, le cofondateur de l’organisation émet la thèse d’une détérioration des perceptions des populations locales vis à vis des ONG internationales. Cette question, pourtant centrale est souvent éludée. Elle pose la question du regard des “populations locales” sur les ONG. Elle pose l’aporie sur laquelle s’appuie le système d’aide humanitaire.

Les représentations en France de l’action humanitaire sont fondées sur une mythologie de la générosité. Certains observateurs parlent du “consensus humanitaire” créé à la fin des années 70. Les médias ont dépeint à l’envi les débuts mythiques au moment de la guerre du Biafra puis la création de Médecins Sans Frontières sauvant des réfugiés vietnamiens à la dérive. Le ‘droit d’ingérence’ est devenu une évidence pour les populations des pays occidentaux. L’Afrique a été un grand champ de déploiement pour les ONG internationales depuis les années 1980.

En quarante ans d’interventions humanitaires de tout poil dans un grand nombre de pays du continent africain, le secteur a acquis une image complexe, entre reconnaissance et agacement. La lecture d’auteurs africains montre que les bienfaiteurs des ONG internationales ne sont pas toujours perçus avec autant d’admiration et de révérence que pourraient le laisser supposer les motifs altruistes justifiant leurs interventions. Depuis quelques années, le représentant d’ONG, ou “white saviour” est souvent moqué dans sa naïveté, dans sa prétention à connaître mieux que les locaux les problèmes de la “population”, quand bien même il se fait aisément berner, et que, lorsque les situations se tendent, il sera le premier a bénéficier d’une extraction en hélicoptère, ou d’une protection armée.

L’humanitaire croisé dans la littérature africaine, c’est celui qui circule dans un gros quatre-quatre armorié et qui peut être extrait par hélicoptère si la situation se détériore alors que la population locale se trouve livrée à la vindicte des milices. Ce sont ces cadres locaux, recrutés dans l’entourage du président-dictateur, qui s’organisent des week-ends d’Assemblée Générale au Victoria Falls Hotel dans une nouvelle de Pettina Gappah.

La lecture des travaux des chercheurs en développement pointent également l’ambivalence des sentiments des populations locales vis à vis des humanitaires. Ces sentiments recouvrent une large palette qui va de l’amitié intéressée à la détestation. Les ONG ont pour objectif de combler des besoins écrit Jacques Olivier de Sardan, mais qui détermine les besoins? Les “populations” ont-elles des besoins uniformes? Souvent, trop rapidement on classe les populations-cibles sans prendre en compte en leur sein des groupes aux intérêts parfois antagonistes.

Je me souviens d’avoir vu avec amusement l’enregistrement vidéo d’un échange de jeunes gens envoyés par un projet humanitaire de santé maternelle qui s’étonnaient de ne pas voir figurer, dans l’interview des chefs de village, le besoin de la sécurisation des accouchements au poste de santé. Ce qui intéressait les chefs de ces communautés d’éleveurs, c’était moins la mort en couches de leurs femmes que la sécurisation de l’approvisionnement en eau de leur troupeau de vaches.

Les occidentaux sont prompts à intervenir sur le volet humanitaire comme pour “s’acheter une bonne conscience”. Ils ne peuvent empêcher que les acteurs eux-mêmes aient des interprétations moins naïves de leurs actions. Les interventions sécuritaires armées sont souvent accompagnées de volets humanitaires ce qui peut brouiller les perceptions desdites interventions. Ils ne sont pas dupes non plus sur les guerres d’influences que se livrent les services d’aide et de coopération des différentes puissances.

Par certains aspects, la réalisation par des organisations étrangères de tâches qui devraient incomber à l’Etat peuvent être considérées comme des persistances ou des rémanences de la domination coloniale.

Le chercheur en développement Michel Agier, effectuant une ethnographie d’un camp de réfugiés à Kissougou en Guinée montre les logiques contradictoires à l’oeuvre entre les différents clans qui composent les populations vivant dans/autour du camp et l’irréconciliable asymétrie entre les populations locales et les représentants d’ONG, bénévoles ou salariés.

“Les humanitaires ont (…) pris le relais des colons et des fonctionnaires de la colonie d’abord, des coopérants et des développeurs ensuite, pour incarner la nouvelle modalité de présence et la nouvelle domination des Blancs”. 

Michel Agier, “Un dimanche à Kissougou”

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que puisse naître, dans une partie de la population, un certain ressentiment. L’action humanitaire ne se déploie pas au milieu de nulle part.

Elle intervient dans des contextes historiques, sociaux, politiques, dont elle ne peut faire abstraction, sous peine de sous-estimer son efficacité, et, plus grave dans certaines zones, de mettre en danger ses représentants. Après quarante ans d’interventions, il serait peut-être temps de réfléchir à de nouveaux paradigmes?