Ils voulaient voir les girafes de Kouré…

Le tragique assassinat de nos jeunes compatriotes à Kouré début août 2020 remettrait-il en évidence l’aporie humanitaire?

J’ai eu envie d’écrire ce texte après la tragédie survenue au Niger le 9 août 2020, et proposer quelques pistes de réflexion suscitées à l’occasion de ce tragique évènement et notamment, au-delà de la sidération, sur l’oubli commode des perceptions locales des associations humanitaires.

Le 9 août, comme la plupart de ceux qui suivent l’actualité, j’ai été profondément choquée par ce qui s’est passé à Kouré. Je ne connaissais aucun de ces jeunes, ni l’organisation pour laquelle ils travaillaient. Je ne connais le Niger que par les travaux de chercheurs et d’anthropologues. En lisant ou en écoutant les réactions, j’ai trouvé qu’un volet de l’histoire a été oublié par les commentateurs, celui du rôle et de la perception des humanitaires en Afrique.

J’ai été très émue par les visages de ces jeunes et de leurs accompagnateurs nigériens aperçus dans un reportage vidéo. Ils ressemblaient tellement à des personnes que j’aurais pu croiser, connaître et apprécier. Ils me rappelaient mes propres enfants. Les mêmes âges, les mêmes sourires, des aspirations similaires, plus soucieuses d’un développement inclusif et non prédateur.

Je pouvais leur imaginer des parcours individuels, bercés, pendant leur prime enfance, par des mythologies générationnelles, reflétées par des chansons. “We are the World” d’USA for Africa, fredonnée par leurs parents, qui a marqué le début de l’engagement du show business dans de grandes causes humanitaires (la ‘pop-culture’ humanitaire?), et aussi par la très belle chanson de Michael Jackson “Heal the World”.

“Heal the world/ Make it a better place/ For you and for me/ And the entire human race”

Michael Jackson

Ils étaient généreux. Leur diplôme en poche, ils/elles ont cherché un boulot qui leur permettrait de vivre cette générosité. Ils ont signé chez Acted, au Niger. Ils voulaient “voir du pays” comme le disaient en leur temps les slogans des affiches de recrutement des troupes coloniales. Kouré et sa réserve abritant les dernières girafes d’Afrique de l’ouest était un lieu d’excursion assez courant, malgré les mises en garde.

Ils se sont réveillés aux aurores ce dimanche-là. Comment auraient-ils pu se douter qu’ils étaient attendus à la réserve par des êtres d’une telle sauvagerie qu’ils ne leur laisseraient aucune chance.

On passe tellement facilement de la banalité de la vie au drame. Ca aurait dû être juste un de ces pique-nique où l’on prend la mesure de l’immensité du territoire africain, de l’intensité des ciels et du privilège d’être là, à ce moment-là. Le drame circulait en moto ce matin-là. Une escadre vrombissante et malfaisante. La moto, un voyage récent au Bénin m’a permis de m’en rendre compte, c’est le nouvel instrument de la liberté en Afrique de l’ouest. Parce qu’elle permet une liberté de circulation pour aller chercher du travail, travailler, ou parce qu’elle permet de se convertir en taxi à ces heures perdues et grapiller quelques cfa. C’est aussi le prix de l’enrôlement des apprentis jihadistes. Pour une de ces motos chinoises importées par containers entiers, on transforme un jeune désargenté en machine à tuer.

Quand on a entre vingt et trente ans, on ne pense pas à la mort. On ne peut pas imaginer la trouver au bord de la piste. C’est pourtant ce qui leur est arrivé ce 9 août 2020. On peut espérer, que l’enquête permettra de répondre sur le volet criminel de l’affaire, qui sont les auteurs du crime, et quels étaient leurs mobiles.

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“Nous sommes passés d’inviolables et sacrés à dommages collatéraux et maintenant à victimes prioritaires”

Frédéric Roussel, cofondateur de l’ONG Acted

Lors de la conférence de presse donnée par son association juste après le drame, le cofondateur de l’organisation émet la thèse d’une détérioration des perceptions des populations locales vis à vis des ONG internationales. Cette question, pourtant centrale est souvent éludée. Elle pose la question du regard des “populations locales” sur les ONG. Elle pose l’aporie sur laquelle s’appuie le système d’aide humanitaire.

Les représentations en France de l’action humanitaire sont fondées sur une mythologie de la générosité. Certains observateurs parlent du “consensus humanitaire” créé à la fin des années 70. Les médias ont dépeint à l’envi les débuts mythiques au moment de la guerre du Biafra puis la création de Médecins Sans Frontières sauvant des réfugiés vietnamiens à la dérive. Le ‘droit d’ingérence’ est devenu une évidence pour les populations des pays occidentaux. L’Afrique a été un grand champ de déploiement pour les ONG internationales depuis les années 1980.

En quarante ans d’interventions humanitaires de tout poil dans un grand nombre de pays du continent africain, le secteur a acquis une image complexe, entre reconnaissance et agacement. La lecture d’auteurs africains montre que les bienfaiteurs des ONG internationales ne sont pas toujours perçus avec autant d’admiration et de révérence que pourraient le laisser supposer les motifs altruistes justifiant leurs interventions. Depuis quelques années, le représentant d’ONG, ou “white saviour” est souvent moqué dans sa naïveté, dans sa prétention à connaître mieux que les locaux les problèmes de la “population”, quand bien même il se fait aisément berner, et que, lorsque les situations se tendent, il sera le premier a bénéficier d’une extraction en hélicoptère, ou d’une protection armée.

L’humanitaire croisé dans la littérature africaine, c’est celui qui circule dans un gros quatre-quatre armorié et qui peut être extrait par hélicoptère si la situation se détériore alors que la population locale se trouve livrée à la vindicte des milices. Ce sont ces cadres locaux, recrutés dans l’entourage du président-dictateur, qui s’organisent des week-ends d’Assemblée Générale au Victoria Falls Hotel dans une nouvelle de Pettina Gappah.

La lecture des travaux des chercheurs en développement pointent également l’ambivalence des sentiments des populations locales vis à vis des humanitaires. Ces sentiments recouvrent une large palette qui va de l’amitié intéressée à la détestation. Les ONG ont pour objectif de combler des besoins écrit Jacques Olivier de Sardan, mais qui détermine les besoins? Les “populations” ont-elles des besoins uniformes? Souvent, trop rapidement on classe les populations-cibles sans prendre en compte en leur sein des groupes aux intérêts parfois antagonistes.

Je me souviens d’avoir vu avec amusement l’enregistrement vidéo d’un échange de jeunes gens envoyés par un projet humanitaire de santé maternelle qui s’étonnaient de ne pas voir figurer, dans l’interview des chefs de village, le besoin de la sécurisation des accouchements au poste de santé. Ce qui intéressait les chefs de ces communautés d’éleveurs, c’était moins la mort en couches de leurs femmes que la sécurisation de l’approvisionnement en eau de leur troupeau de vaches.

Les occidentaux sont prompts à intervenir sur le volet humanitaire comme pour “s’acheter une bonne conscience”. Ils ne peuvent empêcher que les acteurs eux-mêmes aient des interprétations moins naïves de leurs actions. Les interventions sécuritaires armées sont souvent accompagnées de volets humanitaires ce qui peut brouiller les perceptions desdites interventions. Ils ne sont pas dupes non plus sur les guerres d’influences que se livrent les services d’aide et de coopération des différentes puissances.

Par certains aspects, la réalisation par des organisations étrangères de tâches qui devraient incomber à l’Etat peuvent être considérées comme des persistances ou des rémanences de la domination coloniale.

Le chercheur en développement Michel Agier, effectuant une ethnographie d’un camp de réfugiés à Kissougou en Guinée montre les logiques contradictoires à l’oeuvre entre les différents clans qui composent les populations vivant dans/autour du camp et l’irréconciliable asymétrie entre les populations locales et les représentants d’ONG, bénévoles ou salariés.

“Les humanitaires ont (…) pris le relais des colons et des fonctionnaires de la colonie d’abord, des coopérants et des développeurs ensuite, pour incarner la nouvelle modalité de présence et la nouvelle domination des Blancs”. 

Michel Agier, “Un dimanche à Kissougou”

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que puisse naître, dans une partie de la population, un certain ressentiment. L’action humanitaire ne se déploie pas au milieu de nulle part.

Elle intervient dans des contextes historiques, sociaux, politiques, dont elle ne peut faire abstraction, sous peine de sous-estimer son efficacité, et, plus grave dans certaines zones, de mettre en danger ses représentants. Après quarante ans d’interventions, il serait peut-être temps de réfléchir à de nouveaux paradigmes?

Crossroads…

On the road… on n’est jamais déçu… road trip à Johannesburg!

Les amateurs de road-movies le savent bien, on n’en apprend jamais autant sur une société et ses obsessions qu’à ses carrefours.

Dans une agglomération qui compte, selon les estimations, entre huit et dix millions d’habitants et ne propose pas de transports publics dignes de ce nom, le réseau routier est d’une importance capitale à la vie urbaine. Malgré les plaintes assez fréquentes de ses habitants, les routes de Johannesbourg sont plutôt bien entretenues, et la circulation n’y connaît pas ces embouteillages incessants de certaines autres grandes métropoles africaines comme Nairobi ou Lagos. la conduite à Jo’burg est un sujet de prédilection dans les communications entre les anciens et les nouveaux. Il faut évidemment commencer par s’habituer à conduire du mauvais côté de la route, à naviguer entre les rues fermées par leurs habitants et surveillées par des compagnies de sécurité, ce qui complique le travail des GPS, apprendre à se méfier des “taxis” ces minibus Toyota qui sillonnent la ville pour transporter les plus pauvres, et qui sont prêts à tout pour poursuivre leur course au profit, doubler les voitures dans toutes les configurations possibles, avec une préférence marquée pour la queue de poisson, brûler les feux (ici appelés “robots”), et malmener de l’avertisseur ou de la voie tout ce qui s’oppose à leur passage. Il faut également apprendre à partager les routes avec toutes sortes de véhicules pas toujours homologués, des carrioles vintage aux charrettes à bras dont les timoniers préfèrent en général emprunter les routes à contresens.

L’étendue de la ville et l’importance de la circulation automobile rendent indispensables ces instruments de régulation du trafic que sont les feux (je ne sais si quelqu’un a compté le nombre de feux à Joburg, mais c’est un travail de romain!). On n’apprécie jamais autant l’apport de ces accessoires que quand ils tombent en panne à une heure où la circulation se densifie. La défection de certains feux sur le William Nicol Drive en fin d’après-midi, c’est le mal de tête assuré! Certains recommandent de ne jamais s’arrêter aux feux la nuit tombée, pour des raisons de sécurité (sic), le feu rouge pouvant permettre à des brigands de s’emparer de votre voiture en vous menaçant d’une arme (ça arrive). Le jeu est alors de s’assurer que la voie est libre avant de traverser le carrefour en toute illégalité. Si les radars de contrôle de vitesse sont assez courants, les caméras pour prendre en flagrant délit les conducteurs ne respectant pas les feux n’ont pas encore été mis en service.

Pour la sociologue que je suis, lorsque mon attention de conductrice n’est pas sollicitée par la tâche complexe de déterminer quand je puis sans risque engager ma voiture dans le carrefour parce qu’ils ont encore arrêté ce satané feu (souvent par interruption de l’alimentation électrique, il y a des travaux partout, cette ville est un chantier permanent), les carrefours sont des lieux particulièrement révélateurs de ce qu’est la société sud-africaine. Les carrefours des quartiers nord de Johannesburg, présentant un paysage moins urbain que CBD (central business district), bénéficient souvent de terre-pleins et de beaux trottoirs, donc de surface d’exposition supplémentaire. L’humoriste Trevor Noah qui a grandi à Soweto explique dans l’un de ses sketches où il compare les villes nord-américaines à celles de son pays natal qu’il avait été frappé par le fait qu’il n’y avait (aux USA) jamais personne aux carrefours.

A Johannesburg, pour peu qu’on circule sur une des grandes artères qui traversent la ville, les carrefours sont immanquablement accaparés, en tout cas dans la journée. Il y a bien sûr les mendiants de tous âges qui vous tendent la main puis la portent à leur bouche pour vous montrer qu’ils ont faim. Quelques femmes avec leur petit calé dans le dos, ou parfois avec des plus grands qui attendent patiemment, les fesses calées dans le terre-plein poussiéreux. Je me demande toujours comment ils font pour ne pas attraper de coup de soleil en plein cagnard, ou ne pas finir sous les roues des voitures. Il y a les aveugles, ou les paralytiques accompagnés par un parent compatissant. Parfois ces mendiants essaient de faire preuve d’originalité. La semaine dernière au lieu du sempiternel “homeless, 2 children, looking for a job, please help, God Bless You”, ou de la version service public “I keep this area clean and crime free, please help”, un mendiant a essayé un “my wife was kidnapped by CIA, please help”. Il était trop loin pour que je lui demande si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle…

Il y a ceux qui tentent de monnayer quelques marchandises (des chargeurs de téléphones portables made in China qui tomberont en capilotade après la première utilisation, le fixe-vignette d’immatriculation sur le pare-brise, des chapelets de perles en bois avec au choix une croix chrétienne ou la forme de l’Afrique). Il y a les artisans qui vendent des sculptures d’animaux (girafes, lions, hippopotames ou rhinocéros) ou de fleurs en perles qui mettent un peu de couleur et de fantaisie au bord des routes. Les vendeurs de balais en fibre du Kwazulu Natal et les méga-plumeaux en plumes d’autruche (authentiques!) pour déloger les araignées des plafonds. Les vendeurs de journaux et autres distributeurs de prospectus.

Au début de mon séjour j’ai aussi été intriguée par ces gens au milieu des carrefours affublés de sacs poubelles noués à leur cou. Ils attendent simplement de vous débarrasser des cochonneries que vous accumulez dans vos véhicules, moyennant un dédommagement sous forme de piécettes. Certains peu scrupuleux empochent les piécettes et oublient en partant vos papiers gras et gobelets sur le terre-plein. Le week-end quelques clowns ou acrobates remplacent les laveurs de pare-brises essaient d’améliorer leur ordinaire en offrant quelque pitrerie. Les plus remarquables sont les équipes de jeunes gesticulant sur des casiers à bouteille dans un exercice qui se situe mêle les claquettes, le hip hop et le jonglage.

Parfois ce ne sont pas les gens que l’on remarque aux carrefours, mais les affichages sauvages… sorte de rappel des obsessions populaires et des maux de la société. Publicités pour des services divers. Petites pancartes en carton accrochées aux arbres ou feuilles collées à la hâte. Les numéros de téléphone de chercheurs d’emplois, sur des petits cartons griffonnés à la hâte, les pubs pour les élagueurs (on est dans une “man made forest”, je ne vous l’ai pas dit?) ou de jardiniers. Dans un pays où le chômage est endémique, les moyens même les plus désespérés sont à tenter. Les pubs pour le “Penis Enlargment”, les “quick abortions”, les prothèses de fesses. Raccourci des stéréotypes. Ici les femmes noires les plus désirables sont du genre dodues, le terme pour désigner une femme belle en isiZulu signifie également “rembourrée”, et la reine n’est pas appelée roi-femelle, mais éléphante… et dans un pays où l’éducation sexuelle est indigente, où les lieux publics et les entreprises sont obligées de mettre des préservatifs gratuits dans les toilettes, et au taux de grossesses adolescentes imposant, les faiseuses d’anges ont un avenir…

 

 

 

Sécurité et liberté, vieux dilemme, nouveaux objets?

La première chose à faire quand on s’installe à Johannesburg, c’est de s’assurer qu’on a bien appris par coeur toutes les consignes de sécurité données par le consulat… et de ne plus s’en occuper après pour ne pas s’empêcher de vivre. Toute plaisanterie mise à part, les mises en gardes bien intentionnées ne sont pas le produit d’imaginations paranoïaques. Il y a des problèmes d’insécurité à Joburg qui est classée parmi les villes les plus violentes du monde. On rencontre très vite des gens à qui sont arrivées des mésaventures: car-jacking, vol sous la menace dans la rue, cambrioleurs armés qui vous tiennent en joue pendant qu’ils dévalisent votre maison… La prudence s’impose donc. La sécurité n’est pas un sujet à prendre à la légère.

Le premier sujet est le choix de la maison. Les quartiers nord de Joburg, banlieues aisées récentes essentiellement développées après la chute de l’apartheid, offrent plusieurs types d’habitat avec lesquels il faut se familiariser. Les “free standing houses”, maisons de monsieur et madame Tout-le-monde sont généralement déconseillées aux expatriés peu aguerris. Les “boomed street” qui se sont multipliées à la limite de la légalité sont des rues barrées par des barrières gardées par un agent d’une service de sécurité privé censé contrôler les accès et éviter de laisser entrer n’importe qui (enfin en théorie). Les clusters, qui sont le niveau au dessus sont des complexes de maisons organisées autour d’une rue ceinte de hauts mur et barrée par une porte (ou parfois deux). Le niveau le plus élevé des quartiers sécurisés est celui des estates (construits sur de vastes espaces auparavant inoccupés) ces “gated communities”ne se distinguent de la forteresse que par l’absence de douves. Ceintes de hauts murs, ne présentant qu’un seul accès contrôlé 24 heures sur 24, ils offrent une sécurisation optimale, et évitent à leurs résidents les tracas des multiples systèmes d’alarmes. On peut choisir son niveau de surveillance, dans l’architecture de son quartier, de sa maison (il est fortement conseillé aux expatriés de disposer d’une partie nuit, aux accès sécurisés, dans laquelle se barricader) dans le type d’intervention de la société de sécurité privée, dans l’équipement de la maison: détecteurs de mouvement, caméras, les possibilités sont multiples… et sont aussi des asservissements: il faut vérifier régulièrement que tout fonctionne, couper les branches d’arbres au dessus des barrières électrifiées, enfermer les chiens la nuit pour qu’ils n’affolent pas les détecteurs de mouvement dans le jardin…

Le défi de notre première semaine après l’emménagement a été de comprendre et de nous ajuster aux spécificités des différents systèmes d’alarmes de la maison (oui, il y en a plusieurs!). Nous avons ainsi vu débarquer plusieurs fois en pleine nuit les malabars de la société de sécurité, armés et munis de gilets pare-balles, qui voulaient s’assurer que tout allait bien: “Madame Bénédicte, everything is OK?”. “Fausse manip! Sorry!”… Mais finalement, on s’habitue à ruser avec ses systèmes d’alarme pour ne pas les contrarier et s’éviter les réveils en sursaut en pleine nuit. Ce n’est pas vraiment la machine qui s’adapte à l’homme, c’est l’homme qui s’adapte à la machine.

La seconde préoccupation concerne les voitures. Il n’y a pas ou peu de transports en commun à Johannesburg, si l’on excepte les minibus appelés taxis (à ne pas confondre avec les taxis-taxis), lesquels minibus sont fortement déconseillés. Leurs chauffeurs ont des réputations de voyous, conduisent n’importe comment (la proportion d’accidents de la route avec victimes dans lesquels sont impliqués ces minibus est délirante), s’arrêtent n’importe où sans crier gare, maltraitent clients et usagers de la route, bref, ils ne sont pas une option valable. Il est donc recommandé de disposer d’un véhicule personnel. Comment choisir son véhicule? Selon les compagnies de sécurité, la voiture est un endroit où l’on est potentiellement vulnérable qu’il convient donc de choisir avec la plus grande attention, vitres renforcées, verrouillage centralisé etc. et d’équiper avec des gadgets qui permettront de la repérer en cas de car-jacking, vol ou autre. Nous avons donc dû, sur les conseils avisés de notre assureur faire placer un tracker sous chacune de nos voitures pour parer à toute éventualité. Sécurité, sécurité avant tout!

Evidemment, naïfs que nous sommes, nous n’avions pas envisagé qu’un tracker cela pouvait avoir d’autres fonctions que juste signaler l’emplacement de notre voiture au cas où on nous l’aurait soustraite un peu violemment (ou pas). Impossible de demander à la retrouver sur le parking d’un des ces immenses malls dont les sud-africains sont friands à l’instar des états-uniens… En revanche, grâce au tracker, la société d’assurance peut avoir accès à tout un ensemble d’informations intéressantes, qui ne sont pas sans conséquence… Elle peut par exemple, évaluer quel type de conducteur vous êtes et vous attribuer des points qui serviront à vous récompenser/ vous pénaliser lors de l’édition de votre prochaine “douloureuse”. Vous recevez tous les mois un rapport qui vous situe dans la moyenne des clients pour votre vitesse moyenne, votre tendance à freiner plus ou moins brusquement, etc. Ce monitorage peut vous permettre d’analyser votre type de conduite et de la réorienter pour les paramètres où vous flirtez avec le rouge de la conduite potentiellement dangereuse. Bon, mais après tout, vous êtes libre non? Si ça vous chante de taquiner un peu la voiture devant vous en vous arrêtant un peu trop près de son pare-choc arrière, ce n’est pas si grave non?

Une dernière anecdote nous a fait réaliser à quel point la délégation de notre sécurité à des dispositifs pouvait aller… Au mois d’avril dernier, nos enfants étant venus réviser leurs examens passer un peu de temps avec nous, nous avons décidé de les amener passer un week-end dans la réserve de Madikwe, dans la province du North West, à la frontière du Botswana, à quatre heures de route de Johannesburg. Il faut savoir que les GPS ne sont pas toujours très bien informés dans ce pays, dès que l’on abandonne les grandes agglomérations ou les autoroutes tracées pour acheminer les minerais et autres matières premières produites par les sous-sols sud-africains. Les directions donnés par le lodge étant cryptiques nous avons décidé de privilégier une navigation mariant données GPS et carte papier. Première déconvenue après trois heures de route, nous avions opté pour une solution qui rallongeait la partie sur autoroute, les routes de province étant souvent non-goudronnées, mais la route que nous voulions prendre pour remonter vers le nord était bloquée, et il nous faudrait continuer encore une trentaine de kilomètres avant la prochaine bifurcation possible. Coup de téléphone dans la voiture (elle est équipée d’un système Bluetooth). “Bonjour, c’est Untel de la compagnie d’assurance, votre tracker indique que votre voiture cingle à toute vitesse vers le Botswana, étiez-vous au courant?”. Un peu surpris nous répondons que nous en sommes d’autant plus informés que nous sommes dans la voiture et que nous partons en week-end. Nous remercions poliment l’opérateur et mettons fin à la conversation pour rester concentrés sur la navigation, pas question de louper le prochain embranchement!

Ouf, nous arrivons enfin audit embranchement, bifurquons sur une route de terre et nous engageons dans la cambrousse où nous faisons quelques détours, car évidemment notre changement d’itinéraire a complexifié l’affaire. Mais enfin cela fait partie du voyage, et puis on est en Afrique, ce n’est déjà pas si mal d’avoir carte et GPS… Le GPS de la voiture indique une route directe traversant un barrage (dam), évitant le parcours de cinquante kilomètres supplémentaires qui semble s’imposer sur la carte. Ladite route n’existe pas sur la carte papier, mais enfin, un raccourci, c’est tentant. Nous nous engageons donc sur la voie, à gauche, espérant mettre un terme à notre errance. Mais, enfer et putréfaction, la piste se transforme en chemin dont l’état à visiblement été affecté par les pluies torrentielles de la fin de saison qui se sont abattues sur le North West début avril. Ornières, gros rochers en travers de la route, flaques de boue, branchages au milieu de la route… le petit chemin ne sent pas la violette, et nous commençons d’autant plus à nous inquiéter que l’heure tourne et que nous voulons être sûrs d’arriver à bon port pour le “game drive” du soir. Une fois arrivés au dam, nous nous rendons à l’évidence, à moins d’avoir un véhicule amphibie, il est impossible de le traverser. Il faut donc rebrousser chemin. La tension monte dans la voiture, l’heure tourne, une accélération avant une bosse et une ornière un peu plus importante que prévu et la voiture atterrit un peu plus rudement qu’attendu. Nouveau coup de téléphone de l’assurance. “Allô? Le tracker signale que votre véhicule a enregistré une secousse un peu forte, tout va bien? La voiture n’a rien?” Nous sommes partagés entre le fou-rire et l’énervement.

La préoccupation du représentant de l’assurance paraît totalement incongrue à ce moment précis. Sa politique d’intrusion au moindre écart par rapport à la norme de conduite dictée par son algorithme prudentiel est irritante est révélatrice des tendances extrêmes du type de surveillance que nous prépare la société connectée. Elle est également la preuve que cette société du risque digitalisée n’est pas réservée aux pays occidentaux mais qu’elle se diffuse partout, même si elle ne concerne que les personnes dont les revenus leur en permet l’accès. Tout comme la “société du partage” vantée par la technosphère concerne essentiellement une population aisée, la sécurité offerte par ces nouveaux dispositifs techniques n’est accessible qu’à ceux qui peuvent acquitter des primes d’assurances confortables. Mais la sécurité promise par l’alliance de ces technologies va de pair avec la renonciation à une certaine liberté. Liberté de mouvement, de comportement. La vie se passe sous le contrôle des compagnies d’assurances qui peuvent vous étiqueter comme un bon ou un mauvais sujet, fichage dont l’impact pourrait être plus grave qu’une répercussion sur le calcul de votre prime. Que deviennent les données collectées sur vous? Pourraient-elles être utilisées dans le futur dans un sens qui vous seraient défavorable? Le savons-nous réellement ?