L’autoportrait comme moyen d’émancipation : la leçon photographique de Samuel Fosso

Retour sur la très belle rétrospective de l’oeuvre de Samuel Fosso à la Maison Européenne de la Photographie

Qu’est-ce qui pouvait bien pousser Samuel Fosso, soir après soir, à la fermeture de son atelier de photographe dans une rue poussiéreuse de Bangui, à créer ces décors et ces personnages qu’il endossait pour nous léguer, quarante ans après, une oeuvre poétique et déroutante?

Comment décide-t-on, quand on est un autodidacte de la photo, un adolescent malingre, dont le destin a été ballotté entre le Cameroun, où il est né, le Nigéria dont est originaire sa famille, et où, en tant qu’Igbo, il connaîtra les atrocités de la guerre du Biafra*, et la Centrafrique où il s’installe chez un oncle qui lui apprend les rudiments de son métier, de jouer avec les lumières, les costumes, et de trouver, jour après jour, une inspiration?

Est-ce par ennui, par jeu, par narcissisme? Est-ce parce que parfois, en cette époque où le photo-téléphone n’a pas été inventé, il faut finir la pellicule pour développer le négatif et livrer les commandes de ces familles, ces jeunes mères, ces couples qui veulent offrir à ceux qu’ils aiment une photo de leurs accomplissements?

Etait-ce pour dynamiser un peu son pas de porte et animer sa vitrine en proposant des vignettes moins figées que la figure imposée du portrait de famille, avec père, mère et enfants les yeux écarquillés, attendant sans respirer la sortie du petit oiseau? Un essai pour renouveler le genre, proposer des portraits un peu canaille “à la manière” des couvertures des magazines pop des années 70, avec leurs chemises pelle-à-tarte, leurs pantalons à pattes évasées, et leurs lunettes de mouche.

Les premiers clichés nous “parlent d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître”. Un temps où la photographie relevait encore de la magie et servait à fixer sur pellicule puis sur papier argentique des moments importants, pas le détail le plus menu de votre existence, mais la naissance d’un enfant, un mariage, des fiançailles… Un temps où posséder un appareil était un privilège, et où les moins privilégiés s’adressaient au photographe au coin de la rue. Un temps où il fallait avoir fini la pellicule pour pouvoir savoir si l’on avait réussi ou raté un cliché, si le bébé avait bien les yeux ouverts au moment de l’ouverture de l’obturateur.

J’avoue avoir un peu tiqué lorsque j’ai compris que Samuel Fosso ne présentait que des autoportraits. L’autoportrait est une figure artistique classique depuis le seizième siècle, cependant il est toujours suspect d’un excès de vanité de la part de l’artiste. Pourquoi (me) peindre, (me) photographier, que cherche-t-on dans le miroir/objectif, quelle(s) réponse(s) à quelle(s) question(s)? J’ai toujours en tête cette obsession de la (forcément méchante) belle-mère de Blanche-Neige: “qui est la plus belle du pays?”. Si l’inquiétude de la transformation et l’observation de la mue de l’adolescent Samuel Fosso en jeune adulte transparaît dans les premiers (et timides) autoportraits, l’évolution des clichés laisse entrevoir des réponses plus réjouissantes.

Les autoportraits de Samuel Fosso deviennent avec les années un “je” plus imaginé en dehors du cadre imposé du studio, les décors, les costumes et les poses s’enhardissent au-delà des imitations des modèles “cool” des magazines. La réflexion devient plus politique. Le photographe se rêve en acteur des mouvements des droits civiques, il incarne des grandes figures de la libération noire états-unienne (Cassius Clay, Martin Luther King, Angela Davis), des figures françaises comme Aimé Césaire, ou africaines comme Nelson Mandela. Il s’imagine aussi en pape, le premier pape africain de l’histoire, pour une Eglise dont les ouailles sont de plus en plus nombreuses sur le continent.

J’ai particulièrement aimé la série où il essaie de faire revivre son grand-père, guérisseur traditionnel mort lors de la guerre du Biafra, qui l’avait soigné d’une infirmité suite à un accident de sa prime enfance. Samuel Fosso aurait dû être initié par ce grand-père qui lui a été enlevé. Pas de décor pour cette série de figures rouges briques sur fond bleu qui peut rappeler de loin des figures découpées de danseurs de Matisse. Samuel Fosso retrouve les poses du guérisseur et le dialogue avec ce grand-père aimé. Emouvant hommage également, juste à côté, aux soldats africains engagés dans les armées françaises lors des deux guerres mondiales.

Au fur et à mesure de l’exposition on est saisi par la profondeur que prend le travail de l’artiste, comme si retravailler sans relâche le même matériel, sa propre figure, lui permettait de la transcender et de représenter une réalité plus universelle que sa seule histoire. La figure du photographe s’efface.

N’hésitez pas à faire un tour à la Maison Européenne de la Photographie, l’expo en vaut le détour!

* Sur la guerre du Biafra, je ne peux que conseiller la lecture du très beau roman de Chimamanda Ngozi Adichie “Half of a yellow sun” / “L’autre moitié du soleil”

A quoi rêve la jeunesse africaine?

En ces temps où la jeunesse des pays du Nord se passionne pour l’avenir de la planète, et où elle se mobilise en masse pour sauver le monde de ses démons carbonés, il y a une grande absente des débats et des programmes de télévision: la jeunesse du Sud. On est prompt à relever, avec des expressions laudatives ou méprisantes, le nombre d’étudiants ou de lycéens séchant les cours pour venir manifester devant les lieux de pouvoir. La prestation de Greta Thunberg devant les Nations Unies a été abondamment commentée. L’allocution d’une jeune fille de seize ans devant cette assemblée est en soi extraordinaire. Mais où sont les reportages sur les étudiants de Dakar, Abidjan, Cotonou, Yaoundé, Nairobi, Dar-es-Salam, Kinshasa ou Johannesbourg? S’est-on intéressé à la façon dont ces jeunes-là voient leur avenir? Qu’ont-ils à dire sur l’avenir de cette planète que, qu’on le veuille ou non, nous avons en commun?

Il serait présomptueux de répondre à un sujet aussi vaste en un billet de blog. La question appelle des recherches sociologiques, anthropologiques, économiques et serait un bon sujet de colloque interdisciplinaire. Le roman, s’il ne permet pas d’établir des faits est une aide précieuse pour illustrer des points de vue actuels. Il se trouve que j’ai récemment lu deux romans d’auteurs congolais, “Congo Inc.” d’In Koli Jean Bofane et “Johnny chien méchant”, d’Emmanuel Dongala, et que leur sujet, précisément, ce sont les rêves (enfouis/enfuis/piétinés) d’une partie de la jeunesse congolaise.

Le roman très ironique d’In Koli Jean Bofane, met en scène Isookanga, un Rastignac congolais à moitié pygmée (sa mère a fauté avec un homme d’une autre ethnie) de vingt-six ans qui décide de partir tenter sa chance à Kinshasa. Isookanga alias Congo Bololo dans sa vie virtuelle, rêve de fortune, de capitalisme et de mondialisation, loin de la sagesse immémoriale incarnée par son oncle, gardien des traditions et de la forêt. Kinshasa ne se révèle pas à la hauteur de ses attentes, et Isookanga se retrouve à la tête des shégués, ces enfants des rues qui vivent de rapines et de combines autour du marché central. Les aventures d’Isookanga sont l’occasion pour l’auteur de peindre un portrait mordant de l’actuelle RDC. Tout le monde en prend pour son grade. Les personnages secondaires de ce roman féroce sont tous plus ou moins affreux, bêtes et/ou méchants (à l ‘exception sans doute du vieux pygmée). Des édiles de la ville de Kinshasa au seigneur de guerre à la retraite, en passant par l’anthropologue belge pétrie de repentance coloniale qui croit avoir rencontré la “nature congolaise” en passant quelques jours chez les ekonda, l’officier des casques bleus qui fréquente les adolescentes prostituées du marché central, ou le pasteur très âpre au gain de l’église de la multiplication divine adepte des costumes de marque et des berlines allemandes.

Emmanuel Dongala dépeint les trajectoires de deux personnages, dans une ville du Congo non nommée, qui ont à peu près le même âge seize ans, et vont finir par s’affronter. Le premier, Johnny chien méchant, a oublié son nom de baptême. Adepte des noms de guerre, c’est un adolescent qui a été enrôlé dans une de ces milices qui vendent leur service au plus offrant et se rémunèrent en pillant et en violant ce.lle.ux qui n’ont pas l’heur d’être du bon côté. La seconde, Laokolé, a longtemps cru, conformément au rêve instillé par l’idéologie du développement occidentale, qu’une bonne éducation serait la clé de son émancipation. Elle est à la veille de passer son bac, et rêve de devenir ingénieure. Son père a été tué lors d’un précédent épisode de violence civile qui a laissé sa mère mutilée. Une énième crise met fin à tous les rêves de l’adolescente qui n’aura plus que la possibilité de développer sa résilience dans un pays qui n’a rien à lui offrir que l’absurdité de la violence et de la méchanceté.

Bien sûr, ces romans sont des oeuvres de fiction, et toute ressemblance avec des personnages et des lieux qui auraient existé est sans doute fortuite etc… Toute la jeunesse africaine ne peut se retrouver dans ces destins particuliers marqués par les crises politiques successives d’un pays qui n’en finit pas de (mal di)gérer son passé colonial, comme le rappelle In Koli Jean Bofane. Mais les romans de Chibundu Onuzo, ou de Chimamanda Ngozi Adichie pour le Nigéria, ou de Niq Mhlongo pour l’Afrique du Sud dépeignent une jeunesse aux antipodes des revendications écologistes. La préoccupation des jeunes africains, c’est l’accès aux bénéfices du “progrès” tels qu’ont pu en bénéficier leurs homologues européens. Pouvoir vivre une vie digne. Avoir accès à l’eau, à l’électricité, à des services de santé et à une éducation de qualité pour commencer. Pouvoir offrir à leurs parents des conditions de vie meilleure que celles que ceux-ci ont connu. Avoir le droit de rêver d’accéder à l’université et aux bénéfices de la mondialisation, en termes de consommation mais aussi en termes de voyages, de rencontres. Seule une toute petite partie de jeunes, issus des classes moyennes supérieures peuvent y prétendre aujourd’hui.

“Vous m’avez volé mon enfance” a scandé l’égérie du mouvement des jeunes du nord aux dirigeants de ce monde. Cette phrase résonne bien étrangement sur d’autres continents.