Il y a quelques mois, j’ai retrouvé, via un réseau social, un ami rencontré pendant mes études. Après du début de carrière classique dans un grand groupe industriel français, il est devenu éditeur de BD. En 2003, il a créé la “Boîtes à Bulles”. De temps en temps, il propose à des bonnes volontés de ses ami.e.s, de relire, juste avant l’envoi à l’imprimerie les épreuves de BD pour éviter les coquilles qu’il ne verrait plus après la zillionième relecture.
J’ai donc eu la (lourde) tâche (j’rigole) de relire cet été “Ting Tang Sap Sap” d’Anaëlle Hermans, scénariste belge de bande dessinée.
Lectrice omnivore, je suis férue de bande dessinée depuis que j’ai l’âge de lire seule. Tintin et Astérix ont bercé mon enfance et mon regard curieux et amusé sur le monde. Je déclamais enfant des passages entiers de mes albums préférés: “il ne faut jamais sèchement à un Numide”, “Chipolata, arrête de conter fleurette au romain!” font partie de mes répliques fétiches. Avant que je tombe amoureuse de Corto (Maltese), c’est dans les pantalons de golfs et les mocassins de Tintin que j’ai aimé voyager.
En vieillissant, j’ai apprécié que le genre évolue vers des narratifs plus travaillés qui a gagné, pour certains l’étiquette de “roman graphique”. J’étais une fidèle lectrice de la revue “A suivre” dans les années 80, une revue qui faisait la part belle à des fictions bien scénarisées au graphisme travaillé. J’ai un goût éclectique en bandes dessinées, et je savoure autant la poésie d’un “Quartier Lointain” que l’humour absurde des chroniques de Guy Delisle. J’étais donc curieuse de voir quelle était la ligne éditoriale de La boîte à Bulles, en découvrant ce premier album.
J’ai beaucoup ri en lisant Ting Tang Sap Sap. J’y ai retrouvé cette ambiance des agglomérations urbaines d’Afrique de l’ouest que j’apprécie. Les rues en latérite, les maisons basses aux couleurs ocre ou aux peintures vives. L’activité diurne des routes sur le bord desquelles se déroule une partie de la vie quotidienne. Les bouis-bouis dans lesquels on mange un morceau en savourant une bière et en plaisantant sur les menus tracas de la vie quotidienne. Les couleurs chatoyantes des tenues en wax des passant.e.s, et les vrombissements des motos. Tout cela dans une bonne humeur plaisante. L’argument de Ting Tang Sap Sap est classique. Hippolyte, jeune homme qui joue de temps en temps dans une troupe de théâtre ambulant rencontre, alors qu’il est en train de boire une bière avec des amis, la cousine de l’un d’eux, la belle Adjaratou. C’est le coup de foudre. Elle est Samo, il est Mossi, ils s’engagent dans un échange de “parenté à plaisanterie”, et il décide de la défier. S’engage un compte à rebours pour gagner son pari ou l’esprit de débrouille d’Hippolyte fait merveille pour surmonter les embûches qui s’accumulent sur son chemin, et gagner le coeur de sa belle. Le dessin restitue bien toutes ces ambiances de rue, et les scènes de la vie quotidienne croquées sur le vif. Et l’auteure sait reproduire le parler typique d’Afrique de l’ouest.
L’idée du scénario est venue à l’auteure après avoir entendu évoquer, au Burkina Faso, cette particularité locale qu’est “la parenté à plaisanterie”. Les joutes verbales parfois très vives auxquelles elle assistait sans comprendre comment elles fonctionnaient, si ce n’est qu’elles instillaient un certain humour et une certaine chaleur dans les interactions, l’a assez interpellée pour qu’elle veuille développer une histoire autour de cette pratique.
La “parenté à plaisanterie” a été décrite par les anthropologues, on en trouve des traces chez les figures totémiques de la discipline que sont Marcel Mauss et Radcliffe-Brown. J’en avais découvert l’existence en préparant des cours d’anthropologie de la famille pour les étudiantes sages-femmes, mais je n’avais pas d’idée que cette notion avait une pérennité et qu’elle était appropriée par les acteurs-eux-mêmes comme le disent les disciples de Callon et Latour. Cette pratique, présentée comme une ritualisation des relations sociales, qui permet de détendre les interactions entre des “parents à plaisanterie”, et de neutraliser les conflits.
Grâce à Anaëlle Hermans, j’ai découvert que cette notion de parenté à plaisanterie était très actuelle et qu’elle concernait une bonne partie de l’Afrique de l’ouest. Jusqu’aux récents bouleversements causés par les groupes jihadistes, au Burkina, “pays des hommes intègres”, la parenté à plaisanterie était évoquée comme le facteur principal de coexistence pacifique entre les quelques quarante ethnies. La parenté à plaisanterie se retrouve dans les discours politiques, dans les journaux et les médias. Elle est vantée comme un mécanisme de régulation sociale et un principe de résolution des conflits sociaux au point que les ministères de la culture de certains pays organisent des évènements autour de cette notion, notamment au Burkina et au Niger. Au Niger, cette pratique a été inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO.
Dans la pratique de la parenté à plaisanterie, on s’insulte “pour rire”, tout en respectant des codes qui varient. Les insultes peuvent être parfois très violentes et choquer les non-initiés. Au Burkina, certaines “ethnies” sont concernées: les Samo sont parents à plaisanterie des Mossi, les Bobos peuvent se mesurer aux Peuls, les Bisa au Gurunsi. Il est permis d’attaquer son adversaire sur des caractéristiques physiques ou morales attribuées caricaturalement à son groupe ethnique. On peut traiter l’autre d’esclave, d’âne, et de tous les noms d’oiseaux. Seul tabou: on ne peut pas porter atteinte à la dignité de la mère de son interlocuteur (non mais!)
Emmanuel Smith qui a soutenu une thèse sur la parenté à plaisanterie (appelée cousinage à plaisanterie) au Sénégal souligne l’ambivalence constitutive de ces pratiques et les multiples significations qui leurs sont rattachées. Il y décèle cependant un lieu d’observation privilégié de la formation des “constructions identitaires”, et des conceptions ordinaires de l’ethnicité, dans des pays où l’on jongle avec des frontières dessinées par la colonisation, dont les logiques de constitution n’avaient rien à voir avec la construction de nations. Le point très intéressant qu’il soulève, à mon sens est celui de l’utilisation des stéréotypes comme une façon de neutraliser les antagonismes. Comme s’il se jouait une reconnaissance du droit à la différence et à une égale dignité dans ces échanges de propos outranciers. Vu d’un oeil occidental, avouez que c’est assez surprenant!
“Plutôt que d’être combattus ou supprimés par un volontarisme universaliste visant à (re)créer un homme sans préjugés, les stéréotypes, qui font l’objet de plaisanteries, sont maintenus et en apparence renforcés, mais en fait neutralisés de par leur caractère risible, parfois excessif et surtout leur réciprocité”
Emmanuel Smith
Alors la parenté à plaisanterie serait-elle un remède miracle aux tensions entre groupes sociaux? Les récentes tensions au Niger, au Mali, et au Burkina montrent que les effets pacificateurs de ces joutes oratoires ritualisées sont loin de pouvoir tout régler. Utilisée et valorisée pour écrire un roman national qui ferait la part belle au règlement pacifique des tensions, elle ne peut cependant empêcher les conflits.
“On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui” dit un adage que ne renieraient pas les parents à plaisanterie!