Avez-vous lu “Homegoing” de la romancière ghanéenne Yaa Gyasi? Il est resté quelque temps sur ma pile à lire, et j’ai enfin décidé de juger sur pièce ce roman. L’objectif de donner une vision africaine au drame qu’a été (et qu’est encore sous d’autres formes, plus insidieuses) l’esclavage sur les côtes africaines à partir de la période de la traite transatlantique, me paraissait indispensable.
Le roman retrace les destinées des descendants d’Effia et Esi deux filles de Maame, une jeune femme Asante vivant dans ce qui était alors appelé par les anglais la “Gold Coast” (aujourd’hui le Ghana). Captive d’un homme Fante, Maame a donné naissance à Effia. Elle fuit en mettant le feu à sa maison, abandonnant sa fille nouvellement née à laquelle elle lègue un pendentif. Quelques mois plus tard, mariée à un Asante, elle met au monde Esi qu’elle élève comme la prunelle de ses yeux. Adolescente, celle-ci est enlevée lors d’une raffle et vendue comme esclave. Effia élevée par une marâtre est monnayée par cette dernière à un anglais tombé amoureux de sa beauté. Elle s’en accommode et vit au fort sans jamais se douter du terrible commerce dont son mari est un agent. Le roman ambitieux retrace les parcours des sept générations qui suivent aux Etats-Unis et (des six générations) en Afrique, en mettant en parallèle les destins des esclaves et de ceux qui vivent avec cet héritage encombrant d’avoir bénéficié de ce commerce honteux. Il interroge la notion d’héritage dans un récit empathique et prenant.

L’auteure essaye de retracer les parcours de ses personnages, leurs pensées, leurs dilemmes dans une narration assez fluide. On se laisse prendre par chaque chapitre qui pourrait être une nouvelle tant le lien avec les précédents est essentiellement généalogique. Plutôt qu’une narration linéaire elle a choisi de s’attarder sur l’histoire de ces personnages et sur les moments de leur vie où resurgit la question de la transmission de ce passé lourd d’un côté comme de l’autre. Certains personnages, et notamment des personnages féminins sont particulièrement bien ébauchés et on les quitte à regret. En revanche, bien que l’ouvrage couvre cent cinquante ans, le contexte historique n’est pas abondamment documenté, l’auteure en esquisse quelques grands traits sans s’apesantir.
Pourquoi ce premier roman a t’il suscité un tel engouement ? Le thème de l’esclavage a déjà été abordé dans bien d’autres ouvrages. L’âge de son auteure ainsi que la transaction record dont le livre a fait l’objet ont contribué à alimenter une légende que certains ont pu trouver surfaite. Cependant, il faut lui reconnaître des mérites. Gyasi nous présente une narration qui s’éloigne de celles qu’on a l’habitude de lire. La littérature sur l’esclavage couvre un large spectre: de la fresque historique où l’esclavage est un détail permettant de glorifier le bon blanc abolitionniste au récit personnel à la Frederic Douglas (très fort aussi) en passant par le crime d’une mère sacrifiant son enfant pour lui épargner le sort de l’esclave (Beloved de Toni Morrison). Mais cette littérature a eu pour terreau le côté américain. Comme si de l’autre côté de l’Atlantique l’esclavage n’avait pas été problématique. Comme s’il ne fallait pas aussi réinterroger cette part d’héritage là. La romancière représente de façon convaincante ce qui est souvent absent dans les relations des abominations de l’esclavage, le vécu de ceux qui sont restés sur le continent africain. Parce qu’il n’y a pas ou peu d’archives témoignant de ce qu’ont vécu ces peuples de tradition orale, il est important que les héritiers de ces traditions essaient de transmettre ce qu’a pu être leur côté de l’histoire, ces voix trop souvent ignorées ou tues. Le roman est un bon moyen de le faire. Et pour un premier essai, celui de Gyasi est très concluant.

Ce roman m’a ramenée à une de mes lectures de cette année, un très beau livre de l’écrivaine camerounaise Léonora Miano, qui eut les honneurs d’un prix Fémina à sa parution en 2013: “La Saison de l’ombre”. Un roman, qui m’a beaucoup touchée par sa grande qualité d’écriture et sa puissance poétique. “La saison de l’ombre” est aussi née de la volonté de faire revivre ceux dont on a tu les voix car ils sont les perdants de l’histoire. Plus consistant dans l’histoire et dans l’écriture, le roman décrit la lutte d’Eyabe, une mère éprouvée par le deuil qui, refusant le silence et l’oubli mortifère dans lequel veulent l’enfermer les autorités de son village, va entreprendre un long périple pour comprendre ce qui est arrivé à son fils disparu, à l’aube de l’âge adulte, lors d’un grand incendie. Alors que la vie dans les villages de la Gold Coast est ébauchée à grands traits chez Yaa Gyasi, la narration de Léonora Miano permet de restituer la vie matérielle et l’imaginaire d’un village de brousse d’Afrique Centrale. Les batailles de ce beau personnage féminin prennent une dimension épique. L’ombre qui a surmonté la case où ont été bannies les mères des garçons disparus ne lui laisse pas beaucoup de doute sur ce qu’est devenu son garçon, mais elle veut disperser, là où il a disparu, la terre dans laquelle elle a déposé, à la naissance de son fils, le placenta de celui-ci. Signe de grand bouleversement, celui-ci est brutalement déraciné. A la recherche de son premier-né elle croisera la communauté bebayedi, constituée de tous les fuyards des razzia bwele et qui se sont réfugiés dans les marais.
“Le jour où le chef et les hommes de sa garde prennent la route du pays bwele, la femme quitte le village. S’engouffrant dans l’interstice qui sépare la nuit de l’aurore, elle les précède, marche sans crainte sur des sentiers qui n’en sont pas, qui se forment sous la plante de ses pieds, dessinant une voie qui n’appartient qu’à elle, comme un chemin de vie” Léonora Miano
Au delà du thème de l’esclavage et de l’enlèvement des hommes et femmes à leur communauté pour la traite, un autre thème commun aux deux romans est celui de la place des femmes, dans ces sociétés traditionnelles et esclavagistes, où elles sont des pions échangées pour sceller des alliances, des reproductrices d’esclaves, ou bannies de la communauté qui, en l’absence d’explication de la disparition de leurs fils, les considèrent comme des sorcières ayant entraîné le malheur et la disparition des adolescents. La lecture de ces deux romans offre de très beaux portraits de femmes. Je ne peux que vous les recommander.