Devenir père à Johannesburg (devenir mère à Johannesburg, part 12)…

Ecrivant ce post le jour de la Journée Internationale des Droits des Femmes, j’ai envie d’ inclure dans ma recherche “Devenir mère à Johannesbourg” quelques lignes sur… les pères… Un jour où j’effectuais des entretiens dans les locaux d’un centre communautaire à Soweto, un jeune homme qui devait avoir une vingtaine d’années, entendant l’intitulé de ma recherche, m’avait fort judicieusement interpelée: “tu sais, tu devrais aussi interroger des hommes sur ‘devenir père à Johannesburg”, c’est pas facile non plus!”. Je n’ai pas eu le temps de le prendre au mot.

J’ai beaucoup entendu parler des pères pendant tous mes entretiens. Les émissions de radios ou la presse quotidienne font régulièrement état de la démission des pères sud-africains (et surtout des hommes noirs), et c’est vrai que les statistiques leur donnent raison, ou sur la violence intra-familiale souvent perpétrée par les pères. La General Household Survey de 2016 montre que 64% des enfants sud-africains vivent dans un foyer différent de leur père biologique, et 29 % sans aucun adulte mâle. J’ai principalement entendu parler de deux types de pères dans ma recherche, les pères présents et les pères absents.

Les pères présents, on ne s’en étonnera pas, se retrouvent plus dans les quartiers favorisés de la ville, où la norme procréative est proche de la norme occidentale. La parentalité, choisie, arrive après la mise en couple et au moment où le couple se sent prêt. Les futurs pères, dans cette optique étaient présents, voire très présents, menant à cette aberration de langage de femmes enceintes qui employaient le “nous” lorsqu’elles mentionnaient leur gestation: “nous sommes enceinte”, intégrant le futur père symboliquement dans la grossesse. Ces pères assistaient à tout ou partie des consultations posaient des questions. Une de mes interviewées raconte que son conjoint étant avocat, l’obstétricien prenait bien soin de répondre à toutes ses questions, voire à lui fournir des articles de revues scientifiques pour justifier ses dires… D’autres pères discutaient sport avec le gynéco pendant la césarienne, ou faisaient office de ‘coach/accompagnant’ pendant le travail.

Dans les townships, une majorité des pères étaient absents. Seule une petite partie de mes interviewées ont réussi à maintenir une relation avec le père après la naissance du bébé. Et ce d’autant plus que les futurs parents étaient jeunes. L’annonce de la grossesse est terrible pour les jeunes femmes qui en grande majorité ne la souhaitaient pas, mais pour autant n’avaient pas pris les précautions optimales pour éviter la survenue d’une grossesse. Pour les hommes, c’est aussi difficile de l’ admettre, et plus tard, de s’adapter à leur nouveau rôle. Un certain nombre se défausse du problème en niant que l’enfant puisse être le leur*. D’autres, qui auraient envie de jouer un rôle à la fois dans la vie de l’enfant et dans la vie de la mère, sont retenus par des barrières économico-socio-culturelles comme le rappelle ce rapport sur la paternité en Afrique du Sud.

Une conjonction de facteurs économiques (taux de chômage extrêmement élevé et donc pas de revenu permettant la cohabitation des parents, hébergés dans leur famille d’origine), de facteurs traditionnels: pour cohabiter, il faudrait se marier, et se marier coûte d’autant plus cher qu’il faut que la famille du marié acquitte la lobola (prix de la fiancée) à la famille de la mariée. Le prix de la lobola est déjà un frein au mariage dans les classes moyennes comme le note Roger Southall dans ‘The new black middle class in South Africa”, il est prohibitif dans les quartiers les plus pauvres.

Pour tenir un rôle auprès de la mère et du futur enfant, il faut au moins que le père (ayant reconnu être à l’origine de la grossesse) acquitte l‘inhlawulo (dédommagement) qui permette de prendre en charge l’entretien du bébé. Dans le cas où le futur père n’a pas de revenu, c’est à sa famille de le faire, et la famille se fait souvent tirer l’oreille. Les séances de demande d’inhlawulo racontée par les mères sont souvent des épisodes très marquants et humiliants du début de leur grossesse, où elles doivent affronter les quolibets de la famille de leur petit ami, mettant en doute leur parole. Lorsque l’inhlawulo est acquitté, la famille du père peut demander la garde de l’enfant, le paiement faisant foi de leur droit sur l’enfant qui s’inscrit dans la lignée paternelle. Bien souvent, quand les familles n’ont pas d’argent, elles refusent de payer, et la famille de la fille interdit au futur père l’accès à leur fille et au bébé une fois né qui s’inscrit dans la lignée maternelle.

Une de mes jeunes interviewées, qui a continué à voir en cachette le père de son bébé me racontait les stratagèmes que celui-ci devait déployer pour venir les voir. Il avait profité du séjour à hôpital où elle était restée plus longtemps pour cause de césarienne, et venait quand les autres membres de la famille n’était pas là. Les deux seules jeunes femmes que j’ai interviewées à Soweto qui ont pu former une famille nucléaire avec le père de leur enfant étaient issues de familles très réduites (l’une vivait avec sa mère malade qui est décédée lorsqu’elle était à la maternité) et l’autre avec une mère alcoolique qui l’a jetée dehors en apprenant sa grossesse. Le père étant salarié d’une entreprise de bâtiment et n’étant pas logé par sa famille, ils ont pu, avec la bénédiction de la famille restée dans le Northwest, s’installer ensemble.

Lorsque la famille nucléaire n’est pas la norme, et que la famille étendue est le meilleur moyen de subsister dans un pays où le chômage sévit, ce sont les impératifs de la famille étendue qui priment sur les affinités amoureuses et les naissances. Dès lors, s’il y a eu paiement de l’inhlawulo, la famille du père (et le père) peut demander à voir l’enfant, mais souvent dédommagement ou pas, les relations se distendent après la prime enfance, les couples ayant du mal à rester ensemble sans cohabiter. Les pères peuvent se manifester, ou pas quand l’enfant grandit.

Les enfants ne sont pas forcement privés de figure paternelle pour autant. Habitant avec la famille de leur mère, c’est souvent un grand-père, ou un oncle maternel qui jouera ce rôle. Il y a peu de stigmatisation pour les enfants nés hors mariage ou non reconnus par la famille de leur père biologique. La non reconnaissance par le père biologique est entrée dans les normes administratives. Au département des “home affairs” où l’on fait enregistrer les naissances, les employés n’inscrivent pas les deux noms des parents biologiques s’ils ne sont pas mariés (sous la loi coutumière ou la loi civile). Une de mes amies, expatriée française non mariée, en a fait l’expérience. Elle a dû batailler pour que son compagnon et père de son enfant, figure sur l’extrait de naissance de leur fils. En l’absence de document attestant du mariage, l’employé avait seulement inscrit les noms de la mère…

Alors que les recherches traditionnelles avaient tendance à pathologiser les familles non nucléaires, certains chercheurs commencent à s’intéresser de plus près aux paternités, non plus définies par des statuts administratifs ou coutumiers, mais plus par une paternité en actes. Elles montrent que des pères cherchent de nouvelles façons de s’impliquer dans l’éducation des enfants, même en ne résidant pas avec eux. Mais les barrières sont nombreuses. La position culturelle attendue du père, est un homme adulte (et donc ayant complété son initiation), et en mesure de fournir une sécurité matérielle à ses enfants, en gagnant suffisamment bien sa vie. C’est souvent impossible pour les pères des quartiers les plus pauvres, et cela conduit à l’éviction des pères par les familles maternelles, ou leur auto-éviction, ne sentant pas la légitimité à tenir un rôle autre qu’économique auprès de leurs enfants.

Je voudrais pour finir vous livrer une petite anecdote qui m’a serré le coeur. Alors que je faisais mes courses dans le Woolworth (supermarché haut de gamme) de mon quartier. Un homme, probablement un ouvrier d’un chantier voisin (il portait un bleu de travail), me demande de l’aider. Il me dit qu’il se demande quel lait est le plus adapté pour un bébé. Il a, dans les mains, des boîtes de lait concentré sucré et des briquettes de lait de vache pasteurisé. Je réponds à l’homme qu’il ne faut surtout pas donner de lait sucré aux bébés. Je lui demande l’âge du bébé, il a moins de six mois. Je dis à l’homme que pour un bébé de moins d’un an, le lait de vache n’est pas recommandé et qu’il vaut mieux qu’il prenne du lait formulé exprès pour les bébés, au rayon spécialisé. Mais c’est très cher, trop cher me dit-il. C’est le lait le plus adapté pour bébé, réponds-je avec mon catéchisme de familière des milieux de la petite enfance européens. Il me remercie et s’en va. Plus tard, ma fille Valentine qui avait assisté à l’échange me dit qu’elle a vu l’homme passer à la caisse avec ses briquettes de lait…

Je ne sais pas qui était cet homme, je ne le saurai jamais. Mais pour moi il a symbolisé ces pères qui veulent tenir un rôle auprès de leur enfant mais à qui la réalité économique ne donne pas la possibilité de s’y engager. “It’s the economy stupid?”

*”Billy Jean is not my lover, She’s just a girl who says that I am the one, but the kid is not my child”

Et Bara fit naufrage…

Lorsqu’on visite Soweto, la partie la plus africaine de Johannesburg, il y a quelques passages obligés. Au nombre de ceux-ci, la rue Vilakazi, renommée ‘rue aux deux prix Nobel’, qui a abrité les maisons de Nelson Mandela et de l’archevêque Desmond Tutu. Il y a aussi le musée Hector Pieterson, du nom de ce  jeune lycéen tué par les policiers lors du soulèvement du 16 Juin 1976 contre l’enseignement en Afrikaans dans toutes les écoles du pays, dont la photo a fait le tour du monde. Les tirs de la police sur une manifestation de lycéens mettront le feu au poudre dans les townships sud-africains. On peut aussi aller visiter l’église catholique Regina Mundi lieu de réunion des anti-apartheid, passer rapidement les baraques en tôle de Kliptown, traverser le pont pour visiter la place où a été proclamée la Freedom Charter en 1958, vaste esplanade sans âme avec un monument et un local de l’ANC, passer à côté des tours de refroidissement d’une ancienne centrale électrique, aujourd’hui totalement converties à l’art mural, et puis on passe inévitablement à côté des murs décrépis du grand hôpital de Soweto, ‘Bara’ pour les locaux. Légende urbaine, ville dans la ville, l’un des rares hôpitaux où les noirs pouvaient se faire soigner pendant l’apartheid, Bara était autrefois renommé internationalement, mais on n’en parle plus que pour déplorer qu’il ne soit pas à la hauteur des attentes, voire qu’il trahisse les idéaux de la transition démocratique. 

Ainsi, les quotidiens locaux se font régulièrement l’écho de dysfonctionnements graves. Une mortalité infantile incroyablement élevée, des pannes d’électricité contraignant les chirurgiens à opérer à la lumière de leurs smartphones, des frais d’indemnisation des dommages corporels sur des patients atteignant des sommes astronomiques, une gestion déplorable (le directeur de l’hôpital fortement soupçonné de corruption a été démis de ses fonctions en Août 2018 après une grève du personnel), des files d’attentes qui ne cessent de s’allonger pour des blocs chirurgicaux obsolètes mettant en danger les patients. Avec près de 3000 lits, 24 000 naissances par an, 129 bâtiments, les chiffres à Baragwanath donnent le tournis. Il faut dire qu’il dessert la partie la plus peuplée de Johannesburg. 

J’ai eu envie d’écrire un billet sur Bara. Parce que Bara est une institution de Soweto. Parce que j’aurais bien aimé le visiter. Parce que c’est une légende. Parce qu’on raconte à son propos tout et n’importe quoi (‘n’y va pas, c’est un coupe-gorge!’). Parce que des femmes que j’ai interrogées pour “devenir mère à Johannesbourg” sont allées accoucher à Bara. Parce que je suis tombée sur le livre de Simonne Horwitz sur les cinquante premières années de l’histoire de Baragwanath. Que ce livre, bien qu’imparfait explique pourquoi Bara reste incontournable.

Dès ses débuts, Bara souffre d’un sous-dimensionnement et d’une inadaptation chroniques aux besoins d’une population dont il est le seul recours. Hôpital militaire pendant la seconde guerre mondiale, construit sur un terrain ayant appartenu à un gallois répondant au nom barbare de John Albert Baragwath. A partir de 1944, il abrite essentiellement les soldats tuberculeux convalescents que le bon air de Johannesbourg aide à requinquer. Passé aux mains du gouvernement provincial du Transvaal (ancien nom de la province de Gauteng), il est utilisé pour en transférer une partie des patients de l’aile ‘non-européenne’ du Johannesburg General Hospital, et en devient une dépendance administrative. Ce qui lui permettra d’accueillir des professeurs et étudiants en médecine de l’université du Witswatersrand. Il accueillera également l’école d’infirmières pour les étudiant.e.s noir.e.s (toujours sous la supervision de directrices afrikaners), déplacée de l’aile des non-européens du Johannesburg General Hospital (Joburg Gen). Mais il est aussi conçu comme une vitrine par le gouvernement du Parti National, qui veut prouver que la séparation des races, qu’il accentue à partir de 1958, ne se double pas de désavantages massifs pour les noirs. Il est aussi l’endroit où se mélangent des médecins de différentes nationalités/provenances qui y développent un ‘ethos Bara’. A partir des années 60 Bara accueillera régulièrement les victimes des émeutes et des soulèvement contre le gouvernement de l’apartheid, confrontant son personnel (majoritairement blanc pour les médecins) aux dessous peu glorieux du régime.

Le livre de Simonne Horwitz est basé principalement sur les interviews de médecins et d’infirmières ayant travaillé à Bara pendant la période concernée (1941-1990) avant l’avènement de la démocratie. Elle porte un message plutôt optimiste sur cette période. Elle reconnaît les difficultés chroniques, manque de fonds, manque de personnel, face à la demande massive d’un township dont la population croît tout au long de la période, et dans lequel, au delà des pathologies ‘normales’ pour une population pauvre, l’insécurité, les violences ordinaires ou politiques, créent des besoins tous spécifiques. Elle soutient cependant que Bara a représenté une chance pour la population, un lieu où le dernier cri de la biomédecine a pu être proposée à une population noire et pauvre, en dépit d’un régime politique raciste et brutal, et que les conditions particulières d’exercice, où les professionnels blancs et noirs ne pouvaient pas être totalement séparés (pas assez de professionnels noirs entre 5 et 10% de médecins noirs dans la période), et une hiérarchie forcément blanche) ont aidé à la création d’un narratif ‘d’éthos’ particulier à Baragwanath, fait d’un mélange d’excellence académique, de sens de la mission, mêlé de débrouillardise, qui fédérait tous les professionnels malgré leurs différences.

La création de Bara, sur les restes de l’hôpital militaire, produit un appel d’air. Le nouvel hôpital, en plus des médecins démobilisés, attire de jeunes praticiens motivés qui vont publier dans des revues médicales sur les pathologies qui seront les plus fréquentes dans la population noire de la région: les affections pulmonaires (typiques des populations de mineurs et des quartiers surpeuplés et manquant d’hygiène), les maladies tropicales (pour les migrants des régions plus septentrionales) et les blessures par arme blanche. Chose remarquable, les publications de cette première période combattent l’hypothèse de prévalence d’affections liées à la race mais tendent à les relier plus fortement aux conditions de vie. Les études notamment du gynécologue Charlewood dans ‘Bantu gynaecology’ suggèrent que les facteurs environnementaux sont beaucoup explicatifs que la race pour l’épidémiologie, allant contre la thèse séparatiste de l’apartheid (des besoins séparés, des réponses séparées). 

La fonction d’hôpital d’enseignement pour la faculté de médecine de Wits était une chance pour Bara, qui attirait des étudiants, des chercheurs et des médecins confirmés. L’hôpital, grâce à sa fonction de formation universitaire, était doté d’équipements de pointe, et bénéficiait d’une population dont la situation permettait une variété plus importante de pathologies que dans les hôpitaux pour européens, ce qui en faisait un lieu d’apprentissage unique. ‘Although patients often lacked basic care, linen, or even a bed, it was possible for the doctors at Baragwanath to advance themselves professionnaly and perform complex médical procédures’. La masse de la population à traiter, problématique au quotidien, permettait également un nombre de cas intéressants pour la formation des praticiens mais aussi des cohortes suffisantes pour des études publiables dans des revues médicales.  L’urgence et le manque de moyen permirent parfois aux médecins de développer des solutions originales qui leur valurent une reconnaissance internationale. Leur expertise en termes de blessures par arme blanche et par balle devint légendaire… Une médecine de pointe était également possible: Baragwanath sera le lieu de la séparation chirurgicale des jumelles Mathibela, deux soeurs siamoises d’un an en 1987, une grande première en Afrique, alors qu’une poignée d’autres opérations de ce type avaient été tentées internationalement. 

Au-delà des succès médicaux, Baragwanath fut également le lieu de l’éveil de la conscience politique de certains membres du personnel. Certains médecins venaient à Bara parce qu’ils se sentaient le devoir moral d’aider les plus pauvres. Là il étaient confrontés à la réalité de l’apartheid pour la première fois de leur vie. Certains médecins commencèrent à Bara une carrière d’activistes anti-apartheid. Beaucoup furent licenciés avant la fin des années 60. Le plus célèbre des médecins activistes de Bara est sans doute le médecin Neil Agett, mort en Février 82 aux mains de la police, et dont on peut voir la photo au musée de l’apartheid. 

Le narratif positif de la formidable coexistence multiraciale et de la solidarité du personnel médical, adhérent à un ‘éthos Bara’ est à nuancer avec la situation plus qu’inégale des soignants noirs tout au long de l’histoire de l’hôpital. Bâtiments de résidence, cuisines, salles de gardes, et toilettes séparés pour les internes non-européens, qui faisaient suite à l’extrême difficulté pour les étudiants noirs à se faire admettre dans les cycles d’études médicales, aux humiliations dans les ‘hôpitaux pour blancs’ des étudiants noirs (les étudiants colored et indiens comptaient comme noirs) devant emprunter une entrée séparée de celle de leurs condisciples, enlever blouse blanche et stéthoscope avant d’entrer dans la chambre d’un patient blanc, ayant interdiction d’assister à une autopsie d’une personne blanche. Les infirmières noires étaient majoritaires à Bara, mais toujours encadrées par une hiérarchie blanche. Leur paie allant jusqu’à 55% de moins que leurs homologues européennes à qualification égale. Les incidents réguliers à Soweto de la fin des années 70 à la fin des années 80 verront plusieurs épisodes de la polarisation raciale entre différentes catégories de personnel. Lorsque les tensions raciales augmentent, au cours des années 80, par peur pour leur sécurité certains médecins démissionnent. Les difficultés budgétaires d’un état lourdement endetté pour financer son état d’urgence ne permettront pas de les remplacer. Un collectif de médecins tentera une action pour contraindre l’Etat de donner les moyens à l’hôpital de remplir sa mission. En 1987, dans une lettre ouverte dans le South African Journal of Medicine signée par 101 médecins, le collectif crée un énorme scandale, mais ne sera pas suivi des effets escomptés. 

La période de transition et le début du mandat de Mandela ont été marqués par un changement des structures administratives de l’hôpital, le personnel blanc devant être remplacé par des noirs, exercice compliqué, le nombre de noirs ayant pu être formés dans un régime leur refusant une éducation autre que rudimentaire étant notoirement faible. Des grèves très violentes éclatèrent à Bara en 1992 et 1995. La période de transition et le mandat de Madiba ont aussi été marqués par l’apparition du Sida dès 87, et qui s’amplifia au cours de la décennie 90 et accrût la pression sur le personnel soignant des hôpitaux publics. Nkosazana Ndlamini Zuma, ministre de la santé, se concentra sur la création d’une médecine de prévention et pas vraiment sur la résolution des problèmes des hôpitaux saturés et en manque chronique de personnel. Il n’y eut pas d’embauches à Bara, ni d’augmentation satisfaisante des salaires pour les infirmières dont certaines décidèrent d’aller tenter leur chance ailleurs. Certaines se firent débaucher par la NHS. Le gouvernement démocratique sud-africain mis longtemps à prendre la mesure de l’épidémie de SIDA, on se souvient de la tirade de Thabo Mbeki pour lequel cette maladie était une invention des blancs. Les années 90 et la première partie du vingt-et-unième millénaire ont vu le développement d’un secteur hospitalier privé, pour la partie la plus aisée de la population, qui a vite capté les ressources. On estime que 50% des médecins exerçant en Afrique du Sud exercent dans le secteur privé (dont la clientèle représente 15% de la population). Le secteur public reste gravement handicapé par la pénurie de médecins, préférant les conditions d’exercice (et les rémunérations) du privé. 

Aujourd’hui, lorsque Bara fait parler de lui, c’est par ses dysfonctionnements, des erreurs médicales aux maltraitances des patients par les soignants, son insécurité pour les patients comme pour le personnel, et les errements de gestion de responsables nommés plus en raison de leurs connections politiques que leur compétence à redresser une situation fondamentalement viciée. Rebaptisé Chris Hani, du nom du leader du Parti Communiste Sud-Africain assassiné par un nationaliste, il reste pour bien des habitants de Soweto ‘Bara’, gigantesque rafiot dans la tempête.