Nous les femmes…

Puisque vous lisez ce blog, vous n’êtes pas sans ignorer que le mois d’août est le mois des femmes en Afrique du Sud. Tout un mois consacré à la cause des femmes, j’en ai déjà parlé ici. A cette occasion, j’ai décidé de vous raconter une scène à laquelle j’ai participé (authentique mais anonymisée) à la fois cocasse et révélatrice des relations sociales dans ce pays. J’ai rencontré Elsa, jeune responsable des ressources humaines d’une filiale de grand groupe français aux dîners périodiques des anciens des grandes écoles françaises de Johannesbourg. Nous avons sympathisé, et comme elle connaissait mes activités associatives en faveur des femmes dans le monde professionnel, elle m’a proposé d’intervenir dans son entreprise pour le lancement du réseau de femmes. Le lancement aurait lieu à l’occasion du mois des droits des femmes, et nous serions plusieurs à parler.

J’ai d’abord refusé, lui proposant d’autres intervenantes, à mon sens plus qualifiées. Je n’étais pas sûre de la pertinence de mon expérience L’une des autres intervenantes n’était pas disponible. Elsa avait prévu un lancement sur toute l’après-midi, et me trouvant très sympathique, elle m’a convaincue, de parler “de mon expérience”. Et je me suis dit que cela me donnerait en tout cas une approche de la réalité de ce qu’était une entreprise dans ce pays.

Comme je l’anticipais mon intervention sur l’utilité des réseaux féminins pour faire avancer la cause des femmes en entreprise tomba un peu à plat. Je sentis plus une attention polie qu’un réel intérêt. Elsa avait senti le truc en me prévenant à mon arrivée: “tu sais, ce n’est pas forcément le public auquel tu as l’habitude de t’adresser, comme on est une boîte d’ingénieurie française, les femmes ici sont surtout dans les postes administratifs”… Je restai néanmoins pour le reste des présentations, désireuse de voir cette “coach-gourou” dégottée par la nouvellement nommée présidente du réseau, et qui suscitait des frissons d’anticipation: Tina Marais, sollicitée pour faire une “allocution inspirationnelle” (inspirational talk) comme c’est furieusement tendance dans le monde de l’entreprise.

Elle est arrivée un peu avant l’heure de sa présentation. C’est une femme « coloured » d’une certaine allure plutôt grande, élancée, moulée dans un jean blanc de marque, et une blouse panthère, elle campe sur des talons vertigineux. Sa crinière mi-longue lisse est teinte dans un blond chaud encadre un visage ovale soigneusement maquillé, soulignant ses pommettes hautes et ses yeux étirés. Elle discute avec Tumi (la nouvelle présidente du réseau) pendant la fin du second exposé. Applaudissements, la consultante qu’Elsa avait sollicité s’éclipse.

Elsa me présente son chef, le DG de la filiale, un français récemment arrivé pendant que Tina règle son micro et sa présentation Powerpoint. « Elles ont l’air contentes ! » sourit le chef « c’est bien, c’est le but !». Je lui demande comment il trouve l’Afrique du Sud. « Différente ». Il arrive des Emirats Arabes Unis. Je peux imaginer. « Nous avons une histoire compliquée avec ce pays, et ce pays ne nous facilite pas la tâche… ». Ah. Je préfère ne pas le relancer sur l’affaire de corruption qui pourrait ressortir à tout moment et qui est de notoriété publique. Il doit se demander ce qu’il fait dans cette galère, dans cette filiale en perte de vitesse, probablement pas une promotion…

Tumi bat le rappel. Tina Marais est prête. Elle se présente comme coach, psychologue industrielle, promotrice de l‘empouvoirement féminin. Sa gestuelle ample montre qu’elle est à l’aise dans ce genre d’exercice, qu’elle doit pratiquer régulièrement. Son discours est bien rôdé. Elle lance la vidéo qui introduit son propos. Je reconnais un extrait de Matrix où Keanu Reeves est confronté à un choix cornélien : pilule rouge ou pilule bleue ? « Alors, vous vous souvenez de ce choix ? Vous auriez pris laquelle vous ? ». Elle redémarre la vidéo. Frémissements, agitation dans la salle, les femmes se concertent avec leurs voisines, elles chuchotent. Tina répète en même temps que l’acteur : « La Matrice est le monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher d’entrevoir la vérité… » elle se superpose à l’acteur, entre le projecteur et l’écran, si bien qu’il se projette sur elle… elle est, comme lui, de profil, et récite en même temps que lui « tu es un esclave Théo… le monde est une prison où il ni espoir, ni odeur, ni saveur… si tu veux découvrir ce qu’est la Matrice, tu devras l’explorer toi-même… choisis la pilule bleue, et tout s’arrête, après tu pourras faire et penser ce que tu veux… choisis la pilule rouge et tu restes au pays des Merveilles, et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre… »… « Alors ? » Elle arrête la vidéo, « Pilule bleue ou pilule rouge ? ».

Bien sûr l’assistance choisit la pilule rouge. Et Tina les entraîne derrière le lapin blanc comme son jean. Elle empile dans sa course désordonnée les poncifs : « nous les femmes nous savons que… », les citations de versets de la Bible dont elle ne donne que les références : Isaïe 29 :7, Jean 38 :4, Matthieu 12 :26 et que son auditoire déclame par cœur. Un véritable tourbillon… « Oui, parce que nous les femmes, nous sommes parfois nos pires ennemies, nous propageons la haine, nous ne nous entraidons pas… Combien de fois ces derniers jours, ne nous sommes-nous pas dit que nous ferions bien une crasse à notre voisine ? Combien de fois ne nous l’avons pas enviée parce que le patron disait du bien d’elle ? Combien de fois n’avons-nous pas jalousé son équilibre familial ? Combien de fois avons-nous rejeté nos fautes sur le dos de notre voisine ? Combien de fois avons-nous souhaité que telle ou telle se prenne les pieds dans le tapis pour pouvoir briller à sa place ? »

Murmures et hochements de tête approbateurs dans l’assistance qui se reconnaît dans ce sermon d’une Tina exaltée, proche de la lévitation. « Il faut nous regarder en face. Il faut comprendre ce que Dieu veut de nous. Il faut arrêter de rejeter sur les autres nos propres fautes. Si je n’ai pas une promotion, ce n’est pas à cause de la voisine. Si je ne suis pas augmentée, ce n’est pas forcément la faute du patron. Si je ne réussis pas, ce n’est pas la faute de la firme. Il faut faire notre examen de conscience : qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Jésus a dit : « aide-toi, le ciel t’aidera ». Nous devons nous interroger, comprendre ce que nous faisons mal, pour nous amender. Nous ne devons pas toujours demander la solution au patron. C’est en nous-mêmes que nous trouverons la solution ! »

Je suis assez perplexe, j’échange avec Elsa des regards surpris. Elle tord ses lèvres minces dans une moue incrédule. J’ai l’impression d’être dans une réalité parallèle. Tina continue de plus en plus fort et elle conclut. « Maintenant, vous savez ce que vous devez faire, je vous propose de chanter une chanson. Je suis sûre que vous la connaissez toutes! Je vous ai mis les paroles sur le Powerpoint pour celles qui ne la connaissent pas » ajoute t’elle malicieusement. « Lira ! » les femmes sourient en voyant le titre s’afficher. C’est visiblement une sommité de la chanson locale. Elle appuie sur une télécommande, quelques notes de synthétiseurs et une voix de femme : « The higher you build your bareers, the taller I become… » (plus vous montez des barrières, plus je grandis). Hurlement de joie des participantes qui sourient et commencent à chanter toutes en chœur, certaines roulent des épaules et des hanches sur leurs chaises, dans un moment d’allégresse collective.

« The further you take my rights away, the faster I will run… you can’t deny me, you can’t turn your face away, no matter -cause, there’s something inside so strong…” Les participantes sont maintenant toutes debout, elles dansent, chantent balancent leurs bras au-dessus de leur tête… J’apprécie leur naturel, elle chantent, claquent des doigts, les différences effacées, oubliées, les visages ravis, les gorges déployées… « ngizofikelela ! » (j’y arriverai)… je me sens malgré tout entraînée dans leur chant. La fin de la chanson est soulignée par des youyous. « Allez, on la refait une nouvelle fois ! » reprend Tina totalement transportée. Il ne lui manque plus qu’un tapis volant« There’s something inside so strong, I know that I can make it, though, you’re doing me wrong, so wrong…” (Il y a quelque chose en moi de si fort, je sais que je peux réussir, même si vous me causez du tort). Tonnerre d’applaudissements après la reprise, Tina salue gracieusement comme une artiste sur la scène.

Tumi remercie chaleureusement Tina et annonce la clôture de la session avec une collation servie dans la pièce. Elle en profite pour nous remettre, à Tinah et moi, des petits cadeaux pour nous remercier de notre participation, un foulard rose avec des léopards, une bouteille de vin sud-africain, et un beau stylo. Les participantes s’égayent autour du buffet. Nous nous retrouvons un peu isolés entre français, avec Elsa et son patron.

« Vous qui êtes sociologue, qu’en avez-vous pensé ? me demande t’il?” – “A vrai dire, j’aurais peut-être choisi la pilule bleue ! J’ai un sentiment partagé, je ne suis pas sûre de partager son point de vue sur l’empouvoirement des femmes… J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi il faut absolument que les sud-africains ramènent tout à Dieu, y compris la vie de l’entreprise… Les versets d’Isaïe dans une réunion comme celle-ci, ça me rappelle quand même la fameuse citation de Marx sur l’opium du peuple…”

“Tu as raison” dit Elsa, “je ne trouve pas ça génial non plus. On n’est quand même pas câblées pareil, il y a des moments où je l’ai trouvée limite ! C’est pas vraiment mon genre de féminisme”…-“Oh, mais elles sont heureuses, regardez-les ! Qu’elles en profitent, elles auront au moins eu cette journée, parce que dans quinze jours, on annonce le prochain plan social, la moitié d’entre elles vont perdre leur job ! » réplique benoîtement son patron…

Elsa me raccompagne à ma voiture. Je vois Tinah entrer dans une superbe berline Mercedes. Il n’y a pas à dire, L’Opium du peuple, ça rapporte… C’est vendredi en fin d’après-midi, je mets « Pata Pata » de Miriam Makeba dans la voiture en rentrant à la maison.

Lerato: “ma mère ne m’a jamais pardonné” (Devenir mère à Johannesburg, part 4)

J’ai rencontré Lerato via une amie. Elle est chargée de la communication d’une petite entreprise. Elle m’a fait l’effet d’une jeune femme intelligente, joyeuse, dynamique et éminemment sympathique. J’ai été surprise d’apprendre qu’elle avait déjà une fille. Elle a accepté de me revoir pour me raconter son histoire. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un coffee-shop d’un centre commercial un peu déglingué des années 70, près de son boulot. Nous nous sommes placées à l’extérieur, un peu en retrait pour profiter d’un peu plus d’intimité et du soleil d’hiver.

J’ai 23 ans, je suis une ‘born free’, je suis née après l’avènement de la démocratie dans ce pays. Ma mère n’a pas fait d’études, mais elle a créé sa propre entreprise et elle fait maintenant partie de la classe moyenne aisée. Elle s’est arrangée pour nous envoyer, mes frère et soeur et moi dans des bonnes écoles, des écoles ‘model C’ pour que nous puissions être les premiers de la famille à entrer à l’université.

Après mon Matric, j’ai été admise dans une bonne université, j’avais la vie devant moi. En deuxième année, j’ai rencontré ce mec qui était divinement beau, il faisait de la musique, c’était mon premier petit copain. On ne nous a jamais rien dit, on ne nous prépare pas à ça, nous les filles. Les mères noires pensent que tu ne peux pas avoir d’activité sexuelle et que si on t’en parle ça va te donner des idées. Ma mère est très religieuse. Pour elle c’est jamais avant le mariage. Je n’ai jamais connu mon père, je sais vaguement à quoi il ressemble. Même si elle a divorcé très peu de temps après nous avoir eus, elle était mariée quand nous sommes nés. Elle n’a jamais connu la honte d’un enfant hors mariage. Elle avait de grandes ambitions pour moi. Elle voulait que nous fassions honneur à notre lignée.

Je suis l’aînée, personne de mon entourage ne m’a dit de faire attention, de prendre une contraception. Je ne me souviens pas qu’on en ait parlé dans mon lycée. Je ne croyais pas que ça pouvait arriver aussi vite. Je me suis aperçue assez tôt que quelque chose n’allait pas. Je suis allée voir un médecin près de l’université, il m’a confirmé que j’étais enceinte de 6 semaines. Je n’ai jamais pensé à l’avortement, c’était inconcevable pour moi, je n’ai pas pris la peine d’y penser, j’étais tellement amoureuse! Aujourd’hui j’y réfléchirais plutôt deux fois qu’une. J’ai été très déçue par l’attitude du père de mon enfant. Il s’est complètement désintéressé de moi du jour au lendemain. En quelques semaines, il a trouvé quelqu’un d’autre… Ma fille a un frère qui a trois mois de moins qu’elle! Elle s’interrompt et lève des yeux brillants de larmes vers le ciel. Elle le fera à plusieurs reprises pendant l’entretien qui remue des choses auxquelles elle n’aime pas penser. Je lui proposerai d’arrêter mais elle me dit que ça lui fait du bien d’en parler à quelqu’un.

Je l’ai dit à ma mère qui était furieuse. Elle m’en veut toujours, alors que ma fille est née il y a presque deux ans. Elle me mène la vie dure. Au début de ma grossesse, je suis allée à l’hôpital public, parce que ma mère ne voulait plus entendre parler de moi. Quand tu vas à l’hôpital public, c’est une perte de temps, tu y passes ta journée, tu loupes ton travail, et la qualité des soins est très mauvaise. Tous ceux qui peuvent l’évitent à tout prix! Heureusement, ma soeur a plaidé ma cause auprès de ma mère. Comme je n’avais pas encore 21 ans, son l’assurance de santé privée a pris en charge une partie des frais. J’ai fini par échapper à l’hôpital public. Je garde le sentiment d’une très grande solitude pendant cette grossesse, je n’ai eu aucun soutien. J’aurais aimé pouvoir discuter, partager…

J’ai trouvé une gynéco qui officiait dans une clinique privée pas trop loin de la maison. Je suis allée la voir tous les mois jusqu’à la naissance. Elle me faisait tous les examens, plus l’échographie. Ca ne durait jamais très longtemps. Si j’avais des questions, je recherchais sur Internet. Je n’ai pas pris de cours de préparation prénatale, je ne savais pas que ça existait. Gugulethu est née par césarienne à 36 semaines. Je ne la sentais plus bouger comme d’habitude, je savais que quelque chose n’allait pas. Je suis allée voir ma gynéco, elle m’a dit que mon bébé était en détresse, qu’il fallait faire une césarienne d’urgence. J’étais perdue. J’ai appelé le père qui m’a dit de refuser la césarienne. Puis ma mère est arrivée, et j’ai été soulagée.

J’ai eu trois jours/nuits à la clinique pour apprendre comment m’occuper de mon bébé, comment la changer, la baigner, la nourrir. Les infirmières étaient super. L’allaitement a été assez galère au début, mais je me suis accrochée. Pendant les premiers mois, j’ai décidé de vivre au rythme de ma fille. Elle dormait dans ma chambre (nous partageons toujours la même chambre chez ma mère), je dormais quand elle dormait, et quand elle se réveillait je l’allaitais, je la baignais, je jouais avec elle. Nous avons une domestique à la maison, donc je n’avais que ça à faire. ça et aller sur les forums Internet pour avoir des réponses à mes questions, j’ai beaucoup lu aussi. Au bout de trois mois, je suis retournée au boulot.

Lorsque j’ai vu la vie que me faisait ma mère après que je lui aie annoncé ma grossesse, j’ai décidé d’arrêter mes études pour trouver du boulot. Je voulais pouvoir assumer mon bébé. Mon idéal était de devenir indépendante. J’ai trouvé un premier boulot dans une boîte. Ca n’a pas été si compliqué. J’y suis allée au culot, et ça a marché. L’an dernier, j’ai changé pour mon emploi actuel. Mais bon, ce n’est pas suffisant pour me permettre d’aller vivre ailleurs que chez ma mère. Tout ce que je gagne, je le dépense pour ma fille. J’a dû trouver une nounou, qui habite un peu plus loin en bas de ma rue pour s’en occuper.

Ma mère et moi travaillons, mon frère et ma soeur étudient, il n’y personne à la maison pour garder Gugulethu. Ma soeur m’aide un peu, elle me la garde de temps en temps le soir, pour que je puisse sortir, elle joue avec elle. Ma mère est très gentille avec ma fille, elle lui offre plein de trucs. Mon frère s’en désintéresse. Ma mère et moi nous n’avons jamais retrouvé les mêmes relations qu’avant ma grossesse. Je me suis inscrite à UNISA (université d’Afrique du Sud qui donne des cours par correspondance), je vais essayer de passer un diplôme en communication ou en gestion pour trouver un boulot qui paye mieux.

L’histoire de Lerato n’est pas une histoire exceptionnelle. Les grossesses précoces ne sont pas uniquement le fait de jeunes filles des townships. La bigoterie de la société et le manque d’éducation sexuelle (j’en ai parlé ici) sont assez répandus quel que soit le milieu social. L’attitude de la mère de Lerato n’est pas non plus inédite, même si elle est probablement celle qui a le comportement le plus dur envers sa fille. Elle ne la jette pas hors du domicile familial et lui assure le gîte et la couverture médicale, mais toute son attitude souligne sa désapprobation de la situation de sa fille. Elle a aussi une attitude constatée dans des études sur les mères adolescentes, celles-ci ont souvent l’impression que leurs parents reportent sur leurs enfants l’affection et les attentions qu’ils avaient avant pour les jeunes femmes.

Contrairement aux autres interviewées pour lesquelles l’ire maternelle s’est éteinte avec l’arrivée de l’enfant, la mère de Lerato ne montre pas plus de mansuétude après la naissance. Parmi les histoires recueillies, il semblerait que les milieux sociaux les plus favorisés tolèrent moins les écarts à la norme du ‘pas d’enfant hors mariage’ que les autres et qu’ils le font payer plus durement à celles qui dévient. Une des mes interviewées m’a parlée d’une des ses cousines, ayant eu un enfant alors qu’elle était à l’université, et qui travaillait pour reprendre ses études, mais dont la famille sollicitait qu’elle envoie toujours plus d’argent pour payer la garde de son enfant (elle l’avait envoyé dans le Eastern Cape chez une de ses tantes), compromettant les chances que la jeune femme puisse économiser assez pour finir sa scolarité… 

 

Mère à 13 ans… (Devenir mère à Johannesbourg part 3)

Je n’avais pas prévu de vous parler de Rose, du moins pas tout de suite, mais mon dernier billet m’a incitée à finalement vous raconter son histoire. Je n’avais pas l’intention de l’interviewer. J’avais des réticences. Une maternité à 13 ans, c’est tellement exceptionnel. En tant que superviseuse d’un étudiant faisant un mémoire de master de sociologie sur les grossesses adolescentes dans un township du sud de Joburg, j’étais plus qu’informée sur les problèmes méthodologiques liés aux interviews de jeunes mineures.

Après m’avoir présenté cinq jeunes femmes majeures, mon informatrice principale, m’a proposé de rencontrer Rose. Il faut dire que la mère de Rose travaille dans la même ONG et que pour elle il semblait naturel que j’interrogerais sa fille. J’ai passé un moment avec Rose, dans le container recyclé servant de bibliothèque à ce centre communautaire. J’ai été touchée qu’elle veuille me parler alors que sa fille n’avait que trois semaines. J’ai été rassurée sur le fait qu’elle ne parlait pas sous la contrainte, et qu’elle avait envie de me raconter son histoire. Une histoire qu’elle m’a livrée par bribes, lovée dans un fauteuil à oreilles recouvert de velours mauve, utilisé pour raconter des histoires aux enfants, tout en triturant dans ses mains une peluche rose trouvée sur le fauteuil. Hope, sa petite fille a été confiée à l’une des femmes bénévoles dans le centre communautaire. Je me contenterai de retranscrire son histoire, telle qu’elle me l’a racontée. Une histoire simple.

Cela faisait très peu de temps que je sortais avec mon petit ami. Il a dix-huit ans, il est dans le même lycée que moi, en terminale. J’étais en quatrième. Je n’ai pas eu mes règles pendant deux mois. Et puis l’une de mes ‘tantes’ a remarqué que mon corps avait changé, elle a dit à ma mère que j’avais l’air d’être enceinte. Je n’étais pas très contente, j’aurais préféré le lui dire moi-même. Ma mère a acheté un test de grossesse. Elle a beaucoup crié, elle ne pouvait pas croire que j’étais enceinte. Elle m’a amené dans un centre de santé, un centre où ils testent les grossesses et le Sida. Ils lui ont dit que je n’avais pas le Sida, mais que j’étais enceinte. Ma mère était tellement choquée. Elle a crié, tellement crié. Elle m’a demandé: “qui est le père? ” Je lui ai dit. Elle lui a crié après. Elle lui a dit: ” et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire?”. Il a répondu que je n’avais qu’à avorter. Ma mère est contre l’avortement. Elle a demandé l’adresse de ses parents et est allée les voir. Ils ont demandé à mon petit ami: “est-ce que c’est ton enfant?”. Il a répondu que non. Ils ont dit qu’ils verraient le bébé à la naissance et qu’ils diraient si c’était leur enfant. J’ai rompu avec lui et je ne lui ai plus parlé. Six mois après il est revenu et je lui ai pardonné. “

Je savais que je devais aller à la clinique. J’y suis allée. Ils m’ont refait des tests. J’écoutais tout ce que me disaient les infirmières. Elles me disaient comment me comporter. J’avais tellement peur. Je croyais que j’allais mourir. Je me suis accrochée à un livre. Ce livre, qu’on m’avait donné à lire en ‘Life Orientation’ en cinquième, s’appelle le ‘teenage survival book’. Il m’a tellement plu que je l’ai acheté au lycée à la fin de l’année au lieu de le rendre. C’est un livre qui parle de la puberté, du viol des filles et des garçons, du Sida, des grossesses d’adolescentes. Il est un peu effrayant mais je l’aime bien. C’est un livre à propos de la survie. Il m’a beaucoup aidée.

Ma mère me disait: “prie juste pour que le bébé aille bien”. Ma mère n’arrête pas de prier. A quatre mois de grossesse, les gens de la clinique m’ont dit d’aller me faire suivre à Bara (le grand hôpital universitaire de Soweto) parce que ma grossesse était spéciale, j’étais trop jeune. A Bara, j’ai été bien accueillie. Au début ils étaient très choqués, la plupart des filles qu’ils voient ont au moins seize ans. Ils m’ont dit que je devais poser toutes les questions que j’avais. Que je pouvais revenir quand je le voulais, si jamais j’avais une inquiétude. Ils m’ont fait rencontrer des médecins, une assistante sociale, une psychologue spécialisés dans les grossesses adolescentes. L’assistante sociale m’a dit que je devais venir avec ma mère. Lorsque je l’ai vue, elle m’a demandé si j’avais été violée, si je voulais porter plainte. A cause de la différence d’âge, pour eux, il y avait viol, et ils fallait qu’ils le rapporte à la police. J’étais choquée. Je croyais que le viol c’était seulement le sexe sans consentement. Je ne voulais pas porter plainte. C’était mon petit ami, il ne m’a pas forcée. Je n’ai plus revu l’assistante sociale après.

Au collège je n’ai rien dit aux professeurs. Mais au bout d’un moment ils ont deviné à cause de mon ventre. Je l’ai dit à ma meilleure amie, mais elle m’a traitée de menteuse. Lorsque les professeurs ont vu j’ai été convoquée chez le directeur qui m’a dit que je ne pouvais pas rester en classe. Il m’a dit de ne pas revenir après les vacances de milieu d’année en juillet. Il ne voulait pas qu’il se passe quoi que ce soit, que je me fasse pousser par les autres élèves. Il m’a dit que, pour cette année, il fallait que je m’occupe de mon bébé et qu’après je redoublerai ma quatrième. Je ne voulais pas. J’adore l’école, ça a toujours bien marché. Je ne voulais pas redoubler. Je voulais passer mes examens de fin d ‘année et passer en troisième l’année d’après. Maman travaille, elle n’a pas eu le temps d’aller contester la décision. Après les vacances, une amie venait me voir tous les jours après l’école pour me donner les devoirs, mais ce n’était pas pareil. C’était dur pour moi. Je m’ennuyais beaucoup. Toutes mes amies étaient en classe.

Les visites à Bara étaient toujours très longues. Il fallait attendre, attendre, il y avait toujours beaucoup de monde.  J’ai vu beaucoup de docteurs. La plupart des docteurs me traitaient bien. Il y en avait un qui me faisait toujours des blagues. Il m’a dit qu’après l’accouchement j’aurais plein de bonbons. Il me faisait rire. Il y avait aussi cet autre docteur qui me traitait avec respect. Quand j’y suis allée à huit mois, ils m’ont expliqué les signes qui devaient m’alerter, pour lesquels il fallait que je vienne tout de suite. Si je perdais les eaux, ou si je commençais à saigner. Je n’ai pas eu de préparation à l’accouchement, mais ils nous ont montré des films d’accouchements et de césariennes. Ca m’a fait tellement peur, même s’ils n’avaient pas mis le son! Ils m’ont montré aussi des trucs à faire pour calmer la douleur. 

Un samedi j’ai senti les douleurs. Ma mère m’a dit: “demain on va à Bara”. Je n’ai pas dormi de la nuit. Le lendemain elle a appelé l’ambulance. L’ambulance a mis longtemps à arriver.  Je suis arrivée à Bara à neuf heures du matin, j’ai accouché à dix heures du soir. Pendant la journée, j’avais mal. Je voulais une césarienne pour que tout soit fini. Ils m’ont dit qu’on ne faisait pas une césarienne pour ça. C’était très ennuyeux, il n’y avait rien à faire dans la salle. Pas de télévision, ils m’avaient enlevé mon téléphone. De temps en temps il y avait des étudiantes infirmières qui venaient discuter avec moi, des médecins qui passaient. Une étudiante m’a dit que si je ne criais pas, ils m’aimeraient bien et ils seraient gentils avec moi. Les docteurs m’aimaient bien, les infirmières aussi. 

A dix heures moins vingt, ils m’ont emmenée dans une salle à part et ils m’ont dit de commencer à pousser dès que je sentais une douleur. Dans la salle, il y avait deux étudiantes infirmières qui m’aidaient et une professeure infirmière qui m’a aidée aussi. Elle me disait quand il fallait pousser. L’infirmière a dû faire une épisiotomie pour que le bébé sorte. Les étudiantes ont poussé sur mon ventre pour faire sortir ce qu’il restait. L’infirmière a dit qu’il y avait beaucoup de dégâts, qu’il fallait qu’elle m’amène au bloc pour me recoudre. Elles m’ont fait une transfusion, puis une deuxième. Elles voulaient m’en faire une troisième mais elles n’avaient plus mon groupe sanguin. L’étudiante qui était avec moi s’est occupée de ma fille. Elle l’a mise dans une couveuse. Elle lui a donné un biberon de lait.

J’ai vu ma fille quand elle est sortie. J’ai été surprise par ses cheveux, elle en avait beaucoup.  Elles m’ont dit de la mettre au sein. Je lui ai dit que je l’aimais et elles ont coupé le cordon. Elle me ressemble beaucoup. Elle est très claire. Tellement blanche! Elles disaient qu’on aurait dit ma jumelle tellement elle me ressemble. Je l’ai mise au sein, cela m’a fait tellement mal, ça me fait encore mal. Elle doit aspirer mon téton vers l’extérieur, ça me fait tellement mal! A Bara ils m’ont expliqué l’allaitement. Mais quand elle prend le sein, j’ai l’impression qu’elle le mord. Elle demande à téter toutes les deux heures.

Je suis rentrée à la maison avec ma fille le jour suivant. C’est difficile. Je ne suis pas habituée à ne pas dormir la nuit. Ma mère dit qu’elle ne doit pas dormir l’après-midi. La nuit elle a faim et elle crie, et je ne l’entends pas. Ma mère me secoue pour me réveiller: “ton bébé a faim, tu dois le nourrir” et moi je lui réponds “quel bébé?” et puis je me souviens… Je ne comprends pas ce qu’il faut faire. Elle pleure la nuit et elle dort pendant la journée. Tu crois qu’il faut que je lui parle? Mais pour lui dire quoi? Elle ne comprend rien, elle ne peut pas répondre… 

La femme à laquelle Rose a confié son bébé toque à la porte de la bibliothèque. Le bébé a faim. Rose soulève le bas de son sweat-shirt à capuche rose et met son bébé au sein, laissant entrevoir, sur la peau de son ventre, des vergetures d’un brun violacé.

Comment peut-on laisser sa fille prendre le risque d’être mère à treize ans? C’est la question que je posais dans mon dernier billet. L’histoire de Rose montre que cette maternité très précoce est possible sans être dramatique quand la jeune fille est robuste et bien entourée, mais ce n’est par pour autant un conte de fées. A cet âge-là on est, quoi qu’on en dise plus proche de l’enfance que de l’âge adulte, et les contraintes qui vont avec la naissance d’un bébé vont peser lourdement sur les rêves d’avenir de la mère adolescente.

 

 

 

 

Mort d’une adolescente mauricienne…

On ne devrait pas mourir à treize ans. Cette semaine, de ce côté-ci du paradis, j’ai envie de pousser un coup de gueule pour dénoncer l’hypocrisie monstrueuse d’une nation “arc-en-ciel” où la fiction de la “cohabitation pacifique des communautés” à mené à la mort d’une jeune fille de treize ans prénommée Ruwhaida.

L’Express, mon quotidien de référence sur l’île, s’est fait l’écho de la mort subite, le 21 juin, d’une jeune adolescente. Ruwaidha était, épileptique, elle s’était mariée en janvier 2018 et attendait un enfant. La belle famille avait l’intention de la faire enterrer dans la foulée, mais les parents de la jeune femme, choqués (un peu tard hélas) ont demandé une autopsie. La jeune femme était revenue chez ses parents quelque temps auparavant, arguant de mauvais traitement et de violences conjugales, mais elle était finalement repartie vivre dans la famille de son mari (âgé de 19 ans). L’autopsie aurait conclu à une “mort naturelle” conséquence d’une crise d’épilepsie compliquée d’une cris d’asthme non soignées. Il n’en reste pas moins que cette histoire est symptomatique d’une société qui, sous couvert de respect des cultures, ne sait pas protéger les plus vulnérables de ses membres.

Le mariage civil n’est pas autorisé à Maurice avant 18 ans, mais il est possible à 16 ans avec le consentement des parents. La jeune femme était donc en dessous de l’âge minimal légal, et même en dessous de la maturité sexuelle fixée à 16 ans. Maurice reconnaît également les mariages coutumiers. Les familles avaient donc effectué la cérémonie d’usage (le Nikkah), entre leurs enfants, en évitant de le signaler au Muslim Family Council qui aurait pu/dû leur signaler qu’une union avec une mariée de cet âge était illégale. C’est ce qui se fait dans de nombreuses familles de la communauté musulmane. L’Etat Mauricien ferme les yeux. Les partis politiques ayant besoin du vote musulman pour gouverner.

Selon les témoignages recueillis par l’Express, la famille de la jeune fille avait décidé de consentir au mariage après que celle-ci ait rencontré son futur mari par Internet. Malgré son jeune âge et sa condition médicale exigeant un suivi, elle a préféré avoir recours au mariage traditionnel, pour éviter la honte d’une idylle hors mariage. La jeune femme est partie vivre dans la famille de son nouveau mari, elle est revenue brièvement chez ses parents il y a quelques mois en disant qu’elle avait été battue. Ses parents l’avaient laissée repartir lorsque son mari était allé la chercher car elle était enceinte. Malgré la promesse faite à ses parents de continuer l’école, obligatoire jusqu’à 16 ans. Elle y allait de plus en plus épisodiquement. Et elle est morte la semaine dernière, si ce n’est des effets de sa grossesse sur sa condition, du moins d’un manque de soins.

On peut arguer que ce n’est pas de chance, que l’on ne peut pas réfréner les adolescentes amoureuses et qu’Allah interdisant toute relation adultère il n’y avait pas d’autre voie pour cette jeune femme que le mariage et la mort. Ce qui, pour d’autres jeunes femmes aurait pu être qualifié de viol sur mineure, voire de viol statutaire, et qui a entraîné une grossesse probablement fatale, est passé presque inaperçu ici, les politiques n’ayant même pas pris la peine de commenter l’évènement.

La défenseure des droits des enfants a diligenté une enquête, reste à voir si celle-ci aura des conséquences concrètes, plutôt que des déclarations de bonnes intentions et des déclarations faussement attristées avant que l’affaire ne soit classée. Le jeune mari est interrogé par la police. Il aurait déclaré à des journalistes qu’il n’avait rien fait de répréhensible et qu’à ses yeux respecter la loi coranique était plus importante que respecter la loi mauricienne.

Aucune alerte n’avait été lancée sur la situation de cette jeune fille. Ni l’école (qui aurait pu s’alerter de sa grossesse et de ses absences répétés), ni le Muslim Family Council (auquel, théoriquement, tous les mariages célébrés selon la Nikkah doivent être déclarés et qui ne peut accepter des mariages contrevenant à la loi de la République, donc concernant des mineurs de moins de 16 ans sans le consentement de leurs parents), ni le médecin ou le personnel de soins consultés pour le suivi de grossesse. Or ceux-ci ne pouvaient ignorer que le jeune âge de Ruwhaidha plus sa condition d’épileptique étaient des risques obstétriques identifiés. Tous ces adultes en position d’intervenir se sont bien gardés de soulever des objections ou de signaler une mineure potentiellement en danger.

On sait que les mariages précoces sont un fléau qui obèrent particulièrement les espérances de vie et d’épanouissement des filles, les soumettant à des grossesses précoces qui sont médicalement plus risquées que pour les femmes adultes, compromettant leur accès à une éducation qui pourrait leur permettre de devenir des adultes autonomes, et augmentent les risques qu’elles soient victimes de violences conjugales. Plusieurs conventions internationales ont été passées, qu’il s’agisse de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, ou le Protocole de la SADC sur le Genre et le Développement. Si Maurice a signé la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, elle a buté en 2015 sur la signature du Protocole de la SADC à cause de la position de la loi musulmane sur les mariages précoces. Le gouvernement d’alors trouvant trop risqué d’amender la loi nationale interdisant tout mariage avant 18 ans.

Ce n’est pas la première fois que Maurice est montrée du doigt pour cette ambiguïté. La République Mauricienne est prompte à mettre en avant son statut de démocratie en pointe sur le continent africain, et l’exemplarité de son développement économique. Sa classe politique est, en revanche, particulièrement frileuse sur les questions sociales et familiales, notamment lorsqu’il s’agit de faire valoir la loi pour tou.te.s. On l’a vu il y a deux semaines avec l’entrave à la manifestation de la marche des fiertés à Port Louis par des représentants de la communauté musulmane et sans aucune réaction du gouvernement.

Pour les cinquante ans de la République de Maurice, le gouvernement a fait afficher sur des bâtiments administratifs deux mains serrées avec le slogan “La me dan la me” (la main dans la main). Force est de constater que cette belle solidarité joue surtout pour les représentants du patriarcat, et les adeptes de la domination masculine, mais que personne n’a tendu ‘la me’ pour une adolescente risquant sa vie par un mariage et une grossesse trop précoces.

Le décès d’une presque-enfant, par la faute d’une conjuration de lâches, de bigots, d’ambitieux et d’imbéciles, permettra t’il enfin de faire bouger les choses dans une société encore très patriarcale (et ce quelles que soient les communautés concernées)? Permettra t’il de changer la loi et faire prendre conscience des dangers des pratiques marginales? C’est ce qu’on peut espérer, pour Ruwaidha, hélas, c’est déjà trop tard…

Mère malgré elle… (Devenir mère à Johannesburg part 2)

La maternité choisie n’est pas encore une réalité pour toutes les femmes sud-africaines. J’ai déjà évoqué les difficultés d’accès à la contraception et à l’avortement. La pression sociale fait également qu’une partie importante des femmes noires que j’ai interrogées ont été mères sans l’avoir vraiment cherché. C’est le cas de Joyce.

Joyce est une jeune femme qui inspire admiration et respect. Elle ne répond pas à l’image des “mères adolescentes” des Townships, victimes d’hommes prédateurs plus âgés (les “blessers”) déclinée à l’envi dans les politiques publiques ou les émissions radiophoniques populaires. A vingt-neuf ans, elle est née alors que le régime de l’apartheid avait du plomb dans l’aile. Grandie dans le township d’Alexandra (appelé familièrement Alex), elle a été une bonne élève et a bénéficié d’abord d’un programme d’aide aux jeunes lycéens des quartiers défavorisés d’un lycée privé chic de Johannesburg. Puis son Matric (équivalent du bac) en poche, elle a obtenu une bourse d’une entreprise pour effectuer des études supérieures en informatique et devenir informaticienne. Elle a fondé ensuite sa propre entreprise de services informatiques.

Les affaires marchaient assez bien pour qu’elle puisse s’acheter une petite maison en dehors d’Alexandra. Pas immense, elle compte deux chambres et une pièce à vivre, mais elle est située dans un quartier moins stigmatisé, à quelques encablures d’Alex, de l’autre côté de l’autoroute N3. Avec ses revenus, elle s’est même offert une berline allemande*, symbole éclatant de sa réussite matérielle dans les townships. Elle m’a donné rendez-vous dans le restaurant le plus chic du Alex Mall, un lundi d’hiver. J’avais peur de ne pas trouver, mais l’offre en cafés et restaurants est assez restreinte dans ce mall désert. La lumière hivernale est douce et nous nous installons sur la terrasse, pour profiter du pouvoir réchauffant du soleil, sinon de la vue sur l’étendue poussiéreuse du township.

La maternité a pris Joyce par surprise. Elle me dit avoir eu du mal à s’en remettre. Elle a mis du temps à l’accepter. Avoir un enfant ne figurait pas dans ses plans. La réussite professionnelle lui a ouvert une nouvelle vie. Elle travaillait beaucoup, mais pour la première fois de sa vie, elle pouvait voyager pour des week-ends ou de courtes vacances. Elle est allée à Durban, à Cape Town, elle a vu la mer. Bref elle a appris à profiter de la vie, un privilège dont n’aurait pu bénéficier la génération précédente, et ça lui convenait bien. Elle acceptait avec gratitude les périodes de stress et de challenge parce qu’il fallait convaincre un nouveau client de lui confier un contrat, ces périodes où elle ne comptait pas ses heures. Elle savait que leur contrepartie serait des périodes de répit où elle s’offrait des petites fêtes.

C’est d’ailleurs lors d’une de ses périodes de fêtes, les vacances de décembre, qui sont pour les sud-africains les vacances d’été, que son bébé a été conçu, bien involontairement. Elle prenait la pilule, mais apparemment il y a eu un loupé. Elle avait passé de superbes vacances, elle avait été à des fêtes, bien bu, bien mangé, etc. La nouvelle de la grossesse deux mois plus tard, l’a totalement paniquée. Elle ne se sentait pas prête. Elle avait toujours pris ses précautions, écouté les cours d’éducation sexuelle à l’école, Faith, sa mère, parlait librement de la contraception à la maison. Elle ne pensait pas qu’une grossesse imprévue pouvait arriver.

Certes, elle avait un travail avec un revenu confortable, une voiture, un petit-ami régulier, une famille (sa mère et sa soeur Grace) qui pourrait l’aider, une assurance santé privée, mais elle n’avait pas envie d’assumer cette charge. L’idée d’avoir des enfants lui paraissait sympathique dans un avenir lointain, mais pas à ce moment de sa carrière, alors qu’elle n’avait pas trente ans, à ce moment où elle jouissait pleinement de la liberté d’être soi, sans attache autre que son entreprise. Faith et Grace étaient contre l’avortement, elles lui disaient de ne pas être égoïste, de ne pas avorter, qu’elle s’en sortirait toujours. Elles l’aideraient. D’ailleurs sa mère n’a elle pas toujours été là pour elle?

Joyce était déterminée. Elle est allé voir son gynécologue. Celui-ci est musulman, il ne pratique pas les avortements, mais il l’a aiguillée vers une autre clinique. Joyce était prête à débourser les 15 000 rands nécessaires à l’opération. Arrivée à la clinique, on lui a donné une de ces fameuses chemises d’opération et on l’a conduite dans la salle. Elle a été impressionnée par la salle d’opération, cette horrible machine qui ressemblait à une pieuvre (l’aspirateur Karmann?), les écrans et les hauts parleurs. Le médecin a effectué une échographie, il a laissé le son. “J’ai entendu les battements du coeur, et je me suis dit que je ne pourrais pas supporter d’avorter, ayant entendu ça”. Joyce a demandé à se rhabiller et est repartie. Elle s’est dit qu’elle aurait ce bébé, tant pis.

Faith est venue s’installer chez elle, pendant la grossesse, avec Blessing, sa jeune soeur d’une dizaine d’années. Grace, étudiante, venait passer ses périodes de vacances. Faith a joué le rôle qu’un compagnon/partenaire aurait pu jouer. “Tu sais, me dit-elle, ce n’est pas facile pour les femmes noires d’assumer la maternité, parce qu’elles sont seules. Souvent les hommes noirs n’encouragent pas les femmes à avoir leur propre carrière. Moi je ne voulais pas d’un mari, je voulais un partenaire qui m’encourage à continuer ma carrière et à poursuivre mes objectifs professionnels … Mon petit-ami n’était pas de cet avis. Nous ne sommes plus ensemble. Il a été assez présent à la naissance de l’enfant, mais depuis, il s’est éloigné. Lorsque j’ai besoin d’argent pour la crèche ou pour l’assurance santé je lui demande. S’il peut, il me donne. Il ne fait pas de contribution régulière. Sa famille ne s’est jamais intéressée à l’enfant, mais ce n’est pas grave. Ma mère a joué le rôle du partenaire que le père de mon enfant ne voulait pas être”.

Pendant la grossesse Joyce était suivie par son gynéco, un vieux docteur indien. Cela s’est bien passé, une consultation tous les mois, puis toutes les deux semaines vers la fin de la grossesse. Elle avait une bonne assurance qui a tout remboursé. Elle est allée régulièrement aux cours de préparation prénatale, c’était utile, pour le partage d’expérience et parce qu’elle pensait que si elle écoutait bien les cours, comme en classe, tout se passerait bien. Elle avait l’impression que tout aller bien se dérouler. Et quand ses eaux ont rompu, elle était assez confiante.

Elle a appelé l’hôpital, puis est allée chercher sa mère, et s’est rendue à la clinique. Elle faisait ses exercices de respiration. Elle était tellement en forme qu’elle riait lorsqu’elle est arrivée à l’hôpital. L’infirmière lui a dit: “si vous étiez sur le point d’accoucher, vous ne ririez pas comme ça!”. Elle l’a installée dans une chambre, lui a donné un décontractant pour qu’elle se repose un peu. Lorsque les contractions se sont accélérées, elle a été surprise par la douleur qu’elle n’arrivait plus à maîtriser. Le médecin est arrivé et lui a dit qu’elle se débrouillait très bien, et qu’elle n’aurait pas besoin de péridurale. Elle a accouché sans aucun anti-douleur. Elle garde un souvenir intense de la douleur. Elle a été surprise que celle-ci disparaisse dès la sortie du bébé, un beau garçon.

Le post-partum a été très pénible. Elle a détesté allaiter, même si elle s’y est contrainte les  neufs premiers mois.  Sa mère l’y a contrainte. “Elle m’a dit: ‘tu dois allaiter ce bébé’. Je n’avais qu’une envie, retourner au boulot et ne pas m’occuper du bébé…  J’avais l’impression de n’être pour lui qu’une paire de seins. J’ai recommencé à travailler lorsque mon bébé avait deux mois. Je l’allaitais le matin et le soir, et j’exprimais mon lait dans la journée pour qu’il ait des biberons d’avance… J’ai détesté allaiter, les sensations, etc. C’était tellement embarrassant quand, en plein milieu d’une présentation à un client, mes seins se mettaient à fuir et ma chemise se tachait de lait! Pendant toute cette période, je gardais des serviettes de toilette et des chemises de rechange dans ma voiture, en cas d’accident!”. 

Joyce n’a jamais retrouvé son niveau d’activité professionnelle d’avant la grossesse. Elle est reconnaissante à sa mère de s’occuper de son fils. Mais celle-ci lui rappelle régulièrement qu’elle doit désormais prioriser son rôle de mère. Rentrer du travail à cinq heures, bien s’alimenter, ne pas boire d’alcool lorsqu’elle allaitait. Joyce exprime à la fois une plus grande proximité à son fils à mesure que celui-ci grandit. Il parle, c’est plus intéressant, elle dit mieux en profiter maintenant.

Mais elle reconnaît qu’elle prend moins de risques professionnellement depuis qu’il est là. Elle admet qu’elle serait sans doute plus à l’aise dans son activité sans son fils. Elle sent qu’elle est à la croisée des chemins, il faut qu’elle fasse grandir son entreprise, mais elle ne s’en sent pas la disponibilité suffisante. Elle doit démarcher de nouveaux clients, diversifier son offre. Peut-être faudrait-il qu’elle embauche des personnes plus chevronnées qu’actuellement, mais cela demande des fonds. Il faudrait qu’elle demande un prêt, mais les banques commerciales ne prêtent pas d’argent sans garantie. Joyce ne veut pas hypothéquer sa maison. Même si celle-ci a beaucoup rétréci depuis l’installation de sa mère et de sa soeur, la naissance de son fils et l’arrivée de son neveu nouveau-né, le fils de Grace. C’est le toit qui abrite toute sa famille. “Je dois me montrer plus responsable. Mes décisions engagent plus que ma seule personne maintenant”.

Sa famille s’est révélée à la fois une ressource et un poids pour Joyce. Elle a bien joué son rôle d’amortisseur des coups durs. Mais elle a constitué un frein au développement individuel, avec des exigences pesant plus strictement sur les femmes.

Joyce reste l’héroïne d’une “success story,” mais elle démontre à quel point être femme, même talentueuse, venant d’un township demeure un double handicap. Si elle a pu surmonter l’écueil de l’éducation, sa condition de femme n’ayant pu échapper à la maternité, lui impose de mettre un frein à ses rêves. Plus d’espace individuel possible pour Joyce, dans sa maison bondée, plus de “chambre à soi”, plus de rêve de développement qui ne passe par la prise en considération de ses responsabilités familiales. Une situation complètement asymétrique vis à vis de ses homologues masculins.

“Si tu veux atteindre la lune, vise les étoiles” dit un proverbe abondamment cité dans les séminaires pour jeunes entrepreneurs. Viser les étoiles avec les jambes dans des plots de béton, c’est tout de même un sacré défi!

* L’achat d’une Mercedes ou d’une BMW est un signe d’aisance matérielle. Le surnom donné à Soweto aux BMW serait les “Be My Wife”. La légende du Township prétend que le week-end, les jeunes ambitieux paradent en Mercedes ou BMW devant les bars et restaurants de Villakazi Street, pour y faire de nouvelles conquêtes.

 

 

 

 

 

Ce côté-ci du paradis…

Savez-vous lequel des pays d’Afrique reçoit le plus souvent des louanges de la Mo Ibrahim Foundation? Un pays toujours classé dans les premiers du continent pour le niveau de vie et l’éducation de ses habitants, sa culture démocratique et son niveau de transparence? Il se trouve que nous y avons notre maison de vacances depuis dix ans, ce qui me permet une familiarité que n’ont pas forcément ceux qui s’y rendent pour l’attrait de ces plages et de ses “all-inclusive resorts”.

Présenté dans les brochures touristiques et par son office de tourisme, par une citation de Mark Twain, lequel aurait dit, à propos de l’île, que Dieu aurait inventé Maurice, puis le ciel à son image, Maurice est, au-delà de la carte postale, un pays attachant qui décline cependant des paradoxes aussi vibrants que les couleurs de ses cieux.

Ce qui m’a séduite très vite à Maurice, c’est le mélange. Un mélange apparemment harmonieux des cultures, le mélange des styles. La cohabitation de traits africains, européens et asiatiques dans un même lieu avait tout pour me plaire, à moi qui revendique des racines sur les trois continents. Je suis ravie par les vestiges de vieilles maisons coloniales en bois (en train de disparaître faute d’entretien), par les temples hindous aux couleurs de bonbon chimique, par les mosquées (ici appelées Masjiid) blanches aux toits verts, par les églises en pierre de lave aux toits bleus comme un manteau marial, ou rouge comme la passion du Christ. J’aime y voir déambuler côte à côte les femmes arborant des saris colorés, les rastas à bicyclette, les écolier.e.s et collégien.ne.s en uniforme, les surfers mal rasés roulant des pectoraux, les vieux messieurs créoles et leurs panamas, et les jeunes en jean et en tongs. J’y apprécie que la vie soit simple et douce. En dehors des périodes de cyclone, le temps est agréable tout au long de l’année. Les ciels du couchant se parent de teintes uniquement visibles sous les tropiques. Et pour les familles avec des jeunes enfants (ce qui était notre cas il y a dix-huit ans lorsque nous sommes venus pour la première fois) l’absence de problème sanitaire, de bestioles dangereuses, et le faible décalage horaire avec l’Europe est un atout certain.

J’aime aussi que les toponymes reflètent l’histoire de l’île et ses différentes périodes. Pamplemousses, Fond du Sac, Souillac, Curepipe, Gros Cailloux, Pointe aux Lascars, Case Noyale, Petite-Rivière, Grande-Rivière, Baie du Tombeau… datant de la domination française, voisinent avec Rose-Hill, Bénarès, Médine, Yémen, probablement attribués pendant la période britannique (encore la faute de Napoléon!). J’y apprécie qu’avec tout juste cent ans de domination française, et malgré cent cinquante ans de colonisation britannique, la langue française soit toujours aussi présente et utilisée dans l’île, avec un accent chantant et quelques particularités de langage. Ici les bureaux de tabac se nomment tabagie, et les distributeurs automatiques de billets les gabiers. On ‘cuit’ plus qu’on ne ‘cuisine’. On appelle toujours la femme de ménage la bonne et on lorsqu’on parle d’argent c’est en sous…

Mais sous la carte postale paradisiaque, la vision se lézarde un peu… Les versions aseptisées proposées par les voyagistes et les hôtels ne tiennent pas longtemps. Les plages de Maurice n’ont parfois plus rien de naturel, la démocratie ressemble à une oligarchie, et la cohabitation des communautés, bien que plus pacifique que partout ailleurs, n’en recèle pas moins des fractures.

Un paradis écologique?

“Maurice, c’est un plaisir!” clamait un slogan édicté il y a une dizaine d’années, par le ministère du tourisme. Un documentaire d’une grande chaîne française montrait d’ailleurs le ministre d’alors, Xavier Duval dans une des opérations de relations publiques dont il était friand, amenant des journalistes et des représentants des tours-opérateurs dans des resorts paradisiaques, profitant de buffets de fruits de mers et produits exotiques et dansant le séga (danse nationale de tradition créole). Il passait évidemment sous silence le dynamitage des lagons pour permettre les activités nautiques des hôtels “all-inclusive”, le dragage du sable pour “construire des plages, et le dépeuplement des fonds marins, et la réduction à portion congrue des plages publiques baignables pour le mauricien n’ayant pas les moyens de s’offrir un “campement” sur la plage.

Vers l’intérieur de l’île, la canne à sucre aux plumets blancs a contribué à modifier le paysage et son écosystème. Les forêts endémiques ont presque disparu, remplacées par les espèces amenées par la colonisation à des époques où l’on ne savait pas que les écosystèmes des îles (la notion n’existait même pas) étaient fragiles et pouvait disparaître aussi rapidement que l’emblématique dodo, oiseau  aussi laid que stupide mais qui n’a jamais connu d’autre prédateur que le marin hollandais. La vitalité économique du pays, qui a su en cinquante ans d’indépendance faire progresser son PNB et le niveau de vie de ses habitants, s’est traduite par un urbanisme anarchique d’une laideur que peinent à masquer les branches folles d’hibiscus et de bougainvillées sur les murs lépreux lessivés par les pluies d’été et le soleil.

L’annonce d’un plan “Maurice Ile Durable” au début du vingt-et-unième siècle n’a pas abouti sur des décisions concrètes. L’île est encore largement dépendante des produits fossiles importées pour son énergie produite dans des centrales thermiques (environ 80% de sa production), les voitures sont de plus en plus nombreuses, et la poursuite des constructions de nouveaux hôtels sur le littoral ainsi que de résidences pour étrangers vont peser sur les ressources en eau, toujours un peu tendues pendant la saison sèche, menant à l’interruption de service pour les habitants habitant certaines communes et aux restrictions d’usage pour les autres.

Une nation Arc-en-Ciel, vraiment?

Maurice est célébrée pour la cohabitation harmonieuse de toutes ses communautés, il est vrai que c’est un des rares pays au monde où chaque année a lieu une réunion des différents responsables des communautés pour définir le calendrier des jours fériés de l’année suivante, permettant ainsi aux mauriciens des différentes confessions de pouvoir avoir un jour de fête pour les dates importantes. C’est aussi un pays où tout le monde fête Noël en s’offrant des cadeaux, bien que ce soit une fête chrétienne. Un pays où chrétiens et musulmans savent ce que sont Maha Shivaratree et Diwali, où l’on fête le Nouvel An chinois et où un ministre de la république gagne ses galons en allant négocier des prix préférentiels avec Saudi Airlines pour les pèlerins du Hadj.

Cependant, derrière la façade du multiculturalisme pointe la réalité d’un communautarisme qui fait que les mauriciens vivent en groupes cloisonnés par leur origine ethnique et n’ont pas inventé un “vivre ensemble” plus inclusif et égalitaire comme en témoigne le livre de l’universitaire Julie Peghini. L’arc-en-ciel tant vanté recèle en fait une philosophie non pas d’égalité dans la diversité, mais de cloisonnement de communautés qui conforte les inégalités d’origine. Certains mauriciens sont plus égaux que d’autres. Le non-renouvèlement des élites politiques et économiques en est une preuve. Les différents premiers ministres qui se sont succédé depuis 1968, date de l’indépendance ont porté en tout trois patronymes: Jugnauth (père et fils), Ramgoolam (père et fils) et Bérenger. Les responsables politiques d’aujourd’hui sont souvent les enfants de ceux qui étaient en place à l’indépendance.

L’accession progressive des femmes à des droits civils égaux sur le papier, est moins évidente dans la société. La nomination d’une présidente (fonction honorifique) mauricienne a été un gage de bonne volonté mais celle-ci a dû démissionner pour des soupçons de corruption (alors que l’ancien premier ministre, malgré des affaires plus que douteuses, rêve encore de son retour à la tête de l’Etat). L’avortement n’est toujours pas légal, sauf pour stricte raison médicale ou viol, et le trafic de cytotec auto-administré tue périodiquement des jeunes femmes dans la plus grande indifférence. La pression des responsables religieux de tous bords, ayant une grande influence sur les responsables politiques locaux, rend peu probable un changement de la législation.

Les menaces qui ont pesé sur la tenue de la douzième marche des fiertés le samedi 2 juin 2018 montrent que la tolérance n’est pas une vertu cardinale de cette île. Les responsables et coordinateurs de la manifestation ont reçu des menaces de mort qui ont incité les autorités à demander l’annulation de cette marche avant de se raviser. L’article 250 du code pénal mauricien considère toujours la sodomie comme un crime, même si les poursuites sont inexistantes. Pas en veine de contradiction, le représentant du gouvernement Ramgoolam avait tout de même signé en 2011 la résolution des Nations Unies sur les droits des homosexuels.

Bref, le ciel peut aussi receler ses poches d’ombre, comme le montrent si bien les romans de Natacha Appanah, Ananda Devi, ou de l’incontournable JMG Le Clézio. Tristes Tropiques? Ce billet n’a pas pour vocation de vous détourner de vos projets de vacances sur ce qui reste une des îles les plus sympathiques de l’Océan Indien, mais de faire ressortir des aspects trop oubliés par la communication officielle auprès des futurs touristes, retraités ou investisseurs.

Ma première interaction avec une mauricienne, il y a dix-huit ans, lors de mon premier  séjour sur l’île, a été avec la bonne créole du petit bungalow que nous avions loué sur la plage de Trou aux Biches. “Vous avez de la chance, m’avait-elle lancé de but en blanc, vous vos enfants ils sont blancs!”. Cette phrase m’avait choquée mais elle révélait la hiérarchie sous-jacente bien présente dans les mentalités. Je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, les enfants de Maria aient une analyse fondamentalement différente.

La république de Maurice a cinquante ans et peut être fière du chemin parcouru, d’une île à l’indolence coloniale, essentiellement tournée vers la production de la canne à sucre à une économie plus diversifiée qui a permis l’accession de sa population à l’un des niveaux de revenus les plus enviés d’Afrique. Les gouvernements ont su donner les impulsions nécessaires pour accompagner un développement qui n’était pas acquis, les cours mondiaux du sucre n’ayant cessé de baisser. Cependant, dans les prochaines années, la jeune république va faire face à plusieurs défis. Le premier défi sera de mettre en place une économie qui ne mette pas davantage en péril l’écologie fragile de cette île.  Maurice Ile Durable devrait être plus qu’un slogan, un impératif. Le second défi sera de passer d’une mosaïque de communautés à une véritable nation qui soit plus qu’une chanson populaire écrite pour cet anniversaire. Les communautés historiquement désavantagées devraient pouvoir se sentir pleinement citoyennes et à égalité de chances avec leurs compatriotes. L’accession à une vie décente à Maurice ne devrait plus dépendre d’une nuance de couleur de peau ou de l’appartenance à un clan ou à une communauté.

Leur corps, leurs choix? L’accès à la contraception et à l’avortement en Afrique du Sud…

Puisque nous fêtons en France les cinquante ans de la loi Neuwirth qui a permis (enfin) aux femmes d’accéder légalement à la pilule contraceptive et de pouvoir enfin souffler étaler les naissances, échapper à la maternité-fatalité, et envisager des carrières professionnelles, il est intéressant de faire un point sur la question de la contraception en Afrique du Sud, vingt ans après la transition démocratique. Cette question est d’autant plus brûlante qu’à la fois dans mon engagement associatif et à travers ma recherche, je me suis trouvée face à des faits, des histoires qui interrogent la thèse de l’accès généralisé à la contraception dans ce pays.

Pour la première fois dans l’histoire de Sizanani, trois lycéennes du programme sont enceintes, ce qui pose la question de la suite de leur scolarité, elles sont toutes trois dans l’équivalent de la première, soit un an avant l’examen de fin d’études secondaires. Bien que la loi sud-africaine stipule qu’on ne peut pas les priver de scolarité, la poursuite en parallèle de leurs grossesses et de leurs études risque d’être compliquée.

Par ailleurs, dans les entretiens que j’ai effectués pour ma recherche “becoming a mother in Johannesburg” (un peu moins de quarante à ce jour), la différence dans la maîtrise de la fécondité et d’accès à la contraception est frappante entre les catégories sociales (qui sont hélas encore racialisées). Les femmes de la catégorie supérieure, qui a accès au soin médical privé, où les femmes ayant atteint un certain niveau d’éducation, utilisent la contraception et planifient les grossesses, ce qui leur permet de finir leurs études, de s’établir avant de procréer, et d’espacer les naissances (à peu près à leur guise), suivant en cela une “norme procréative” occidentale. Les femmes des classes populaires, (celle que j’ai interrogées sont majoritairement noires) ont toutes eu des grossesses non désirées.

Lorsqu’elles disent avoir eu recours à une contraception, celle-ci se révèle particulièrement inefficace: j’ai été confrontée à un nombre “d’accidents” qui m’ont laissée pensive. Soit elles utilisent des méthodes moins sûres que leurs homologues des classes aisées, soit elles appellent des “accidents de contraception” des périodes où elles n’étaient pas vraiment sous contraceptif. Les résultats d’une étude publiée dans le South African Journal of Medicine parue en 2017 sont d’ailleurs congruents avec les constatations que je fais dans les conversations avec mes informatrices. Celles-ci savent que la contraception existe, connaissent des moyens de contraceptions mais n’y ont pas toujours recours. Ce sont en majorité les jeunes femmes noires qui sont les plus susceptibles de ne pas utiliser de contraception et conséquemment de subir une grossesse non désirée (les deux-tiers des femmes interrogées ont eu une grossesses non désirée dans les cinq dernières années).

L’introduction du planning familial en Afrique du Sud a commencé dans les années 1930 et le gouvernement de l’apartheid a mis en place des politiques d’accès gratuit à la contraception en 1963 (avec, il est vrai l’arrière pensée d’arrêter la “menace démographique” des populations noires). En 1974, alors que d’autres pays voyaient dans le développement le meilleur moyen d’arrêter l’explosion démographique, le gouvernement du Parti National décidait de renforcer son financement du planning familial. Je ne pense pas que les ratés de la contraception aujourd’hui soient imputables à un rejet de méthodes qui seraient assimilées au gouvernement de l’apartheid. L’explication est plus prosaïque: les services de planning familial ne jouent pas leur rôle. La discussion avec les femmes est réduite a portion congrue. Les soignants ont des attitudes autoritaires avec leurs patientes, imposant une méthode plutôt qu’en discutant les avantages et les inconvénients avant d’en laisser le choix aux femmes. Les infirmières rabrouent  les femmes lorsque celles-ci émettent des réserves vis à vis de telle méthode. Les jeunes femmes que j’ai interrogées rapportent souvent des attitudes très négatives des personnels du planning familial à leur encontre. Joy*, l’une des jeunes femmes de mon échantillon se plaignait de ne pas se sentir bien après l’injection, mal écoutée par l’infirmière, elle n’est pas revenue à la date prévue pour le renouvellement de son traitement et s’est retrouvée enceinte un mois plus tard…

L’avortement a été autorisé en Afrique du Sud en 1975, mais avec des conditions tellement strictes qu’il était assez rare, contrairement aux morts de femmes ayant cherché secours auprès de pourvoyeuses d’avortements clandestins. Depuis le 11 décembre 1996, le “Choice of Termination Of Pregnancy Act” (CTOPA), porté à l’époque par l’actuelle candidate à la présidence de l’ANC, madame Dlamini Zuma, permet aux femmes sud-africaines de pouvoir demander à avorter jusqu’à 12 semaines, et en étend la possibilité jusqu’à 20 semaines sous certaines conditions. Dans les faits, les services publics proposant l’avortement sont assez déficients, voire inexistants dans certaines parties du territoire. Un rapport d’Amnesty International publié récemment montre que le droit à l’avortement est loin d’être effectif sur tout le territoire. Selon les données communiquées par le Ministère de la Santé à l’organisation internationale, sur 505 centres supposés fournir ce service, seulement 264 (un peu plus de la moitié!) le font en réalité. Le rapport cite une étude effectuée par l’Université de Cape Town ou plus de 40% des femmes ayant essayé d’avorter n’avaient pas pu avoir accès à ce service dans un centre de soins public. La situation est encore pire pour les femmes en zone rurale.

La non accessibilité de l’avortement est à la fois le résultat de la clause de conscience évoquée par le personnel soignant, et d’une certaine attitude des mêmes personnels face à la demande des femmes. Le fait qu’on fasse jouer la clause de conscience n’est pas répréhensible en soi, mais le gouvernement et ses services de santé doivent faire en sorte que cela n’empêche pas ces services de fonctionner.

Les conséquences de tout cela sont multiples. Le recours aux avortements clandestins reste élevé (même s’il a beaucoup baissé depuis 1996) et met en danger les femmes et leur santé reproductive. Les inégalités se perpétuent entre celles qui peuvent avoir accès à une médecine privée où des médecins accepteront de prendre en charge les femmes ou de les orienter vers qui de droit et les femmes ne pouvant se retourner que vers le service public ou les fournisseurs de “quick abortion” dont les publicités sauvages ornent les carrefours, et qui font de très beaux macchabées.

Parmi mes informatrices, malgré le nombre élevé de grossesses imprévues, celles qui ont envisagé l’avortement sont une minorité. C’est un acte très fortement réprouvé par leur communauté. Deux (toutes deux ayant accès à une médecine privée) ont pu aller jusqu’au bout. Pour les deux autres, les procédures ont eu raison de leur décision. Hana*, jeune femme, entrepreneure issue d’un township, très décidée et ambitieuse a renoncé après qu’on lui a fait regarder une échographie de son foetus et qu’on lui en a fait entendre les battements du coeur: “à partir de ce moment-là, je n’ai pas pu aller au bout!”. Blessing*, lycéenne de 19 ans s’est vu refuser un avortement dans deux hôpitaux publics différents sous prétexte qu’elle devait venir avec ses parents (alors que l’âge de la majorité est à 18 ans). Elle a envisagé d’effectuer un avortement clandestin, mais n’est pas allée jusqu’au bout. Il était impensable pour elle que ses parents acceptent l’avortement. Malgré la déception souvent énoncée par les parents lorsqu’ils découvrent la grossesse de leur fille, celle-ci est globalement vécue comme un “don du ciel” qu’on ne peut refuser.

Pour les deux jeunes femmes, ces naissances ont eu des conséquences, même si elles sont heureuses d’être mères. Les pères sont peu présents dans le sens où l’entend la norme occidentale. Il n’y a pas cohabitation du jeune couple parental, les hommes ne sont pas acceptés à l’accouchement dans les hôpitaux publics où les salles de travail sont des salles communes. Le père du bébé de Blessing n’a pas d’argent pour payer l’ enhlabulo (compensation pour la grossesse) et donc ne joue pas de rôle auprès du bébé. La famille de Blessing lui bloque l’accès à l’enfant. Celui du bébé d’Hana ne vient voir son fils que de façon épisodique, c’est donc aux mères et à leurs familles que revient de s’occuper de l’enfant. Blessing n’a pas pu intégrer le programme universitaire qu’elle aurait souhaité. Hana essaie de jongler entre le développement de son entreprise et ses devoirs de mère. Même si sa mère est venue s’installer chez elle avec son jeune frère pour s’occuper du bébé, elle lui rappelle régulièrement qu’elle doit être là pour lui. Lui imposant de fait des contraintes qui s’accordent mal avec ses impératifs professionnels.

L’accès à des services de planning familial et la maîtrise de la fécondité font partie des objectifs de développement du millénaire. La contraception a permis aux femmes des pays développés de pouvoir envisager des carrières professionnelles et d’avoir une maîtrise de leur vie. L’Afrique du Sud a adopté, dès la transition démocratique, des lois sur l’accès à la contraception et l’avortement qui sont parmi les plus progressistes du continent. L’application de ces lois fait cependant défaut. Dans un pays où les femmes noires cumulent les handicaps sociaux du fait d’une histoire politique et de traditions qui les cantonnent aux marges de la société, ne pas leur donner accès aux instruments qui peuvent leur permettre de dépasser les conditions de leur naissance est une trahison manifeste des espoirs qu’a fait naître la chute de l’apartheid.

*Ce sont des pseudonymes

L’opium du peuple sud-africain?

Pour l’observateur venu des vieilles démocraties de l’hémisphère nord, il est assez habituel de supposer que la modernisation et la montée de la rationalité économique s’accompagnent d’une sécularisation de la société, et d’un repli des religions de l’espace public. Le “désenchantement du monde” moderne (cf Max Weber) suppose un déplacement de la vie religieuse vers la sphère privée. Venant de France où la séparation de l’Eglise (catholique) et de l’Etat en 1905 a laissé des traces vives, où il est interdit dans les recensements de demander l’appartenance religieuse des personnes, on ne peut qu’être surpris de la place que prennent les religions dans l’espace public de l’une des démocraties les plus avancées d’Afrique. L’inscription des religions dans la vie et l’espace public peut parfois entrer en contradiction avec la lettre d’une des constitutions les plus inclusives du monde.

La religion est l’un des éléments structurant de la vie (et notamment de la vie des Townships) en Afrique du Sud. Pour nous autres qui venons d’un pays où la religion est une affaire privée et relativement discrète, la présence de la religiosité dans la vie de tous les jours est un élément surprenant. La constitution sud-africaine de 1996 énonce dans son préambule: “May God protect our People” et le paragraphe 15 de ladite constitution garantit la liberté de culte. L’hymne sud-africain, “Nkosi sikelel’iAfrika” proclame également “Dieu sauve l’Afrique” et chaque année, au moment de Pâques mon hebdomadaire de référence (le Mail & Guardian) publie un cahier, “the God Issue”, qui traite de différents aspects des religions en Afrique du Sud, donnant la parole à des représentants des religions variées présentes dans le pays.

L’Afrique du Sud est un creuset de religions autant que de peuples. En tant que terre de migrations elle a accueilli de nombreux immigrants avec leurs croyances propres. Les statistiques officielles montrent que 90% des habitants déclarent une religion. Les religions dominantes sont les religions chrétiennes (une soixantaine d’appellations regroupant 85% des croyants) et notamment la Zion Christian Church qui compte plus de cinq millions d’adeptes (un septième de la population adulte), ce qui en fait de loin l’église la plus puissante. Pour information l’église catholique compte 2,5 millions de fidèles, l’église anglicane 1,6 millions la population musulmane (essentiellement venue d’Inde pendant la période coloniale) représente 2% des adultes et l’hindouisme 1% des adultes.

Une religiosité présente et visible

Au quotidien, la religiosité est très présente.  Les signes d’appartenance à une religion sont présents dans l’espace public et cela ne semble pas gêner grand monde. Dans les malls ou les quartiers de bureaux on croise couramment des gens arborant des habits traditionnels ou des signes religieux. J’habite dans un quartier où beaucoup d’habitants sont juifs. Et toutes les semaines, lors du shabbat, je croise une partie de mes voisins, les femmes dans des tenues sombres et sobres, et les hommes en costume arborant la kippa, marchant vers la Schul du quartier. Les adeptes de la Zion Christian Church arborent dans leur vie quotidienne leur badge, un ruban orné d’une étoile métallique. Certains hommes portent même un uniforme et une casquette étoilée. Le week-end, dans mon quartier, je ne peux manquer d’apercevoir une partie des domestiques endimanchés, souvent habillés dans leur uniforme de la Zion Christian Church, il y a des codes couleurs précis, partant pour leurs célébrations. L’un des guides qui m’a fait visiter Soweto m’a confié que quand il n’avait pas grand chose à faire le week-end, il allait aux célébrations de la ZCC à Alexandra qui étaient très festives, les chants et les danses étant particulièrement entraînants.

Quand on lit les auteurs sud-africains, noirs comme blancs, la présence de la religion est assez nette. Les Afrikaners sont des descendants de calvinistes européens croyant à la prédestination et qui se sont ancrés sur ces terres persuadés que c’était Dieu qui les y menaient. Dans le roman “Agaat” de Marlene Van Niekerk déjà évoqué dans ce blog, on voit comment la société Afrikaner de l’apartheid justifie par des raisons religieuses sa domination. Les récits de l’épopée du Grand Trek sont également teintés de cette conviction que Dieu était du côté des boers et leur avait réservé cette terre à faire fructifier.

Le romancier Niq Mhlongo dans son roman “after tears” qui se déroule à Soweto raille la religiosité de la mère du héros et des amies de celles-ci et le côté pique-assiette du pasteur qui habite juste à côté. Dans son autobiographie, peu intéressante par ailleurs, Trevor Noah, comédien qui fait désormais carrière aux Etats-Unis, raconte une enfance rythmée par les évènements religieux, sa mère fréquentant parfois jusqu’à trois églises par week-end et assistant à des réunions de prières certains soirs de la semaine.

Les églises des township débordent. Les célébrations du samedi ou du dimanche y durent facilement quatre heures. Les assemblées religieuses sont une distraction dans ces quartiers dénués d’autres distractions. L’une de mes amies qui a créé une ONG me disait récemment qu’une des lycéennes avec lesquelles elle travaillait lui avait fait part de son dégoût pour la religion. Sa mère, seule adulte référente de la maisonnée, passait la plus grande partie de son temps en prières et en réunions religieuses, la laissant seule. L’adolescente trouvait que sa mère consacrait plus de temps à sa prière qu’à s’occuper de ses enfants. Avec humour elle ajoutait qu’au moins chez les blancs, l’office du dimanche durait une heure, une fois par semaine et qu’après on en était débarrassé du sujet jusqu’à la semaine suivante!

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Garantir la liberté (religieuse ou pas) dans une jeune démocratie, un impératif pas si facile…

Le fait religieux en Afrique du Sud met en évidence les contradictions et les paradoxes à tenir pour cette jeune démocratie. Certes, ses pères fondateurs, dans leur élan humaniste initié par la Charte des Libertés de 1955, ont voulu faire de la constitution de leur pays un exemple de tolérance et de cohabitation des peuples, des croyances et des choix de vie. Dans les faits, l’exercice apparaît plus compliqué.

Le rôle des religions dans l’héritage historique a laissé des traces mitigées. La colonisation a aussi été confortée par les missionnaires. En témoigne cette petite phrase figurant sur les murs du Musée de l’apartheid à Johannesburg.

“When the European came, they had the Bible and we had the land. Now we have the Bible and they have our land”

Certaines églises ont cautionné les positions idéologiques de l’apartheid. Mais des religieux comme le pasteur Beyers-Naudé ont commencé à partir des années 60 à souligner les abominations du régime.

Certaines églises ont joué un rôle certain dans l’avènement de la démocratie. A Soweto, l’église Regina Mundi a servi de sanctuaire au moment des affrontements les plus sanglants entre manifestants et forces de l’ordre pendant les décennies 70 à 90. Nelson Mandela a salué à plusieurs reprises l’importance des églises qui s’étaient engagées dans la lutte contre les injustices.

Desmond Tutu est un exemple de ces ecclésiastiques qui ont défendu un monde plus juste, ont soutenu les mouvements de libération et contribué à l’avènement de la démocratie. Sa contribution décisive à la commission “vérité et réconciliation” a été déterminante pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos et la violence. C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu le comité Nobel en lui accordant le prix Nobel de la Paix.

Dans les soubresauts politiques qui agitent actuellement le pays, certaines églises et leurs représentants cherchent à faire entendre la voix de la raison. L’archevêque Tutu a même fait une apparition remarquée lors des dernières manifestations contre Zuma au Cap après le remaniement ministériel. Un grand nombre d’organisations non gouvernementales qui cherchent à faire avancer la condition des plus démunis ont une origine confessionnelle.

Cependant, à côté de ces forces progressistes, les pratiques de certaines chapelles, tenues par des prêcheurs noirs comme blancs contredisent les valeurs de l’Ubuntu. Les croyances et les pratiques de certains représentants des églises chrétiennes en Afrique du Sud rappellent les pratiques contestables des pasteurs de la “Bible Belt” du Sud des Etats Unis. Ainsi un pasteur Afrikaner a réussi à réunir le week-end dernier une foule compacte et remarquée à Bloemfontein pour “prier pour l’Afrique du Sud”.  Si l’intention est bonne, les valeurs portées par ses prêches contredisent ouvertement  certaines sections de la constitution sud-africaine. Les discours masculinistes et anti-gay du pasteur vont à l’encontre des droits des femmes et à la liberté de préférence sexuelle prônés dans la constitution. Le mois dernier, un pasteur de la Province du Limpopo a été interdit d’exercer par le tribunal. En effet, il avait imaginé soigner les maux dont souffrait sa congrégation en les aspergeant d’insecticide (Doom!).

Dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive, le poids des églises est également souvent évoqué comme un des freins à l’information sexuelle et de la perpétuation de l’épidémie de SIDA dont les chiffres d’infection sont en hausse chez les jeunes. Il joue un rôle dans les difficultés d’accès à l’avortement, laissant les jeunes femmes aux mains de faiseuses d’anges insuffisamment qualifiées. Dans un pays où la prévalence du SIDA, le nombre de viols et de grossesses adolescentes sont importants, l’impact sur l’avenir de ces jeunes filles est souvent terrible.

Une association (opportunément appelée OGOD!) a récemment porté devant la Haute Cour de Johannesburg pour faire interdire dans six écoles publiques la lecture de textes sacrés, l’exécution de prières chrétiennes en assemblée, et toute référence à des symboles chrétiens dans les blasons portés sur les uniformes des élèves. L’argument de l’organisation est que l’affichage de valeur chrétiennes peut servir de repoussoir pour les élèves d’autres confessions. On pourrait arguer aussi que ces pratiques nuisent à la liberté de conscience des enfants. Les directions de ces écoles publiques arguent du fait que leurs élèves étant massivement chrétiens, il n’y a rien de mal à se valoir d’un ethos chrétien et à propager des valeurs chrétiennes. Le jugement de la Haute Cour est très attendu pour réaffirmer les principes permettant aux différentes communautés de vivre ensemble.

Les sociologues travaillant sur les pays du sud ont fait le constat que finalement la sécularisation n’était pas forcément la conséquence logique de la modernisation. Il sera intéressant d’observer, dans des démocraties comme l’Afrique du Sud, la façon dont va se jouer cette délicate cohabitation entre le respect des croyances de chacun et l’application de principes constitutionnels qui peuvent être en contradiction avec certaines croyances ou certains comportements prescrits par les religions. Encore une fois, la parole des juges sera déterminante, c’est entre leurs mains que reposent le difficile défi de la conciliation des contraires. Leurs jugements seront peut-être des inspirations pour des pays où la sécularisation subit actuellement des reculs posant des questions auxquelles le politique ne semble pas en mesure de répondre de façon satisfaisante.

“Always make religion a personal and private affair confined to yourself. Do not burden others with your religious and other personal affairs” Nelson Mandela

Letter to Makaziwe Mandela Robben Island 21 décembre 1978